François Quesnay:Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société

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François Quesnay:Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société
Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société


Anonyme


1765


Ce que c'est que le Droit naturel des Hommes

Le droit naturel de l'homme peut être défini vaguement Le droit que l'homme a aux choses propres à sa jouissance.

Avant que de considérer le droit naturel des hommes, il faut considérer l'homme lui-même dans ses différents états de capacité corporelle et intellectuelle, et dans ses différents états relatifs aux autres hommes. Si l'on n'entre pas dans cet examen avant que d'entreprendre de développer le droit naturel de chaque homme, il est impossible d'appercevoir même ce que c'est que ce droit[1].

C'est faute d'avoir remonté jusqu'à ces premieres observations, que les philosophes se sont formé des idées si différentes et même si contradictoires du droit naturel de l'homme. Les uns, avec quelque raison, n'ont pas voulu le reconnoître ; les autres, avec plus de raison, l'ont reconnu : et la vérité se trouve de part et d'autre. Mais une vérité en exclut une autre dans un même être lorsqu'il change d'état, comme une forme en exclut une autre : un corps qui reçoit une nouvelle forme qui détruit celle qu'il avoit, se trouve privé de celle-ci ; il n'est plus vrai qu'un morceau de cire qui avoit la figure globuleuse, ait cette figure lorsqu'il a reçu une figure cubique.

Celui qui a dit que le droit naturel de l'homme est nul, a dit vrai[2]. Celui qui a dit que le droit naturel de l'homme est le droit que la nature enseigne à tous les animaux, a dit vrai[3].

Celui qui a dit que le droit naturel de l'homme est le droit que sa force et son intelligence lui assurent, a dit vrai[4].

Celui qui a dit que le droit naturel se borne à l'intérêt particulier de chaque homme, a dit vrai[5].

Celui qui a dit que le droit naturel est une loi générale et souveraine qui régle les droits de tous les hommes, a dit vrai[6].

Celui qui a dit que le droit naturel des hommes est le droit de tous à tout, a dit vrai (6).

Celui qui a dit que le droit naturel des hommes est un droit de convention tacite ou explicite, a dit vrai[7].

Celui qui a dit que le droit naturel n'admet ni juste ni injuste, a dit vrai[8].

Celui qui a dit que le droit naturel est un droit juste, a dit vrai[9].

Mais aucun n'a dit vrai relativement à tous les cas.

Ainsi les philosophes se sont arrêtés au parallogisme ou argument incomplet, dans leurs recherches sur cette matiere importante, qui est le principe naturel de tous les devoirs de l'homme réglés par la raison.

Un enfant, dépourvu de force et d'intelligence, a incontestablement un droit naturel à la subsistance, fondé sur le devoir prescrit par la nature au pere et à la mere. Ce droit lui est d'autant plus assuré que le devoir du pere et de la mere est accompagné d'un attrait naturel, qui agit beaucoup plus puissamment sur le pere et plus particulierement sur la mere, que le motif du précepte qui établit le devoir. D'ailleurs ce devoir est dans l'ordre de la justice, car le pere et la mere ne font que rendre à leurs enfans ce qu'ils ont reçu eux-mêmes de leurs pere et mere ; or un précepte qui se rapporte à un droit juste oblige tout être raisonnable.

Si on me demande ce que c'est qu'un droit juste, et si je réponds à la raison, je dirai que c'est ce que l'on connoît appartenir à quelqu'un, ou à soi-même, à titre de régle naturelle et souveraine, reconnue évidemment par les lumieres de la raison.

Si le pere et la mere de l'enfant meurent, et que l'enfant se trouve, sans autre ressource, abandonné à son impuissance, il est privé de l'usage de son droit naturel, et ce droit devient nul. Car un attribut relatif est nul quand son corelatif manque. Les yeux sont nuls dans un lieu inaccessible à la lumiere.

