https://www.librairal.org/api.php?action=feedcontributions&user=Lexington&feedformat=atomLibrairal - Contributions [fr]2024-03-29T11:14:06ZContributionsMediaWiki 1.37.1https://www.librairal.org/index.php?title=Benjamin_Constant:Commentaire_sur_l%27ouvrage_de_Filangieri_-_Premi%C3%A8re_partie&diff=114640Benjamin Constant:Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri - Première partie2024-01-18T08:30:03Z<p>Lexington : </p>
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{{titre|[[Benjamin Constant:Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri |Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri ]]|[[Benjamin Constant]]|Première partie}}<br />
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<br />
== Chapitre 1. Plan de ce commentaire ==<br />
<br />
Lorsque je me suis determiné à joindre un Commentaire à l'ouvrage de Filangieri, j'ai été décidé par deux considérations. Premièrement, j'ai trouvé du plaisir à rendre hommage à la mémoire d'un écrivain qui a bien mérité de son pays et de son siècle. En second lieu, les défauts mêmes de son ouvrage m'ont fourni l'occasion de rectifier ses idées quand elles étaient fausses ; de les développer quand elles manquaient d'étendue et de clarté ; de les combattre enfin, lorsqu'elles n'étaient pas complètement d'accord avec les principes de cette liberté politique et surtout individuelle, que je considère comme le seul but des associations humanitaires, et à l'établissement de laquelle nous sommes destinés à parvenir, soit par des améliorations progressives et douces, soit par de terribles mais inévitables convulsions. <br />
<br />
L'intention de Filangieri n'a jamais été de contrarier ces principes ; mais l'époque de la publication de son livre et son caractère personnel, tout noble et désintéressé qu'il était, l'ont empêché parfois de marcher d'un pas assez ferme dans la route directe de la vérité.<br />
<br />
L'on ne peut pas dire de lui comme de Montesquieu, qu'observateur ingénieux et profond de ce qui existait, il a été souvent l'apologiste subtil de ce qu'il avait observé. L'immortel auteur de l'''Esprit des lois'' s'est montré fréquemment le partisan zèlé des inégalités et des privilèges. Il regardait ces choses, qu'un temps immémorial avait consacrées comme des parties constitutives de l'ordre social ; et en sa qualité d'historiographe plus que de réformateur des institutions, il ne demandait pas mieux que de les conserver en les décrivant. Cependant, son génie et l'amertume inhérente au génie lui dictaient quelquefois des mots qui foudroyaient les abus pour lesquels ses habitudes et sa position sociales lui inspiraient de la partialité et de l'indulgence. Filangieri, au contraire, plus dégagé que Montesquieu des préjuges nobiliaires, ne répugnait point à se déclarer réformateur. De ce qu'une chose existait, il n'en concluait point qu'elle dut être respectée, et tous les abus seraient tombés, si sa volonté eût suffi pour les détruire. Mais Filangieri n'avait pas le génie de Montesquieu. Une sorte de douceur ou de réserve dans le caractère l'entraînait à des concessions contraires à ses principes, tandis que la véhémence inséparable de facultés puissantes forçait Montesquieu, malgré sa modération, à prononcer des arrêts incompatibles avec ses concessions en faveur des systèmes établis. Il en résulte que Filangieri, après avoir pris la plume dans un but plus hostile contre les abus de Montesquieu, les a combattus en réalité beaucoup plus faiblement. Ses attaques sont devenues des transactions ; il s'est efforcé plutôt de mitiger ce qui est mal que de l'extirper. Il y a dans son ouvrage une résignation humble et douloureuse, qui tend à fléchir le pouvoir qu'il n'espère pas désarmer. Peut-être avant la formidable Révolution qui a ébranlé et menace encore le monde, cette résignation n'était-elle pas sans quelque mérite de prudence. Si les hommes avaient pu obtenir le redressement de leurs griefs par des raisonnements mêlés de prières, au lieu de les conquérir par des secousses qui ont froissé les vainqueurs comme les vaincus, les choses en auraient peut-être été beaucoup mieux. Mais aujourd'hui les frais sont faits, les sacrifices consommés de part et d'autre, et le langage de peuples libres, s'adressant à leurs fondés de pouvoir, ne saurait être celui de sujets, ayant recours à la pitié de leurs maîtres.<br />
<br />
L'on me trouvera donc fréquemment opposé à Filangieri, non quant au but, mais quant aux moyens. Pour rendre mon idée plus claire, je prends un exemple : Filangieri se montre convaincu à chaque page que les privilèges héréditaires sont oppressifs et funestes : mais c'est aux nobles qu'il propose le sacrifice de leurs prérogatives. C'est en les éclairant par des arguments, en les touchant par des supplications, en mettant sous leurs yeux le tableau du mal qu'ils causent et qui rejaillit sur eux, qu'il espère émouvoir leur âme. Il fonde le succès dont il se flatte sur leur générosité. Persuadé comme lui que l'inégalité nobiliaire est un fléau, ce n'est pas de ceux qui en profitent que j'attends la délivrance. Je l'attends des progrès de la raison, non dans une caste, mais dans la masse populaire où réside la force, et du sein de laquelle, par l'organe de ses mandataires, partent les réformes et les institutions conservatrices des réformes.<br />
<br />
Cette différence entre la doctrine de Filangieri et la mienne s'applique à tout ce qui concerne le gouvernement en général. Le philosophe napolitain semble toujours vouloir confier à l'autorité le soin de s'imposer des limites. Ce soin appartient, selon moi, aux représentants des nations. Le temps est passé où l'on disait qu'il fallait tout faire pour le peuple et non par le peuple. Le gouvernement représentatif n'est autre chose que l'admission du peuple à la participation des affaires publiques. C'est donc par lui que s'opère maintenant tout ce qui se fait pour lui. Les fonctions de l'autorité sont connues et définies. Ce n'est point d'elle que les améliorations doivent partir, c'est de l'opinion, qui, transmise à la masse populaire par la liberté dont sa manifestation doit être entourée, repasse de cette masse populaire à ceux qu'elle choisit pour organes ; et monte ainsi dans les assemblées représentatives qui prononcent et dans les conseils des ministres qui exécutent.<br />
<br />
Je crois avoir indiqué suffisamment en quoi le Commentaire s'écartera du texte. Ce que Filangieri veut obtenir du pouvoir en faveur de la liberté, je veux qu'une constitution l'impose au pouvoir. Les avantages qu'il sollicite de lui en faveur de l'industrie, l'industrie, à mon avis, doit le conquérir par sa seule indépendance. Il en est de même de la morale, de même des lumières. Là où Filangieri voit une grâce, j'aperçois un droit ; et partout où il implore la protection, c'est la liberté que je réclame.<br />
<br />
Quant aux autres défauts qu'on peut reprocher à Filangieri, l'indulgence à cet égard est une justice.<br />
<br />
L'on rencontre, il est vrai, dans cet écrivain beaucoup de maximes qui paraissent aujourd'hui triviales. Mais elles avaient en 1780, sinon le mérite d'être neuves, du moins celui d'être très bonnes à répéter ; car l'autorité, qui les dédaignait déjà comme des lieux communs, les traitait encore comme des paradoxes.<br />
<br />
Filangieri se livre souvent à l'emphase et à la déclamation ; mais il écrivait en présence des abus, et l'on doit pardonner un peu de prolixité à une indignation consciencieuse. C'était d'ailleurs beaucoup plutôt un citoyen bien intentionné qu'un homme d'un esprit vaste. Révolté des maux de l'espèce humaine, et frappé de l'absurdité de quelques-unes des institutions qui causaient ces maux, il paraît avoir pris la plume bien plus en philanthrope qu'en écrivain entrainé par son talent. Il n'a ni la profondeur de Montesquieu, ni la perspicacité de Smith, ni l'originalité de Bentham. Il ne découvre rien par lui-même, il consulte ses devanciers, recueille leurs pensées, choisit les plus favorables au bien-être du plus grand nombre dont il n'établit les droits que d'une manière très mitigée, et range les matériaux réunis de la sorte dans l'ordre qui lui semble le plus convenable. Cet ordre même n'est pas toujours le plus naturel ou le meilleur. Filangieri consume un temps inutile à démontrer ce dont personne ne doute ; il consacre des pages entières à exciter dans l'âme du lecteur des sentiments d'enthousiasme ou d'indignation que l'auteur de l'Esprit des lois produit en deux lignes. Mais on retrouve même dans les écarts du publiciste de Naples la conscience et l'amour du bien ; et comme, au moment de la publication de son livre, l'opinion se dirigeait du coté des améliorations et reconnaissait la nécessité de limiter le despotisme, c'est toujours en faveur des améliorations et en l'honneur de la liberté que Filangieri divague ou déclame.<br />
<br />
Il résulte de ce caractère de Filangieri (et emprunte cette observation de la préface de son traducteur), que sa raison ne s'élève guère au-dessus de la raison publique, telle qu'elle était il y a quarante ans : et certes la raison publique d'alors était fort au-dessous de celle que trente ans de luttes, de révolutions, et d'expérience ont formée : mais cette médiocrité de raison, si l'expression m'est permise, est selon moi le principal avantage que l'ouvrage de Filangieri puisse avoir pour nous. Nous y trouvons le moyen de nous assurer des progrès de l'espèce humaine en législation et en politique depuis près d'un demi-siècle, et de comparer les principes admis autrefois sur ces matières par des hommes forts éclairés, avec ceux qui sont maintenant l'objet de notre examen et de nos contestations quotidiennes. Si cette comparaison nous conduit d'une part à rejeter des exagérations, fruit de l'inexpérience, et qui rendent les meilleures théories inapplicables, et si de l'autre elle nous préserve de retomber, par une impulsion rétrograde, sous le joug de préjugés dont nos prédécesseurs s'étaient affranchis, le travail auquel Filangieri aura servi d'occasion plutôt que de guide, ne sera point, je le pense, sans utilité.<br />
