Ludwig von Mises:Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique - chapitre 8

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Ludwig von Mises:Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique - chapitre 8


Anonyme


Chapitre VIII — L'immobilisation du capital

1. Le "passé" comme déterminante de la production

Si, armée aujourd'hui de toutes les ressources de son pouvoir technique et de ses connaissances géographiques, l'humanité entreprenait une colonisation nouvelle et la réorganisation de la planète en vue de la production, celle-ci ne tarderait pas à prendre un aspect tout différent, à supposer que l'homme disposât librement de la totalité du capital réalisé jusqu'à nos jours pour l'employer de la façon la plus opportune.

La densité de la population diminuerait sur de vastes domaines et s'élèverait autre part. Des terres cultivées aujourd'hui retomberaient en jachère, des sols en friche seraient livrés à la culture. De nombreux gisements exploités aujourd'hui cesserait de l'être. Les installations des industries de transformation se feraient moins nombreuses et s'établiraient, dans bien des cas, dans des localités nouvelles et les grandes voies de communication suivraient des itinéraires nouveaux. Toutes les fabriques n'utiliseraient que les matériaux le plus modernes. La géographie économique et celle de communications seraient entièrement à refaire. Bon nombre de machines et d'appareils encore en usage aujourd'hui deviendraient des pièces de musée.

La réalité économique est loin de répondre à cette image idéale que nous nous en construisons à l'aide de notre savoir technique est de notre connaissance de la Terre. Il s'en faut de beaucoup qu'elle soit "entièrement rationalisée" et c'est là un éternel sujet de plainte. On y voit la manifestation d'un état de choses arriéré, d'un gaspillage nuisible à l'intérêt général. L'idéologie régnante, qui rend le capitalisme responsable de tous nos maux, y voit un nouvel argument en faveur de l'interventionnisme et du socialisme : de toutes parts s'organisent des "Commissions" et des "Conseils économiques." Une vaste littérature se consacre aux "problèmes d'économie." La "rationalisation" est un de leurs slogans préférés. Or, on s'est bien obligé de dire que toutes les études consacrés à ces questions effleurent à peine le problème.

En effet, cette mobilité du capital dont la catallactique doit d'abord nécessairement partir, n'est vraie que du "capital véritable" au sens de Clark et non pas des capitaux existants sous formes de biens (Kapitalgüter) [1]. En tant que moyens matériels de production, ceux-ci, dès qu'ils sont eux-mêmes produits, sont en passe de servir à des buts de consommation déterminés. Ils ne sauraient à ce titre être arbitrairement détournés de ces buts, même si une modification de l'état de choses venait à entraîner par la suite une modification des intentions premières de l'entrepreneur. Ceci est vrai tout autant des biens du capital fixe que de ceux du capital circulant, même si la chose se marque avec plus de force dans le cas des premiers. Le capital n'est mobile que dans la mesure où l'on peut techniquement effectuer le transfert d'une branche de la production à une autre, ou d'un lieu en un autre de divers biens le représentant. Lorsque la chose est impossible, il n'est d'autre moyen de transférer le "capital véritable" d'un lieu à un autre ou d'une branche à une autre que de renoncer à renouveler ceux de ces biens qui se sont détériorés à l'usage et d'en créer d'autres ailleurs pour les remplacer.

Ce n'est pas le but de notre étude que d'approfondir la question de la mobilité des capitaux circulants. En traitant de la mobilité du capital fixe, il nous faudra commencer par faire abstraction du cas où se produit une réduction de la demande portant sur le produit final. Les deux questions qui se posent à nous sont donc : quelles sont les conséquences résultant des empêchements apportés à mobilité du capital 1°) dans le cas où les conditions de la production se transforment géographiquement  ; 2°) dans le cas du progrès de la technique.