De l'étendue du droit naturel des Hommes

Le droit naturel des hommes diffère du droit légitime ou du droit décerné par les loix humaines, en ce qu'il est reconnu avec évidence par les lumieres de la raison, et que par cette évidence seule, il est obligatoire indépendamment d'aucune contrainte ; au lieu que le droit légitime indiqué par la loi, est obligatoire par la contrainte que porte la sanction de cette loi, quand même nous ne la connoîtrions que par la simple indication énoncée dans la loi

Par ces différentes conditions on voit toute l'étendue du droit naturel, et ce qui le distingue du droit légitime.

Souvent le droit légitime restreint le droit naturel, parce que les loix des hommes ne sont pas aussi parfaites que les loix de l'Auteur de la nature, et parce que les loix humaines sont quelquefois surprises par des motifs dont la raison éclairée ne reconnoît pas toujours la justice ; ce qui oblige ensuite la sagesse des Législateurs d'abroger des loix qu'ils ont faites eux-mêmes. La multitude de loix contradictoires et absurdes établies successivement chez les nations, prouve manifestement que les loix positives sont sujettes à s'écarter souvent des régles immuables de la justice, et de l'ordre naturel le plus avantageux à la société.

Quelques Philosophes absorbés dans l'idée abstraite du droit naturel des hommes, qui laisse à tous un droit à tout, ont borné le droit naturel de l'homme à l'état de pure indépendance des hommes les uns envers les autres, et à l'état de guerre entr'eux pour s'emparer les uns et les autres de leur droit illimité. Ainsi, prétendent ces Philosophes, lorsqu'un homme est privé par convention, ou par une autorité légitime, de quelques parties du droit naturel qu'il a à toutes les choses propres à sa jouissance, son droit général est détruit ; et cet homme se trouve sous la dépendance d'autrui par ses engagemens, ou par une autorité coactive. Il n'est plus dans le pur état de nature, ou de pure indépendance ; il n'est plus lui seul juge de son droit ; il est soumis au jugement d'autrui ; il n'est donc plus, disent-ils, dans l'état de pure nature, ni par conséquent dans la sphere du droit naturel.

Mais si l'on fait attention à la futilité de cette idée abstraite du droit naturel de tous à tout, il faudra, pour se conformer à l'ordre naturel même, réduire ce prétendu droit naturel général de l'homme aux choses dont il peut jouir.

Dans ce point de vue, on appercevra que les raisonnemens que l'on vient d'exposer ne sont que des sophismes frivoles, ou un badinage de l'esprit, fort déplacé dans l'examen d'une matiere si importante ; et on sera bien convaincu que le droit naturel de chaque homme se réduit dans la réalité à une portion des choses propres à la jouissance des hommes. Car le droit de tous à tout est semblable au droit de chaque hirondelle à tous les moucherons qui voltigent dans l'air, mais qui dans la réalité se borne à ceux qu'elle peut saisir par son travail, ou ses recherches ordonnées par le besoin.

Dans l'état de pure nature, les choses propres à la jouissance des hommes se réduisent à celles que la nature produit spontanément, et chaque homme ne peut s'en procurer quelque portion que par son travail, c'est-à-dire, par ses recherches. D'où il s'ensuit, 1°. que son droit à tout est une chimere ; 2°. que la portion de choses dont il jouit dans l'état de pure nature s'obtient par le travail ; 3°. que son droit aux choses propres à sa jouissance doit être considéré dans l'ordre de la nature et dans l'ordre de la Justice ; 4°. que dans l'état de pure nature, les hommes pressés de satisfaire à leurs besoins, chacun par ses recherches, ne perdront pas leur temps à se livrer inutilement entr'eux une guerre qui n'apporteroit que de l'obstacle à leurs occupations nécessaires pour pouvoir à leur subsistance[10] ; 5°. que le droit naturel compris dans l'ordre de la nature et dans l'ordre de la justice, s'étend à tous les états dans lesquels les hommes peuvent se trouver respectivement les uns aux autres.