<br />
D'après le compte que je viens de rendre du plan de ce Commentaire, l'on voit que j'avais le choix ou de suivre le fil de mes propres idées, en rappelant celles de Filangieri, ou de subordonner mon travail au sien, en adoptant l'ordre des matières, tel qu'il se trouve dans son ouvrage.<br />
<br />
Ce dernier parti m'a paru préférable, bien qu'il m'ait forcé de morceler souvent ce que j'aurais voulu réunir. Mais le lecteur sera plus à portée de rapprocher le commentaire du texte, et de prononcer, quand il y aura dissentiment, entre Filangieri et son commentateur.<br />
<br />
== Chapitre 2. D'une épigramme de Filangieri contre les perfectionnements dans l'art de la guerre ==<br />
<br />
<br />
''« Tous les calculs qui ont si longtemps agité les conseils des princes, n'ont eu pour but que la solution de ce problème : quelle est la manière de tuer la plus grande quantité d'hommes dans le moins de temps possible ? »<br />
<br />
Introduction, p. I.''<br />
<br />
Pour peu qu'on lise Filangieri avec quelque attention, l'on remarque en lui plusieurs défauts dont nos écrivains du dix-huitième siècle lui avaient donné l'exemple. L'un des plus frappants était un besoin de faire effet qui les engageait à de la hardiesse et de la nouveauté. La définition du problème que les souverains de l'Europe ont cherché à résoudre, dans leurs perfectionnements de l'art de la guerre, est entachée de ce vice à un haut degré. Certes, il y avait beaucoup de choses à dire, sur la manie guerrière des princes, et sur les garanties à opposer à cette manie. Mais une épigramme qui porte à faux était assurément le plus mauvais début qu'on pût inventer. C'était décréditer d'avance l'examen d'une question importante, en laissant présumer qu'on ne l'aborderait qu'avec de l'exagération, des lieux communs et des plaisanteries.<br />
<br />
Voici, ce me semble, la série d'idées que l'auteur italien aurait dû suivre à cet égard.<br />
<br />
Il y a des époques de la société où la guerre est dans la nature de l'homme, et au nombre des nécessités des peuples. Alors, tout ce qui peut rendre les guerres terribles et par-là même moins prolongées est bon et utile. En conséquence, lorsqu'à une pareille époque, le gouvernement s'occupe à découvrir ''quelle est la manière de tuer la plus grande quantité d'hommes dans le moins de temps possible'', ce gouvernement se livre à une recherche salutaire, l'état de choses étant donné. Car, dès qu'il est indispensable de tuer ses ennemis, il vaut mieux en tuer tout de suite plus que moins, pour n'avoir pas à y revenir, et il serait désirable de trouver un moyen sûr de tuer aujourd'hui ceux que tout de même on sera forcé de tuer demain.<br />
<br />
Mais il y a aussi des époques de la société où, la civilisation ayant créé pour l'homme de nouveaux rapports avec ses semblables, et par-là une nouvelle nature, la guerre n'est plus une nécessité des nations. Alors ce n'est point à rendre la guerre moins meurtrière, c'est à mettre obstacle à toute guerre inutile qu'il faut s'appliquer.<br />
<br />
Maintenant la question est de savoir à laquelle de ces époques nous sommes. Or, il est évident que nous nous trouvons arrivés à la seconde [1].<br />
<br />
Pourquoi les peuples de l'antiquité étaient-ils guerriers ? C'est que, divisés en petites peuplades, ils se disputaient à main armée un territoire resserré : c'est que, poussés par la nécessité les uns contre les autres, ils se combattaient ou se menaçaient sans cesse ; c'est que ceux mêmes qui ne voulaient pas être conquérants ne pouvaient néanmoins déposer le glaive, sous peine d'être conquis. C'est que tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière au prix de la guerre.<br />
<br />
Le monde de nos jours est précisément, sous ce rapport, l'opposé du monde ancien.<br />
<br />
Tandis que chaque peuple autrefois formait une famille isolée, ennemie née des autres familles, une masse d'hommes existe maintenant sous différents noms et sous divers modes d'organisation sociale, mais homogène par sa nature. Elle est assez forte pour n'avoir rien à craindre des hordes encore barbares ; elle est assez civilisée pour que la guerre lui soit à charge. Sa tendance uniforme est vers la paix.<br />
<br />
Nous sommes arrivés à l'époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder.<br />
<br />
Ce n'est pas ici le moment de développer toutes les conséquences de ce changement qui, ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, a donné à l'homme une nature nouvelle. Je reviendrai plus tard sur ces conséquences. Il me suffit d'avoir posé le principe.<br />
<br />
L'époque de la guerre étant passée pour les peuples modernes, il est évident que le devoir des gouvernements est de s'en abstenir.<br />
<br />
Mais pour que les gouvernements ne s'écartent pas de ce devoir, ce n'est pas à eux qu'il faut s'en fier.<br />
<br />
Dans tous les temps la guerre sera, pour les gouvernements, un moyen d'accroître leur autorité. Elle sera pour les despotes une distraction qu'ils jetteront à leurs esclaves, afin que ceux-ci s'aperçoivent moins de leur esclavage. Elle sera, pour les favoris des despotes, une diversion à laquelle ils auront recours pour empêcher leurs maîtres de pénétrer dans les détails de leur administration vexatoire. Elle sera, pour les démagogues, un mode d'enflammer les passions de la multitude, et de la précipiter dans des extremités qui favoriseront leurs conseils violents ou leurs vues intéressées.<br />
<br />
Il résulte de là que si on laisse les gouvernements, et sous la désignation de gouvernements je comprends tous ceux qui s'emparent du pouvoir, les démagogues comme les ministres, si, dis-je, on laisse les gouvernements libres de commencer ou de prolonger les guerres, le bénéfice que les peuples devraient recueillir des progrès de la civilisation sera perdu pour eux, et les guerres continueront, longtemps après que l'époque de leur nécessité n'existera plus.<br />
<br />
C'est donc en sortant la question de la guerre de l'arbitraire des gouvernants que nous parviendrons à en préserver les gouvernés. Or, comment sortir cette question de l'arbitraire des gouvernants ? Par une constitution représentative d'après laquelle les mandataires de la nation aient le droit de refuser à l'autorité les moyens d'entreprendre ou de continuer les guerres inutiles, et celui de soumettre à une grave et inévitable responsabilité les dépositaires de la puissance qui se permettraient de telles entreprises.<br />
<br />
Ceci ne préjuge rien sur la question proprement dite du droit de paix et de guerre, telle qu'elle a été discutée dans nos assemblées et telle que notre charte actuelle la décide. Que le monarque constitutionnel ait la prérogative, dans des circonstances urgentes, de déclarer la guerre, à la bonne heure ; c'est une pure forme, pourvu que les fonds indispensables pour la soutenir puissent être refusés à ses ministres, et que ces ministres soient responsables de la déclaration qu'ils ont suggérée au roi.<br />
<br />
L'on voit que dans cette question déjà (et il en sera de même de beaucoup d'autres) la solution de la difficulté dépend de l'établissement des garanties constitutionnelles. Filangieri ne fait que l'obscurcir par une épigramme déplacée. Si la guerre était nécessaire, le gouvernement aurait raison ''de vouloir tuer la plus grande quantité d'ennemis dans le moins de temps possible.'' Dès qu'elle est inutile, il est criminel de l'entreprendre. Le nombre de morts et les instruments de destruction n'y font rien.<br />
<br />
== Chapitre 3. Des encouragements pour l'agriculture ==<br />
<br />
<br />
''« On n'a pas songé à donner une récompense au cultivateur intelligent »<br />
<br />
Introduction, p. I.''<br />
<br />
Nous apercevons déjà ici un symptôme du système erroné de Filangieri, relativement à l'influence de la protection des gouvernements. Comme il y revient sans cesse dans son ouvrage, je vais saisir cette première occasion pour le réfuter. Mais je dois remonter à l'origine de son erreur qui a été celle de beaucoup d'hommes éclairés du dix-huitième siècle.<br />
<br />
Lorsque les philosophes de cette époque commencèrent à s'occuper des principales questions de l'organisation sociale, ils furent frappés des maux produits par les vexations et les mesures ineptes de l'autorité. Mais novices dans la science, ils pensèrent qu'un usage différent de cette même autorité ferait autant de bien que son usage vicieux avait causé du mal. Ils ne sentirent point que le vice était dans son intervention même. Et que, loin de la solliciter d'agir autrement qu'elle n'agissait, il fallait la supplier de ne point agir. En conséquence vous les voyez appeler le gouvernement au secours de toutes les réformes qu'ils proposent : agriculture, industrie, commerce, lumières, religion, éducation, morale, ils lui soumettent tout, à condition qu'il se conduira d'après leurs vues.<br />
<br />
Le siècle dernier compte très peu d'écrivains qui ne soient pas tombés dans cette méprise. Turgot, Mirabeau et Condorcet en France, Dohm et [https://www.wikiberal.org/wiki/Jakob_Mauvillon Mauvillon] en Allemagne, Thomas Paine et Bentham en Angleterre, Franklin en Amérique, telle est à peu près la liste de ceux qui ont senti que, pour tous les progrès comme pour tous les besoins, pour la prospérité de tous les états comme pour le succès de toutes les spéculations, pour la quotité des productions comme pour leur équilibre, il fallait s'en remettre à la liberté, à l'intérêt individuel, à l'activité qu'inspirent à l'homme l'exercice de ses propres facultés et l'absence de toute entrave. Les autres ont préféré la protection à l'indépendance, les encouragements aux garanties, les bienfaits à la neutralité.<br />
<br />
Les économistes eux-mêmes ont eu ce tort, pour la plupart. Ils étaient cependant d'autant plus inexcusables que leur maxime fondamentale semblait devoir les en préserver.<br />
<br />
