Ludwig von Mises:Le Gouvernement omnipotent - chapitre 4

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Ludwig von Mises:Le Gouvernement omnipotent - chapitre 4


Anonyme


Chapitre 4 - Etatisme et nationalisme
Le Gouvernement omnipotent
Omnipotent Government: The Rise of the Total State and Total War
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Auteur : Ludwig von Mises
Genre
histoire, philosophie
Année de parution
1944
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1. Le principe de nationalité

Au début du XIXe siècle, le vocabulaire politique de citoyens du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande ne faisait pas de différence entre les concepts d'État, de peuple et de nation. Les conquêtes qui étendaient le royaume et qui amenait des pays et leurs habitants sous sa soumission, ne changeaient pas la dimension de l'État et de la nation. Ces régions annexées, de même que les établissements outre-mer de sujets britanniques, restaient en dehors de l'État et de la nation, c'étaient la propriété de la couronne sous le contrôle du parlement. La nation et le peuple se composaient des citoyens des trois royaumes d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande. L'Angleterre et l'Écosse avaient formé une union en 1707 ; en 1801 l'Irlande s'était jointe à cette union. Il n'y avait aucune intention d'incorporer à cet ensemble les citoyens établis de l'autre côté de la mer en Amérique du Nord. Chaque colonie avait son propre parlement et son propre gouvernement local. Quand le Parlement de Westminster chercha à inclure dans sa juridiction les colonies de Nouvelle-Angleterre et celles situées plus au sud, il provoqua le conflit qui aboutit à l'indépendance américaine. Dans la Déclaration d'Indépendance, les treize colonies se nomment elles-mêmes un peuple différent du peuple représenté au Parlement de Westminster. Les colonies individuelles ayant proclamé leur droit à l'indépendance formèrent une union politique et donnèrent ainsi à la nouvelle nation engendrée par le nature et par l'histoire, une organisation politique adéquate.

Même au temps du conflit avec l'Amérique, les libéraux britanniques sympathisaient avec les buts des colons. Au cours du XIXe siècle, la Grande-Bretagne a pleinement reconnu le droit des blancs établis dans les possessions d'outre-mer d'établir des gouvernements autonomes. Les citoyens des dominions ne sont pas citoyens de la nation britannique. Ils forment des nations indépendantes, avec tous les droits reconnus aux peuples civilisés. Aucun effort n'a été fait pour agrandir le territoire dont les membres sont envoyés au Parlement de Westminster. Si l'autonomie est accordée à une partie de l'empire, cette partie devient un État avec sa propre constitution. L'étendue du territoire dont le citoyens sont représentés au Parlement à Londres ne s'est pas étendue depuis 1801 ; elle fut diminuée par la fondation de l'État libre d'Irlande.

Pour les révolutionnaires français, les termes État, nation et peuple étaient également identiques. La France était pour eux le pays défini par les frontières historiques. Des enclaves étrangères (comme l'Avignon des papes et les possessions des princes allemands) faisaient partie de la France selon le droit naturel et devaient donc être réunies. Les guerres victorieuses de la Révolution et de Napoléon Ier reléguèrent temporairement ces notions dans l'oubli ; mais après 1815, elles retrouvèrent leur signification première. La France est le pays dont les frontières étaient fixées par le Congrès de Vienne. Napoléon II incorpora plus tard la Savoie et Nice à son royaume, région de langue française qui n'avait plus de place dans le nouveau royaume d'Italie ou l'État de Savoie-Piémont-Sardaigne s'était amalgamé. Les Français n'étaient pas enthousiasmés par cet agrandissement de leur pays ; les nouvelles régions furent longues à assimiler dans la communauté française. Les plans de Napoléon III visant à acquérir la Belgique, le Luxembourg et la rive gauche du Rhin n'étaient pas populaires en France. Les Français ne considèrent pas les Wallons ou les Suisses de langue française ou les Canadiens comme membre de leur nation ou de leur peuple. A leurs yeux, ce sont des étrangers de langue française, de bons vieux amis, mais ce ne sont pas des Français.

Il en était différemment pour les libéraux allemands et italiens. Les États qu'ils voulaient former étaient le produit de guerres dynastiques et de mariages ; on ne pouvait les considérer comme des entités naturelles. A la vérité, il eût été paradoxal d'anéantir le despotisme de la branche cadette des Reuss afin d'établir un gouvernement démocratique dans les territoires disséminés, possédés par ce potentat. Les sujets de telles principautés ne se considéraient pas comme citoyens de Reuss ou de Saxe-Weimar-Eisenach, mais comme Allemands. Ils n'aspiraient pas à une Schaumburg-Lippe libérale, ils voulaient une Allemagne libérale. Il en était de même en Italie, les libéraux italiens ne combattaient pas pour un État libre de Parme ou de Toscane, mais pour une Italie libre. Aussitôt que le libéralisme atteignit l'Allemagne et l'Italie, ce problème de l'étendue de l'État et de ses frontières se posait. Sa solution semblait facile. La nation est la communauté de toutes les personnes parlant la même langue ; les frontières de l'État doivent coïncider avec les démarcations linguistiques. L'Allemagne est le pays habité par les individus de langue allemande ; l'Italie est le pays des individus parlant italien. Les vieilles frontières tracées par les intrigues dynastiques étaient condamnées à disparaître. Aussi le droit de libre disposition et du gouvernement par le peuple, exposé par le libéralisme occidental, se transforma en principe des nationalités aussitôt que le libéralisme devint un facteur politique en Europe centrale. La terminologie politique commence à faire une distinction entre État et nation (peuple). Le peuple (nation) est composé de tous les hommes parlant la même langue ; la nationalité signifie communauté de langue.

Suivant ces idées, chaque nation doit former un État indépendant comprenant tous les membres de la nation. Une fois cela atteint, il n'y aura plus de guerres. Les princes se combattent parce qu'ils veulent accroître leur puissance et leur richesse par la conquête. Ces objectifs n'existent plus avec les nations. L'étendue du territoire d'une nation est déterminée par la nature. Les frontières nationales sont les frontières linguistiques. Aucune conquête ne peut rendre une nation plus grande, plus riche ou plus puissante. Le principe des nationalités est la règle d'or de la loi internationale qui apportera à l'Europe une paix sans troubles. Tandis que des rois projetaient encore des guerres et des conquêtes, les mouvements révolutionnaires de la Jeune Allemagne et de la Jeune Italie coopérait déjà pour la réalisation de cette heureuse constitution de la nouvelle Europe. Les Polonais et les Hongrois se joignirent à eux. Leurs aspirations rencontraient aussi les sympathies de l'Allemagne libérale et les poètes allemands glorifiaient les luttes des Polonais et des Hongrois pour leur indépendance.

Cependant, les aspirations des Polonais et des Magyars diffèrent considérablement de celles des libéraux allemands et italiens. Les premiers aspirent à une reconstruction de la Pologne et de la Hongrie dans leurs anciennes frontières historiques. Ils ne regardent pas en avant vers une nouvelle Europe libérale, mais en arrière vers le passé glorieux de leurs rois et conquérants vainqueurs, tel qu'il est décrit par leurs historiens et leurs écrivains. La Pologne était pour les Polonais tous les pays que leurs rois et leurs magnats avaient jadis dominés. La Hongrie était pour les Magyars tous les pays gouvernés au moyen âge par les successeurs de Saint-Étienne. Il leur importait peu que ces royaumes comprissent des individus parlant d'autres langues que le polonais et le hongrois. Polonais et Magyars affectaient d'adopter les principes des nationalités et de libre disposition et cette attitude rendait leur programme sympathique aux libéraux de l'Occident. Cependant leurs projets n'étaient pas la libération,mais l'oppression d'autres groupes linguistiques.

Il en était de même des Tchèques. Il est vrai qu'au début quelques champions de l'indépendance tchèque proposèrent un partage de la Bohême suivant les démarcations linguistiques ; mais ils furent très vite réduits au silence par leurs concitoyens pour lesquels le droit des Tchèques à disposer d'eux-mêmes était synonyme d'oppression des millions de non-Tchèques.

Le principe des nationalités était dérivé du principe libéral de libre disposition. Mais Polonais, Tchèques et Magyars subsistaient à ce principe démocratique un nationalisme agressif visant à la domination de peuples parlant d'autres langues. Très rapidement les nationalistes allemands et italiens et beaucoup d'autres groupes linguistiques adoptèrent la même attitude.

Ce serait une erreur que d'attribuer la montée du nationalisme moderne à la perversité humaine. Les nationalistes ne sont pas des agressifs innés, ils deviennent agressifs par leur conception du nationalisme. Ils sont placés dans des conditions que ne connaissent pas les champions du vieux principe de libre disposition et leurs préjugés étatistes les empêchent de trouver d'autre solution aux problèmes qui leur sont posés que celle fournie par un nationalisme agressif.

Ce que les libéraux de l'Occident n'ont pas reconnu, c'est qu'il y a de vastes territoires habités par des peuples de langues différentes. Ce fait important pouvait être négligé dans l'Europe occidentale, mais ne pouvait pas l'être en Europe orientale. Le principe des nationalités ne peut jouer dans un pays où les groupes linguistiques sont inextricablement mélangés. Dans ce cas, vous ne pouvez tracer des frontières qui séparent nettement les groupes linguistiques. Chaque division territoriale laisse nécessairement des minorités sous un gouvernement étranger.

Le problème se complique singulièrement en raison du caractère changeant des structures linguistiques. Les hommes ne restent pas nécessairement au lieu de leur naissance. Ils ont toujours migré des régions relativement surpeuplées dans les régions peu peuplées. dans notre âge de progrès économique rapide réalisé par le capitalisme, la propension à migrer s'est accrue d'une façon sans précédent. Des millions d'hommes vont des régions agricoles bers les centres miniers, commerciaux, industriels. des millions d'hommes partent des pays où le sol est pauvre vers ceux offrant des conditions plus satisfaisantes pour l'agriculture. Ces migrations transforment des minorités en majorités et vice versa. Elles apportent des minorités étrangères dans des pays autrefois homogènes au point de vue linguistique.

Le principe des nationalités était fondé sur l'hypothèse que chaque individu conserve toute sa vie sa langue maternelle, qu'il a apprise dans sa première enfance. Cela est aussi une erreur, les hommes peuvent changer de langue au cours de leur vie ; ils peuvent parler journellement et habituellement une langue autre que celle de leurs parents. L'assimilation linguistique n'est pas toujours le résultat spontané des conditions dans lesquelles vivent les individus. Elle est provoquée non seulement par le milieu et les facteurs culturels, mais le gouvernement peut l'encourager ou même la réaliser par la contrainte. C'est une illusion de croire que la langue est un critérium non arbitraire pour une délimitation impartiale des frontières. Dans certaines conditions, l'État peut influencer le caractère linguistique de ses citoyens.

Le principal instrument de dénationalisation obligatoire est l'instruction. L'Europe occidentale a développé le système d'enseignement public obligatoire ; il se présenta à l'Europe orientale comme une réalisation de la civilisation occidentale ; mais dans des territoires où plusieurs langues sont parlées, il se transforma en une arme redoutable aux mains de gouvernements décidés à modifier l'allégeance linguistique de leurs sujets. Les philanthropes et pédagogues anglais qui furent les défenseurs de l'enseignement public n'avaient pas prévu quelles tempêtes de haine et de ressentiment cette institution soulèverait.