De l'inégalité du droit naturel des Hommes

Nous avons vu que dans l'état même de pure nature ou d'entiere indépendance, les hommes ne jouissent de leur droit naturel que par le travail, c'est-à-dire par les recherches des choses dont ils ont besoin et qui sont communes entre les hommes qui font les mêmes recherches dans les mêmes régions de la terre où ils habitent, soit qu'ils vivent de la chasse, ou de la pêche, ou des végétaux qui y naissent naturellement. Mais pour faire ces recherches, et pour y réussir, il leur faut les facultés du corps et de l'esprit, et les moyens ou les instrumens nécessaires pour agir et pour parvenir à satisfaire à leurs besoins. La jouissance de leur droit naturel doit être fort bornée dans cet état de pure nature et d'indépendance, où nous ne supposons encore entr'eux aucun concours pour s'entr'aider mutuellement. Lorsqu'ils entreront en société et qu'ils feront entr'eux des conventions pour leur avantage réciproque, ils augmenteront baucoup la jouissance de leur droit naturel.

Mais en considérant les facultés corporelles et intellectuelles, et les autres moyens de chaque homme en particulier, nous y trouverons encore une plus grande inégalité relativement à la jouissance du droit naturel des hommes. Cette inégalité n'admet ni juste ni injuste dans son principe ; elle résulte de la combinaison des loix de la nature ; et les hommes ne pouvant pénétrer les desseins de l'Étre Suprême dans la construction de l'Univers, ne peuvent s'élever jusqu'à la connoissance des régles immuables qu'il a instituées pour la formation et la conservation de son ouvrage. Cependant, si on examine ces régles avec attention, on apercevra au moins que les causes physiques du mal physique sont elles-mêmes les causes des biens physiques, que la pluie, qui incommode le voyageur, fertilise les terres : et si on calcule sans prévention, on verra que ces causes produisent infiniment plus de bien que de mal. Mais dans ce calcul, il faut bien se garder d'attribuer aux loix physiques les maux qui sont la juste et inévitable punition de la violation des loix physiques, instituées pour opérer le bien. Si un Gouvernement s'écartoit des loix naturelles qui assurent les succès de l'Agriculture, oseroit on s'en prendre à l'Agriculture elle-même de ce que l'on manqueroit de pain, et de ce que l'on verroit en même tems diminuer le nombre des hommes, et augmenter celui des malheureux ?

Les transgressions des loix naturelles sont les causes les plus étendues et les plus ordinaires des maux physiques qui affligent les hommes : les riches même , qui ont plus de moyens pour les éviter, s'en attirent par leur ambition, par leurs autres passions, et par leurs plaisirs mêmes, dont ils ne peuvent inculper que leurs déreglements Ceci nous mèneroit insensiblement à une autre cause du mal physique et du mal moral, laquelle est d'un autre genre que les loix physiques ; c'est le mauvais usage de la liberté des hommes. La liberté, cet attribut constitutif de l'homme, et que l'homme voudroit étendre au-delà de ses bornes, paroît à l'homme n'avoir jamais tort ; s'il se nuit à lui-même par le mauvais usage de sa liberté, il se plaint de l'Auteur de sa liberté, lorsqu'il voudroit être encore plus libre ;[11] il ne s'apperçoit pas qu'il est lui-même en contradiction avec lui-même. Qu'il reconnoisse donc ses extravagances ; qu'il apprenne à faire bon usage de cette liberté, qui lui est si chere ; qu'il bannisse l'ignorance, qui est la principale source des maux qu'il se cause par l'exercice de sa liberté. Il est de sa nature d'être libre et intelligent, quoique quelquefois il ne soit ni l'un ni l'autre. Par l'exercice de sa liberté, il peut faire de mauvais choix; par son intelligence, et par des secours surnaturels, il peut parvenir aux meilleurs choix, et se conduire avec sagesse, autant que le lui permet l'ordre des loix physiques qui constituent l'Univers.[12] Le bien physique et le mal physique, le bien moral et le mal moral ont donc évidemment leur origine dans les loix naturelles. Tout a son essence immuable, et les propriétés inséparables de son essence. D'autres loix auroient d'autres propriétés essentielles, vraisemblablement moins conformes à la perfection à laquelle l'Auteur de la nature a porté son ouvrage : celles qu'il a instituées sont justes et parfaites dans le plan général, lorsqu'elles sont conformes à l'ordre et aux fins qu'il s'est proposées ; car il est lui-même l'Auteur des loix et des régles. Mais tout est soumis à celles qu'il a instituées ; et l'homme doué d'intelligence a la prérogative de pouvoir les contempler et les connoître pour en retirer le plus grand avantage possible, sans être réfractaire à ces loix et à ces régles souveraines.

