Ludwig von Mises:Politique économique - Première leçon — Capitalisme

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Ludwig von Mises:Politique économique - Première leçon — Capitalisme


Anonyme


Première leçon — Capitalisme

Les expressions imagées dont les gens se servent sont souvent très trompeuses. En parlant des grands industriels modernes, et des dirigeants de vastes entreprises, ils qualifient par exemple tel ou tel de « roi du chocolat », ou du coton, ou de l'automobile. Leur façon d'employer ces termes indique qu'ils ne voient pratiquement pas de différence entre les chefs d'entreprise modernes et ces rois, princes ou seigneurs féodaux du temps jadis. Mais la différence est en réalité fort grande, car un roi du chocolat ne gouverne pas du tout, il sert autrui. Il ne règne pas sur un territoire conquis, il n'est pas indépendant à l'égard du marché et de ses clients. Le roi du chocolat — ou de l'acier, ou de l'auto, ou de quelque autre industrie d'aujourd'hui — dépend de l'industrie où il travaille et de la clientèle qu'il fournit. Ce « roi » doit rester en faveur auprès de ses sujets, les consommateurs ; il perd sa « royauté » dès qu'il n'est plus en mesure d'assurer à ses clients de meilleurs services, et de les fournir à moindre coût que les autres industriels avec lesquels il est en concurrence.

Il y a deux cents ans, avant l'avènement du capitalisme, le statut social d'un homme était fixé du début à la fin de sa vie ; il l'héritait de ses ancêtres et n'en changeait jamais. S'il était né pauvre, il restait pauvre toujours, et s'il était né riche — aristocrate ou grand seigneur — il conservait son titre nobiliaire et les propriétés attenantes, sa vie durant.

En ce qui concerne les produits fabriqués, les industriels de transformation rudimentaires de l'époque vivaient à peu près exclusivement de la clientèle des gens riches. La plupart des individus (quatre-vingt-dix pour cent ou davantage de la population européenne) travaillaient la terre et n'avaient pas de contacts avec les activités industrielles orientées vers les villes. Ce système rigide de la société féodale prévalut pendant bien des siècles dans les régions les plus évoluées de l'Europe.

Cependant, comme la population rurale augmentait, vint un moment où il y eut trop de gens à vivre dans les campagnes. Pour ce surcroît de gens sans héritages ni terres, il n'y avait pas assez de travail aux champs, et il ne leur était pas davantage possible d'aller travailler aux activités de transformation ; les potentats des cités leur en refusaient l'accès. Le nombre de ces « indésirables » continua de croître, et l'on continua de ne savoir qu'en faire. C'étaient, au sens complet du terme, des « prolétaires », des gens sans feu ni lieu que les gouvernants ne pouvaient qu'envoyer aux ateliers de bienfaisance et aux hospices. Dans certaines régions d'Europe, notamment aux Pays-Bas et en Angleterre, ils devinrent nombreux au point de devenir un danger pour le système social existant.

Aujourd'hui, lorsqu'on discute de situations analogues dans des endroits comme l'Inde ou d'autres pays en développement, il ne faut pas oublier que, dans l'Angleterre du dix-huitième siècle, les conditions d'existence étaient nettement pires. A cette époque, l'Angleterre avait six ou sept millions d'habitants ; et sur ces six ou sept millions d'êtres plus d'un million, probablement deux millions, étaient simplement des malheureux dans le dénuement, pour lesquels le système social en vigueur ne prévoyait rien. Que faire de ces pauvres gueux, ce fut l'un des grands problèmes de l'Angleterre du dix-huitième siècle.

Un autre grand problème était le manque de matières premières. Les Anglais se posaient très sérieusement cette question : que nous faudra-t-il faire à l'avenir, lorsque nos forêts ne nous fourniront plus le bois dont nous avons besoin pour nos industries et pour chauffer nos maisons ? Pour les milieux dirigeants c'était une situation extrêmement grave. Les hommes d'État ne savaient que faire ; l'aristocratie au pouvoir n'avait absolument aucune idée de la façon dont s'y prendre pour arranger les choses.