Cependant l'école n'est pas le seul instrument d'oppression linguistique et de tyrannie. L'étatisme a mis entre les mains de l'État une centaine d'autres armes. Chaque acte du gouvernement qui peut et doit être exécuté avec un pouvoir discrétionnaire de l'administration peut être utilisé pour la réalisation des buts politiques du gouvernement. Les membres de la minorité linguistiques sont traités comme des adversaires ou des hors-la-loi. Ils demandent en vain des autorisations de change dans un système de contrôle des changes, ou des autorisations d'importer dans un système de contingentements. Leurs boutiques et leurs usines, les clubs, leurs établissements scolaires et lieux de réunion sont fermés par la police sous le prétexte de violation de lois sur la construction ou des règlements contre l'incendie. Leurs fils échouent pour quelque raison dans les examens préparant aux fonctions publiques. On leur refuse la protection de leurs biens, de leurs personnes et de leurs vies lorsqu'ils sont attaqués par des bandes armées formées par des membres zélés du groupe linguistique dominant. Ils ne peuvent même pas essayer de se défendre eux-mêmes : les autorisations nécessaires pour la possession des armes leur sont refusées. Les agents du fisc trouvent toujours qu'ils doivent au trésor beaucoup plus que le montant figurant sur les déclarations qu'ils ont remplies.

Tout ceci montre clairement pourquoi les essais faits par la Société des Nations pour protéger les minorités par une loi internationale étaient condamnés à l'échec. Une loi ne peut protéger personne contre des mesures dictées par de prétendues considérations d'opportunité économique. Toutes les sortes d'intervention étatique dans la vie économique faites dans des pays peuplés de groupes linguistiques différents sont utilisées pour causer des dommages aux parias. Tarifs douaniers, fiscalité, réglementation des changes, subventions, législation sociale, etc., peuvent toujours être utilisés à des fins de discrimination, quoique cela ne puisse être prouvé dans une procédure judiciaire. Le gouvernement peut toujours justifier ces mesures comme dictées par des considérations purement économiques. A l'aide de telles mesures et sans aucune violation formelle de la justice légale, la vie peut être rendue intenable pour les indésirables. Dans un âge d'interventionnisme et de socialisme il n'y a aucune protection légale valable contre un gouvernement mal intentionné. Chaque intervention du gouvernement dans la vie économique devient un acte d'hostilité nationale contre les membres des groupes linguistiques persécutés. Avec le progrès de l'étatisme, l'antagonisme entre groupes linguistiques devient plus aigu et plus implacable.

Ainsi la signification des concepts de la terminologie politique occidentale subit un changement radical en Europe centrale et orientale du fait d'une distinction entre le bon État et l'État mauvais. On a le culte de l'État comme l'ont tous les étatistes ; mais on pense au bon État, c'est-à-dire celui dans lequel son propre groupe linguistique domine. Leur État est un Dieu pour eux, les autres États dans lesquels leur groupe linguistique ne domine pas sont selon eux des démons. Leur concept de concitoyens englobe tous les individus parlant leur langue, tous les Volksgenossen, comme disent les Allemands, sans considération du pays où ils vivent ; ils ne comprend pas les citoyens de leur État, qui parlent une autre langue. Ce sont des adversaires et des barbares. Les Volksgenossen vivant sous un joug étranger doivent être libérés, ils forment des irrédentismes, des peuples non recouvrés.

Et tout moyen est juste et bon s'il peut rapprocher le jour où ils seront recouvrés. Tromperie, assauts criminels et meurtre sont de nobles vertus s'ils servent la cause de l'irrédentisme. La guerre pour la libération des Volksgenossen est juste. La grandeur du groupe linguistique et la gloire de l'État véritable et authentique sont le critérium suprême de moralité. Une seule chose compte, leur propre groupe linguistique, la communauté des hommes parlant la même langue, la Volksgemeinschaft.

2. Le groupe linguistique

Économistes, sociologues et historiens nous ont donné des définitions différentes du terme nation ; mais nous ne nous intéressons pas à la signification que la science sociale y attache. Nous cherchons la signification que les défenseurs européens du principe des nationalités attachent aux concepts de nation et de nationalité. Cela est important pour établir la façon dont ces termes sont utilisés dans le vocabulaire de l'action politique actuelle et le rôle qu'ils jouent dans la vie actuelle et les conflits contemporains.

Le principe des nationalités est inconnu aux hommes politiques américains ou australiens. Quand les Américains se libérèrent de la domination de la Grande-Bretagne, de l'Espagne et du Portugal leur but était la libre disposition d'eux-mêmes et non la création d'États nationaux au sens que le principe des nationalités a donné au terme nation. Au point de vue linguistique, ils ressemblaient aux vieux pays d'outre-mer d'où leurs ancêtres étaient partis pour l'Amérique. Les individus qui forment maintenant les États-Unis d'Amérique n'ont jamais voulu annexer le canada qui parle anglais. Les Canadiens de langue française qui résistaient au système britannique d'administration, n'ont pas combattu pour un État de langue française. Les deux groupes linguistiques ont coopéré de façon plus ou moins pacifique à l'intérieur du Dominion du Canada ; il n'y a pas d'irrédentisme. L'Amérique latine ne connaît pas non plus de problèmes linguistiques. Ce qui sépare l'Argentine du Chili ou le Guatemala du Mexique n'est pas la langue. Il y a aussi bien des conflits raciaux, sociaux, politiques et même religieux dans l'hémisphère occidental ; mais dans le passé aucun problème linguistique sérieux n'est venu troubler la vie politique américaine.

En Asie il n'y a pas non plus actuellement de grands antagonismes linguistiques. L'Inde n'est pas homogène au point de vue de la langue ; mais la divergence religieuse entre l'hindouisme et l'Islam est beaucoup plus importante que le problème des idiomes.

Peut-être les conditions peuvent-elles bientôt changer ; mais pour le moment, le concept de nationalité est plus ou moins un concept européen. C'est le problème politique principal de l'Europe.

Suivant le principe des nationalités, chaque groupe linguistique doit former un État indépendant et cet État doit enfermer tous les individus parlant cette langue. Le prestige de ce principe est si grand qu'un groupe d'hommes qui a quelque raison de vouloir former un État indépendant ne répondant pas au principe des nationalités, s'empresse de modifier sa langue afin de justifier ses aspirations à la lumière de ce principe.

Les Norvégiens parlent et écrivent maintenant un idiome presque identique à celui du Danemark ; mais ils ne sont pas prêts à renoncer à leur indépendance politique. Afin de fournir un appui linguistique à leur programme politique, d'éminents Norvégiens ont voulu créer un langage propre, former à l'aide de leurs vieux dialectes locaux une nouvelle langue, quelque chose d'analogue au vieux nordique tombé en désuétude depuis le XVe siècle. Le plus grand écrivain norvégien, Henri Ibsen, considérait ces efforts comme fous et les a traités comme tels sans Peer Gynt [1].

Le peuple irlandais parle et écrit anglais. Quelques-uns des meilleurs écrivains de langue anglaise sont des Irlandais ; mais l'Eire veut être politiquement indépendante. C'est pourquoi les Irlandais croient nécessaire de retourner au vieil idiome gaélique jadis usité dans leur pays. Ils ont été rechercher cette langue dans de vieux livres et manuscrits et ont essayé de lui donner une vie nouvelle ; ils y ont même réussi dans une certaine mesure.

Les sionistes veulent créer un État indépendant composé des individus professant la religion juive. Pour eux les juifs sont un peuple et une nation. Il n'est pas dans notre sujet d'apprécier si les arguments historiques mis en avant pour justifier ces revendications sont exacts ou non, ou si le plan est sain ou non d'un point de vue politique. Cependant, il est un fait, c'est que les juifs parlent beaucoup de langages différents ; du point de vue du principe des nationalités les aspirations du sionisme ne sont pas moins irrégulières que celles des Irlandais. C'est pourquoi les sionistes essaient de pousser les juifs à parler et à écrire l'hébreu. Ces plans ont un caractère paradoxal du fait qu'au temps du Christ, les habitants de la Palestine ne parlaient pas hébreu ; leur langue tait l'araméen. L'hébreu était uniquement la langue de la littérature religieuse, il n'était pas compris par le peuple. La seconde langue généralement connue était le grec [2].

Les faits démontrent le sens et le prestige des nationalités. Les termes nation et nationalité tels qu'ils sont utilisés par les défenseurs de ce principe sont équivalents au terme groupe linguistique. Les termes utilisés pour cette question dans l'empire des Habsbourg étaient die nationale Frage (la question nationale) avec comme synonyme die Sprachenfrage (le problème linguistique), nationale Kämpfe (luttes nationales), Spachenkämpfe (luttes linguistiques). Le principal sujet de conflit a toujours été de savoir la langue qui devait être utilisée par l'administration, par les tribunaux, l'armée, et quelle langue devait être enseignée dans les écoles.

Les ouvrages et journaux anglais et français commettent une sérieuse erreur en se référant à ces conflits comme à des conflits raciaux. Il n'y a pas de conflit de races en Europe. Aucun signe corporel distinctif que l'anthropologue puisse établir à l'aide de méthodes scientifiques d'anatomie ne distingue les hommes appartenant aux différents groupes. Si vous présentez l'un d'entre eux à l'anthropologue, il serait incapable de dire par des méthodes biologiques si c'est un Allemand, un Tchèque, un Polonais ou un Hongrois.

Les individus appartenant à l'un quelconque de ces groupes n'ont pas non plus d'origine commune. La rive droite de l'Elbe, toute le nord-est de l'Allemagne n'étaient habités il y a huit cents ans que par des tribus slaves ou baltes. Elles ne devinrent de langue allemande qu'au cours du processus que les historiens allemands ont appelé la colonisation de l'Est. Des allemands de l'Ouest et du Sud ont émigré dans cette région ; mais dans l'ensemble la population actuelle descend des indigènes slaves et baltes qui, sous l'influence de l'Église et de l'école, ont adopté la langue allemande. Naturellement les chauvinistes prussiens affirment que les Slaves et les Baltes ont été exterminés et que toute la population actuelle descend de colons allemands. Il n'y a pas la moindre preuve de cette doctrine. Les historiens prussiens l'ont inventée afin de justifier aux yeux des nationalistes allemands la revendication prussienne d'établir l'hégémonie de la Prusse en Allemagne ; mais ils n'ont tout de même jamais osé nier que l'ascendance slave des dynasties princières autochtones (de Poméranie, Silésie et Mecklembourg) et de la plus grande partie des familles aristocratiques est hors de doute. La reine Louise de Prusse, que tous les nationalistes allemands considèrent comme le modèle de la femme allemande, descendait de la maison ducale de Mecklembourg, dont l'origine slave n'a jamais été contestée. Un grand nombre de familles de l'Allemagne du Nord-Est remontent à des ancêtres slaves. Les arbres généalogiques de la bourgeoisie et de la paysannerie ne peuvent évidemment remonter aussi loin que ceux de la noblesse ; cela suffit à expliquer que la preuve de l'origine slave ne puisse être établie pour elles. Il est en vérité paradoxal d'admettre que les princes et chevaliers slavons aient exterminé leurs serfs slaves afin de fonder leurs villages avec des serfs allemands immigrés.