Commençons par le second cas, qui est bien plus simple. Une nouvelle machine, économiquement supérieure, fait son apparition sur le marché. Les fabriques équipées avec un matériel plus ancien, moins productif, vont-elles se défaire de ce matériel encore utilisable pour le remplacer par un neuf ? Oui — dans le cas où la supériorité du nouveau modèle est suffisante pour compenser les pertes résultant de la mise hors d'usage des anciennes machines. Soit p le prix de la nouvelle machine, q la somme que l'on retirera de la vente de la machine ancienne (comme matériel hors d'usage), a le coût de la production d'une certaine quantité de produits avec la machine ancienne, et b le coût avec la machine nouvelle, mais sans tenir compte des frais résultant de l'achat du nouveau matériel. Supposons de plus que tout l'avantage du nouveau modèle réside exclusivement dans une meilleure utilisation du capital circulant — par exemple par une économie de main-d'oeuvre — et non dans une production accrue, le nombre z des unités produites annuellement restant donc inchangé. Le renouvellement du matériel s'effectuera si le produit annuel z(a-b) est suffisant pour justifier la dépense d'un capital p-q. Nous faisons abstraction dans ce calcul des frais d'amortissement, en supposant qu'ils restent les mêmes dans les deux cas. Il est naturellement tout à fait possible, comme tout homme d'affaires le confirmera, que compte tenu de ces frais les fabriques équipées avec l'ancien matériel puissent parfaitement soutenir la lutte avec celles utilisant le nouveau mode.

Dans le premier cas, il en va entièrement de même. Si de meilleures conditions naturelles de production viennent à se présenter, les usines ne s'établiront dans une localité nouvelle que dans le cas où la nouvelle production compense les frais exigés par leur transfert. Il y a lieu de tenir compte dans ce cas d'un facteur particulier qui s'y exerce et qui lui donne son caractère : c'est que la "mobilité" des ouvriers n'est pas sans connaître de limites. Si ceux-ci n'émigrent pas avec l'usine vers la nouvelle localité présentant des conditions naturelles préférables, et s'il n'est pas de main-d'oeuvre disponible dans cette nouvelle localité, le transfert devient impossible. Mais c'est là un point sur lequel nous n'avons pas à nous attarder ici, où seul nous intéresse le problème de la mobilité du capital. Nous nous bornerons donc à constater que — même en supposant une mobilité entière des ouvriers — le transfert de l'entreprise ne saurait s'effectuer que dans les conditions déterminées ci-dessus. Cette constatation est elle aussi constamment vérifiée par l'expérience.

Ce qui est à retenir des deux cas que nous venons de considérer, c'est le fait que, compte tenu des immobilisations de capitaux réalisées dans le passé, le mode de production qui, concernant la localité ou l'installation d'un équipement nouveau, paraît économiquement supérieur dans la situation actuelle, peut en de certaines autres perdre son opportunité économique. Le passé, — l'histoire — exerce son influence. Une appréciation des données économiques du problème qui ne voudrait pas en tenir compte constitue une erreur. Nous ne sommes pas nés d'aujourd'hui. Nous sommes les héritiers d'un passé. C'est à lui que nous sommes redevables de nos richesses en capital ; et ce n'est pas là un fait dénué de signification. Il ne s'agit nullement ici d'une irruption de facteurs irrationnels dans le rationalisme de la vie économique. Sans doute, une mode scientifique contestable est prête à voir là la preuve de l'intrusion de tels facteurs, ou de motifs "extra-économqiues." Mais ce sont au contraire des considérations rigoureusement rationnelles qui amènent l'industriel à continuer de produire dans la localité la moins favorisée, ou avec un équipement techniquement dépassé. On aurait donc également tort de parler à ce sujet de "phénomènes de friction." La meilleure désignation que l'on pourrait donner du phénomène serait de le considérer comme la conséquence du "passé" comme déterminant de la production [2].

Même dans le cas où l'on conserve les machines techniquement dépassées et où l'on continue à produire dans une localité moins propice, on peut encore, en certaines circonstances, avoir intérêt à investir dans l'entreprise un capital nouveau pour augmenter, dans la mesure du possible, sa valeur économique. Une entreprise paraissant ainsi, du point de vue purement technique, en état d'infériorité, peut rester longtemps en mesure de soutenir la concurrence.