''Laisser faire et laisser passer'' était leur devise : mais ils ne l'appliquèrent guère qu'aux prohibitions. Les encouragements les séduisirent. Ils ne virent pas que les prohibitions et les encouragements ne sont que deux branches d'un même système et que tant qu'on admet les uns, l'on est menacé par les autres.<br />
<br />
L'agriculture était de toutes les professions celle que les économistes désiraient le plus tirer de l'état d'avilissement dans lequel elle était plongée. Leur axiome favori, celui que la terre est la seule source des richesses, leur faisait attacher une importance extrême au travail qui la féconde : une indignation juste et légitime s'emparait d'eux, lorsqu'ils envisageaient l'oppression qui accablait la classe la plus indispensable à leurs yeux et la plus laborieuse.<br />
<br />
De là leurs projets chimériques pour relever cette classe, pour l'entourer de considération, d'illustration même.<br />
<br />
L'idée d'accorder des récompenses au ''cultivateur intelligent qui, par son travail ou par des procédés nouveaux, aurait trouvé le moyen d'accroître la richesse publique'', n'appartient donc point à Filangieri. Il a pu l'emprunter des économistes, du marquis de Mirabeau, par exemple, l'auteur de l'''Ami de hommes'' : mais il paraît s'être particulièrement attaché à cette idée.<br />
<br />
Il y revient avec d'autant plus d'insistance et plus de détails, dans une autre partie de son ouvrage (liv. II, chap. XV), et enchérissant sur sa proposition première, il veut qu'indépendamment des encouragements pécuniaires, l'on institue un ordre qui soit porté par le souverain même et dont les agriculteurs les plus habiles soient décorés.<br />
<br />
Si l'on considère à quelle époque Filangieri proposait ces expédients puérils et bizarres, on en concevra l'absurdité.<br />
<br />
C'était dans un temps où la classe agricole était soumise à des lois et payait des impôts qu'aucun représentant nommé par elle n'avaient discutés ni consentis : dans un temps où, sans organe pour réclamer, sans moyens pour se défendre, elle subissait en silence la partialité de ces lois, l'inégalité de ces impôts : dans un temps où des servitudes de tout genre pesaient sur elle, interrompaient son travail, troublaient son repos : dans un temps enfin où, placée au plus bas échelon de la hiérarchie sociale, elle supportait en dernier ressort le poids des charges sociales : car chacune des autres classes repoussait le fardeau plus bas pour s'en exempter.<br />
<br />
Ajoutez à ces malheurs pour ainsi dire légaux, les oppressions accidentelles qui résultaient de l'isolement de cette classe agricole, et de sa pauvreté, de sa position désarmée, l'immense intervalle qui la séparait du pouvoir suprême et condamnait ses gémissements à s'évaporer dans les airs, l'insolence des pouvoirs intermédiaires qui interceptaient ses réclamations, la facilité d'opprimer contre les lois ou d'après les lois des hommes également ignorants de leurs protections ou de leurs menaces, la rapacité du fisc qu'épuisaient les riches et qui devaient se dédommager aux dépens du pauvre, l'arbitraire d'autant plus effréné qu'il s'exerçait en détail sur des victimes obscures, et qu'il était disséminé entre une foule d'agents subalternes, vizirs de village, poursuivant dans l'ombre leurs vexations.<br />
<br />
Et c'était dans un tel état de choses, et comme remède à un tel état de choses, que Filangieri proposait des encouragements pour l'agriculture et des distinctions pour les agriculteurs. Mais l'agriculture était frappée dans son principe. Les moyens de reproduction lui étaient enlevés. Les agriculteurs étaient des ilotes, frustrés de tous les droits, chargés de tous les labeurs, condamnés à toutes les privations. L'autorité même avec des intentions bienfaisantes, ne pouvait guérir cette plaie incurable. La nature est plus forte que l'autorité, et la nature veut que toute cause mène à son effet, que tout arbre produise son fruit. Tous les projets philanthropiques sont des chimères, quand une liberté constitutionnelle ne leur sert pas de base. Ces projets peuvent servir de texte aux amplifications oratoires d'honnêtes déclamateurs. Ils peuvent offrir à des ministres adroits le moyen d'occuper d'une manière neuve et piquante les loisirs de leur maître. Ils peuvent, en trompant ce maître, apaiser ses remords, si le spectacle de la misère publique fait naître en lui quelques remords. Mais ni la classe agricole ni l'agriculture ne profitent en rien de tous ces palliatifs impuissants.<br />
<br />
L'état de la classe agricole sera déplorable partout où cette classe n'aura pas en elle-même, c'est-à-dire par des organes que son choix identifie avec elle, une certitude de redressement public et légal. L'état de la classe agricole était déplorable en France avant la Révolution. J'en atteste la taille, la corvée, la milice, les vingtièmes, les capitations, les aides, la dixme, la main-morte, les lods et ventes, le trop bu, et toutes ces charges innombrables, tant pécuniaires que personnelles, dont les noms divers et bizarres rempliraient inutilement des pages entières. J'en atteste les exemptions non moins nombreuses, si scandaleusement réclamées et si facilement obtenues par des classes élevées, comme si leurs devoirs envers la société eussent été en raison inverse des avantages que la société leur garantissait. J'en atteste les terres appauvries et mal cultivées, limitrophes des parcs somptueux, et les huttes couvertes de chaume, qui environnaient des châteaux superbes, protestations silencieuses, mais qui ont fini par n'être que trop énergiques contre un pareil ordre social.<br />
<br />
Filangieri et les publicistes qui l'ont suivi auraient dû se pénétrer de ces vérités. Au lieu de rêver des encouragements partiels, des distinctions vaines jetées nécessairement au hasard du haut du trône, et distribuées suivant le caprice d'agents infidèles, ils auraient dû réclamer les garanties que tout pays doit au citoyen qui l'habite, les garanties sans lesquelles tous les gouvernements sont illégitimes.<br />
<br />
Avec ces garanties, l'agriculture aussi bien que tout autre genre d'industrie, se passera facilement de la protection du pouvoir. Il est fort inutile que l'autorité se mêle d'encourager ce qui est nécessaire. Il lui suffit de ne pas l'entraver. La nécessité sera obéie. Lorsqu'il n'y a point, de la part du gouverment, une action vicieuse, les productions sont toujours dans une proportion parfaite avec les demandes. J'excepte les cas imprévus, les calamités soudaines, qui, du reste, sont assez rares, quand on laisse faire la nature, mais que les gouvernements, par leurs fausses mesures, créent plus souvent qu'on ne le pense. J'en parlerai dans une autre partie de ce commentaire. Dans l'ordre habituel des choses, ce n'est pas d'encouragement, c'est de sécurité que l'agriculture a besoin. Or la sécurité ne se trouve que dans de bonnes institutions constitutionnelles. Quand la personne de l'agriculteur peut être enlevée, parce qu'il a pour voisin un délateur, ou pour ennemi quelque valet d'un homme puissant ; quand le fruit de son travail peut être grevé d'impositions excessives, parce que tel propriétaire, riche ou noble, se fait exempter ; quand ses enfants, utiles associés de ses opérations journalières, lui sont arrachés pour aller périr dans des guerres lointaines, pensez-vous qu'inquiet sur le présent, alarmé sur l'avenir, il persévère à se consumer en efforts dont le bénéfice peut lui être ravi ? C'est vous qui portez dans son âme le désespoir et l'abattement, et vous prétendez ensuite l'encourager. Vous vexez, vous opprimez, vous ruinez la classe entière, et vous imaginez qu'une légère aumône, ou, ce qui est plus ridicule, une décoration inventée par vous, et conférée dédaigneusement à quelque individu que vos agents protègent, ranimera cette classe appauvrie et spoliée. Votre ineptie ou votre despotisme ont frappé le sol de stérilité ; et vous croyez que vos faveurs, comme la présence du soleil, lui rendront sa fécondité première. Vous vous montrez, vous souriez, vous distribuez je ne sais quelles distinctions vaines et illusoires, et le travail, à vous entendre, va se tenir honoré pour des siècles ! Étrange arrogance ! Charlatanisme grossier, auquel se laissaient prendre autrefois quelques rêveurs honnêtes, mais qui, grâce au ciel, est chaque jour plus décrédité. L'empereur de la Chine daigne aussi de ses mains impériales conduire une charrue, et tracer un sillon, dans un jour de fête. Cela n'empêche pas que la Chine ne soit sans cesse en proie à la famine, et que les parents n'exposent sur les rivières les enfants qu'ils sont hors d'état de nourrir. C'est que la Chine est un état despotique, et que, lorsque les cultivateurs sont soumis au bâton toute l'année, l'honneur qu'on croit leur faire une fois par an ne les dédommage ni ne les console.<br />
<br />
Je serai forcé de revenir à plus d'une reprise sur le système des encouragements quand Filangieri traitera de l'industrie. J'ajourne en conséquence d'autres développements qui prouveront que même sous le rapport de la morale ce système est nuisible.<br />
<br />
== Chapitre 4. De la conversion des princes au système pacifique ==<br />
<br />
<br />
''« Le cri de la raison est enfin parvenu jusqu'aux trônes : les princes ont commencé de sentir... que la source véritable de la grandeur n'est pas dans la force et dans les armes. »<br />
<br />
Introduction, p. 2.''<br />
<br />
<br />
Est-il vrai que ce soit parce que la raison est parvenue jusqu'aux trônes, que les princes ont enfin senti qu'ils devaient plus de respect à la vie des hommes, et que la véritable grandeur n'était pas dans la force et dans les armes ? Je ne demanderais pas mieux que d'adopter cette conviction flatteuse ; mais je ne puis me défendre de certains scrupules. Je me transporte au moment où Filangieri écrivait ces lignes ; et je jette mes yeux sur un espace de quarante années. Je vois la guerre de Sept Ans finie, mais bientôt commence celle d'Amérique. Pendant la guerre d'Amérique, Joseph II menace la Prusse et attaque les Turcs. La Suède s'élance assez follement contre la Russie. La Pologne est partagée ; et s'il n'en résulte pas de guerre, c'est que les co-partageants se mettent trois contre un. Enfin les rois de l'Europe se coalisent contre la France qui veut se donner un gouvernement libre : après dix ans de combats acharnés, ils sont vaincus ; mais alors le gouvernement de la France abjure la modération et la justice, et durant dix autres années l'espace qui sépare Lisbonne de Moscou et Hambourg de Naples est derechef inondé de sang. Sont-ce là des preuves bien satisfaisantes de l'empire de la raison ?<br />