C'est de cette situation angoissante que sortirent les débuts du capitalisme moderne. Il y eut parmi ces déshérités, parmi ces pauvres, des personnes qui se mirent en devoir d'organiser les autres pour mettre sur pied de modestes ateliers où l'on pourrait fabriquer quelque chose. Ce fut là une innovation. Ces innovateurs ne produisaient pas des articles coûteux qui ne conviendraient qu'aux gens aisés ; ils fabriquèrent des marchandises à meilleur marché pour les besoins de tout le monde. Et ce fut l'origine du capitalisme tel qu'il fonctionne maintenant. C'était le début de la production de masse, principe fondamental de l'industrie capitaliste. Alors que les anciennes activités de transformation, au service des gens fortunés de la ville, ne subsistaient guère que par la clientèle des classes dominantes, les nouvelles industries capitalistes se mirent à fabriquer des produits qui pouvaient être achetés par le grand public. Ce fut de la production de masse pour répondre aux besoins de la masse.

Tel est le principe de base du capitalisme tel qu'il existe aujourd'hui dans tous les pays où existe un système hautement développé de production de masse. Les grandes firmes, attaque les plus virulentes des soi-disant hommes de gauche, produisent presque essentiellement pour satisfaire les besoins de la multitude. Les entreprises fabriquant des articles de luxe destinés seulement aux riches ne peuvent jamais atteindre la dimension des grandes affaires. Et de nos jours, ce sont les salariés des grosses firmes industrielles qui sont les principaux consommateurs des produits sortant de leurs usines. Telle est la différence fondamentale entre les principes capitalistes de production et les principes féodaux des époques précédentes.

Lorsque les gens croient, ou prétendent, qu'il y a une distinction entre producteurs et consommateurs de ce que fabriquent les grandes entreprises, c'est une grosse erreur. Dans les Grands Magasins en Amérique, vous entendez le slogan : « le Client a toujours raison ». Et ce client, c'est la même personne qui fabrique à l'usine ces objets mis en vente dans les centres commerciaux. Les gens qui s'imaginent que les grandes affaires ont un pouvoir énorme se trompent eux aussi, car les grandes affaires dépendent entièrement de la clientèle qui achète leurs produits : la plus grosse entreprise perd sa puissance et son influence dès qu'elle perd ses clients.

Il y a une soixantaine d'années, l'on disait dans presque tous les pays capitalistes que les compagnies de chemin de fer étaient trop grandes et trop puissantes ; elles avaient un monopole ; il était impossible de leur faire concurrence. L'on prétendait que, dans le domaine des transports, le capitalisme avait déjà atteint le stade où il se détruit lui-même, puisqu'il avait éliminé la concurrence. Ce que l'on ne voyait pas, c'était le fait que la puissance des chemins de fer reposait sur leur aptitude à servir le public mieux que tout autre mode de transport. Évidemment, il eût été ridicule de concurrencer l'une de ces grandes compagnies de chemin de fer en construisant une autre ligne parallèle à l'ancienne, étant donné que la vieille suffisait pour les besoins existants. Mais bientôt intervinrent d'autres compétiteurs. La liberté de concurrence ne signifie pas que vous pouvez réussir simplement en imitant ou en copiant exactement ce que quelqu'un d'autre a réalisé. La liberté de la presse ne veut pas dire que vous avez le droit de recopier ce que quelqu'un d'autre a écrit, et ainsi de récolter le succès que cet autre homme a dûment mérité à raison de son oeuvre. Elle veut dire que vous avez le droit d'écrire quelque chose d'autre. La liberté de concurrence en fait de chemins de fer, par exemple, signifie que vous êtes libres= d'inventer quelque chose, de faire quelque chose, qui sera un défi lancé aux chemins de fer et les placera dans une situation précaire de concurrence.

Aux États-Unis la concurrence faite aux chemins de fer — sous forme d'autocars, d'automobiles, de camions, et d'avions — a porté des coups sévères aux chemins de fer, et les a presque complètement supplantés en ce qui concerne le transport des passagers.