Du droit naturel des Hommes considérés relativement les uns aux autres

Les hommes peuvent être considérés dans l'état de solitude et dans l'état de multitude.

Les hommes étant envisagés comme dispersés de maniere qu'ils ne puissent avoir entr'eux aucune communication, on apperçoit qu'ils sont complettement dans l'état de pure nature et d'entiere indépendance, sans aucun rapport de juste et d'injuste relativement les uns aux autres. Mais cet état ne peut subsister que le temps de la durée de la vie de chaque individu ; ou bien il faudroit supposer que ces hommes vivroient au moins, chacun avec une femme, dans leur retraite, ce qui changeroit entierement l'hypothèse de leur état de solitude ; car cette association d'une femme et des enfans qui surviendroient, admettroit un ordre de dépendance, de justice, de devoirs, de sûreté, de secours réciproques.

Tout homme est chargé de sa conservation sous peine de souffrance, et il souffre seul quand il manque à ce devoir envers lui même, ce qui l'oblige à le remplir préalablement à tout autre. Mais tous ceux avec lesquels il est associé sont chargés envers eux-mêmes du même devoir sous les mêmes peines. Il est de l'ordre naturel que le plus fort soit le chef de la famille ; mais il n'est pas de l'ordre de la justice qu'il usurpe sur le droit naturel de ceux qui vivent en communauté d'intérêts avec lui. Il y a alors un ordre de compensation dans la jouissance du droit naturel de chacun qui doit être à l'avantage de tous les individus de la famille, et qui doit être réglé par le chef, selon l'ordre même de la justice distributive, conformément aux devoirs prescrits par la nature, et à la coopération où chacun contribue selon sa capacité aux avantages de la société. Les uns et les autres y contribuent diversement, mais l'emploi des uns est à la décharge de l'emploi des autres ; par cette distribution d'emploi, chacun peut remplir le sien plus complettement ; et par ce supplément réciproque, chacun contribue à peu près également à l'avantage de la société ; donc chacun doit y jouir également de son droit naturel conformément au bénéfice qui résulte du concours des travaux de la société ; et les devoirs envers ceux qui ne sont pas en état d'y contribuer, doivent s'étendre sur ceux-ci à raison de l'aisance que cette société particuliere peut se procurer. Ces régles qui se manifestent d'elles-mêmes, dirigent la conduite du chef de famille pour réunir dans la société l'ordre naturel et l'ordre de la justice. Il y est encore excité par des sentimens de satisfaction, de tendresse, de pitié, etc., qui sont autant d'indices des intentions de l'Auteur de la nature, sur l'observation des régles qu'il prescrit aux hommes pour les obliger par devoir à s'entre-secourir mutuellement.

Si on considere les hommes dans l'état de multitude, où la communication entr'eux est inévitable, et où cependant il n'y auroit pas encore de loix positives qui les réunissent en société sous l'autorité d'une Puissance souveraine, et qui les assujettissent à une forme de gouvernement, il faut les envisager comme des peuplades de Sauvages qui se seroient emparés de pays déserts, où ils vivroient des productions qui y naissent naturellement, ou se livreroient au brigandage, s'ils pouvoient faire des excursions chez des Nations où il y auroit des richesses à piller ; car dans cet état ils ne pourroient se procurer des richesses par l'Agriculture, ni par les pâturages des troupeaux, parce qu'ils ne pourroient s'en assurer la propriété. Mais dans cet état même, il faudroit qu'il y eût entr'eux des conventions tacites ou explicites pour leur sûreté personnelle ; car les hommes ont, dans cet état de liberté, une crainte le uns des autres, qui les inquiete réciproquement, et sur laquelle ils peuvent facilement se rassurer de part et d'autre, parce que rien ne les intéresse plus que de se délivrer réciproquement de cette crainte. Ceux de chaque canton se voyent plus fréquemment ; ils s'accoutument à se voir, la confiance s'établit entr'eux, ils s'entr'aident, ils s'allient par des mariages, et forment en quelque sorte des Nations particulieres, où tous sont ligués pour leur défense commune, et où d'ailleurs chacun reste dans l'état de pleine liberté et d'indépendance les uns envers les autres, avec la condition de leur sûreté personnelle entre eux, et de la propriété de l'habitation et du peu d'effets ou ustensiles qu'ils ont chacun en leur possession.