Le passage de l'un de ces groupes linguistiques à un autre ne s'est pas seulement produit dans les temps reculés. Il s'est produit et se produit si fréquemment que personne ne le remarque. Beaucoup de personnalités marquantes dans le mouvement nazi en Allemagne, en Autriche et dans les districts slavons, hongrois et roumains revendiqués par le nazisme étaient les fils de parents dont la langue n'était pas l'allemand. Des conditions semblables prédominent dans toute l'Europe. dans de nombreux cas, le changement de souveraineté d'est accompagné par un changement du nom de famille ; plus souvent, les individus ont conservé leurs noms de famille à consonance étrangère. Les poètes belges Maeterlinck et Verhaeren ont écrit en français ; leur nom suggère une ascendance flamande. Le poète hongrois Alexandre Petöfi, qui fut tué pour la cause de la révolution hongroise à la bataille de Schässburg, (1849) était le fils d'une famille slavone nommée Petrovics. Des milliers de cas analogues sont connus de ceux qui sont familiers du sol et des peuples d'Europe. L'Europe est aussi un creuset ou plutôt un ensemble de creusets.

A chaque fois que la question se pose de savoir si un groupe doit être considéré comme une nation distincte et donc fondé à réclamer l'autonomie politique, il faut distinguer si l'idiome en cause est une langue distincte ou un dialecte. Les Russes soutiennent que l'Ukrainien ou le Ruthénien est un dialecte, comme le Platt-Deutsch de l'Allemagne du Nord ou le provençal dans le midi de la France. Les Tchèques usent du même argument contre les aspirations politiques des Slovaques et les italiens contre l'idiome rhéto-roman.

Il n'y a que peu d'années que le gouvernement suisse a donné au roman le statut légal de langue nationale. Beaucoup de nazis déclarent que le Hollandais n'est pas une langue, mais un dialecte allemand, un Platt qui s'est arrogé le statut de langue.

le principe des nationalités n'a pénétré que tardivement dans la pensée politique de la Suisse. pour deux raisons,la Suisse a résisté jusqu'à présent victorieusement à son pouvoir de désintégration.

Le premier facteur est la qualité des trois langues principales de la Suisse : allemand, français et italien. Pour chaque habitant de l'Europe continentale, c'est un grand avantage que d'apprendre l'une de ces langues. Si un Suisse allemand acquiert la connaissance du français ou de l'italien, il ne devient pas seulement mieux équipé pour la vie économique, mais il accède à l'une des grandes littératures mondiales. Il en est de même du suisse roman ou italien en apprenant l'italien ou l'allemand. C'est pourquoi le Suisse ne s'oppose pas à une éducation bilingue. Il considère comme un grand avantage pour ses enfants d'apprendre une ou deux autres des langues principales du pays. mais qu'est-ce qu'un wallon gagnerait à connaître le flamand, le Slovaque à connaître le hongrois ou le hongrois à connaître le roumain ? il est presque indispensable pour un Polonais ou un Tchèque cultivé de connaître l'allemand ; mais pour un Allemand, c'est une perte de temps que d'apprendre le tchèque ou le polonais. Cela explique pourquoi le problème de l'enseignement est de moindre importance dans les conditions linguistiques de la Suisse.

Le second facteur est la structure politique. Les pays d'Europe orientale n'ont jamais été libéraux. ils sautèrent de l'absolutisme monarchique à l'étatisme. Depuis les années 1850 ils sont restés fidèles à la politique d'intreventionisme qui n'a envahi l'Occident que dans les dernières décades. Leur nationalisme économique intransigeant est une conséquence de leur étatisme. Mais au début de la première guerre mondiale, la Suisse était encore un pays à prédominance libérale. Depuis lors, elle a de plus en plus tourné à l'interventionnisme et le problème linguistique s'en est trouvé aggravé. Il y a un irrédentisme italien dans le Tessin italien, il y a un parti pro-nazi dans les régions de langue allemande et il y a des nationalistes français dans le Sud-Ouest. Une victoire des démocraties alliées a pu sans doute arrêter ces mouvements mais dans ce cas l'intégrité suisse est sauvegardée par le même facteur auquel elle doit son origine et sa conservation dans le passé, c'est-à-dire les conditions politiques des pays voisins.

L'Europe occidentale offre un exemple dans lequel le trait caractéristique qui sépare deux nations n'est pas une langue, mais la religion et les caractères alphabétiques utilisés dans l'écriture et l'impression. Les Serbes et les Croates parlent la même langue ; mais tandis que les Serbes se servent de l'alphabet cyrillique, les Croates utilisent l'alphabet romain. Les Serbes adhèrent à la croyance orthodoxe de l'Église orientale ; les Croates sont catholiques romains.

Il faut souligner avec la plus grande force que le racisme et des considérations de pureté raciale et de solidarité ne jouent aucun rôle dans ces luttes européennes entre groupes linguistiques. Il est exact que les nationalistes ont souvent recours à la race et à l'origine commune comme à des slogans ; mais ce n'est que de la pure propagande, sans aucun effet pratique sur les politiques et les actions politiques. Au contraire, les nationalistes rejettent consciemment et à dessein le racisme et les caractéristiques raciales des individus quand ils traitent des problèmes et activités politiques. Les racistes allemands nous ont donné une image du prototype du noble Allemand et du héros aryen avec la description biologique exacte de ses traits corporels. Tout Allemand connaît cet archétype et la plupart sont convaincus que ce portait est correct ; mais aucun nationaliste allemand n'a jamais osé se servir de ce modèle pour faire une distinction entre Allemands et non-Allemands. Le critérium du germanisme ne se trouve pas dans la similitude avec ce standard mais dans la langue allemande [3]. Séparer le groupe de langue allemande suivant les caractéristiques raciales aboutirait à éliminer au moins 80 % du peuple allemand des rangs des Allemands. NI Hitler, Ni Goebbels, ni la plupart des autres champions du nationalisme allemand ne sont conformes au prototype aryen du mythe racial.

Les Hongrois sont fiers d'être les descendants d'une tribu mongole qui, au début du moyen âge, a conquis le pays qu'ils appellent Hongrie. Les Roumains se vantent d'être les descendants de colons romains. Les Grecs se considèrent comme les descendants des anciens Grecs. Les historiens sont assez sceptiques au regard de ces prétentions. Le nationalisme politique moderne de ces nations les ignore. Il trouve le critérium pratique de la nation dans la langue et non dans les caractéristiques raciales ou la preuve de la descendance de prétendus ancêtres.

Notes

[1] Acte IV, scène dans l'asile de fous.

[2] Kenyon, "The Bible as Christ Knew It", The History of christianity in the Light of Modern Knowledge (London, 1929), p. 172. Quelques sionistes ont défendu le Yiddish comme leur langue nationale ; mais ils ne réussirent pas à l'établir. Le Yiddish est un dialecte allemand avec quelques mots empruntés à l'hébreu et davantage aux langues slavones. C'est le dialecte parlé par les Juifs d'origine allemande dans l'Europe du Nord-Est. Les journaux en caractères hébreux imprimés et vendus en Amérique ne sont pas rédigés en hébreu, mais en yiddish.

[3] Nous considérerons au chapitre VIII les facteurs raciaux allégués dans la lutte nationale juive.

3. Le libéralisme et le principe des nationalités

Les adversaires du libéralisme n'ont pas réussi à réfuter les enseignements du libéralisme moderne concernant la valeur du capitalisme et du gouvernement démocratique. Ont-ils mieux réussi dans leur critique de la troisième partie du programme libéral, à savoir les propositions visant la coopération pacifique entre les différentes nations et États ? En réponse à cette question nous devons de nouveau souligner que le principe des nationalités ne représente pas la solution libérale du problème international. Les libéraux préconisent la libre disposition. Le principe des nationalités résulte de l'interprétation que les populations d'Europe centrale et orientale, qui n'ont jamais pleinement saisi le sens des idées libérales, ont donnée au principe de libre disposition. C'est la déformation, non la réalisation de la pensée libérale.

Nous avons déjà montré que les pères anglo-saxons et français des idées libérales n'ont pas reconnu les problèmes qui se posaient. Quand ces problèmes apparurent, la période créatrice du vieux libéralisme était terminée. Les grands champions avaient disparu. Les épigones, incapables de combattre avec succès les tendances socialistes et interventionnistes grandissantes, emplissaient la scène. Ces hommes n'avaient pas la force de traiter ces problèmes nouveaux.

Cependant l'été de la Saint-Martin du vieux libéralisme classique a produit un document digne de la grande tradition du libéralisme français. Ernest Renan ne peut, il est vrai, être réellement considéré comme un libéral. Il a fait des concessions au socialisme parce que sa connaissance des théories économiques était assez élémentaires ; en conséquence, il fut assez accommodant pour les préjugés antidémocratiques de son époque. Mais sa fameuse conférence, Qu'est-ce qu'une nation ? prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882 est tout entière inspirée par la pensée libérale [1]. Ce fut le dernier mot prononcé par le vieux libéralisme occidental sur les problèmes de l'État et de la nation.

Pour comprendre correctement les idées de Renan, il est nécessaire de se souvenir que pour les Français — comme pour les Anglais — les termes nation et État sont synonymes. Quand Renan demande : Qu'est-ce qu'une nation ? il veut dire : Qu'est-ce qui doit déterminer les frontières des divers États ? Et sa réponse est : ce n'est pas la communauté de langue, ni la similitude de race fondée sur l'ascendance d'ancêtres communs, i l'appartenance à une même religion, ni l'harmonie des intérêts économiques, ni des considérations géographiques ou stratégiques, mais le droit de la population à déterminer sa propre destinée [2]. La nation est le produit de la volonté d'êtres humains de vivre ensemble en un État [3]. La plus grande partie de la conférence est consacrée à montrer comment naît cet esprit de nationalité.

La nation est une âme, un principe spirituel [4]. Une nation, dit Renan, confirme quotidiennement son existence en manifestant sa volonté de coopération politique à l'intérieur du même État ; un plébiscite quotidien. C'est pourquoi une nation n'a aucun droit de dire à une province : Vous m'appartenez, je veux vous annexer. Une province consiste en ses habitants. Si quelqu'un a le droit d'être entendu dans ce cas ce sont ces habitants. Les conflits de frontière doivent être réglés par plébiscite [5].

Il est important de se rendre compte en quoi l'interprétation du droit de libre disposition diffère du principe des nationalités. Le droit de libre disposition auquel pense Renan n'est pas un droit de groupes linguistiques mais d'hommes pris individuellement. Il découle des droits de l'homme : L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race ; il n'appartient qu'à lui-même [6].

Du point de vue du principe des nationalités l'existence d'États comme la Suisse, composée de personnes de langues différentes, est aussi anormale que le fait de ne pas voir Anglo-Saxons et Français avides d'unir à leurs États tous les peuples parlant leur langue. Pour Renan, ces faits n'ont rien de singulier.

Ce qui est le plus digne d'attention n'est pas ce que Renan dit, mais ce qu'il ne dit pas. Renan n'envisage pas l'existence des minorités linguistiques ni celle des changements de langue. Consultez le peuple, laissez-le décider. Tout est bien comme cela ; mais que se passera-t-il si une minorité remuante diffère de la volonté de la majorité ? Renan ne fait pas de réponse satisfaisante à cette objection. Il déclare — pour ce qui est du scrupule selon lequel les plébiscites pourraient entraîner une désintégration des vieilles nations et la création d'un système de petits États (nous disons aujourd'hui balkanisation) — que le principe de libre disposition ne doit pas être employé de façon abusive mais seulement d'une façon très générale [7].