<br />
Il y a néanmoins, dans l'assertion de Filangieri, un fond de vérité qu'il défigure par des compliments bien intentionnés, mais peu mérités par la puissance.<br />
<br />
Ainsi que je l'ai observé précédemment (ch.II), le système guerrier est en contradiction avec l'état actuel de l'espèce humaine. L'époque du commerce est arrivée ; et plus la tendance commerciale domine, plus la tendance guerrière doit s'affaiblir.<br />
<br />
La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but, celui de posséder ce que l'on désire. Le commerce n'est autre chose qu'un hommage rendu à la force du possesseur par l'aspirant à la possession. C'est une tentative pour obtenir de gré à gré ce que l'on n'espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'aurait jamais l'idée du commerce. C'est l'expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de sa force contre la force d'autrui, est exposée à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c'est-à-dire au moyen plus doux et plus sûr d'engager l'intérêt des autres à consentir à ce qui convient à son intérêt.<br />
<br />
La guerre est donc antérieure au commerce : l'une est l'impulsion d'un désir sans expérience, l'autre le calcul d'un désir éclairé. Le commerce doit donc remplacer la guerre ; mais en la remplaçant il la décrédite, et la rend odieuse aux nations. <br />
<br />
C'est ce qu'on remarque de nos jours.<br />
<br />
Le but unique des nations modernes, c'est le repos ; avec le repos l'aisance, et comme source de l'aisance, l'industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace d'atteindre ce but. Ses chances n'offrent plus, ni aux individus ni aux peuples, des bénéfices qui égalent les résultats du travail paisible et des échanges réguliers. Chez les anciens une guerre heureuse ajoutait, en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique et particulière des vainqueurs ; chez les modernes une guerre heureuse coûte infailliblement plus qu'elle ne rapporte.<br />
<br />
La situation des peuples modernes les empêche donc d'être belliqueux par intérêt ; et des raisons de détails, mais toujours tirées des progrès de l'espèce humaine, et par conséquence de la différence des époques, viennent se joindre aux causes générales, pour empêcher aussi les nations de nos jours d'être guerrières par inclination.<br />
<br />
La nouvelle manière de combattre, le changement des armes, l'artillerie, ont dépouillé la vie militaire de ce qu'elle avait de plus attrayant. Il n'y a plus de lutte contre le péril : il n'y a que de la fatalité. Le courage doit s'empreindre de résignation ou se composer d'insouciance. On ne goûte plus cette jouissance de volonté, d'action et de développement des forces physiques et des facultés morales, qui faisait aimer aux héros anciens, aux chevaliers du Moyen Age, les combats corps à corps. La guerre a donc perdu son charme comme son utilité.<br />
<br />
Il en résulte qu'un gouvernement qui parlerait aujourd'hui de la gloire militaire, et par conséquent de la guerre comme but, méconnaîtrait l'esprit des nations et celui de l'époque. Le fils de Philippe n'oserait plus proposer à ses sujets l'envahissement de l'univers, et le discours de Pyrrhus à Cynéas semblerait le comble de l'insolence ou de la folie [2].<br />
<br />
Les gouvernements, qui reconnaissent les vérités le plus tard qu'ils peuvent, mais qui, malgré tous leurs efforts, ne sauraient s'en préserver éternellement, ont remarqué le changement qui s'est opéré dans la disposition des peuples. Ils lui rendent hommage dans leurs actes publics et dans leurs discours ils évitent d'avouer ouvertement l'amour des conquêtes, et ce n'est jamais qu'en soupirant qu'ils prennent les armes. Sous ce rapport, ainsi que Filangieri l'observe, la raison s'est fait jour jusqu'aux trônes : mais en forçant le pouvoir à varier son langage, a-t-elle, comme le philosophe italien se plaît à l'espérer, éclairé l'esprit ou converti le coeur de ceux que le hasard a investis de l'autorité ?<br />
<br />
J'ai le regret de ne pas le croire; car je ne vois point dans leur conduite plus d'amour de la paix : j'aperçois seulement plus d'hypocrisie.<br />
<br />
Quand Frédéric attaquait l'Autriche pour s'emparer de la Silésie, il ne voulait, disait-il, que faire valoir d'anciens droits pour donner à son royaume une étendue convenable ; quand l'Angleterre s'épuisait d'hommes et de trésors pour subjuguer l'Amérique, elle n'aspirait qu'à ramener sous les lois protectrices de la métropole des enfants égarés ; quand elle porte la dévastation dans l'Inde, elle n'entend que veiller aux intérêts et assurer la prospérité de son commerce ; quand trois puissances coalisées morcelaient la Pologne, elles n'avaient en vue que de rendre aux Polonais agités la tranquillité que troublaient leurs luttes intestines ; quand ces mêmes puissances envahissaient la France devenue libre, c'étaient les trônes ébranlés qu'elles se proposaient de consolider ; quand aujourd'hui elles écrasent l'Italie et menacent l'Espagne, c'est l'ordre social qui réclame leur intervention. Dans tout cela, le mot de ''conquêtes'' n'est pas prononcé. Mais le sang des peuples en est-il moins prêt à couler ? Que leur importe sous quel prétexte on le verse ! Le prétexte même n'est au fond qu'une dérision de plus.<br />
<br />
Il ne faut donc point, comme le trop confiant Filangieri nous y invite, nous en remettre à l'influence de la raison sur les trônes et à la sagesse des princes, pour préserver le monde du fléau des guerres injustes ou inutiles. Il faut que la sagesse des nations s'en mêle. J'ai dit dans le chapitre II de quelle manière elle doit s'en mêler.<br />
<br />
== Chapitre 5. De la révolution salutaire que Filangieri prévoyait ==<br />
<br />
''« Une fermentation salutaire va faire éclore le bonheur public.»<br />
<br />
Introduction, p. II''<br />
<br />
Si l'on ne jugeait que sur les apparences, l'on ne pourrait se défendre d'un sentiment de tristesse et de pitié pour l'espèce humaine, en comparant l'avenir que Filangieri lui promet ici avec l'état dans lequel se trouvent aujourd'hui presque tous les peuples de l'Europe. Qu'est devenu ce désir d'amélioration et de réforme qui animait les classes supérieures des sociétés ? Où est cette liberté de la presse qui honorait à la fois les princes qui ne la redoutaient pas et les écrivains qui en faisaient usage ? Cette superstition dont le publiciste napolitain célèbre la défaite, n'est-elle pas l'objet des regrets de tous les dépositaires du pouvoir ? Inhabiles à la reproduire, telle qu'elle existait autrefois, aveugle et cruelle, mais sincère, ne s'efforcent-ils pas de la remplacer par des démonstrations de commande et une intolérance de calcul, non moins funeste et bien moins excusable ? Ne voyons-nous pas l'hypocrisie s'appliquant partout à reconstruire ce que les lumières avaient renversé ? Ne pose-t-on pas dans tous les pays des pierres d'attente pour le fanatisme ?<br />
<br />
Qu'importe que les prétentions spirituelles aient plié sous l'autorité politique, si cette autorité se fait de la religion un instrument et agit ainsi contre la liberté avec une double force ? Que nous sert d'avoir dépouillé l'oppression nobiliaire de son ancien nom de féodalité, si elle reparaît aussi exigeante et plus astucieuse sous une dénomination nouvelle ? si la domination échappée aux seigneurs féodaux doit revenir aux grands propriétaires, qui sont pour la plupart les seigneurs féodaux des temps passés ? si la grande propriété, inaliénable par les substitutions, et toujours croissante par cela seul qu'elle est inaliénable, reconstruit l'oligarchie ? Enfin, de même que la féodalité cherche à reparaître sous une appellation moins effrayante, le despotisme que les moeurs avaient adouci n'abjure-t-il pas ses démonstrations philanthropiques ? n'a-t-il pas déjà remplacé l'axiome suranné du droit divin par une terminologie qui n'a que l'avantage d'être plus abstraite, et ne s'en prévaut-il pas également pour interdire aux peuples tout examen des lois et toute résistance à l'arbitraire ?<br />
<br />
Toutefois cette affligeante comparaison de ce qui a eu lieu avec ce que nous avions le droit d'espérer, ne doit point nous conduire au découragement. Le désappointement momentané était dans la nature des choses : le succès définitif y est aussi.<br />
<br />
Quand les principes de la justice et de la liberté sont proclamés par les philosophes, il arrive souvent que les classes qu'on appelle supérieures s'y rallient, parce que les conséquences de ces principes, reléguées encore dans un lointain obscur, n'excitent point d'ombrages. L'on aurait tort d'en conclure que ces classes persévèreront à vouloir le système qu'elles semblent, et je dirai plus, qu'elles croient alors adopter. Il y a dans le coeur de l'homme un besoin d'approbation auquel se laisse entraîner le pouvoir lui-même, quand il se flatte qu'il ne lui en coûtera, pour le satisfaire, aucun sacrifice réel. Il s'ensuit que lorsque l'opinion s'élève avec force contre le despotisme, l'orgueil nobiliaire, ou l'intolérance religieuse, les rois, les nobles et les prêtres cherchent à plaire cette opinion, et les privilégiés de diverses espèces font ostensiblement cause commune avec la masse des nations contre leurs propres prérogatives. Quelquefois même ils sont sincères dans l'abnégation qu'ils manifestent. Comme ils conquièrent les applaudissements en répétant des axiomes dont l'application ne s'annonce nullement comme prochaine, l'enivrement de leurs paroles leur cause des émotions désintéressées, et ils s'imaginent que, le cas échéant, toujours avec la conviction qu'il n'écherra pas, ils seraient prêts à faire tout ce qu'ils disent.<br />