Si leurs richesses de propriété étoient plus considérables et plus dispersées, ou plus exposées au pillage, la constitution de ces Nations ne suffiroit pas pour leur en assurer la propriété ; il leur faudroit des loix positives écrites, ou de convention, et une autorité souveraine pour les faire observer : car ces objets livrés à la fidélité publique, susciteroient aux compatriotes peu vertueux des désirs qui les porteroient à violer le droit d'autrui.

Ainsi la forme des sociétés dépend du plus ou du moins de biens que chacun possède, ou peut posséder, et dont il veut s'assurer la conservation et la propriété.

Ainsi les hommes qui se mettent sous la dépendance, ou plutôt sous la protection des loix positi-ves et d'une autorité tutélaire, étendent beaucoup leur droit naturel, au lieu de le restraindre.

Du droit naturel des hommes réunis en société sous une autorité souveraine

Il y a des sociétés qui sont gouvernées, les unes par une autorité monarchique, les autres par une autorité aristocratique, d'autres par une autorité démocratique, etc. Mais ce ne sont pas ces différentes formes d'autorités qui décident de l'essence du droit naturel des hommes réunis en société, car les loix varient beaucoup sous chacune de ces formes. Ce sont les loix des Gouvernemens, qui limitent le droit naturel des sujets : mais ces lois se réduisent presque toujours à des loix positives ou d'institution humaine : or ces loix ne sont pas le fondement du droit naturel ; et elles varient tellement, qu'il ne seroit pas possible d'examiner l'état du droit naturel des hommes sous ces loix. Il est même inutile de tenter d'entrer dans cet examen.

Pour connoître l'ordre des temps et des lieux, pour régler la navigation et assurer le commerce, il a fallu observer et calculer avec précision les loix du mouvement des corps célestes. Il faut de même, pour connoître l'étendue du droit naturel des hommes réunis en société, se fixer aux loix naturelles constitutives du meilleur gouvernement possible. Le gouvernement auquel les hommes doivent être assujettis, consiste dans l'ordre naturel et dans l'ordre positif, les plus avantageux aux hommes réunis en société.

Les hommes réunis en société doivent donc être assujettis à des loix naturelles et à des loix positives.

Les loix naturelles sont ou physiques ou morales.

On entend ici par loi physique le cours réglé de tout évenement physique de l'ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

On entend ici par loi morale la régle de toute action humaine de l'ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

Ces loix forment ensemble ce qu'on appelle la loi naturelle. Tous les hommes et toutes les Puissances humaines doivent être soumis à ces loix souveraines, instituées par l'Étre Suprême : elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures loix possibles ;[13] par conséquent la base du gouvernement le plus parfait, et la régle fondamentale de toutes les loix positives ; car les loix positives ne sont que des loix de manutention relatives à l'ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

Les loix positives sont des régles authentiques établies par une autorité souveraine ; pour fixer l'ordre de l'administration du gouvernement; pour assurer la défense de la société ; pour faire observer régulierement les loix naturelles ; pour réformer, ou maintenir les coutumes et les usages introduits dans la nation ; pour régler les droits particuliers des Sujets relativement à leurs différens états ; pour déterminer l'ordre positif dans les cas douteux réduits à des probabilités d'opinion ou de convenance ; pour asseoir les décisions de la Justice distributive.

Ainsi la législation positive consiste dans la connoissance des loix naturelles, constitutives de l'ordre évidemment le plus avantageux possible aux hommes réunis en société ; on pourroit dire tout simplement le plus avantageux possible au souverain ; car ce qui est réellement le plus avantageux au Souverain est le plus avantageux aux sujets. Il n'y a que la connoissance de ces loix souveraines qui puisse assurer constamment la tranquillité et la prospérité d'un empire ; et plus une Nation s'appliquera à cette science, plus l'ordre naturel dominera chez elle, et plus l'ordre positif y sera régulier : on ne proposeroit pas, chez une telle Nation, une loi déraisonnable, car le gouvernement et les citoyens en appercevroient aussitôt l'absurdité.