Le brillant exposé de Renan prouve que les problèmes menaçant l'Europe orientale ne sont pas familiers dans l'Europe occidentale. Il préface sa brochure d'une prophétie : nous allons au-devant de guerres de destruction et d'extermination parce que le monde a abandonné le principe de libre union et a donné aux nations, comme jadis aux dynasties, le droit d'annexer des provinces contre la volonté de celles-ci [8]. Mais Renan n'a vu que la moitié du problème et c'est pourquoi sa solution ne pouvait être que partielle.

Il serait pourtant inexact de dire que le libéralisme a échoué dans ce domaine. Les propositions du libéralisme pour la coexistence et la coopération des nations et des États ne forment qu'une partie dans l'ensemble du programme libéral. Elles ne peuvent être réalisées, elles ne peuvent être appliquées que dans un monde libéral. La principale vertu du plan libéral d'organisation sociale, économique et politique est précisément qu'il rend possible la coopération pacifique des nations. Ce n'est pas un défaut du programme libéral pour la paix internationale qu'il ne puisse être réalisé dans un monde antilibéral et qu'il doive échouer à une époque d'interventionnisme et de socialisme...

Afin de saisir le sens du programme libéral, nous devons imaginer un ordre mondial dans lequel le libéralisme serait souverain. Ou tous les États sont libéraux, ou ils sont en nombre suffisant pour que leur union puisse repousser une attaque d'agresseurs militaristes. Dans ce monde libéral ou dans la partie libérale du monde, il y a propriété privée des moyens de production ; l'action du marché n'est pas gênée par l'intervention de l'État. Il n'y a pas de barrières douanières, les hommes peuvent vivre et travailler là où ils veulent. Des frontières sont tracées sur les cartes mais elles n'empêchent pas les migrations humaines ni le transport des marchandises. Les nationaux ne jouissent d'aucun droit qui soit refusé aux étrangers. Les gouvernements et leurs fonctionnaires restreignent leurs activités à la protection de la vie, de la santé et de la propriété contre toute agression frauduleuse ou violente. Ils ne font pas de discrimination contre les étrangers. Les tribunaux sont indépendants et protègent tout le monde avec efficacité contre les empiètements de l'administration. Les individus peuvent dire, écrire et imprimer ce qu'ils veulent. L'enseignement n'est pas soumis à l'intervention de l'État. Les gouvernements sont comme des veilleurs de nuit chargés par les citoyens de gérer le pouvoir de police. Les hommes en place sont considérés comme de simples mortels et non comme des surhommes ou des autorités paternelles ayant le droit et le devoir de tenir le peuple en tutelle. Les gouvernements n'ont pas le droit de prescrire aux citoyens la langue qu'ils doivent utiliser dans leurs rapports quotidiens, ni dans quelle langue ils doivent élever et instruire leurs enfants. Les organes administratifs et les tribunaux doivent se servir de la langue de chaque homme avec lequel ils ont affaire, pourvu que cette langue soit parlée dans le district par un nombre raisonnable d'habitants.

Dans un tel monde, la place des frontières ne fait aucune différence. Personne n'a un intérêt matériel spécial à agrandir le territoire de l'État où il vit ; personne ne souffre de dommage si une partie de ce territoire est séparée de l'État. Il est sans intérêt aussi que toutes les parties du territoire soient en liaison géographique directe ou qu'elles soient séparées par un bande de terre appartenant à un autre État. Il est sans importance économique qu'un pays ait une issue sur l'océan ou non. Dans un tel monde, le peuple de chaque village ou district pourrait décider par plébiscite à quel État il veut appartenir. Il n'y aurait plus de guerre parce qu'il n'y aurait plus de motif d'agression. La guerre ne paierait pas. Armées et marines seraient superflues. Des policiers suffiraient pour lutter contre le crime. L'État n'est pas une entité métaphysique, mais simplement le producteur de sécurité et de paix. V'est le gardien de nuit, comme Lassalle le qualifiait avec mépris. Mais il remplit sa tâche de façon satisfaisante. Le sommeil des citoyens n'est pas troublé, des bombes ne détruisent pas son foyer et si quelqu'un frappe à sa porte tard dans la nuit, ce n'est certainement pas la Gestapo, ni l'O.G.P.U.

La réalité où nous devons vivre diffère énormément de ce monde parfait du libéralisme idéal ; mais cela est dû seulement au fait que les hommes ont rejeté le libéralisme pour l'étatisme. Ils ont accablé l'État, qui pourrait être un gardien de nuit plus ou moins efficace, d'une multitude d'autres devoirs. Ni la nature, ni l'action de force échappant au contrôle humain, ni une nécessité inévitable n'ont conduit à l'étatisme : ce sont les actes des hommes. Prisonniers d'une dialectique fallacieuse et d'illusions fantastiques, croyant aveuglément à des doctrines erronées, entraînés par une envie et une avidité insatiables, des hommes ont bafoué le capitalisme et lui ont substitué un ordre engendrant des conflits auxquels aucune solution pacifique ne peut être trouvée.

Notes

[1] Renan, Qu'est-ce qu'une nation ? (éd. Paris, 1934).

[2] Renan, idem, p. XI.

[3] Idem, p. 84, 88.

[4] Idem, p. 83.

[5] Idem, p. VIII, 89-90, 95.

[6] Idem, p. IX.

[7] Renan, op. cit. p. 91.

[8] Idem, p. VIII.

4. Le nationalisme agressif

L'étatisme — interventionnisme ou socialisme — conduit inévitablement aux conflits, à la guerre et à l'oppression totalitaire de vastes populations. Avec l'étatisme, l'État juste et véritable est l'État dans lequel moi ou mes amis qui parlent la même langue et partagent mes opinions sont souverains. Tous les autres États sont illégitimes. On ne peut nier qu'ils existent aussi dans ce monde imparfait ; mais ce sont des ennemis de mon État, du seul État équitable, même si cet État n'existe pas encore en dehors de mes rêves ou souhaits. Notre État nazi allemand, dit Steding, est le Reich ; les autres États en sont des déviations [1]. La politique, dit l'éminent juriste nazi Carl Schmitt, est la discrimination entre ami et adversaire [2].

Afin de comprendre ces doctrines, nous devons d'abord examiner l'attitude libérale vis-à-vis du problème des antagonismes linguistiques.

Quiconque vit comme membre d'une minorité linguistique dans une communauté où un autre groupe linguistique forme la majorité, est privé du moyen d'influencer la vie politique du pays. (Nous ne considérons pas le cas spécial dans lequel une telle minorité linguistique occupe une position privilégiée et opprime la majorité comme, par exemple, l'aristocratie de langue allemande dans les duchés baltes, avant que ces provinces ne deviennent russes.) Dans une communauté démocratique, l'opinion publique détermine le résultat des élections et par là les décisions politiques. Quiconque veut faire prévaloir ses idées dans la vie politique doit essayer d'avoir une influence sur l'opinion publique par la parole et l'écrit. S'il réussit à convaincre ses concitoyens, ses idées obtiennent soutien et durée.

Des minorités linguistiques ne peuvent prendre part à ces luttes d'idées. Elles sont des spectateurs silencieux dans les débats politiques dont sort le vote décisif. Elles ne peuvent participer aux discussions et négociations ; mais leur résultat détermine aussi leur sort. Pour elles, la démocratie ne signifie pas libre disposition ; un autre peuple les contrôle. Ce sont des citoyens de seconde zone. C'est pourquoi dans un monde démocratique les hommes considèrent comme un inconvénient d'être membres d'une minorité linguistique. Cela explique aussi pourquoi il n'y avait jadis aucun conflit de langue quand il n'y avait pas de démocratie. Dans cet âge de démocratie, le peuple, dans son ensemble, préfère vivre dans une communauté où tous parlent la même langue que la majorité de leurs concitoyens. C'est pourquoi dans les plébiscites sur la question de savoir à quel État une province doit appartenir, le peuple en règle général, mais pas toujours, vote en faveur du pays où il ne formera pas une minorité linguistique.

Cependant, la reconnaissance de ce fait ne conduit pas le libéralisme au principe des nationalités. Le libéralisme ne dit pas : chaque groupe linguistique doit former un État et un seul et chaque individu appartenant à ce groupe doit autant que possible appartenir à cet État. Il ne dit pas non plus : aucun État ne doit inclure des individus appartenant à plusieurs groupes linguistiques. Le libéralisme postule la libre disposition. Que les hommes, dans l'exercice de ce droit, se laissent guide par des considérations linguistiques, cela est simplement un fait pour le libéralisme, ce n'est pas un principe ni une loi morale. Si les hommes en décident autrement, ce qui est, par exemple, le cas des Alsaciens de langue germanique, c'est leur affaire. Une telle décision doit être également respectée.

Toutefois, il en est différemment dans notre âge d'étatisme. L'État étatiste doit nécessairement étendre son territoire au maximum. Les avantages qu'il peut accorder à ses citoyens augmentent en proportion de son territoire. Tout ce qu'un État interventionniste peut fournir, peut être fourni en quantités plus abondantes par un grand État que par un petit. Plus il prend et plus il peut donner. C'est dans l'intérêt de ceux que le gouvernent désire favoriser que leur État devient aussi grand que possible. La politique d'expansion territoriale devient populaire. Le peuple, comme les gouvernements, devient avide de conquêtes. Tout prétexte d'agression semble bon. Les hommes ne reconnaissent alors qu'un argument en faveur de la paix : que l'adversaire présumé soit assez fort pour briser leur attaque. Malheur au faible.

La politique intérieure d'un État nationaliste est inspirée par le souci d'améliorer les conditions de vie de quelques groupes de citoyens en infligeant des dommages aux étrangers et aux citoyens utilisant une langue étrangère. En politique étrangère, nationalisme économique signifie discrimination contre les étrangers. En politique intérieure, il signifie discrimination contre les citoyens parlant une langue qui n'est pas celle du groupe dominant. Les parias ne sont pas toujours des groupes minoritaires au sens technique du terme. Le peuple de langue allemande de Meran, Bozen, et Brixen constitue une majorité dans chaque district. ; ce n'est une minorité que parce que leur pays est annexé par l'Italie. Il en est de même des Allemands d'Egerland, des Ukrainiens en Pologne, des Magyars du district de Szekler en Transylvanie, des Slovènes dans la Carniole occupée par l'Italie. Quiconque parle une langue maternelle étrangère dans un État où une autre langue prédomine, est un proscrit auquel les droits de citoyen sont virtuellement refusés.

Le meilleur exemple des conséquences politiques de ce nationalisme agressif est fourni par les conditions de l'Europe orientale. Si vous demandez aux représentants des groupes linguistiques d'Europe orientale ce qu'ils considèrent devoir être une juste délimitation de leurs États nationaux et si vous tracez ces frontières sur une carte, vous découvrirez que la plus grande partie de ce territoire est réclamée par au moins deux nations, et une partie non négligeable par trois nations ou même plus [3]. Chaque groupe linguistique défend ses prétentions à l'aide d'arguments linguistiques, raciaux, historiques, géographiques, stratégiques, économiques, sociaux et religieux. Aucune nation n'est sincèrement prête à renoncer à la moindre de ses revendications pour des raisons d'opportunité. Chaque nation est prête à recourir aux armes pour voir ses prétentions satisfaites. C'est pourquoi chaque groupe linguistique considère ses voisins immédiats comme des ennemis mortels et compte sur l'appui armé des voisins de ses voisins pour ses propres revendications territoriales contre l'adversaire commun. Chaque groupe essaie d'utiliser chaque occasion de réaliser ses revendications au détriment de ses voisins. L'histoire des dernières décades prouve l'exactitude de cette description mélancolique.