<br />
Mais quand le moment de la réalité arrive, leur intérêt vient demander compte à leur amour-propre des engagements qu'il a contractés. Cet amour-propre les avait rendus faciles pour la théorie, cet intérêt les rend furieux contre la pratique. Ils vantaient les réformes à condition qu'elles ne s'opéreraient point, pareil à des gens qui célèbreraient l'astre du jour, pourvu que la nuit durât sans cesse : et en effet l'aurore a paru, et presque tous ceux qui l'avaient invoquée se sont déclarés contre elle : et tous les présages d'amélioration dont Filangieri nous offre l'énumération pompeuse ont fui comme de vaines lueurs.<br />
<br />
Ce mouvement rétrograde était, comme on voit, inévitable : et ce mouvement rétrograde nous démontre une vérité très importante : c'est que les réformes qui viennent d'en haut sont toujours trompeuses. Si l'intérêt n'est pas le mobile de tous les individus, parce qu'il y a des individus que leur nature plus noble élève au-dessus des conceptions étroites de l'égoïsme, l'intérêt est le mobile de toutes les classes. On ne peut jamais rien attendre d'efficace ou de complet d'une classe qui paraît agir contre son intérêt : elle aura beau l'abjurer momentanément, elle y sera toujours ramenée ; et dès que l'instant sera venu de consommer sans retour le sacrifice, elle reculera, faisant valoir des restrictions, des réserves, dont elle ne se doutait pas elle-même au milieu de ses protestations d'abnégation et de dévouement.<br />
<br />
C'est ce dont nous sommes aujourd'hui témoins. Monarchie absolue, clergé, noblesse, chacun veut ressaisir les prérogatives abdiquées, accusant le peuple d'usurpation pour avoir accepté ce qui lui était offert, et criant à l'injustice et à la surprise avec une naïveté précieuse, uniquement parce qu'on l'a pris au mot.<br />
<br />
Mais interférons-nous de ces efforts tardifs que nos espérances sont pour jamais trompées et la cause de l'humanité perdue sans appel ? Bien au contraire.<br />
<br />
Nous devons rendre grâce à l'enthousiasme éphémère ou aux imprudences vaniteuses des diverses classes de privilégiés. Elles ont popularisé les principes contre lesquels maintenant elles conspirent. Pour déclarer la guerre aux institutions qui les oppriment, les nations ont souvent besoin de chefs pris dans les classes qui profitent de ces institutions. Trop d'abaissement ôte le courage, et ceux qui gagnent aux abus sont quelquefois les seuls capables de les attaquer. Ces chefs réunissent l'armée populaire ; ils la disciplinent ; ils l'éclairent. Heureux quand ils lui restent fidèles ! Mais s'ils désertent, l'armée n'en est pas moins sur pied. Elle remplace facilement les apostats qui l'abandonnent par des hommes tirés de son sein et plus identifiés à sa cause. La victoire, ajournée peut-être, en devient plus certaine et plus complète, parce qu'il n'y a plus parmi les vainqueurs d'intérêts étrangers qui ralentissent la marche ou qui faussent le but.<br />
<br />
Ne craignons donc rien des coalitions momentanées, des déclamations de circonstance, des déploiements de force présentes avec ostentation pour nous frapper d'effroi. On ne se pare pas impunément des couleurs philosophiques ; le despotisme, l'orgueil nobiliaire, le pouvoir sacerdotal, tous ont voulu en avoir l'honneur : il faut qu'ils en supportent les frais. Ces frais peuvent être diminués par une résignation raisonnable : ils peuvent être cruellement accrus par la résistance. Mais le sort de l'espèce humaine est décidé : le règne du privilège est fini.<br />
<br />
La tyrannie n'est redoutable, dit un auteur anglais, que lorsqu'elle étouffe la raison de son enfance. Elle peut alors arrêter ses progrès et retenir les hommes dans une longue imbécilité. Mais il n'existe qu'un seul moment pour proscrire avec fruit cette raison toute puissante. Ce moment passé, tous les efforts sont vains ; la lutte est engagée, la vérité se fait jour dans tous les esprits ; l'opinion se sépare de la puissance ; et la puissance, repoussée par l'opinion, ressemble à ces corps frappés de la foudre, que le contact de l'air réduit en poussière.<br />
<br />
== Chapitre 6. De l'union de la politique et de la législation ==<br />
<br />
<br />
''« Il est bien étonnant que, dans ce grand nombre d'écrivains qui se sont consacrés à l'étude des lois... chacun n'ait considéré qu'une partie de cet immense édifice. »<br />
<br />
Introduction, p.12''<br />
<br />
Cette phrase de Filangieri contient le germe, d'une grande vérité : mais il me paraît ne l'avoir ni suffisamment sentie, ni développée suffisamment. S'il blâme les écrivains qui ont traité la législation à part de la politique, c'est plutôt sous le rapport littéraire, comme n'ayant pas su embrasser l'ensemble de leur sujet, que sous le rapport beaucoup plus sérieux de l'erreur dangereuse qu'ils accréditaient, erreur d'autant plus essentielle à combattre, que les gouvernements aussi l'accréditent de tout leur pouvoir. Ils voudraient persuader aux peuples que de bonnes lois, propres à maintenir l'ordre entre les individus, sont tout ce qu'il faut pour la sûreté et la prospérité générale, sans qu'il soit besoin de recourir à des institutions constitutionnelles qui elle-mêmes protègent ces lois. C'est prétendre que les fondements d'un édifice ne sont pas nécessaires à sa stabilité. La législation séparée de la politique n'offre aux gouvernés aucun abri, et n'oppose aux gouvernants aucune barrière. Il n'existe, hors des garanties politiques, aucun moyen d'empêcher les dépositaires de l'autorité de violer les lois qu'ils ont établies. Aussi les despotes les plus jaloux de leur domination absolue ne se sont pas fait faute de donner à leurs esclaves des codes merveilleux, assurés qu'ils étaient que ces codes n'auraient de valeur que celle que tolèrerait la volonté du maître. Deux pages d'un livre, deux mots à une tribune, sont de meilleures sauvegardes, non seulement pour la liberté, mais pour la justice, pour cette justice dont chaque individu a besoin tous les jours, que les codes les mieux rédigés, les plus parfaits en apparence. Car un code est une chose morte et inerte, jusqu'au moment où les hommes le mettent à exécution. Or, s'ils peuvent ne s'y conformer que lorsque telle est leur fantaisie, si, quand ils s'en écartent, nul ne peut réclamer, tout le mérite d'un code s'évanouit.<br />
<br />
Il en est de la distinction qu'on cherche à introduire entre la législation et la politique, comme de celle que tant de gens veulent établir entre la liberté civile et la liberté constitutionnelle. La meilleure législation est nulle, quand une bonne organisation politique ne la garantit pas, de même qu'il n'y a point de liberté civile, quand la liberté constitutionnelle ne l'entoure pas de son égide. Sans doute, même dans les pays où règne l'arbitraire, toutes les libertés civiles de tous les habitants ne sont pas envahies, comme dans les États du Grand Seigneur toutes les têtes ne sont pas coupées. Mais il suffit que l'envahissement soit possible, et qu'il n'y ait pas de moyen de répression, pour que la sécurité n'existe point.<br />
<br />
Défions-nous donc aujourd'hui plus que jamais de tout effort pour détourner nos regards de la politique et pour les fixer sur la législation. Je dis aujourd'hui plus que jamais, parce qu'aujourd'hui plus que jamais cette ruse sera employée comme dernière ressource pour nous tromper et nous donner le change. Quand les gouvernements offrent aux peuples des améliorations législatives, les peuples doivent leur répondre, en leur demandant des institutions constitutionnelles. Sans constitution, les peuples ne sauraient avoir nulle certitude que les lois soient observées. C'est dans les constitutions, dans les peines qu'elles prononcent contre les possesseurs infidèles de l'autorité, dans les droits qu'elles assurent aux citoyens, dans la publicité surtout qu'elles doivent consacrer, c'est là que réside la force coercitive nécessaire pour contraindre le pouvoir à respecter les lois. Quand il n'y a point de constitution, non seulement le pouvoir fait les lois qu'il veut, mais il les observe comme il veut ; c'est-à-dire qu'il les observe quand elles lui conviennent, et les viole quand il y trouve son avantage. Alors les meilleures lois, comme les plus mauvaises, ne sont qu'une arme dans les mains des gouvernants. Elles deviennent le fléau des gouvernés, qu'elles garrottent sans les défendre, et qu'elles privent du droit de la résistance sans leur donner le bénéfice de la protection.<br />
<br />
== Chapitre 7. De l'influence que Filangieri attribue à la législation ==<br />
<br />
<br />
(Plan raisonné de l'ouvrage p.15.)<br />
<br />
Le plan raisonné que Filangieri a mis à la tête de son livre n'étant autre chose qu'une analyse abrégée de l'ouvrage entier, et toutes les idées que renferme cette analyse se retrouvant par conséquent dans l'ouvrage même, j'ai cru devoir m'interdire ici toutes les observations de détail. Mais il en est une qui se rapporte au système général de l'écrivain, et qui, bien qu'indiquée dans les chapitres précédents, a besoin d'être reproduite et développée.<br />
<br />