A considérer les choses d'un point de vue purement technique, sans tenir compte des effets de la déterminante "passé," on ne saurait s'expliquer "rationnellement" comment un mode de production "arriéré" peut continuer de substituer à côté d'une autre qui tient compte du "progrès." On essaya sur ce plan bien des explications également insuffisantes. Il est caractéristique de constater que l'École historique, qui aurait pourtant la première dû tenir compte du facteur "passé," n'a révélé sur ce point comme sur d'autres que son impuissance. Elle n'a vu dans tout le problème qu'une occasion d'assembler un matériel d'accusation à l'adresse du capitalisme.

Ce matériel fut particulièrement bienvenu aux socialistes de toutes tendances. Car d'une part il devint de plus en plus évident que le socialisme ne pourrait tenir sa promesse d'enrichissement universel que dans le cas où la production serait, en régime socialiste, supérieure à ce qu'elle est en régime capitaliste ; et comme d'autre part on se convainquit toujours davantage que la réalisation d'une économie dirigée selon les principes socialistes entraînerait nécessairement une baisse marquée de la production, ce devint pour le socialisme une pressante nécessité que d'amasser tous les arguments semblables susceptibles d'appuyer la thèse de la prospérité de la communauté socialiste à venir. C'est ainsi qu'on ne cessa de reprocher au capitalisme de rester trop souvent en arrière des progrès de la technique. L'équipement des entreprises était souvent rétrograde par rapport à celui auquel on rêvait pour l'entreprise modernisée ? La faute en fut attribuée au mode de production capitaliste — sans que l'on veuille un instant considérer le rôle joué sur ce point par le déterminant "passé" et par le fait que l'on ne dispose jamais que de capitaux limités. A cet équipement rétrograde on oppose l'idéal d'une économie socialiste dirigée dans laquelle, il va sans dire, toutes les entreprises seraient douées du matériel le plus moderne et le meilleur, et ne s'établissaient jamais que dans les régions les plus favorables. D'où proviendraient les capitaux nécessaires à ces investissements, c'est, il est vrai, ce qu'on ne prit pas le soin de le dire.

Le livre d'Atlanticus Ballod est hautement caractéristique de cette façon de prouver insidieusement la supériorité du régime socialiste de production. Cet harmonieux mariage de marxisme et de socialisme bureaucratique qui l'inspire lui valut, il n'y a pas encore si longtemps, une immense considération [3]. Il ne s'agit dans ce livre de rien moins que d'essayer "une estimation approchée des réalisations susceptibles, dans les conditions naturelles aujourd'hui données et avec les ressources actuelles de la science et de la technologie, d'être atteintes dans une communauté à direction socialiste." [4] Pour caractériser d'un trait la méthode de Ballod, il nous suffira de rappeler que son "état socialiste" en matière d'agriculture "se verra dans l'obligation de reconstruire à neuf" en Allemagne "la presque totalité des entreprises agricoles." A la place de celles qui existent actuellement devront en être édifiées 36 000 nouvelles, dotées chacune de 400 ha environ de terres labourables [5]. La même méthode sera appliquée à l'industrie. Ballod ne se pose même pas la question de savoir d'où proviendra le capital nécessaire. Que l'on déguste cette remarque : "il semble donc assez impossible qu'en régime individualiste, l'État (der Individualstaat) rassemble jamais les moyens nécessaires à l'électrification des chemins ; mais en régime socialiste, il y parviendra aisément" [6].

Le monde tout entier du travail n'arrive pas à comprendre que les investissements de capitaux ne sont possibles qu'à l'intérieur de certaines limites, et que vu le manque de capitaux disponibles ce serait un comble de gaspillage que de renoncer, sous le simple prétexte qu'on y procéderait autrement aujourd'hui, à des investissements anciens qui ont gardé leur intérêt.