Prenez par exemple le cas des Ukrainiens. Depuis des centaines d'années ils étaient sous le joug des Russes et des Polonais. Il n'y a pas eu d'État ukrainien à l'époque moderne. On pourrait penser que les porte-parole d'un peuple qui a une aussi riche expérience des rigueurs d'une oppression étrangère implacable, seraient prudents dans leurs prétentions. mais les nationalistes ne peuvent renoncer. C'est ainsi que les Ukrainiens réclament une zone de plus de 935 000 kilomètres carrés avec une population totale de soixante millions d'habitants, dont, suivant leurs propres estimations, seulement plus de quarante millions sont Ukrainiens [4]. Les Ukrainiens opprimés ne se contenteraient pas de leur propre libération ; ils aspirent à l'oppression de vingt millions de non-Ukrainiens.

En 1918, les Tchèques ne se contentèrent pas de la création d'un État propre et indépendant. Ils incorporèrent à leur État des millions d'individus de langue allemande, tous les Slovaques, des dizaines de milliers de Hongrois, les Ukrainiens de Russie subcarpathique et — pour des considérations d'aménagement ferroviaire — quelques districts de Basse-Autriche. Et quel fut le spectacle donné par la République polonaise qui en vingt et un ans d'indépendance essaya de piller par la violence trois de ses voisins — Russie, Lithuanie et Tchécoslovaquie — et une partie de leurs territoires !

Ces conditions ont été correctement décrites par August Strindberg dans sa trilogie To Damaseus [5] :

Le père Melcher : "A la station d'Amsteg, sur la ligne du Saint-Gothard, vous avez probablement vu une tour appelée le château de Zwing-Uri ; il est célébré par Schiller dans Wilhelm Tell. Il est là comme un monument à l'oppression inhumaine que les habitants d'Uri ont subie de la part de l'empereur d'Allemagne ! Délicieux ! Du côté italien du Saint-Gothard se trouve comme vous le savez la station de Bellinzona. Il y a là plusieurs tours mais la plus remarquable est le château d'Uri. C'est un monument à l'oppression inhumaine que le canton italien a subie de la part des habitants d'Uri. Vous comprenez ?"
L'étranger : "Liberté ! Donnez-nous la liberté afin de pouvoir la supprimer."

Cependant, Strindberg n'ajoutait pas que les trois cantons d'Uri, Schwyz et Unterwalden ont, avec le libéralisme du XIXe siècle, coopéré pacifiquement avec le Tessin dont ils avaient opprimé la population depuis presque trois cents ans.

Notes

[1] Steding, Das Reich und die Kranheit der Kultur (Hambourg, 1938).

[2] Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen (Munich, 1932).

[3] Par exemple la ville de Fiume est réclamée par les Hongrois, les Croates, les Yougoslaves et les Italiens.

[4] Hrushevsky, A history of the Ukraine (publié par l'Association nationale ukrainienne par la Yale University Press, New-Haven, 1941), p. 574.

[5] Partie II, acte IV, sc. II. Traduction autorisée par Sam. E. Davidson, Poet Lore, XLII, n. 3 (Boston, Bruce Humplaies, Suc., 1935),p. 259.

5. L'impérialisme colonial

Au XVe siècle, les nations occidentales commencèrent à occuper des territoires hors d'Europe, peuplés de populations non chrétiennes. Elles désiraient obtenir des métaux précieux et des matières premières que l'Europe ne pouvait produire. Expliquer cette expansion coloniale comme une recherche de marchés c'est défigurer les faits. Ces commerçants voulaient se procurer des produits coloniaux. Ils devaient les payer ; mais le bénéfice qu'ils cherchaient était l'acquisition de marchandises qu'ils ne pouvaient acheter ailleurs. Comme hommes d'affaires ils n'étaient pas assez fous pour croire aux absurdes enseignements du mercantilisme, ancien et nouveau, selon lesquels l'avantage du commerce extérieur est dans l'exportation et non dans l'importation. Ils se préoccupaient si peu d'exportation qu'ils étaient heureux lorsqu'ils pouvaient obtenir les biens qu'ils désiraient sans aucun paiement. Ils étaient souvent davantage des pirates et des négriers que des marchands. Ils n'avaient aucun scrupule moral dans leurs rapports avec les païens.

Il n'entrait pas dans les desseins des rois et de leurs commerçants qui inaugurèrent l'expansion européenne outre-mer d'établir des colons européens dans les territoires occupés. Ils méprisaient les vastes forêts et prairies d'Amérique du Nord d'où ils n'attendaient ni métaux précieux ni épices. Les gouvernants anglais étaient beaucoup moins enthousiastes pour la création d'établissements permanents sur le continent américain que pour leurs entreprises sur la côté des Caraïbes en Afrique et dans les Ides Orientales et leur participation au commerce des esclaves. Ce sont les colons et non le gouvernement britannique qui fondèrent les communautés de langue anglaise en Amérique et plus tard au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud.

L'expansion coloniale du XIXe siècle fut très différentes de celle des siècles précédents. Elle était seulement motivée par des considérations de gloire et de fierté nationales. Les officiers français, poètes et causeurs mondains — et non le reste de la nation — souffrirent profondément du complexe d'infériorité que les batailles de Leipzig et de Waterloo, et plus tard celles de Metz et de Sedan, leur avaient laissé. Ils étaient assoiffés de gloire et de renommée et ils ne pouvaient étancher leur soif ni dans l'Europe libérale ni en Amérique protégée par la doctrine de Monroe. Ce fut un grand réconfort pour Louis-Philippe que ses fils et ses généraux puissent cueillir des lauriers en Algérie. La IIIe République conquit la Tunisie, le Maroc, Madagascar et le Tonkin afin de rétablir l'équilibre moral de son armée et de sa marine. Le complexe d'infériorité de Custozza et de Lessa poussa l'Italie en Abyssinie et le complexe d'infériorité d'Adoua à Tripoli. L'un des motifs les plus importants qui poussa l'Allemagne à s'engager dans les conquêtes coloniales fut l'ambition turbulente d'aventuriers méprisables comme le Dr Karl Peters.

Il y a encore d'autres cas. Le roi Léopold II de Belgique et Cecil Rhodes étaient des conquistadors attardés ; mais le motif principal des conquêtes coloniales modernes fut le désir de gloire militaire. L'impossibilité de se défendre de pauvre aborigènes, dont les armes principales étaient le caractère aride et impraticable de leur pays, était trop tentante. Il était facile et peu dangereux de les battre et de retourner dans sa partie en héros.

La plus grande puissance coloniale du monde moderne était la Grande-Bretagne. Son empire des Indes surpassait de loin les possessions coloniales de toutes les autres nations européennes. Dans les années 1820, c'était virtuellement la seule puissance coloniale. Espagne et Portugal avaient presque perdu tous leurs territoires d'outre-mer. Français et Hollandais ne conservaient plus, à la fin des guerres napoléoniennes, que ce que les Britanniques consentaient à leur laisser ; leur souveraineté coloniale était à la merci de la marine britannique ; mais le libéralisme anglais avait fondamentalement réformé le sens de l'impérialisme colonial. Il accordait l'autonomie, le statut de dominion, aux colons britanniques, et pratiquait les principes du libre-échange aux Indes et dans les autres colonies de la couronne. Bien avant que le pacte de la Société des Nations n'ait créé le concept de mandat, la Grande-Bretagne agissait virtuellement comme mandataire de la civilisation européenne dans des pays où la population n'était pas, selon l'opinion anglaise, digne de l'indépendance. Le principal reproche que l'on puisse faire à la politique britannique aux Indes, fut qu'elle respectait trop certaines coutumes indigènes, par exemple la lenteur à améliorer le sort des intouchables. Mais, sans les Anglais, il n'y aurait pas d'Inde aujourd'hui, mais seulement un conglomérat de petites principautés tyranniques et mal gouvernées, se faisant la guerre pour des prétextes variés ; il y aurait anarchie, famines et épidémies.

Les hommes représentant l'Europe aux colonies furent rarement à l'abri des dangers moraux spéciaux découlant des situations élevées qu'ils occupaient au milieu de populations arriérées. Leur snobisme empoisonna leurs contacts personnels avec les indigènes. Les merveilleuses réalisations de l'administration britannique aux Indes furent couvertes d'une ombre par l'arrogance vaine et la stupide fierté de race des Blancs. L'Asie est en révolte contre les hommes pour lesquels il n'y a socialement que peu de différence entre un chien et un indigène. Pour la première fois de son histoire, l'Inde est unanime sur un point, sa haine pour les Anglais. Ce ressentiment est si fort qu'il a aveuglé depuis quelque temps les parties de la population qui savent très bien que l'indépendance de l'Inde leur apporterait désastre et oppression, les quatre-vingt millions de musulmans, les quarante millions d'intouchables et plusieurs millions de Sikhs, bouddhistes et chrétiens. C'est une situation tragique et une menace pour la cause des Nations Unies ; mais c'est en même temps l'échec manifeste de la plus grande expérience jamais réalisée d'absolutisme bienfaisant.

Dans les dernières décades, la Grande-Bretagne ne s'est pas sérieusement opposée à la libération progressive de l'Inde. Elle n'a pas empêché l'établissement d'un protectionnisme hindou dont le but principal est d'éliminer les industries anglaises. Elle ferme les yeux sur le développement d'un système hindou monétaire et fiscal qui aboutira tôt ou tard à l'annulation virtuelle des investissements et autres créances britanniques. La tâche principale de l'administration britannique aux Indes, dans ces dernières années, a été d'empêcher les divers partis politiques, les groupes religieux, les groupes raciaux et linguistiques et les castes de se combattre réciproquement ; mais les Hindous ne soupirent pas après les avantages britanniques.

L'expansion coloniale britannique ne s'est pas arrêtée au cours des soixante dernières années ; mais ce fut une expansion imposée à la Grande-Bretagne par la soif de conquête des autres nations. Chaque annexion d'un morceau de territoire par la France, l'Allemagne et l'Italie diminue le marché ouvert aux produits de toutes les autres nations. Les Anglais s'étaient engagés dans les principes du libre-échange et ne désiraient exclure aucun peuple ; mais ils durent prendre en charge de vastes étendues de territoires à seule fin de les empêcher de tomber dans les mains de rivaux exclusifs. Ce n'était pas leur faute si, dans les conditions imposées par les méthodes coloniales françaises, allemandes, italiennes et russes, le contrôle politique pouvait seul assurer une sauvegarde efficace du commerce [1].