Filangieri, comme je l'ai dit ailleurs, est tombé dans une méprise commune à plusieurs philosophes bien intentionnés. De ce que l'autorité peut faire beaucoup de mal, il en a conclu qu'elle pouvait également faire beaucoup de bien. Il a vu, dans tel pays, les lois prêtant leur force à la superstition, et comprimant l'essor des facultés individuelles : il les a vues dans telle autre contrée, encourageant des modes d'éducation vicieux et absurdes ; dans telle autre encore, imprimant au commerce, à l'industrie, aux spéculations de l'intérêt personnel, une direction fausse. Il a cru que des gouvernements qui marcheraient dans une route contraire seraient aussi favorables au bonheur et aux progrès de l'espèce humaine que les premiers lui étaient nuisibles. En conséquence, il considère sans cesse, dans son ouvrage, le législateur comme un être à part, au-dessus du reste des hommes, nécessairement meilleur et plus éclairé qu'eux : et s'enthousiasmant pour ce fantôme créé par son imagination, il lui accorde sur les êtres soumis à ses ordres une autorité qu'il ne songe que par intervalles à contenir ou à limiter. C'est ainsi qu'il nous parle ''du ton différent que doit prendre la législation chez les différents peuples en différents temps'' (p.5) ; ''de la manière dont, en détruisant des erreurs funestes, elle doit soutenir d'une main ce qu'elle abat de l'autre'' (p.6) ; ''des lois qui doivent s'adapter à l'enfance des nations, suivre les mouvements de leur puberté, attendre leur maturité et prévenir leur décrépitude (ibid.) ; du soin que doit apporter le législateur à fixer les richesses dans l'état et à les distribuer avec équité'' (p.11) ; ''de la protection qu'il faut accorder à l'agriculture sans négliger les arts'' (p.12) ; ''des moyens de prévenir par les lois l'excès de l'opulence qui entraîne à l'excès de la misère'' (p.15) ; ''de la distribution légale de l'honneur et de l'infamie, pour agir puissamment sur l'opinion'' (p.18) ; ''des obstacles qu'il est désirable d'opposer à l'éducation domestique, trop indépendante de la législation, et qui ne doit être tolerée que chez un petit nombre de citoyens'' (p.21) ; ''de la direction à donner aux talents, du parti que le législateur peut tirer des passions et de la force productive des vertus (ibid.).''<br />
<br />
De la sorte, dans cette partie de son système, Filangieri confère au législateur un empire presque sans bornes sur l'existence humaine, tandis qu'ailleurs il s'élève avec beaucoup de force contre les empiétements de l'autorité.<br />
<br />
Cette contradiction lui est commune avec un grand nombre d'écrivains que la liberté compte cependant parmi ses plus zèlés défenseurs.<br />
<br />
Pour expliquer cette inconséquence, quelques développements me sont nécessaires, et j'ai besoin d'obtenir de mes lecteurs un peu d'attention.<br />
<br />
Toux ceux qui ont écrit sur les gouvernements les ont, sans le savoir, envisagés simultanément sous deux points de vue, et les ont jugés, souvent dans la même phrase, tantôt d'après ce qu'ils sont, tantôt d'après ce qu'ils voudraient qu'ils fussent. En jugeant les gouvernements d'après ce qu'ils sont, ces écrivains les ont traités fort sévèrement. Ils ont exposé à la haine et à l'indignation publique les vices, les erreurs, les faux calculs, les intentions malveillantes, l'ignorance obstinée, les passions envieuses des hommes revêtus de la puissance. Mais quand ils ont jugé les gouvernements d'après ce qu'ils voudraient qu'ils fussent, ils se sont exprimés d'une manière tout à fait différente. Leur imagination leur a présenté les gouvernants comme des abstractions, elle en a fait des êtres d'une autre espèce que les gouvernés, et jouissant d'une supériorité incontestable en vertus, en sagesse, en lumières.<br />
<br />
Ce double mouvement s'explique sans peine, lorsqu'une fois on l'a remarqué. Comme chacun désire que son opinion triomphe, nul ne renonce complètement à lui procurer l'appui de l'autorité : et l'homme que cette autorité contrarie ne voudrait pas la voir anéantie, mais seulement déplacée.<br />
<br />
Prenez au hasard quelqu'un de nos philosophes les plus renommés, Mably, par exemple ; il consacre six volumes à retracer, l'histoire de France en main, les malheurs des peuples et les crimes du pouvoir. Les faits qu'il recueille et qu'il commente ne nous offrent certes pas les gouvernants comme meilleurs que les gouvernés : et tout esprit juste serait porté à conclure de ces faits, que l'autorité doit être limitée le plus qu'il est possible, et qu'il faut soustraire à son action malfaisante toute la portion de l'existence humaine dont la nécessité la plus impérieuse n'exige pas l'asservissement.<br />
<br />
Mais suivez maintenant Mably dans ses théories. Cette autorité qu'il a trouvée si funeste et si nuisible dans la pratique, il se la figure tout à coup bienfaisante, équitable, éclairée : il lui livre l'homme tout entier comme un protecteur, un tuteur et un guide. La loi, dit-il (et il oublie que la loi ne se fait pas toute seule et qu'elle est l'oeuvre des gouvernements), la loi doit s'emparer de nous dès les premiers moments de notre vie, pour nous entourer d'exemples, de préceptes, de récompenses et de châtiments. Elle doit diriger, améliorer, éclairer cette classe nombreuse et ignorante qui, n'ayant pas le temps de l'examen, est condamnée à recevoir les vérités mêmes sur parole et comme des préjugés. Tout le temps où la loi nous abandonne est un temps qu'elle laisse aux passions pour nous tenter, nous séduire et nous subjuguer. La loi doit exciter l'amour du travail, graver dans l'âme de la jeunesse le respect pour la morale, frapper l'imagination par des institutions habilement combinées, pénétrer jusqu'au fond des coeurs pour en arracher les pensées coupables, au lieu de se borner à comprimer les actions nuisibles, prévenir les crimes au lieu de les punir. La loi doit régler nos moindres mouvements, présider à la diffusion des lumières, au développement de l'industrie, au perfectionnement des arts, conduire comme par la main la foule aveugle qu'il faut instruire et la foule corrompue qu'il faut corriger[3].<br />
<br />
Qui ne croirait, en lisant tout ce que la loi doit faire, qu'elle descend du ciel, pure et infaillible, sans avoir besoin de recourir à des intermédiaires, dont les erreurs la faussent, dont les calculs personnels la défigurent, dont les vices la souillent et la pervertissent. Mais il n'en est pas ainsi, si la loi est l'ouvrage des hommes, si elle est empreinte de leurs imperfections, de leurs faiblesses et de leur perversité, qui ne sent que l'ouvrage ne mérite pas plus de confiance que ses auteurs, et qu'eux-mêmes n'ont pas droit à nous en inspirer davantage sous un titre que sous un autre. Nous les redoutons comme gouvernants, parce qu'ils sont despotes ; nous les redoutons comme peuples, parce qu'ils sont ignorants et aveugles. Un changement de nom ne change point leur nature. Il me semble que voilà d'assez fortes raisons pour nous défier d'eux, lors même qu'ils trouvent convenable de s'intituler législateurs.<br />
<br />
Je l'ai dit, il y a longtemps [4], et je le répète : une terminologie abstraite et obscure a fait illusion aux publicistes. L'on dirait qu'ils ont été dupes des verbes impersonnels dont ils se servaient ; ils ont cru dire quelque chose en disant : il faut diriger l'opinion des hommes ; on ne doit pas abandonner les hommes au divagations de leur esprit. Il faut influer sur la pensée. Il y a des opinions dont on peut tirer utilement parti pour tromper les hommes. Mais ces mots : ''il faut, on doit, on ne doit pas'', ne se rapportent-ils pas à des hommes ? On croirait qu'il s'agit d'une espèce différente. Cependant toutes ces phrases qui nous en imposent se réduisent à dire : les hommes doivent diriger les opinions des hommes ; les hommes ne doivent pas abandonner les hommes à leurs propres divagations. Il y a des opinions dont les hommes peuvent tirer parti pour tromper les hommes. Les verbes impersonnels semblent avoir persuadé à nos philosophes qu'il y avait autre chose que des hommes dans les gouvernants.<br />
<br />
Il est assurément loin de ma pensée de vouloir affaiblir le respect dû à la loi, quand elle s'applique aux objets qui sont de sa compétence. Je les indiquerai dans quelques instants. Mais prétendre, comme Mably, Filangieri et tant d'autres, étendre sur tous les objets la compétence de la loi, c'est organiser la tyrannie, et revenir, après beaucoup de déclamations oiseuses, à l'état d'esclavage dont on espérait se délivrer ; c'est soumettre de nouveau les hommes à une force illimitée, également dangereuse, soit qu'on l'appelle de son vrai nom, qui est despotisme, soit qu'on la pare d'une appellation plus douce, celle de législation.<br />
<br />
Je rejette donc toute cette partie du système de Filangieri, dont, au reste, il s'écarte lui-même dès qu'il aborde les détails. La législation comme le gouvernement n'a que deux objets ; le premier, de prévenir les désordres intérieurs ; le second, de repousser les invasions étrangères. Tout est usurpation par-delà cette borne. La législation n'a donc point ''à prendre un ton différent chez les différents peuples ou chez les mêmes peuples en differents temps'' : car dans tous les temps, les délits réels, c'est-à-dire les actes qui nuisent à autrui, doivent être réprimés, et ceux qui ne nuisent à personne ne doivent pas l'être. La législation ne doit point ''s'occuper à détruire les erreurs'', ni, quand elle détruit les erreurs, ''à soutenir d'une main ce qu'elle abat de l'autre''. Car les erreurs ne doivent se détruire que d'elles-mêmes, et c'est ainsi seulement qu'elles se détruisent par l'examen et l'expérience ; la législation n'a rien à y voir. Il ne saurait être question des lois ''qui s'adaptent à l'enfance des nations, à leur puberté, à leur maturité, à leur décrépitude'', parce qu'encore une fois, dans l'enfance comme dans la puberté, la maturité ou la décrépitude des peuples, les attentats à la vie, à la propriété, à la sûreté, sont des crimes et doivent être punis. Tout le reste doit demeurer libre. D'ailleurs quand une nation est dans l'enfance, ses législateurs sont dans l'enfance. Le titre de législateur ne confère point de privilège intellectuel [6]. La législation ne doit point chercher à ''fixer les richesses'' dans l'État et à les ''distribuer avec équité''.<br />
<br />