La communauté socialiste ne pourrait elle-même pas procéder autrement en la matière que le capitaliste dans une économie reposant sur la propriété privée. Le directoire d'une telle communauté devrait, tout comme le capitaliste, tenir compte du fait qu'il ne dispose de moyens de production qu'en quantité limitée. Avant de procéder à l'extinction d'un investissement encore capable de rendement et à son remplacement par un autre plan favorable, il devrait lui aussi examiner de très près s'il ne se trouve pas une utilisation plus pressante encore pour les capitaux exigés par le nouvel investissement. Indiquons en passant que cette comparaison des dépenses engagées et des recettes à attendre, du coût et du produit, ne saurait d'ailleurs se faire en communauté socialiste : il n'y a pas, en communauté socialiste, de calcul économique (Wirtschaftsrechnung) possible. Cette impossibilité même suffit à condamner l'idée d'une direction socialiste de l'économie dans une société fondée sur la division du travail. Ce n'est que dans la seule théorie, et non dans la réalité, qu'on peut procéder à une "socialisation intégrale." Mais lors même qu'oubliant ce fait on cherche à brosser en un tableau idéal l'image du paradis communiste, on est bien obligé — à moins de tomber dans l'enfantillage — de reconnaître que la pénurie de capitaux y entraînerait les mêmes conséquences qu'en régime capitaliste.

Dans la pratique des affaires, le problème qui nous occupe se présente parfois sous l'aspect d'un contraste entre le point de vue du marchand qui calcule de sang froid la valeur économique de ses investissements, et celui d'un ingénieur romantique qui ne manque pas de proposer pour l'investissement "techniquement le plus parfait," lors même que cet investissement, dans les conditions données, est un contresens économique. Lorsque c'est le point de vue de la "technique pure" qui l'emporte, il y a mauvais placement, dilapidation de capital.

2. La déterminante "passé" et la politique commerciale

Toutes les vaines tentatives entreprises pour justifier les droits protecteurs d'un point de vue purement économique (c'est-à-dire sans tenir compte des facteurs politiques intérieurs ou nationaux) se fondent avec une préférence marquée sur le théorie de la protection douanière des industries naissantes (protection to infant industries).

C'est cependant une grossière erreur de méconnaître le rôle du facteur politique dans la revendication de semblables droits protecteurs : la preuve en est déjà que les mêmes arguments économiques pourvus à l'appui de la protection étrangère pourraient tout aussi bien justifier la thèse de la nécessité des droits intérieurs, protégeant telle industrie de telle province contre la concurrence qui lui est faite dans le reste du pays. Cependant on ne réclame jamais de protection douanière que contre la concurrence étrangère, non pas contre la concurrence intérieure : ce seul fait éclaire suffisamment la nature véritable des mobiles de cette revendication.

Il peut être parfaitement exact, dans toute une série de cas, que les industries déjà constituées ne sont nullement établies dans les localités les plus favorables géographiquement. Mais la question est de savoir si leur transfert vers les localités plus favorables présente des avantages suffisants pour justifier l'abandon des investissements déjà réalisés. Si oui, le transfert est rentable et pourra s'effectuer même sans intervention d'une politique douanière. Dans le cas contraire (si le transfert ne devient rentable que par le fait des droits protecteurs) le résultat de ceux-ci a été de faire dépenser des capitaux dans des investissements qui n'auraient point eu lieu autrement, si bien que ces capitaux ne sont plus disponibles maintenant pour des investissements qui auraient eu lieu sans cette intervention de l'État. Toute protection douanière entraînant de nouveaux investissements qui n'auraient pas eu lieu, tant que les investissements existant par ailleurs gardent leur valeur économique, conduit ainsi à une dilapidation de capital. C'est ce que se refusèrent à voir, des deux côtés de l'Océan, les fanatiques de la "rationalisation."

Grâce aux mesures de protection douanière (et à d'autres interventions entraînant le même résultat), des investissements se sont produits dans des localités où, en régime libre-échangiste, ils n'auraient jamais eu lieu. Si toutes les murailles douanières venaient à s'écrouler d'un seul coup, ils se révèleraient ainsi comme de mauvais placements : il deviendrait évident qu'il eut été plus opportun de les réaliser dans des localités plus favorables. Mais, qu'on le veuille on non, ces investissements ont eu lieu. Le problème de savoir si on doit les abandonner au profit d'investissements nouveaux dans des localités plus favorables suppose, une fois encore, qu'on se demande si tel est bien en réalité le meilleur emploi qu'on puisse faire du capital disponible. D'où il résulte que la production n'émigrera que peu à peu et progressivement des localités où elle s'est établie à la suite de l'intervention douanière vers celles qu'elle eut naturellement choisies dans une économie libre, et que l'on doit aujourd'hui encore considérer comme les plus favorables. Les conséquences de la politique protectionniste continuent ainsi de se faire sentir après l'abandon des mesures de protection, et ne s'effacent que peu à peu, avec le temps.