C'est une invention marxiste que l'expansion coloniale du XIXe siècle des puissances européennes fut engendrée par des groupes d'intérêts financiers et commerciaux. Il y a eu quelques cas où des gouvernements ont agi pour le compte de leurs citoyens qui avaient fait des investissements à l'étranger : leur but était de les protéger contre l'expropriation et les défaillances. Mais les recherches historiques ont prouvé que l'initiative des grands desseins coloniaux n'est pas venue de la finance, ni du commerce, mais des gouvernements. Le prétendu intérêt économique ne fut qu'un prétexte. La cause de la guerre russo-japonaise de 1904 ne fut pas le désir du gouvernement russe de sauvegarder les intérêts d'un groupe d'investisseurs qui voulaient exploiter les domaines forestiers de Yahu. Au contraire, parce que le gouvernement cherchait un prétexte pour intervenir, il déploya une avant-garde déguisée en bûcherons. Le gouvernement italien n'a pas conquis Tripoli pour le compte de la Banco di Roma. La banque s'installa à Tripoli parce que le gouvernement voulait qu'elle prépare la conquête. La décision de la banque de faire des investissements à Tripoli résultait de l'invitation faite par le gouvernement italien, le privilège de facilités de réescompte à la Banque d'Italie, puis une compensation sous la forme d'une subvention pour un service de navigation. La Banco di Roma n'avait aucun goût pour un investissement hasardeux dont elle ne pouvait au mieux attendre de faibles revenus. Le Reich allemand ne se souciait pas le moins du monde des intérêts de Mannesmann au Maroc. Il utilisa le procès de cette firme allemande peu importante comme une mauvaise excuse à ses aspirations. Le commerce et la finance allemands n'étaient pas intéressés. Les Affaires étrangères essayèrent en vain de les pousser à faire des investissements au Maroc. "Aussitôt que vous mentionnez le Maroc, dit le secrétaire allemand pour les Affaires étrangères, M. de Richthoffen, les banques font la grève l'une après l'autre [2]."

Au début de la première guerre mondiale, un total de moins de vingt-cinq mille Allemands, pour la plupart des soldats, des fonctionnaires et leurs familles, vivaient dans les colonies allemandes. Le commerce de la mère patrie avec ses colonies était négligeable : il représentait moins de 5 % du commerce extérieur total de l'Allemagne. L'Italie, la plus agressive des puissances coloniales, manquait de capital pour développer leurs ressources intérieures ; ses investissements en Tripolitaine et en Éthiopie accrurent de façon sensible la pénurie intérieure de capitaux.

Le prétexte le plus moderne de conquête coloniale est condensé dans le slogan matières premières. Hitler et Mussolini essayaient de justifier leurs plans en montrant que les ressources naturelles de la terre n'étaient pas équitablement réparties. Comme have-nots, ils étaient avides de recevoir leur juste part des nations qui avaient plus que ce qu'elles auraient dû avoir. Comment pouvaient-ils être traités en agresseurs quand ils ne demandaient rien que ce qui leur était dû, en vertu du droit naturel et divin ?

Dans un monde capitaliste, les matières premières peuvent être achetées et vendues comme toutes les autres marchandises. Cela importe peu qu'elles doivent être achetées au dehors ou sur le marché intérieur. Un acheteur anglais de laine australienne ne tire aucun avantage de ce que l'Australie fait partie de l'Empire britannique : il doit payer le même prix que son concurrent italien ou allemand.

Les pays où se trouvent les matières premières qui ne peuvent être produites en Allemagne et en Italie ne sont pas vides. Des peuples les habitent et ces habitants ne sont pas disposés à devenir les sujets des dictateurs européens. Les citoyens du Texas ou de Louisiane sont désireux de vendre leurs récoltes de coton à quiconque veut les payer ; mais ils n'aspirent pas à la domination italienne ou allemande. Il en est de même des autres pays et des autres matières premières. Les Brésiliens ne se considèrent pas comme une dépendance de leurs plantations de café. Les Suédois ne croient pas que leurs minerai de fer justifie les aspirations germaniques. Les Italiens considéreraient eux-mêmes les danois comme fous s'ils demandaient une province italienne afin d'obtenir leur juste part de citrons, de vin rouge et d'huile d'olive.

Il serait raisonnable que l'Allemagne et l'Italie demandent un retour général au libre-échange et au laissez-passer et un abandon des efforts — infructueux jusqu'à présent — de beaucoup de gouvernements pour élever le prix des matières premières par une réduction forcée de leur production. Mais de telles idées sont étrangères aux dictateurs qui ne veulent pas la liberté, mais Zwangswirschaft et autarcie.

L'impérialisme colonial moderne est un phénomène sui generis. Il ne faut pas le confondre avec le nationalisme européen. Les grandes guerres de notre époque ne proviennent pas de conflits coloniaux mais des aspirations nationalistes de l'Europe. Les antagonismes coloniaux engendrèrent des campagnes coloniales sans troubler la paix entre les nations occidentales. En dépit des bruits de bottes, ni Fachoda, ni le Maroc, ni l'Éthiopie n'ont provoqué de guerre européenne. Dans le complexe des affaires étrangères allemandes, italiennes et françaises, les questions coloniales n'étaient que secondaires. Les aspirations coloniales ne furent rien de plus qu'un sport de plein air pour le temps de paix et les colonies, un terrain d'essai pour de jeunes officiers ambitieux.

Notes

[1] W.-L. Lauger, The Diplomacy of Imperialism (New-York, 1935), i, p. 75, 95. L. Robbins, The Economic Cause of War (London, 1939), p. 81, 82.

[2] Staley, War and the Private Investor (New-York, 1935) ; L. Robbins, op. cit. ; Sulzbach, "Capitalist Warmongers", A modern Supersition (Chicago, 1942). Charles Beard (A Foreign Policy for America, New-York, 1930, p. 72) dit au sujet de l'Amérique : La loyauté vis-à-vis des événements historiques doit faire imputer l'idée d'expansion impérialiste principalement aux officiers de marine et aux hommes politiques qu'aux hommes d'affaires. C'est également valable pour les autres nations.

6. Investissements et prêts étrangers

La guerre des changements industriels qui ont transformé le monde des travailleurs à la main et des artisans, des chevaux, des navires à voile et des moulins à vent en celui de la vapeur, de l'électricité et de la production de masse était l'accumulation de capital. Les nations de l'Europe occidentale ont réalisé les conditions politiques et institutionnelles pour conserver épargne et investissement sur une grande échelle et ont ainsi fourni aux entrepreneurs le capital nécessaire. A l'aube de la révolution industrielle, la structure technique et économique de l'économie occidentale ne différait pas essentiellement des conditions existant dans les autres parties de la surface habitée du globe. A partir du second quart du XIXe siècle, une grande différence sépara les contrées avancées de l'Occident des pays arriérés d'Orient. Tandis que l'Occident était sur la voie d'un progrès rapide, l'Orient était dans la stagnation.

La simple connaissance des méthodes occidentales de production, de transport et de ventes se serait révélée inutile pour les nations arriérées. Elles n'avaient pas le capital nécessaire pour adopter les nouveaux procédés. Il n'était pas difficile d'imiter les techniques occidentales ; mais il était presque impossible de transplanter les mentalités et les idéologies qui avaient créé le milieu social, légal, constitutionnel et politique d'où ces améliorations techniques modernes avaient jailli. Le nouveau système industriel n'était que la conséquence du nouvel esprit du libéralisme et du capitalisme. C'était le résultat d'une mentalité qui se préoccupe davantage du service du consommateur que de guerres, de conquêtes et de conservation des vieilles coutumes. Le trait essentiel de l'Occident en progrès n'était pas sa technique, mais son atmosphère morale qui encourageait l'épargne, la formation du capital, l'esprit d'entreprise et de commerce, et la concurrence pacifique.

Les nations arriérées seraient peut-être arrivées à comprendre ce problème fondamental et auraient pu se mettre à transformer leur structure sociale de façon à provoquer l'accumulation de capital national. mais alors c'eût été un processus long et pénible, demandant longtemps. L'abîme entre Occident et Orient, entre nation avancées et arriérées se serait creusé de plus en plus. L'Orient n'aurait pu espérer rattraper l'avance prise par l'Occident.

Cependant l'histoire s'est déroulée autrement. Un nouveau phénomène apparut : l'internationalisation du marché du capital. L'Occident fournit à toutes les parties du monde le capital nécessaire aux investissements nouveaux. Prêts et investissements directs rendirent possibles l'équipement de tous les pays en biens de la civilisation moderne. Le Mahatma Gandhi exprime son aversion pour les inventions de l'Occident mesquin et du capitalisme diabolique ; mais il voyage en chemin de fer ou en automobile et quand il est malade il va se faire soigner dans un hôpital équipé des instruments les plus perfectionnés de la chirurgie occidentale. Il ne semble pas lui venir à l'esprit que seul le capitalisme occidental rend possible aux Hindous la jouissance de ces facilités.

L'énorme transfert de capital d'Europe occidentale vers le reste du monde fut un des événements marquants de l'âge capitaliste. Il a développé les ressources naturelles dans les régions les plus reculées. Il a élevé le niveau de vie de peuples qui, depuis un temps immémorial, n'avaient réalisé aucune amélioration de leurs conditions matérielles. Évidemment, ce n'était pas la charité, mais l'intérêt personnel qui poussait les nations en avance à exporter leur capital ; mais le bénéfice n'était pas unilatéral, il était mutuel. Les nations jadis arriérées n'avaient aucune bonne raison de se plaindre de ce que les capitalistes étrangers leur fournissent des machines et des facilités de transport.

Pourtant, dans cet âge d'anticapitalisme, l'hostilité à l'égard du capital étranger devint générale. Toutes les nations débitrices aspirent à exproprier le capitaliste étranger. Les prêts sont reniés soit ouvertement, soit par le procédé plus habile du contrôle des changes. La propriété étrangère est astreinte à une imposition discriminatoire qui atteint le niveau d'une confiscation. Même l'expropriation non déguisée sans indemnité est pratiquée.

On a beaucoup parlé de la prétendue exploitation des nations débitrices par les nations créancières ; mais si le concept d'exploitation doit être appliqué à ces rapports, c'est plutôt une explication des nations investissant par les nations bénéficiaires. Ces prêts et investissements n'étaient pas prévus comme des dons. Les prêts étaient faits sous la stipulation solennelle du paiement du principal et des intérêts. Les investissements étaient faits en comptant sur le respect des droits de propriété. A l'exception de la masse des investissements faits aux États-Unis, dans quelques Dominions britanniques et dans quelques petits pays, ces calculs ont été déjoués. Les obligations n'ont pas été honorées ou ne le seront pas dans les années à venir. Des investissements directs ont été confisqués ou le seront bientôt. Les pays exportateurs de capital ne peuvent rien faire d'autre que d'effacer leurs créances.

Examinons le problème du point de vue des pays d'Europe à prédominance industrielle. Ces pays relativement surpeuplés sont pauvrement dotés par la nature. Afin de payer les denrées alimentaires cruellement nécessaires et des matières premières, ils doivent exporter des produits manufacturés. Le nationalisme économique des nations qui sont en mesure de leur vendre ces denrées alimentaires et ces matières premières leur ferme la porte à la figure. Pour l'Europe, la réduction des exportations signifie misère et famine. cependant, il y avait encore une valve de sécurité tant que l'on pouvait compter sur les investissements à l'étranger. Les nations débitrices étaient obligées d'exporter certaines quantités de leurs produits en paiement des intérêts et des dividendes. Si le but des politiques actuelles de commerce extérieur, l'arrêt complet de toute importation de produits manufacturés, devait être atteint, les nations débitrices devraient encore payer aux nations créditrices de quoi payer l'excédent antérieur de production. Les consommateurs des nations créditrices seraient en mesure d'acheter ces marchandises sur le marché mondial protégé des mains de ceux recevant les paiements antérieurs. Ces investissements à l'étranger représentent en quelque sorte la participation des nations créditrices aux richesses des nations débitrices. L'existence de ces investissements atténue dans une certaine mesure l'inégalité entre les haves et les haves-nots.