Le développement du capitalisme consiste en ce que tout un chacun a le droit de servir le consommateur de meilleure façon et (ou) à meilleur marché. Et cette méthode, ce principe, a en un temps relativement court, transformé le monde entier. C'est ce qui a rendu possible une augmentation sans précédent de la population mondiale.

Dans l'Angleterre du dix-huitième siècle, l'agriculture ne pouvait nourrir que six millions d'habitants, avec un très faible niveau de vie. Aujourd'hui, plus de cinquante millions de personnes jouissent d'un niveau de vie plus élevé que celui dont profitaient même les riches durant le dix-huitième siècle. Et le niveau de vie présent en Angleterre aurait probablement été encore plus élevé, si une quantité considérable d'énergie n'avait été gaspillée par les Britanniques dans ce qui fut, à divers points de vue, des aventures politiques et militaires dont il eût été possible de se dispenser.

Voilà des réalités concernant le capitalisme. C'est pourquoi si aujourd'hui un Anglais — ou aussi bien, n'importe quel citoyen d'un quelconque autre pays — dit à ses amis qu'il est contre le capitalisme l'on peut lui répondre une bonne chose : « Vous savez que la population de notre planète est maintenant dix fois supérieure à ce qu'elle était au cours des âges d'avant le capitalisme ; vous savez que tous les hommes d'aujourd'hui bénéficient d'un niveau de vie plus élevé que nos ancêtres avant l'ère capitaliste. Mais comment pouvez-vous savoir si vous êtes l'un de ces dix pour cent qui vivraient aujourd'hui sur la terre s'il n'y avait eu le capitalisme ? Le simple fait que vous vivez maintenant est la preuve que le capitalisme a été une réussite, que vous teniez ou non votre existence pour quelque chose de très précieux. »

En dépit de tout ce qu'il a apporté, le capitalisme a été furieusement attaqué et critiqué. Il est nécessaire que nous comprenions l'origine de cette antipathie. Le fait est que la haine du capitalisme n'a pas pris naissance parmi les travailleurs eux-mêmes, au sein des masses, mais dans les milieux de l'aristocratie terrienne, celle d'Angleterre et celle du Continent. Ces gentilshommes mirent le capitalisme en accusation à cause d'un fait qui leur était passablement désagréable : au commencement du dix-neuvième siècle, les salaires plus élevés versés par l'Industrie à ses travailleurs forçaient les nobles propriétaires à payer aussi des salaires plus élevés à leurs travailleurs agricoles. L'accusation qu'ils lancèrent contre les industries consista à critiquer le niveau de vie des foules ouvrières.

Assurément, de notre point de vue actuel, le niveau de vie des travailleurs était extrêmement bas ; les conditions d'existence aux débuts du capitalisme étaient absolument lamentables, mais non pas du fait que les industries capitalistes nouvellement créés avaient fait du tort aux travailleurs. Les gens embauchés pour travailler dans les usines avaient déjà, jusqu'alors, vécu à un niveau virtuellement sous-humain.

La vieille et célèbre histoire, répétée des centaines de fois, donnant à croire que les usines employaient des femmes et des enfants, qui auraient eu des conditions d'existence décentes avant d'être employés en usine, est l'une des plus grandes falsifications de l'histoire. Les mères qui venaient à l'usine n'avaient rien pour faire la cuisine ; elles n'avaient pas quitté leur maison et leur cuisine pour aller à l'usine, elles étaient allées à l'usine parce qu'elles n'avaient pas de cuisine ; et si elles en avaient eu une, elles n'auraient rien eu à y faire cuire. Et les enfants n'étaient pas sortis de confortables nurseries. Ils étaient en train de mourir de faim.

Tout ce que l'on raconte des prétendues horreurs indicibles du capitalisme naissant peut être réfuté par un simple fait statistique : précisément dans ces années où le capitalisme anglais s'est développé, précisément dans cette période qu'on appelle Révolution Industrielle en Angleterre, dans les années 1760 à 1830, précisément dans ces années-là la population de l'Angleterre doubla ; ce qui veut dire que des centaines de milliers d'enfants — qui auparavant seraient morts en bas âge — survécurent et grandirent pour devenir des hommes et des femmes.