Les richesses se fixent dans un État quand il y a liberté et securité ; et pour qu'il y ait ces deux choses, il suffit de la répression des crimes. Les richesses se distribuent et se répartissent d'elles-mêmes dans un parfait équilibre, quand la division des propriétés n'est pas gênée et que l'exercice de l'industrie ne rencontre point d'entraves. Or ce qui peut arriver de plus favorable à l'une et à l'autre, c'est la neutralité, le silence de la loi. La législation (je l'ai dit ailleurs chap.III) n'a point à ''protéger l'agriculture''. L'agriculture est efficacement protégée, quand toutes les classes ont leurs garanties et sont à l'abri des vexations. La loi n'a point à ''prévenir les excès de l'opulence'', parce que cet excès ne s'introduit chez les peuples que lorsque la loi le sollicite et en quelque sorte l'appelle. C'est d'ordinaire à l'aide des lois, des institutions, des privilèges héréditaires, que les fortunes colossales se forment et se maintiennent. Ensuite on fait des lois pour s'opposer à leur accroissement immodéré, et c'est encore un mal. Abrogez les lois qui les favorisent, vous n'aurez pas besoin de lois qui les répriment. Ce sera un double avantage. Car les premières vexent et avilissent le pauvre, les secondes gênent et corrompent le riche. Les premières arment les diverses classes de citoyens les unes contre les autres : les secondes arment contre les institutions la classe de citoyens qui sert d'exemple au reste. La distribution de ''l'honneur et de l'infamie'' est exclusivement du ressort de l'opinion. Quand la loi veut y intervenir, l'opinion se cabre et annule les arrêts législatifs. ''L'éducation'' appartient aux parents, auxquels par la nature les enfants sont confiés. Si ces parents préfèrent l'éducation domestique, la loi ne peut s'y opposer sans être usurpatrice. Enfin les ''talents'' n'ont pas besoin que la loi leur donne une ''direction''. Les ''passions'' doivent être réprimées quand elles entraînent des actions contraires à l'ordre public : mais la loi ne doit se mêler ni de les faire naître ni d'en tirer parti ; et la ''force productrice des vertus'', ce n'est point la loi, mais la liberté.<br />
<br />
Toutes les expressions de Filangieri dans cette analyse de son livre et dans plusieurs parties de ce livre même, sont, essentiellement vagues et impropres. On s'aperçoit clairement que les idées de l'auteur n'étaient pas fixées. Il avait entrevu que presque tous les obstacles au bonheur des hommes et au développement de leurs facultés venaient des mesures même que les gouvernements prennent sous prétexte de seconder ce développement et d'assurer ce bonheur ; mais il ne s'était point suffisamment convaincu que ces obstacles ne seraient pas levés par d'autres mesures des gouvernements mais par l'absence de toutes mesures positives ; et en relevant avec justesse les inconvénients de ce qui existait, il a sans cesse employé des expressions qui impliquent une action directe. Ce vice de rédaction empêche l'ouvrage d'avoir un résultat décidé, et le lecteur d'arriver à ce résultat que tous les faits confirment. Ce résultat, c'est que les fonctions du gouvernement sont purement négatives. Il doit réprimer les désordres, écarter les obstacles, empêcher en un mot que le mal n'ait lieu. On peut ensuite s'en fier aux individus pour trouver le bien.<br />
<br />
Je reviendrai sur chacun des objets qui sont sommairement indiqués ici, quand les chapitres de Filangieri m'y ramèneront successivement. J'ai dû seulement énoncer la vérité fondamentale : et l'on verra que l'examen de chaque question particulière ne fera qu'entourer cette vérité de plus d'évidence.<br />
<br />
== Chapitre 8. De l'état de nature, de la formation de la société, et du but véritable des associations humaines ==<br />
<br />
<br />
''« Je me garde de supposer un état de nature antérieur à la société... la société est née avec l'homme ; mais cette société primitive était bien différente de la société civile... Il fallait, de toutes les forces particulières, composer une force publique, qui fût supérieure à chacune d'elles... et qui eût le pouvoir de placer, d'une manière immuable, dans la main des hommes, l'instrument de leur conservation et de leur tranquillité. »<br />
<br />
Livre I, chap. I, p. 43.''<br />
<br />
L'on doit savoir gré à Filangieri d'avoir écarté de ses recherches les questions relatives à l'état primitif de l'homme. Les écrivains du dix-huitième siècle avaient mis ces questions fort à la mode, mais elles sont à la fois insolubles et oiseuses. Il y a dans l'histoire de toutes les origines des faits primordiaux dont on ne doit plus rechercher la cause que celle de l'existence. L'existence est un fait qu'il faut admettre sans vouloir l'expliquer. Toute tentative d'explication nous reporte à cette difficulté triviale et burlesque, mais qui n'en défie pas le moindre raisonnement : La poule a-t-elle précédé l'oeuf, ou l'oeuf a-t-il précédé la poule ? Le seul philosophe qui se soit exprimé sensément sur cette matière est celui qui a dit : Nous suivons ceux qui nous précédent et nous précédons ceux qui nous suivent. Il en est du mode d'existence de chaque espèce d'êtres comme de l'existence elle-même. Ce mode est aussi un fait primordial, une loi de nature ; les hommes religieux peuvent l'attribuer à la volonté du Créateur, les incrédules à la nécessité ; mais ce fait n'est point explicable, comme le sont les autres phénomènes, par la succession des causes et des effets.<br />
<br />
L'homme n'est point sociable parce qu'il est faible : car il y a des animaux plus faibles qui ne sont pas sociables. Il ne vit point en société, parce qu'il a calculé les avantages que la société lui procurerait : car pour calculer ces avantages, il eût fallut qu'il connût déjà la société. Il y a dans tout cela cercle vicieux et pétition de principe. L'homme est sociable parce qu'il est homme, comme le loup est insociable parce qu'il est loup. Autant vaudrait rechercher pourquoi le premier marche sur deux jambes et le second sur quatre.<br />
<br />
Filangieri a donc eu raison de prendre pour base l'existence de la société, et de partir de ce premier fait pour examiner comment la société doit être constituée, quel est son but et quels sont ses moyens d'atteindre ce but.<br />
<br />
Sa définition du but de la société est assez exacte : c'est la conservation et la tranquillité. Mais ici l'auteur s'arrête et ne tire pas de ce principe les conséquences qui doivent en découler.<br />
<br />
Le but de la société est la conservation et la tranquillité de ses membres, tout ce qui est nécessaire pour que cette conservation soit garantie et que cette tranquillité ne soit pas troublée, est du ressort de la législation : car la législation n'est autre chose que l'effort de la société pour remplir les conditions d'existence. Mais tout ce qui n'est pas nécessaire à la garantie de la conservation et au maintien de la tranquillité est hors de la sphère sociale et législative.<br />
<br />
Maintenant deux choses sont indispensables à la conservation et à la tranquillité des sociétés : l'une, que l'association soit à l'abri des désordres intérieurs ; l'autre, qu'elle soit à couvert des invasions étrangères. Il est donc du ressort de la société de réprimer ces désordres et de repousser ces invasions. Ainsi la législation doit punir les crimes, organiser une force armée contre les ennemis extérieurs, et imposer aux individus le sacrifice d'une portion de leur propriété particulière pour subvenir aux dépenses de ces deux objets. Châtiment des délits, résistance aux agressions, telle est la sphère de la législation dans les limites du nécessaire.<br />
<br />
Il faut même distinguer deux espèces de délits, les actions nuisibles en elles-mêmes, et les actions qui ne sont nuisibles que comme violations d'engagements contractés. La juridiction de la législation sur les premières est absolue. Elle n'est que relative à l'égard des secondes. Elle dépend et de la nature de l'engagement, et de la réclamation de l'individu lésé. Lors même que la victime d'un assassinat ou d'un vol voudrait pardonner au coupable, la législation devrait le punir, parce que l'action commise est nuisible par son essence. Mais lorsque la rupture d'un engagement est consentie par toutes les parties contractantes ou intéressées, la législation n'a pas le droit de la dissoudre sur la demande d'une seule des parties.<br />
<br />
Il est évident que la juridiction de la législation ne peut rester en-deçà de ces bornes, mais qu'elle peut s'arrêter là. L'on ne saurait concevoir un peuple chez lequel les crimes individuels demeureraient impunis, et qui n'aurait préparé aucun moyen de résister aux attaques qu'entreprendreraient contre lui les nations étrangères. Mais on en concevrait facilement un dont le gouvernement n'aurait d'autre mission que de veiller à ces deux objets : l'existence des individus et celle de la société seraient parfaitement assurées. Le nécessaire serait fait.<br />
<br />
Dans plusieurs parties de son livre, Filangieri paraît avoir eu l'instinct de cette vérité ; mais il ne l'établit nulle part assez clairement. Il laisse subsister dans toutes ses expressions un vague qui peut être et qui, en effet, à de tout temps été la source de beaucoup d'abus. Pour nous en convaincre relisons le paragraphe entier consacré à expliquer, comme le dit l'auteur, ''l'origine et le motif de la société civile, l'origine et le motif des lois, et par conséquent l'objet unique et universel de la législation.''<br />
« Il fallait, de toutes les forces particulières, composer une force publique qui fût supérieure à chacune d'elles. Il fallait donner l'être à une personne morale dont la volonté représentât toutes les volontés ; dont la force fût l'assemblage de toutes les forces ; et qui, dirigée par la raison publique, interprétât la loi naturelle, en développât les principes, fixât les droits, réglât les devoirs, prescrivît les obligations de chaque individu envers la société et envers les membres qui la composent ; établît au milieu des citoyens une mesure qui fût tout à la fois et la règle de leurs actions et la base de leur sûreté ; qui sût créer et conserver, pour le maintien de l'ordre, l'équilibre entre les besoins et les moyens de les remplir ; qui eût enfin le pouvoir de placer d'une manière immuable, dans la main des hommes, l'instrument de leur conservation et de leur tranquillité, seuls objets pour lesquels ils avaient fait le sacrifice de l'indépendance primitive ».<br />