En quel sens la Grande-Bretagne d'avant-guerre était-elle une nation possédante ? Certainement pas dans le sens qu'elle possédait l'Empire ; mais les capitalistes britanniques possédaient un montant considérable d'investissements à l'étranger dont les revenus permettaient au pays d'acheter un montant correspondant de produits étrangers en plus de ceux qui étaient payés par les exportations anglaises courantes. La différence entre les structures économiques de la Grande-Bretagne et de l'Autriche était précisément que l'Autriche ne possédait pas ces actifs à l'étranger. L'ouvrier anglais pouvait fournir une quantité considérable de denrées alimentaires étrangères et de matières premières en travaillant dans des usines qui vendaient leurs produits sur le marché anglais protégé aux individus qui recevaient ces paiements de l'étranger. C'était comme si ces champs de blé à l'étranger, ces plantations de coton et de caoutchouc, ces puits de pétrole et ces mines étaient situés en Grande-Bretagne.

Au lendemain de la guerre, avec leurs actifs à l'étranger disparus soit par suite des méthodes employées pour financer les dépenses de guerre soit par suite de défaillances ou de confiscations de la part des gouvernements des nations débitrices, la Grande-Bretagne et quelques autres pays de l'Europe occidentale se trouvent réduits à l'état de nations relativement pauvres. Ce changement affecte très sérieusement les conditions de la main-d'oeuvre britannique. Les quantités de denrées alimentaires et de matières premières que le pays pouvait se procurer auparavant grâce aux intérêts et aux dividendes payés par l'étranger, devront être acquises à l'avenir par des tentatives désespérées pour vendre des produits manufacturés auxquels chaque nation voudra interdire l'accès.

7. La guerre totale

Les princes de l'ancien régime étaient avides d'agrandissement. Ils saisissaient toute occasion de guerre et de conquête. Ils organisaient des armées relativement petites. Ces armées livraient leurs batailles. Les citoyens détestaient les guerres qui leur causaient des dommages et les chargeaient d'impôts ; mais ils n'étaient pas intéressés au résultat des campagnes. Il était sans grande importance pour eux qu'ils soient gouvernés par un Habsbourg ou par un Bourbon. A cette époque, Voltaire disait : Les peuples sont indifférents aux guerres de leurs seigneurs [1].

La guerre moderne n'est pas une guerre d'armées royales, c'est une guerre de peuples, une guerre totale, c'est une guerre d'États qui ne laissent à leurs sujets aucune sphère privée ; ils considèrent la population entière comme faisant partie de leurs forces armées. Quiconque n'est pas combattant doit travailler pour le ravitaillement et l'équipement de l'armée. Armée et peuple sont une seule et même chose. Les citoyens participent passionnément à la guerre, car c'est leur État, leur Dieu qui combat.

Les guerres d'agression sont populaires maintenant dans ces nations qui sont convaincues que seules victoire et conquête pourraient améliorer leur bien-être matériel. D'autre part, les citoyens des nations attaquées savent très bien qu'ils doivent combattre pour survivre. Aussi chaque individu dans les deux camps a un intérêt puissant dans l'issue de combats.

L'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne, en 1871, n'amena aucun changement dans la richesse et le revenu du citoyen allemand moyen. Les habitants de la province annexée conservèrent leurs droits de propriété. Ils devinrent citoyens du Reich et envoyèrent des députés au Reichstag. Le trésor allemand collectait les impôts dans le territoire récemment acquis, mais il devait d'autre part payer les frais de son administration ; c'était l'époque du laissez-faire.

Les vieux libéraux avaient raison lorsqu'ils affirmaient que, dans une nation libérale et démocratique, aucun citoyen ne profitait d'une guerre victorieuse ; mais il en est différemment dans cet âge de migration et de barrières commerciales. Chaque salarié et chaque paysan est lésé par la politique d'un gouvernement étranger interdisant l'accès de son pays aux pays dans lesquels les conditions naturelles de production sont plus favorables que chez lui. Chaque travailleur est lésé par les droits d'importation d'un pays étranger qui pénalisent la vente des produits de son travail. Si une guerre victorieuse détruit de telles barrières au commerce et aux migrations, le bien-être matériel des masses intéressées est favorisé. La pression sur le marché national du travail peut être abaisser par l'émigration d'une partie des travailleurs. Les émigrants gagnent davantage dans leur nouveau pays et la diminution de l'offre sur le marché national de la main-d'oeuvre tend également à élever les taux des salaires. L'abolition des tarifs étrangers augmente les exportations et par là même, la demande sur le marché national de la main-d'oeuvre. La production sur les sols les moins fertiles est arrêtée et les agriculteurs vont dans les pays où la meilleure terre est encore disponible. La productivité moyenne du travail dans l'ensemble du monde augmente parce que la production exécutée dans les conditions les moins favorables diminue dans les pays d'émigration et est remplacée par un accroissement de production dans les pays d'immigration offrant des conditions matérielles plus favorables.

Mais, d'autre part, les intérêts des travailleurs et des agriculteurs dans les pays à population peu dense sont touchés. Pour eux, la tendance vers une égalisation des taux des salaires et des revenus fonciers (par homme travaillant une superficie donnée) inhérente à un système de libre migration de la main-d'oeuvre, se traduit pour l'avenir immédiat par une baisse de revenu, quelque bienfaisantes que puissent être les conséquences ultérieures de ces migrations libres.

Il serait inutile d'objecter qu'il y a eu du chômage dans les pays relativement peu peuplés, au premier rang desquels l'Amérique et l'Australie, et que l'immigration aurait pour seul résultat une multiplication des chômeurs et non une amélioration des conditions des immigrants. Le chômage en tant que phénomène massif est toujours dû à l'application de salaires minima supérieurs aux salaires potentiels que déterminerait un marché libre de la main-d'oeuvre. Si les syndicats ne cherchaient pas continuellement à faire monter les salaires au-dessus des salaires potentiels du marché, il n'y aurait pas de chômage permanent pour de nombreux ouvriers. Le problème n'est pas constitué par les différences entre les salaires syndicaux minima des divers pays, mais par celles des taux du salaire potentiel du marché. S'il n'y avait pas de manipulation syndicale des salaires, Australie et Amérique pourraient absorber de nombreux millions de travailleurs immigrants jusqu'à ce que l'égalisation des salaires soit atteinte. Les taux de salaire s'établissant sur le marché, dans l'industrie et dans l'agriculture sont plusieurs fois plus élevés en Australie, Nouvelle-Zélande et Amérique du Nord que dans l'Europe continentale. Cela est dû au fait qu'en Europe, des mines pauvres sont encore en exploitation alors que des mines beaucoup plus riches restent inexploitées outre-mer. Les agriculteurs européens cultivent le sol rocailleux et stérile dans les Alpes, les Carpathes, les Apennins et les montagnes des Balkans et le sol sablonneux des plaines du Nord-Est de l'Allemagne, tandis que des millions d'acres de sol fertiles restent vierges en Amérique et en Australie. Tous ces peuples ne peuvent migrer aux endroits où leur travail et leur peine seraient beaucoup plus productifs et où ils pourraient rendre de plus grands services aux consommateurs.

Nous pouvons maintenant nous rendre compte pourquoi l'étatisme conduit nécessairement à la guerre chaque fois que ceux qui sont moins privilégiés croient qu'ils seront vainqueurs. Étant donné l'état de choses dans cette époque d'étatisme, Allemands, Italiens et Japonais auraient pu avoir la possibilité de tirer un bénéfice d'une guerre victorieuse. Ce n'est pas une caste militaire qui a poussé le japon à une agression impitoyable, mais bien des considérations de politique des salaires qui ne diffèrent pas de celles des syndicats. Les syndicats australiens veulent fermer leurs ports à l'immigration afin d'élever les salaires en Australie. Les ouvriers japonais veulent ouvrir les ports australiens afin d'élever les salaires de leur propre race.

Le pacifisme est condamné dans un âge d'étatisme. Jadis, au temps de l'absolutisme monarchique, les philanthropes s'adressaient aux rois en ces termes :

Ayez pitié de l'humanité souffrante ; soyez généreux et cléments ! Évidemment vous pouvez avoir les avantages de la victoire et de la conquête. Mais pensez à la douleur des veuves et des orphelins, à l'affliction des estropiés, des mutilés et des infirmes, à la misère de ceux dont les foyers ont été détruits. Souvenez-vous du commandement : Vous ne tuerez pas ! Renoncez à la gloire et à l'agrandissement ! Maintenez la paix !

Ils prêchaient à des sourds. Puis vint le libéralisme. Il ne déclama pas contre la guerre ; il chercha à établir des conditions dans lesquelles la guerre ne payait pas, à supprimer la guerre en en supprimant les causes. Il ne réussit pas, à cause de l'arrivée de l'étatisme. Quand les pacifistes de notre époque disent aux peuples que la guerre ne peut améliore leur bien-être, ils se trompent. Les nations qui se livrent à des agressions sont convaincues qu'une guerre victorieuse pourrait améliorer le sort de leurs citoyens.

Ces considérations ne sont pas un plaidoyer pour ouvrir l'Amérique et les Dominions britanniques aux immigrants allemands, italiens et japonais. Dans les conditions actuelles, Amérique et Australie commettraient simplement un suicide en admettant nazis, fascistes et japonais. Elles pourraient aussi bien se rendre directement au Führer et au Mikado. Les immigrants venus des États totalitaires sont aujourd'hui les avant-gardes de leurs armées, une cinquième colonne dont l'invasion pourrait rendre toute défense inutile. Amérique et Australie ne peuvent préserver leur liberté, leurs civilisations et leurs institutions économiques qu'en érigeant des barrières solides contre les sujets des dictatures. Mais ces conditions sont la conséquence de l'étatisme. Dans le passé libéral, les immigrants ne venaient pas comme instrument de conquête, mais comme citoyens loyaux de leur nouveau pays.

Le fait que beaucoup de nos contemporains aient recommandé les barrières aux migrations sans se référer au problème des salaires ou des revenus fonciers ne peut être passé sous silence sans faire une omission sérieuse. Leur but est la préservation de la répartition géographique existante des diverses races. Leur raisonnement est le suivant : la civilisation occidentale est une réalisation des races caucasiennes de l'Europe Occidentale et Centrale et de leurs descendants outre-mer. Elle périrait si les pays peuplés par ces Occidentaux devaient être submergés par les indigènes d'Afrique et d'Asie. Une telle invasion nuirait à la fois aux Occidentaux, aux Asiatiques et aux Africains. La séparation des diverses races est bienfaisante pour l'humanité entière parce qu'elle sauve la civilisation occidentale de la désintégration. Si les Asiatiques et les Africains demeurent dans cette partie du monde où ils vivent depuis plusieurs milliers d'années, ils bénéficieront des progrès ultérieurs de la civilisation de race blanche. Ils auront toujours devant eux un modèle à imiter et à adapter à leur propre situation. Peut-être, dans un avenir éloigné, contribueront-ils au progrès de la culture. Peut-être qu'à ce moment il sera possible de supprimer les barrières de séparation. De nos jours, disent-ils, de tels plans sont hors de question.