Dans le cas où un État isolé abandonnerait le protectionnisme, tous les autres continuant cependant à s'y tenir, il faudrait que son économie se modifiât radicalement, se consacrant à celles des branches de la production pour lesquelles le pays jouit des conditions relativement les meilleures. Cette transformation exige un investissement de capital ; et, sur ce point, la question décisive est, de nouveau, de savoir si la différence du coût de la production, des anciennes entreprises aux nouvelles qu'il s'agit de créer, est d'ores et déjà suffisante pour justifier cette dépense du capital. Ici encore, les conséquences de la politique de protection douanière se font sentir un certain temps.

Tout ce qui vient d'être dit de la protection contre la production étrangère s'applique naturellement aussi à la protection, sur le plan intérieur, d'un certain groupe d'entreprises nationales contre d'autres entreprises. Si l'on favorise, par exemple, du point de vue de la politique fiscale, les caisse d'épargne par rapport aux banques, les coopératives de consommation par rapport aux négociants isolés, le petit bouilleur de cru par rapport à la grosse maison de spiritueux, les petites entreprises par rapport aux grandes, aucune des conséquences entraînées par la protection d'une entreprise nationale contre une entreprise étrangère jouissant de conditions économiques supérieures ne manquera de se manifester.

3. Le mésinvestissement du capital

L'investissement du capital peut se trouver défectueux pour différentes raisons  :

  • 1. L'investissement était, économiquement, parfaitement justifié à l'époque où il a eu lieu. Il a perdu ce caractère du fait de la découverte de nouveaux procédés techniques, ou parce que des localités nouvelles présentent aujourd'hui des conditions plus favorables à la production.
  • 2. L'investissement, parfaitement justifié à l'origine, du point de vue économique, ne l'est plus aujourd'hui du fait de la modification d'autres conditions économiques comme, par exemple, une diminution de la demande.
  • 3. L'investissement était dès l'origine,sans valeur économique : il n'a pu avoir lieu qu'en raison de mesures interventionnistes, qui ont cessé d'être aujourd'hui.
  • 4. L'investissement était dès l'origine une erreur économique, une mauvaise spéculation.
  • 5. L'erreur de spéculation (4e cas) qui a conduit au mésinvestissement a été un résultat de ces conditions faussées du calcul économique qu'entraînent les variations de la valeur de la monnaie. Ici prennent place tous les phénomènes décrits par la théorie des cycles économiques (théorie de la circulation fiduciaire en période de fluctuations cycliques).

Lorsqu'il se révèle, en cas de mésinvestissement, avantageux de maintenir l'entreprise — le produit brut dépassant la dépense courante — on procède habituellement à une réduction du montant nominal de l'entreprise, visant à le faire correspondre au rendement probable : dans le cas où, pour une société par actions, la réduction à opérer est de quelque importance par rapport au capital total investi, il sera difficile d'éviter une réduction du capital primitif. La perte de capital résultant du mésinvestissement devient ainsi visible est peut-être saisie par la statistique. De telles pertes se manifestent de façon plus sensible encore dans tous les cas où l'entreprise se trouve complètement ruinée. La statistique des faillites, suspensions de paiements et concordats fournit également de nombreux renseignements en la matière. Mais une bonne part des mésinvestissements échappe cependant à toute évaluation statistique. Une société disposant de réserves importantes peut dans certaines circonstances cacher aux actionnaires eux-même, qui y sont les premiers intéressés, le fait que tel ou tel placement n'a rapporté que des déboires. Gouvernements ou municipalités ne se décident à rendre publiques leurs erreurs que lorsque les pertes qui en résultent ont pris de vastes proportions. Toute entreprise qui n'est pas tenue à la publicité de ses comptes cherche, ne serait-ce que pour ne pas porter atteinte à son crédit, à garder secrètes ses pertes. C'est pourquoi on est porté à sous-estimer l'importance des pertes résultant de mésinvestissemnts du capital fixe.