Le fondement de la société est la subsistance des hommes, et les richesses nécessaires à la force qui doit les défendre ; ainsi il n'y auroit que l'ignorance qui puisse, par exemple, favoriser l'introduction de loix positives contraires à l'ordre de la réproduction et de la distribution régulière et annuelle des richesses du territoire d'un royaume. Si le flambeau de la raison y éclaire le gouvernement, toutes les loix positives nuisibles à la société et au Souverain, disparoîtront.

La simple raison n'éleve pas l'homme au-dessus de la bête ; elle n'est dans son principe qu'une faculté ou une aptitude, par laquelle l'homme peut acquérir les connoissances qui lui sont nécessaires, et par laquelle il peut, avec ces connoissances, se procurer les biens physiques et les biens moraux essentiels à la nature de son être. La raison est à l'âme ce que les yeux sont au corps : sans les yeux l'homme ne peut jouir de la lumiere, et sans la lumiere il ne peut rien voir.

La raison seule ne suffit donc pas à l'homme pour se conduire ; il faut qu'il acquière par sa raison les connoissances qui lui sont nécessaires, et que par sa raison il se serve de ces connoissances pour se conduire dignement, et pour se procurer les biens dont il a besoin.

Le droit naturel de chaque homme s'étend à raison des meilleures loix possibles qui constituent l'ordre le plus avantageux aux hommes réunis en société.

Ces loix ne restreignent point la liberté de l'homme, qui fait partie de son droit naturel ; car les avantages de ces loix suprêmes sont manifestement l'objet du meilleur choix de la liberté. L'homme ne peut se refuser raisonnablement à l'obéissance, qu'il doit à ces loix ; autrement sa liberté ne seroit que la liberté d'un insensé qui, dans un bon gouvernement, doit être contenue et redressée par l'autorité des loix positives de la société.