Nus ne devons pas nous dissimuler que ces vues emportent le consentement d'une grosse majorité. Il serait vain de nier qu'il existe une répugnance à abandonner la séparation géographique des races. Mêmes des hommes qui sont justes dans leur appréciation des qualités et des réalisations culturelles des peuples de couleur et qui s'opposent avec force à toute discrimination contre les membres de ces races vivant déjà au milieu de populations blanches, sont opposés à une immigration massive des gens de couleur. Peu de blancs ne frémissent pas au spectacle que présenteraient plusieurs millions de noirs ou de jaunes vivant dans leur pays.

L'institution d'un système permettant une coexistence harmonieuse et une coopération pacifique économique et politique des diverses races est une tâche qui devra être accomplie par les générations à venir. Mais l'humanité échouera certainement dans la solution de ce problème si elle ne s'écarte pas complètement de l'étatisme. N'oublions pas que ce qui menace actuellement notre civilisation ne provient pas d'un conflit entre les races blanche et de couleur, amis de conflits entre les divers peuples d'Europe ou de souche européenne. Quelques auteurs ont prophétisé la venue d'une lutte décisive entre la race blanche et les races de couleur. Cependant la réalité actuelle est une guerre entre les groupes de race blanche et entre les Japonais et les Chinois qui sont tous des Mongols. Ces guerres sont la conséquence de l'étatisme.

Note

[1] Benda, La trahison des clercs (Paris, 1927), p. 253.

8. Socialisme et guerre

Les socialistes insistent sur le fait que la guerre n'est qu'un des méfaits du capitalisme. Ils soutiennent que dans le paradis futur du socialisme il n'y aura plus de guerres. Évidemment, d'ici cette utopie pacifique, il y aura quelques sanglantes guerres civiles à livrer ; mais avec le triomphe inévitable du communisme, tous les conflits disparaîtront.

Il est assez évident qu'avec la conquête de toute la surface de la terre par un seul maître, toutes les luttes entres les États et les nations disparaîtront. Si un dictateur socialiste réussissait à conquérir tous les pays, il n'y aurait plus de guerre extérieure pourvu que l'O.G.P.U. soit assez forte pour empêcher la désintégration de cet État mondial ; mais cela est vrai de n'importe quel conquérant. Si les grands khans mongols avaient atteint leurs fins, ils auraient aussi assuré au monde une paix éternelle. C'est vraiment dommage que l'Europe chrétienne se soit obstinée à ne pas se rendre volontairement à leurs prétentions de domination mondiale [1].

Cependant nous n'examinons pas les projets de pacification mondiale par conquête et esclavage universels, mais les moyens de réaliser un monde où il n'y ait plus de causes de conflit. Une telle possibilité était contenue dans le projet du libéralisme pour une coopération harmonieuse des nations démocratiques sous un régime capitaliste. Il échoua parce que le monde abandonna à la fois libéralisme et capitalisme.

Deux possibilité se présentent pour un socialisme mondial : d'une part, la coexistence d'États socialistes indépendants, d'autre part, l'établissement d'un gouvernement socialiste et unitaire mondial.

Le premier système stabiliserait les inégalités existantes. Il y aurait des nations pauvres et des nations riches, des pays surpeuplés et peu peuplés. Si l'humanité avait introduit ce système il y a une centaine d'années, il aurait été impossible d'exploiter les champs de pétrole du Mexique ou du Venezuela, de créer des plantations de caoutchouc en Malaisie ou de développer la production de la banane en Amérique Centrale. Ces nations manquaient à la fois de capital et d'hommes compétents pour utiliser leurs propres ressources. Un plan socialiste est incompatible avec l'investissement à l'étranger, les prêts internationaux, les paiements de dividendes et d'intérêts, et toutes les institutions capitalistes de cette sorte.

Considérons quelles auraient été les conditions dans un tel monde de nations socialistes coordonnées. Il y a quelques pays surpeuplés de travailleurs blancs. Ils travaillent à améliorer leur niveau de vie, mais leurs efforts sont handicapés par l'insuffisance des ressources naturelles. Ils ont cruellement besoin de matières premières et d'aliments qui pourraient être produits dans d'autres pays mieux dotés. Mais ces pays que la nature a favorisés ont une population clairsemée et manquent du matériel nécessaire pour développer leurs ressources. Leurs habitants ne sont ni assez ingénieux ni assez habiles pour tirer parti des richesses que la nature leur a prodiguées. Ils sont sans initiative, ils s'en tiennent à des méthodes vétustes de production ; ils ne s'intéressent pas au progrès. Ils ne cherchent pas à produire plus de caoutchouc, d'étain, de coprah, de jute et à échanger ces produits contre des biens manufacturés à l'étranger. Par cette attitude, ils affectent le niveau de vie des peuples dont la principale richesse est leur habileté et leur diligence. Les peuples des pays favorisés par la nature seront-ils prêts à endurer cet état de choses ? Consentiront-ils à travailler plus et à produire moins parce que les enfants chéris de la nature s'abstiennent avec entêtement d'exploiter leurs trésors d'une façon plus efficace ?

Inévitablement, guerre et conquête en résultent. Les travailleurs des pays relativement surpeuplés envahissent les régions relativement peu peuplés, les conquièrent et les annexent. Des guerres s'en suivent alors entre les conquérants pour le partage du butin. Chaque nation est portée à croire qu'elle n'a pas obtenu sa juste part, que d'autres nations ont trop pris et qu'elles devraient être forcées d'abandonner une partie de leur butin. Le socialisme dans les nations indépendantes aboutirait à des guerres sans fin.

Ces considérations conduisent à découvrir les absurdes théories marxistes sur l'impérialisme. Toutes ces théories, tout en se contredisant les unes les autres, ont un trait commun : elles affirment toutes que les capitalistes sont avides d'investissements à l'étranger, parce que leur production nationale, avec les progrès du capitalisme, tend à une réduction du taux du profit et parce qu'avec le capitalisme, le marché national est trop étroit pour absorber toute la production. Ce désir des capitalistes d'exporter et d'investir à l'étranger est nuisible, dit-on, aux intérêts de classe des prolétaires. De plus il conduirait au conflit international et à la guerre.

Pourtant les capitalistes n'investissaient pas à l'étranger afin d'en retirer des biens de la consommation. Au contraire, leur but était d'approvisionner le marché national en matières premières et denrées alimentaires qui sans cela ne pouvaient être obtenues ou seulement en quantités insuffisantes ou à des prix plus élevés. sans commerce d'exportation et investissement étranger, les consommateurs européens et américains n'auraient jamais joui du niveau de vie élevé que le capitalisme leur a donné. Ce furent les besoins des consommateurs nationaux qui poussèrent capitalistes et entrepreneurs vers les marchés et les investissements étrangers. Si les consommateurs avaient été plus avides d'acquérir une plus grande quantité de biens qui pouvaient être produits à l'intérieur sans l'aide de matières premières étrangères que de denrées alimentaires et de matières premières étrangères, il aurait été plus profitable d'accroître la production nationale que d'investir à l'étranger.

Les doctrinaires marxistes ferment les yeux à dessein sur l'inégalité des ressources naturelles dans les différentes parties du monde ; et pourtant ces inégalités constituent le problème essentiel des relations internationales [2]. Mais sans ces inégalités, les tribus germaniques et plus tard mongoles n'auraient pas envahi l'Europe. Elles se seraient dirigées vers les vastes espaces vides de la toundra ou de la vie Scandinave septentrionale. Si nous ne tenons pas compte de ces inégalités, nous ne pouvons découvrir aucune cause de guerre, si ce n'est quelque charme diabolique, par exemple, selon les marxistes, les sinistres machinations des capitalistes ou, selon les nazis, les intrigues de la juiverie mondiale.

Ces inégalités sont naturelles et ne peuvent jamais disparaître. Elles présenteraient aussi un problème insoluble pour un socialisme mondial unitaire. Une direction socialiste mondiale pourrait évidemment étudier une politique dans laquelle tous les êtres humains seraient traités de façon égale ; il pourrait essayer de transporter ouvriers et capital d'une zone à l'autre, sans retenir les intérêts des groupes de main-d'oeuvre des divers pays ou des divers groupes linguistiques ; mais rien ne peut justifier l'illusion que ces groupes de travailleurs, dont le revenu par tête et le niveau de vie seraient diminués par une telle politique, seraient prêts à l'accepter. Aucun socialiste des nations occidentales ne considère le socialisme comme étant un plan (même si nous admettons la fallacieuse attente que la production socialiste augmenterait la productivité du travail) devant aboutir à une baisse des niveaux de vie de ces nations. Les travailleurs de l'Occident ne luttent pas pour l'égalisation de leurs salaires avec ceux du milliard cent millions de paysans et travailleurs extrêmement pauvres d'Asie et d'Afrique. Pour la même raison qu'ils s'opposent à l'immigration sous le régime capitaliste, ces travailleurs s'opposeraient à une telle politique de transfert de main-d'oeuvre de la prt d'une direction socialiste mondiale. Ils combattraient plutôt que d'accepter la suppression des discriminations existant entre les habitants heureux des régions relativement peu peuplées et les habitants infortunés des régions surpeuplées. Que nous appelions ces luttes guerres civiles ou guerres étrangères est sans importance.

Les travailleurs de l'Occident soutiennent le socialisme parce qu'ils espèrent améliorer leur situation en supprimant ce qu'ils appellent des revenus non gagnés. Nous ne nous intéressons pas à ces attentes fallacieuses. Nous n'avons qu'à souligner que les socialistes occidentaux ne veulent pas partager leurs revenus avec les masses déshéritées de l'Orient. Ils ne sont pas prêts à renoncer au privilège le plus précieux dont ils jouissent sous un régime d'étatisme et de nationalisme économique, l'exclusion de la main-d'oeuvre étrangère. Les ouvriers américains sont pour le maintien de ce qu'ils appellent le mode de vie américain et non pour le mode de vie du monde socialiste, qui serait probablement intermédiaire entre le niveau de vie de l'Américain et celui du coolie, probablement plus proche du second que du premier. C'est une réalité absolue contre laquelle aucune rhétorique socialiste ne peut rien.

Les mêmes groupes égoïstes d'intérêts qui, par des barrières aux migrations, ont fait échec aux plans libéraux de coopération pacifique entre les nations, les États et les individus, détruiraient la paix interne d'un État socialiste mondial. L'argument de la paix est aussi dénué de fondement et erroné que tous les autres arguments mis en avant pour démontrer la viabilité et l'opportunité du socialisme.

Notes

[1] Vogelin, "The Mongol orders of Submission to the European Powers 1245-1255", Byzantion, XV, p. 378-413.

[2] Nous n'avons traité que des types d'investissement étranger qui avaient pour but de développer les ressources naturelles des pays arriérés, par exemple, l'investissement dans les exploitations minières et agricoles et leurs auxiliaires telles que les moyens de transport, les services publics, etc. L'investissement dans l'industrie étrangère est dû dans une grande mesure à l'influence du nationalisme économique ; cela ne se serait pas produit dans un monde de libre-échange. Ce fut le protectionnisme qui força les producteurs américains d'automobiles et les usines électriques allemandes à établir des filiales à l'étranger.