C'est là un fait sur lequel on est bien obligé d'insister, vue la tendance régnante à surestimer l'importance de l' "épargne forcée" pour la formation du capital, et, partant de cette surestimation, à voir dans l'inflation de la monnaie en général, et dans celle résultant de mesures de politique bancaire en particulier (extension du volume du crédit fiduciaire par consentement de prêts en dessous du taux qui se serait établi, intervention des banques), la force déterminant le progrès de l'économie par augmentation de la formation du capital. Bornons-nous d'ailleurs, à ce sujet, à signaler que la dépréciation de la monnaie peut, il est vrai, déterminer un phénomène d' "épargne forcée," mais est loin de l'entraîner toujours : c'est en effet, en chaque cas, des circonstances particulières que dépend l'apparition du phénomène de déplacement des richesses et des revenus, qui lui-même conditionne l'accroissement de l'épargne et la formation du capital [7]. L'extension du volume du crédit fiduciaire détermine en tout cas nécessairement le processus qui, après une période d'essor et de conjoncture favorable, aboutit finalement à la crise et à la dépression. Or c'est le mésinvestissement du capital qui constitue le propre du processus. Si donc même, au début, il se produit une formation de capital plus importante que ce n'eut été le cas sans l'intervention de la politique bancaire, c'est finalement une perte de capital qui résulte du mésinvestissement. C'est alors une question de fait de savoir si ces pertes ne balancent pas ou même ne dépassent pas l'accroissement de capital ; on ne saurait en tout cas résoudre cette question par l'affirmation pure et simple que le résultat final a été un accroissement du capital — comme le font les partisans de l'augmentation de la circulation fiduciaire. Il peut être exact en certains cas que tel ou tel de ces investissements n'a été que prématuré, sans de soi-même constituer une erreur, et que, sans la vague montante du cycle, on y ait, bien que plus tard, procédé de toute façon. Il n'est point faux non plus qu'on ait procédé, spécialement dans les soixante ou quatre-vingt dernières années, au moment de l'essor de la conjoncture, à des investissements que l'on eut certainement réalisés par la suite (en particulier en matière de voies ferrées et d'équipement électrique), et qu'ainsi les erreurs commises se sont corrigées avec le temps. Mais, si l'on tient compte de la rapidité des progrès de la technique en régime capitaliste, on est bien contraint de penser que, si l'on avait attendu davantage pour procéder à ces investissements, on y eut nécessairement tenu compte des nouveautés techniques qui se sont réalisées dans l'intervalle. La perte résultant de l'investissement prématuré est ainsi malgré tout plus grande que ne veut le reconnaître cette appréciation optimiste. Enfin, de tous ces investissements résultant de la falsification des conditions du calcul économique que constitue l'essor artificiel déclenché par la politique bancaire, les plus nombreux n'eussent jamais été réalisés.

Le montant du capital disponible se compose à chaque instant de trois parties : du capital circulant, du capital neuf et de cette fraction de capital fixe qui doit être réinvestie. Vue la nécessité très générale, non seulement de maintenir égal à lui-même, mais d'accroître le montant du capital circulant en y consacrant une fraction du capital neuf, (en soi déjà, une modification de la masse relative du capital circulant par rapport au capital fixe, si elle ne se trouve pas justifiée par la situation du marché, constituerait un mésemploi du capital), le montant susceptible d'être employé pour des investissement nouveaux garde une importance relative assez faible par rapport à la masse du capital. C'est là un fait dont il importe de se souvenir, si l'on veut mesurer l'importance quantitative du mésinvestissement de capital. Elle ne se mesure pas en effet par rapport à la masse totale du capital, mais par rapport à la masse de capital disponible en vue d'investissements nouveaux et durables.