Notes

  1. Il en a été des discussions sur le droit naturel, comme des disputes philosophiques sur la liberté, sur le juste & l'injuste : on a voulu concevoir comme des êtres absolus ces attributs relatifs, dont on ne peut avoir d'idée complette & exacte qu'en les réunissant aux corelatifs dont ils dépendent nécessairement, & sans lesquels ce ne sont que des abstractions idéales & nulles.
  2. Voyez-en l'exemple, page 9.
  3. C'est la définition de Justinien : elle a, comme les autres, son aspect où elle est vraie.
  4. Voyez-en l'exemple, p. 15 & dans la note de la p. 31.
  5. Voyez-en l'exemple dans la note de la page 14.
  6. Voyez-en l'exemple, pag. 24 & 25. Avec un plus d'étendue cette proposition serait la nôtre.
  7. C'est le système de Hobbes renouvelé de nos jours. Voyez-le présenté & réfuté p. 11, 12 & 13.
  8. Voyez-en l'exemple, pag. 2 & 27.
  9. C'est le cas d'un homme seul dans une isle déserte, dont le droit naturel aux productions de son isle n'admet ni juste, ni injuste, attendu que la justice ou l'injustice sont des attributs relatifs, qui ne peuvent exister lorsqu'il n'y a personne sur qui les exercer. Voyez le commencement du quatrième paragraphe.
  10. C'est ici le cas du proverbe qui peut s'adresser à tous dans l'état de pure nature, si tu en as besoin vas-en chercher, personne ne s'y oppose : les bêtes d'une même espece qui sont dans le même cas, ne cherchent point à se faire la guerre pour s'empêcher réciproquement de se procurer leur nourriture par leurs recherches.
  11. Que signifient ces mots plus libre ? Signifient-ils plus arbitraire c'est-à-dire plus indépendant des motifs qui agissent sur la volonté ? Non, car cette indépendance, si elle étoit entiere, réduiroit la volonté à l'état d'indifférence ; & dans cet etat la liberté seroit nulle : ce n'est donc pas dans ce sens que l'on peut dire plus libre. Ces mots peuvent encore moins se rapporter à l'état de volonté subjuguée par des motifs invincibles. Ces deux extrêmes sont les termes qui limitent l'étendue de l'usage naturel de la liberté. La liberté est une faculté relative à des motifs excitans & surmontables, qui se contrebalancent & s'entre affoiblissent les uns les autres, & qui présentent des intérêts & des attraits opposés, que la raison plus ou moins éclairée, & plus ou moins préoccupée examine & apprécie. Cet état de délibération consiste dans plusieurs actes de l'exercice de la liberté, plus ou moins soutenus par l'attention de l'esprit. Mais pour avoir une idée encore plus exacte de la liberté, il ne faut pas confondre son état de délibération avec l'acte décisif de la volonté, qui est un acte simple, définitif, plus ou moins précipité, qui fait cesser tout exercice de la liberté, & qui n'est point un acte de la liberté, mais seulement une détermination absolue de la volonté, plus ou moins préparée pour le choix par l'exercice de la liberté. D'après ces observations familieres à tout homme un peu attentif à l'usage de ses pensées, on peut demander à ceux qui nient la liberté, s'ils sont bien assurés de n'avoir jamais délibéré ? S'ils avouoient qu'ils ont délibéré, on leur demanderoit pourquoi ils ont délibéré ? Et s'ils avouent que c'étoit pour choisir, ils reconnoitront l'exercice d'une faculté intellectuelle entre les motifs & la décision. Alors on sera d'accord de part & d'autre sur la réalité de cette faculté ; & il deviendra inutile de disputer sur le nom. Mais ne réunissons pas sous ce nom des conditions contradictoires, telles que la condition de pouvoir également acquiescer à tous les motifs actuels ; & la condition de pouvoir également n'acquiescer à aucun ; conditions qui excluent toute raison de préférence, de choix & de décision. Car alors tout exercice, tout usage, en un mot, toutes les propriétés essentielles de la faculté même, qu'on appelleroit liberté, seroient détruites ; ce nom ne signifieroit qu'une abstraction inconcevable, comme celle du bâton sans deux bouts. Dépouiller la volonté de l'homme de toutes causes déterminantes pour le rendre libre, c'est annuler la volonté, car tout acte de la volonté est de vouloir quelque chose ; c'est anéantir la liberté même, ou la faculté intellectuelle qui examine & apprécie les objets relatifs aux affections de la volonté. Ne nous arrêtons pas davantage à cette absurdité, & concluons en observant qu'il n'y a que l'homme sage qui s'occupe à perfectionner sa liberté ; les autres croyent toujours être assez libres quand ils satisfont leurs désirs ; ainsi ils ne sont attentifs qu'à se procurer le pouvoir qui multiplie les choix qui peuvent étendre l'usage de leur liberté. Celui qui n'a qu'un mets pour son repas, n'a que le choix de le laisser ou de le manger, & celui d'en manger plus ou moins ; mais celui qui a vingt mets, a l'avantage de pouvoir étendre l'exercice de sa liberté sur tous ces mets, de choisir ceux qu'il trouvera les meilleurs, & de manger plus ou moins de ceux qu'il aura choisis. C'est en ce sens que l'homme brute n'est occupé qu'à étendre toujours sa liberté & à satisfaire ses passions avec aussi peu de discernement que de modération ; ce qui a forcé les hommes qui vivent en société, à établir des loix pénales pour réprimer l'usage effrené de leur liberté.
  12. Un homme, qui est fou par l'effet d'une mauvaise constitution de son cerveau, est entraîné par une loi physique qui ne lui permet pas de faire le meilleur choix, ou de se conduire avec sagesse.
  13. L'ordre naturel le plus avantageux aux hommes, n'est peut-être pas le plus avantageux aux autres animaux ; mais dans le droit illimité l'homme a celui de faire sa part la meilleure possible. Cette supériorité appartient à son intelligence ; elle est de droit naturel, puisque l'homme la tient de l'Auteur de la nature, qui l'a décidé ainsi par les loix qu'il a instituées dans l'ordre de la formation de l'Univers.