Il ne fait aucun doute que les conditions d'existence des âges précédents avaient été profondément déplorables. Ce qui les améliora, ce fut l'activité économique capitaliste ; ce furent précisément ces premières fabriques qui produisirent en vue des besoins de leurs travailleurs, soit directement, soit indirectement en exportant des produits et en important des denrées alimentaires et des matières premières. Les une après les autres, les plus anciens historiens du capitalisme ont falsifié l'histoire — il n'est guère possible d'employer un autre mot.

Une anecdote souvent contée par eux, et peut-être bien inventée, met en scène Benjamin Franklin. Selon cette légende, Franklin visitait en Angleterre une fabrique de cotonnades, et le propriétaire lui dit avec une fierté manifeste : « Voyez, ces articles en coton sont pour la Hongrie » ; Franklin, regardant autour de lui et voyant les misérables vêtements des ouvriers, lui dit : « Pourquoi n'en fabriquez-vous pas pour vos propres ouvriers ? ».

Or ces articles d'exportation dont parlait l'entrepreneur, manifestaient en réalité qu'il produisait en effet pour ses propres ouvriers, puisque l'Angleterre devait importer toutes ses matières premières. Il n'y avait de coton ni en Angleterre, ni sur le Continent. L'on manquait de vivres en Angleterre, et il fallait en importer de Pologne, de Russie, de Hongrie. Ces articles d'exportation représentaient le paiement des importations alimentaires qui rendaient possible la survie de la population de Grande-Bretagne. Maints exemples tirés de l'histoire de cette époque pourront faire voir quelle fut l'attitude des nobles et des gentilshommes terriens vis-à-vis des travailleurs. Je voudrais en citer seulement deux.

L'un des exemples est le célèbre système dit de Speenhamland, pratiqué en Angleterre. Selon ce système, le gouvernement britannique versait à tout travailleur qui ne recevait pas le salaire minimum légal (fixé par le gouvernement) la différence entre ce salaire officiel et celui touché. Cela épargnait à l'aristocratie terrienne l'ennui de payer des salaires plus élevés. Les propriétaires versaient les salaires agricoles aux faible taux traditionnel, et le gouvernement les complétait, afin de dissuader les ouvriers de quitter la campagne pour chercher de l'emploi en ville.

Quatre-vingt ans plus tard, après que le capitalisme se fut répandu de l'Angleterre à l'Europe continentale, l'aristocratie foncière réagit de nouveau contre le système de production importée. En Allemagne les Junkers de Prisse, ayant perdu beaucoup de leur main d'oeuvre attirée par les industries capitalistes plus rémunératrices, inventèrent un terme pour désigner le problème : Landflucht, la désertion des campagnes. Et au Parlement allemand, l'on discuta de ce qui pourrait être fait contre ce que les nobles propriétaires terriens considéraient comme un fléau. Le Prince Bismarck, le fameux Chancelier de l'Empire allemand, dit un jour dans un discours : « J'ai rencontré à Berlin un homme qui jadis travaillait sur mon domaine, et j'ai demandé à cet homme : Pourquoi êtes-vous parti du domaine, pourquoi avez-vous quitté la campagne, et pourquoi vivez-vous maintenant à Berlin ? ».

t si l'on en croit Bismarck, l'homme répondit : « Il n'y a pas au village une jolie brasserie comme nous en avons à Berlin, où l'on peut s'asseoir, boire de la bière et entendre de la musique. » C'est là, bien entendu, une histoire vue du côté du Prince Bismarck, l'employeur. Ce n'était pas le point de vue de tous ses employés. Ils s'engageaient dans les industries parce que l'Industrie leur payait de meilleurs salaires et portait leur niveau de vie plus haut que jamais auparavant. Aujourd'hui, dans les pays capitalistes, la différence est relativement faible quant aux besoins fondamentaux, entre la façon de vivre des classes dites supérieures et inférieures ; de part et d'autre l'on a de quoi se nourrir, se vêtir et se loger. Mais au dix-huitième siècle et avant, la différence entre l'homme des « classes moyennes » et l'homme du bas de l'échelle était que le premier avait des souliers, tandis que le second allait nu-pieds. Aux États-Unis aujourd'hui, la différence entre un riche et un pauvre signifie très souvent que l'un a une Cadillac et l'autre une Chevrolet. La Chevrolet peut être une voiture d'occasion, mais au fond elle rend les mêmes services à son propriétaire : lui aussi peut rouler assis au volant, d'un point à un autre. Plus de cinquante pour cent des gens aux États-Unis habitent une maison ou un appartement dont ils sont propriétaires.