Il est indéniable que, depuis le début de la guerre mondiale, un volume très important de capital s'est égaré en mésinvestissements de toute sorte. La guerre, en interrompant le commerce mondial et, depuis la guerre, la politique des hauts tarifs douaniers, ont poussé à établir des industries dans des localités qui n'offrent pas, tant s'en faut, les conditions les plus favorables à la production. L'action de l'inflation s'est exercée dans le même sens. Aujourd'hui ces usines nouvelles ont à soutenir la concurrence d'établissements plus anciens et situés généralement dans des localités plus favorables : elles ne peuvent s'en tirer que grâce aux droits protecteurs et aux autres mesures interventionnistes. Ces mésinvestissements, si importants par leur volume, se produisirent précisément à une époque dans laquelle la guerre, les révolutions, la dépréciation de la monnaie et différentes initiatives malheureuses des politiciens dans la vie économique, ont dévoré des masses énormes de capital.

Ce sont là des facteurs dont on est bien obligé de tenir compte si l'on veut rechercher les causes des troubles économiques actuels.

Le mésinvestissement du capital s'exprime d'autre part encore de façon visible par toute la foule des entreprises qui ont dû, ou s'arrêter complètement, ou n'utiliser que pour partie leur capacité de production.

4. La réadaptation ouvrière

Le progrès économique, au sens restreint, est l'oeuvre de l'épargne qui forme le capital, et des entrepreneurs qui le dirigent vers des utilisations nouvelles. Les autres membres de la société profitent simplement de ce progrès ; ils n'y contribuent pas par eux-mêmes, ils le rendent plutôt plus difficile. Consommateurs, ils accueillent avec suspicion toute nouveauté qui apparaît sur le marché : un produit nouveau n'atteint pas ainsi du premier coup le prix qu'il devrait atteindre sans ces dispositions conservatrices de l'acheteur. D'où les frais considérables exigés par l'introduction d'un nouvel article. Ouvriers, ils s'opposent à toute transformation des modes habituels de production, même si aujourd'hui cette opposition ne va que rarement jusqu'au sabotage avoué de la destruction des machines.

Toute innovation industrielle se heurte à une génération qui ne s'y habitue pas sans peine. Il n'y a pas chez l'ouvrier cette mobilité d'esprit indispensable à l'entrepreneur s'il ne veut pas succomber à la concurrence. L'ouvrier n'est pas capable et souvent n'est pas disposé à s'adapter à la nouveauté, à satisfaire aux exigences que cette nouveauté attend de lui. C'est précisément parce que cette facilité lui manque qu'il est ouvrier et non entrepreneur. Cette lourdeur réfractaire des masses constitue un obstacle à toute amélioration de l'équipement économique. Elle manifeste, elle aussi, — sur le travail comme facteur de la production — l'action de la déterminante "passé" : on est obligé d'en tenir compte dans tout calcul s'appliquant à des entreprises nouvelles. A n'en pas tenir compte, on procède tout autant à une faute d'investissement que dans tous les autres cas où une entreprise se révèle comme non rentable. Toute entreprise doit, en effet, s'adapter aux conditions données, non pas à tabler sur les conditions qu'il lui serait agréable d'avoir.

Ceci est particulièrement vrai des entreprises établies dans des régions où ne se rencontre pas pour elles une main-d'oeuvre qualifiée. Mais cela reste vrai tout autant de celles qui utilisaient au contraire une main-d'oeuvre non qualifiée, dès l'instant que disparaît cette infériorité ouvrière, c'est-à-dire dès que la main-d'oeuvre à bas prix cesse d'être disponible. Dans de nombreux pays d'Europe, l'agriculture ne fut état de soutenir la concurrence du cultivateur étranger, travaillant sur un sol meilleur, que tant qu'elle disposa, pour les utiliser au travail de la terre, de masses encore arriérées. Ces entreprises cessèrent d'être rentables dans la mesure où l'industrie put attirer à elle ces masses de travailleurs, déterminant le phénomène de l'exode rural, et dans la mesure aussi où durent être relevés les salaires de la main-d'oeuvre agricole, pour essayer de l'attacher à la terre : et les masses considérables de capitaux, investies aussi dans les entreprises agricoles se révèlent aujourd'hui comme des mésinvestissements.

5. Le mésinvestissement du capital du point de vue de l'entrepreneur

Les développements ci-dessus rendent parfaitement compte de ce qu'est l'attitude de l'entrepreneur et du capitaliste isolé devant les inconvénients résultant de l'immobilisation du capital dans des entreprises auxquelles, en pleine connaissance de cause, on ne l'emploierait plus aujourd'hui. Cependant la langue dans laquelle le monde et la presse des affaires traduisent cette réalité s'écarte assez de la nôtre pour qu'il puisse sembler nécessaire de faire voir que seule la conception que le marchand s'en fait est différente, — qu'en pratique son attitude est bien celle que nous avons décrite.

Vient-il à se révéler que la productivité d'une entreprise subira, à l'avenir, une réduction durable, ou qu'une réduction de cette productivité, que l'on n'avait cru passagère, présente un caractère de permanence, le fait sera (particulièrement dans le cas des sociétés par actions et analogues) jugé de façon différente selon qu'on est obligé de faire ressortir dans les livres la perte qui s'est produite sur le capital investi, ou selon qu'on peut au contraire éviter de la révéler, parce que les investissements, en tout état de cause, ne paraissent pas dans ces livres avec un montant plus élevé que celui correspondant à leur valeur désormais réduite. Il est sans doute superflu de souligner que cette façon de voir les choses n'a rien de commun avec le problème de savoir si, dans le nouvel état de choses, l'entreprise doit être maintenue : ce qui donne à cette circonstance en soi accessoire une si grande importance, c'est uniquement le fait que l'on tient compte du jugement que porteront les actionnaires sur la direction responsable du crédit de la société et de la cote en bourse de ses actions.

On entend dire souvent qu'une entreprise ne se trouve en état de soutenir la concurrence de rivaux plus favorisés que du fait qu'elle a déjà fortement réduit ses investissements. Il en va ici de même que dans le cas précédent. Une entreprise est-elle ou non capable de soutenir la concurrence d'une autre ? Cette question n'a rien à faire avec le montant minimal de ses investissements. La question décisive est uniquement de savoir si, après couverture des frais de production et paiement des intérêts du capital circulant, il reste suffisamment du produit brut pour qu'on puisse en tirer un peu plus que la valeur, après cessation par l'entreprise de ses investissements fixes, eu égard à la possibilité de les utiliser à des productions différentes (cela ne sera parfois que la valeur des briques et des machines comme matériel hors d'usage). Dans ce cas, la continuation de l'entreprise est plus rentable que sa fermeture. Si le montant nominal des investissements est supérieur à leur capacité de rendement présente ou à prévoir, il faut la réduire à un volume correspondant à cette capacité de rendement.

Ce qui s'exprime en ces termes dans la langue des affaires, ce n'est pas autre chose que le fait que, considérée dans l'ensemble de son existence, une entreprise dont les investissements ont été déjà en grande partie ou totalement amortis à l'aide de revenus anciens, peut se révéler comme encore rentable, alors même qu'elle ne pourra payer à l'avenir que l'intérêt du capital circulant.

Il en va de même dans le cas où, selon l'expression habituelle, la concurrence demeure possible avec les établissements travaillant par ailleurs dans des conditions plus favorables, du fait que l'on a sur eux l'avantage d'une source de profits particuliers qui leur demeure inaccessibles — comme par exemple une marque jouissant de la faveur du public, etc. A égalité de conditions de la production, cet avantage serait une source de plus grand profit pour l'entreprise considérée. Dans l'état des choses, celle-ci y trouve le moyen de compenser l'infériorité où elle se trouve par ailleurs.

Notes

[1] Cf. Clark, The Distribution of Wealth, New-York, 1908, p. 118.

[2] Dans les deux cas que nous n'avons pas considérés (empêchement de mobilité du capital circulant et baisse de la demande portant sur le produit final) se manifeste également l'influence du facteur "passé." Mais nous n'y insisterons pas davantage la chose étant assez claire par elle-même d'après ce que nous avons dit déjà. Il n'est pas plus malaisé d'en faire l'application aux "biens durables" dans le sens de Böhm-Bawerk.

[3] Cf. Atlanticus Ballod : Der Zukunftstaat, Produktion und Konsum im Sozialstaat, 2e édition, Stuttgart, 1919.

[4] Op. cit., p. 1.

[5] Op. cit., p. 69.

[6] Op. cit., p. 213.

[7] Cf. notre "Geldwertstabilisierung und Konjunkturpolitik," op. cit., p. 45.