Les attaques contre le capitalisme — en particulier en ce qui concerne les taux de salaire que l'on voudrait plus élevés — partent de l'idée fausse que les salaires sont payés en dernier ressort par des gens différents de ceux qui sont employés dans les fabriques. Or, c'est très bien pour des économistes et pour des étudiants en sciences économiques, de distinguer entre le travailleur et le consommateur et d'envisager différemment les deux catégories. Mais en réalité, tout consommateur doit, d'une façon ou d'une autre, acquérir l'argent qu'il dépense, et l'immense majorité des consommateurs est précisément composée des mêmes personnes qui forment le personnel salarié produisant les articles qu'elles consomment.

Le niveau des salaires en système capitaliste n'est pas fixé par une classe de gens autres que la classes des salariés : ce sont les mêmes individus. Ce n'est pas la société productrice de films à Hollywood qui paie les cachets de la star ; ce sont les gens qui prennent des billets pour voir le film. Et ce n'est pas l'organisateur d'un match de boxe qui paie les sommes énormes demandées par les champions ; ce sont les gens qui louent une place pour assister au combat. La distinction faite entre employeur et employé trace une frontière sur le plan de la théorie économique, elle n'en trace pas dans la vie réelle ; à ce niveau-ci, l'employeur et l'employé sont en dernière analyse une seule et même personne.

En de nombreux pays, il y a des gens qui considèrent comme profondément injuste qu'un homme qui a charge de famille, avec plusieurs enfants, reçoive le même salaire qu'un célibataire qui n'a que lui-même à entretenir. Mais la question n'est pas de savoir si l'employeur doit assumer une plus grande responsabilité en raison des dimensions de la famille de l'employé.

La question que nous devons poser dans ce cas est celle-ci : vous-même, personnellement, êtes-vous disposé à payer plus cher quelque chose — par exemple u pain — si l'on vous dit que celui qui l'a préparé a six enfants ? Certainement l'honnête homme répondra négativement, et dira : « En principe, je le voudrais ; mais en fait, le préférerais acheter un pain fabriqué par un homme sans enfant. » Dans les faits, si les acheteurs ne paient pas l'employeur assez cher pour qu'il puisse lui-même payer ses employés, l'employeur ne pourra pas poursuivre son commerce.

Le système capitaliste n'a pas été appelé « capitalisme » par quelqu'un qui était partisan du système, mais par un individu qui le considérait comme le pire de tous les systèmes de l'Histoire, comme le plus grand fléau qui ait jamais affligé l'humanité. Cet homme, c'était Karl Marx. Toutefois, il n'y a point lie de rejeter l'appellation forgée par Marx, parce qu'elle décrit clairement la source des grandes améliorations sociales que le capitalisme a apportées avec lui. Ces améliorations sont le résultat de la formation de capitaux ; elles ont pour base le fait que les gens, en règle générale, ne consomment pas tout ce qu'ils ont produit, mais épargnent — et investissent — une partie de l'acquis. Ce problème rencontre beaucoup d'incompréhension, et dans le cours des six exposés, j'aurai l'occasion de discuter des principales erreurs que l'on fait communément à propos de l'accumulation de capital, de l'emploi du capital, et des avantages universels qui découlent de son emploi. Je traiterai du capitalisme principalement dans mes leçons sur les investissements étrangers et sur l'inflation, le plus critique des problèmes de politique économique à l'heure actuelle. Comme vous le savez bien entendu, l'inflation n'existe pas seulement dans votre pays, elle pose des problèmes dans le monde entier maintenant.

Il est un fait souvent méconnu, concernant le capitalisme ; c'est que l'épargne est quelque chose d'avantageux pour tous ceux qui sont désireux de produire, ou de gagner un salaire. Lorsqu'une personne a reçu une certaine somme — disons, mille dollars — et qu'au lieu de la dépenser il confie ces dollars à une banque de dépôts ou à une compagnie d'assurances, l'argent passe aux mains d'un entrepreneur, d'un homme d'affaires, lui permettant de se lancer dans un projet qui restait la veille irréalisable parce que le capital nécessaire n'était pas à sa disposition.

Que va faire maintenant cet entrepreneur, avec le capital supplémentaire ? La première chose qu'il doit faire, le premier usage du capital en question, ce sera d'aller à la recherche de personne à embaucher et de matières premières à acheter. Ce faisant, il va déclencher d'autres demandes de main-d'oeuvre et de matériaux, et parallèlement une tendance à la hausse pour les salaires et pour les prix des produits concernés. Bien longtemps avant que l'épargnant ou l'entrepreneur ne recueillent un profit quelconque de tout cela, le travailleur qui cherchait de l'emploi, le producteur de matières premières, l'agriculteur, le salarié, tous profitent du fait que de l'épargne a été constituée.

Il n'est pas certain que l'entrepreneur tire finalement un profit de son initiative ; cela dépend de l'état du marché à l'avenir, et de son talent à former des pronostics corrects sur ce que deviendra cet état du marché. Mais les travailleurs, de même que les producteurs de matières premières sont des bénéficiaires immédiats. On a beaucoup parlé, il y a trente ou quarante ans, de la « politique des salaires », comme l'on disait, de Henry Ford. L'un des hauts faits de M. Ford fut de payer des salaires plus élevés que les autres industriels et fabricants. Sa politique de salaires fut qualifiée d' « invention », mais il ne suffit pas de dire que la politique nouvellement « inventée » fut un effet de la libéralité de M. Ford. Une nouvelle branche d'industrie, ou une nouvelle firme dans une industrie existante, doit nécessairement attirer des travailleurs qui quitteront d'autres emplois, d'autres parties de la nation, voire d'autres pays. Et la seule façon d'y parvenir consiste à offrir aux ouvriers de plus hauts salaires pour leur travail. C'est ce qui se passa dans les débuts du capitalisme, et qui se produit encore de nos jours.

Lorsque les manufacturiers de Grande-Bretagne se mirent à fabriquer des cotonnades, ils payèrent leurs ouvriers plus que ceux-ci n'avaient gagné jusqu'alors. Il est vrai qu'un fort pourcentage de ces nouveaux ouvriers n'avaient rien gagné du tout auparavant, et qu'ils étaient disposés à prendre sans discuter ce qu'on leur offrait. Mais au bout de quelque temps — lorsque des capitaux neufs s'accumulèrent et que des entreprises de plus en plus nombreuses se mirent sur les rangs — les taux de salaires montèrent, et le résultat fut l'accroissement sans précédent de la population britannique dont je parlais tout à l'heure.

La malveillante représentation du capitalisme, par certaines gens qui prétendent que c'est un système conçu pour enrichir les riches et appauvrir les pauvres, est fausse de bout en bout. La thèse de Marx au sujet de l'avènement prochain du socialisme était fondée sur la croyance que les ouvriers étaient en train de s'appauvrir, que les masses étaient de plus en plus misérables, et que finalement toute la richesse d'un pays serait concentrée entre les mains d'un seul homme. Et alors les multitudes de travailleurs dépouillés se révolteraient enfin, et elles exproprieraient de leurs fortunes les opulents propriétaires. Suivant cette théorie de Karl Marx, il ne peut y avoir aucune chance, aucune possibilité à l'intérieur du système capitaliste, d'une quelconque amélioration de la situation des ouvriers.

En 1865, parlant devant l'Internationale Ouvrière en Angleterre, Marx déclara que ceux qui croyaient que les syndicats pourraient améliorer les conditions d'existence de la population ouvrière étaient « absolument dans l'erreur ». La politique syndicale revendiquant de plus hauts salaires et des heures de travail moins longues était, disait-il, une politique conservatrice — l'adjectif conservateur étant évidemment dans l'esprit de Marx l'étiquette attirant la plus catégorique condamnation. Il proposa que les syndicats s'assignent eux-mêmes un nouvel objectif, un objectif révolutionnaire : il leur fallait « rompre totalement avec le système salarial », et substituer au système de la propriété privée le « socialisme » — la remise à l'État de la propriété des moyens de production.

Si nous considérons l'histoire du monde, et en particulier l'histoire de l'Angleterre depuis 1865, nous constatons que Marx se trompait sur tous les points. Il n'y a pas un seul pays occidental capitaliste où la situation des masses n'ait été améliorée à un rythme sans précédent. Tous ces progrès des quatre-vingts ou quatre-vingt-dix années écoulées ont été réalisés en contradiction complète avec les pronostics de Marx. Car les socialistes marxistes croyaient que la situation des travailleurs ne pourrait jamais s'améliorer. Ils avaient adopté une théorie erronée, la fameuse « loi d'airain des salaires » — une loi qui affirmait que le salaire d'un ouvrier, en régime capitaliste, ne dépasserait pas le montant nécessaire à le maintenir en vie pour servir l'entreprise.

Les Marxistes formulaient leur théorie de la façon suivante : si le taux des salaires des ouvriers monte, portant le salaire au-dessus du niveau de simple subsistance, les ouvriers auront des enfants plus nombreux ; et ces enfants, lorsqu'ils entreront dans la force de travail, augmenteront le nombre des ouvriers au point de faire baisser les salaires, ramenant les travailleurs au niveau de simple subsistance — c'est-à-dire permettant tout juste d'éviter que la population au travail ne se mette à fondre.

Mais cette idée de Marx, et de nombreux autres socialistes, conçoit l'homme au travail à la façon dont les biologistes conçoivent — eux, à bon droit — les animaux dont ils étudient la vie, les souris, par exemple.

Si vous augmentez la quantité d'aliments convenant aux organismes animaux, ou aux bactéries, le nombre des survivants augmentera. Et si vous restreignez la nourriture, vous retreindrez leur nombre. Mais l'homme est différent. Même l'ouvrier — en dépit du fait que les Marxistes s'en aient pas tenu compte — a des besoins humains autres que de se nourrir et de se reproduire. Un relèvement du salaire réel n'aboutit pas uniquement à une augmentation de la population ; sa conséquence est aussi, et surtout, une amélioration du niveau de vie moyen. C'est pourquoi aujourd'hui nous avons un niveau de vie plus élevé en Europe occidentale et aux États-Unis que dans les pays en développement, par exemple africains.

Il nous faut comprendre toutefois que ce niveau de vie plus élevé dépend des disponibilités en capitaux. Ceci explique la différence de situation entre les États-Unis et l'Inde ; les méthodes de lutte contre les maladies contagieuses ont été introduites en Inde — du moins, dans une certaine mesure — et l'effet en a été un accroissement sans précédent de la population ; mais comme ce surcroît de population n'a pas été accompagné d'un accroissement correspondant du montant des capitaux investis, le résultats a été d'accroître la pauvreté. Un pays devient prospère en fonction de l'augmentation du capital investi par tête de sa population.

Je compte, dans mes exposés suivants, avoir l'occasion de revenir plus en détail sur ces problèmes afin de les rendre plus clairs, car certains termes — tels que « le capital investi par tête » — demandent une explication assez détaillée.

Mais il faut vous souvenir de ceci : en politique économique, il n'y a pas de miracles. Vous avez pu lire dans beaucoup de journaux et entendre dans des discours qu'il y a eu un prétendu « miracle allemand » — il s'agissait du rétablissement de l'Allemagne après sa défaite et les destructions de la Seconde Guerre Mondiale. Mais ce ne fut pas un miracle. Ce fut l'application des principes de l'économie libre de marché, des méthodes du capitalisme, bien qu'elles n'aient pas été complètement appliquées dans tous les domaines. Tout autre pays peut faire l'expérience du même « miracle » de redressement économique ; cependant, je dois y insister, le rétablissement d'une économie ne provient pas d'un miracle ; elle a pour origine l'adoption d'une politique économique saine, et elle est le résultat d'une politique économique saine.