<br />
Sans doute, en interprétant chaque expression de Filangieri, il est possible de prouver qu'il restreint la compétence de la législation dans ses justes bornes ; mais on pourrait aussi par une interprétation différente étendre cette compétence à tous les objets.<br />
<br />
Si la législation est une personne morale dont la volonté représente toujours toutes les volontés, il en résulte que toutes les volontés ainsi représentées n'ont plus d'existence particulière qui leur appartienne. Si c'est la législation qui interprète la loi naturelle, ce n'est plus qu'à travers cette législation, qui est pourtant une chose convenue et factice, que l'homme peut connaître la nature. Un silence éternel est imposé au sentiment intérieur que cette nature lui avait donné pour guide. Si c'est la législation qui fixe les droits de chaque individu, les individus n'ont plus que les droits que la législation veut bien leur laisser.<br />
<br />
Conçu de la sorte, le système de Filangieri ne diffère en rien de celui de Rousseau que j'ai combattu dans un autre ouvrage et dont je crois avoir démontré les terribles conséquences et les incalculables dangers [8].<br />
<br />
La législation, suivant Filangieri, comme la société, suivant Jean-Jacques, serait une puissance illimitée, despotique, au profit de laquelle tout être individuel se trouverait aliéné.<br />
<br />
On ne saurait s'élever avec trop de force et de persistance contre cette doctrine. Je ne reproduirai point ici la série de raisonnements dont j'ai fait usage dans l'ouvrage que j'ai rappelé tout à l'heure. Je me bornerai à en rappeler les conclusions.<br />
<br />
Il y a une partie de l'existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale ou législative. L'autorité de la société et par conséquent de la législation n'existe que d'une manière relative et limitée : au point où commence l'indépendance de l'existence individuelle, s'arrête l'autorité de la législation ; et si la législation franchit cette ligne, elle est usurpatrice.<br />
<br />
Dans la portion de l'existence humaine qui doit rester indépendante de la législation, résident les droits individuels, droits auxquels la législation ne doit jamais toucher, droits sur lesquels la société n'a point de juridiction, droits qu'elle ne peut envahir sans se rendre aussi coupable de tyrannie que le despotisme qui n'a pour titre que le glaive exterminateur. La légitimité de l'autorité dépend de son objet aussi bien que de sa source. Lorsque cette autorité s'étend sur des objets qui sont hors de sa sphère, elle devient illégitime. Quand la législation porte une main attentatoire sur la partie de l'existence humaine qui n'est pas de son ressort, peu importe de quelle source elle se dit émanée, peu importe qu'elle soit l'ouvrage d'un seul homme ou d'une seule nation. Elle proviendrait de la nation entière, moins le citoyen qu'elle vexe, que ses actes n'en seraient pas plus légaux. Il y a des actes que rien ne peut revêtir du caractère de loi.<br />
<br />
« L'on a défini » (j'emprunte cette remarque qui est juste et profonde à un écrivain dont le nom m'est échappé) « l'on a défini les lois l'expression de la volonté générale : c'est une définition très fausse. Les lois sont la déclaration des relations des hommes entre eux. Au moment où la société existe, il s'établit entre les hommes de certaines relations. Ces relations sont conformes à leur nature, car si elles n'étaient pas conformes à leur nature elles ne s'établiraient pas. Ces lois ne sont autre chose que ces relations observées et exprimées : elles ne sont pas la cause de ces relations qui au contraire leur sont antérieures. Elles déclarent que ces relations existent. Elles sont la déclaration d'un fait. Elles ne créent, ne déterminent, n'instituent rien, sinon des formes pour garantir ce qui existait avant leur institution. Il s'ensuit qu'aucun homme, aucune fraction de la société, ni même la société entière ne peut, à proprement parler et dans un sens absolu, s'attribuer le droit de faire des lois : les lois n'étant que l'expression des relations qui existent entre les hommes, et ces relations précédant les lois, une loi nouvelle n'est autre chose qu'une déclaration qui n'avait pas encore été faite de ce qui existait antérieurement.<br />
<br />
La loi n'est donc point à la disposition du législateur. Elle n'est point une oeuvre spontanée. Le législateur est pour l'univers moral ce qu'est le physicien pour l'univers matériel. Newton lui-même n'a pu que l'observer et nous déclarer les lois qu'il reconnaissait ou croyait reconnaître. Il ne s'imaginait pas sans doute qu'il fût le créateur de ces lois. »<br />
<br />
Ainsi que je l'ai observé plus haut, Filangieri, dans le cours de son livre, se rapproche fréquemment de ces principes, mais il ne les énonce jamais positivement ; et nous le verrons même, dans plus d'un chapitre, accorder à la législation une étendue de compétence à laquelle il semble n'assigner aucune borne.<br />
<br />
Je prouverai dans mes développements ultérieurs, que la doctrine que j'établis n'a nul danger pour le bon ordre ; que le gouvernement, renfermé dans ses limites légitimes, n'en est pas moins fort, et n'en atteint que plus sûrement son but ; qu'en lui permettant de franchir ses limites, on l'affaiblit et on le compromet ; que les droits individuels, dans toute leur latitude et leur inviolabilité, ne sont jamais en opposition avec les justes droits des associations sur leurs membres ; et que le repos et le bonheur de tous est mieux garanti par l'indépendance de chacun dans tout ce qui ne nuit pas aux autres, que par toutes les tentatives ouvertes ou déguisées, violentes ou équivoques, réitérées sans cesse par l'autorité et consacrées malheureusement par des philosophes à vue courte, pour doter la société, c'est-à-dire un être abstrait et fictif, aux dépens des individus, c'est-à-dire des seuls êtres réels et sensibles.<br />
<br />
== Chapitre 9. Des erreurs en législation ==<br />
<br />
<br />
''« Rien n'est plus facile que de commettre une erreur en législation : mais il n'en est point de plus fatale aux peuples ; il n'en est point de plus dangereuse à guérir. La perte d'une province et tous les mauvais succès d'une guerre sont des malheurs de peu de durée. Un seul instant de prospérité, une victoire d'un jour, réparent quelquefois les pertes de plusieurs années; mais une erreur de politique ou de législation est la source inépuisable d'un siècle de maux, et son influence destructive s'étend jusqu'aux siècles à venir. »<br />
<br />
Liv. I, chap. III, p.53.''<br />
<br />
De ce qu'il est si facile de commettre des erreurs en législation, et de ce que les erreurs de ce genre sont mille fois plus funestes que toutes les autres calamités, il résulte, ce me semble, qu'il faut diminuer, autant qu'il est possible, les chances de ces erreurs. Si, pour diminuer ces chances, les hommes sont réduits à sacrifier une portion des avantages qu'ils espéraient obtenir de l'action des lois, il faut qu'ils se résignent à ce sacrifice, pourvu qu'il n'entraîne pas la destruction de l'état social ; et l'on doit consentir à ce que les lois fassent peut-être un peu moins de bien, pour être assuré qu'elles causeront beaucoup moins de mal.<br />
<br />
En renfermant leur intervention dans des limites aussi étroites que le comporte la sûreté publique, l'on atteint ce but : moins le législateur aura l'occasion d'agir, moins il sera exposé à se tromper.<br />
<br />
Le marquis de Mirabeau, dans le premier chapitre de ''l'Ami des hommes'', établit une distinction très juste entre les lois positives et les lois spéculatives. Les lois positives, dit-il, se bornent au maintien ; les lois spéculatives embrassent la direction. Il ne tire point de cette distinction des conséquences étendues. Son objet n'était point de fixer les limites de la législation, et bien que, dans le reste de son livre, il soit conduit sans cesse, par la force des choses, à restreindre de fait les fonctions spéculatives des législateurs et des gouvernants, il admet néanmoins qu'elles sont de droit, et s'efforce seulement d'indiquer comment elles peuvent être utilement et avantageusement exercées.<br />
<br />
Mon but est différent ; mais j'adopterai la même distinction pour la suivre jusqu'au terme de ses résultats incontestables.<br />
<br />
Lorsque le gouvernement ou la législation punissent une action nuisible ; lorsqu'ils répriment la violence d'un engagement contracté, ils remplissent une fonction positive ; lorsqu'ils sévissent contre une action qui n'est pas nuisible, sous prétexte qu'elle pourrait mener indirectement à une action qui le serait ; lorsqu'ils imposent aux individus de certaines obligations ou règles de conduite, qui ne font point partie nécessaire des engagements contractés par ces individus ; lorsqu'ils gênent la disposition de la propriété ou l'exercice de l'industrie ; lorsqu'ils cherchent à dominer l'opinion, soit par des châtiments ou des récompenses, soit en s'emparant de l'éducation, ils s'arrogent une fonction spéculative.<br />
<br />
Le législateur, dans ses fonctions positives, n'agit point d'une manière spontanée. Il réagit contre des faits, contre des actions antécédentes, qui ont lieu indépendamment de sa volonté. Mais dans ses fonctions spéculatives, il n'a point à réagir contre des faits, contre des actions commises, mais à prévoir des actions futures. Il agit donc spontanément, son action est le produit de sa volonté.<br />
<br />
Les fonctions positives du législateur sont d'une nature infiniment simple ; et dans leur exercice, l'action du pouvoir n'est ni équivoque ni compliquée.<br />
<br />
Ses fonctions spéculatives sont d'une autre nature ; elles n'ont point de bases fixes, de limites certaines ; elles ne s'exercent point sur des faits ; elles se fondent sur des espérances ou des craintes, sur des probabilités, des hypothèses, des spéculations, en un mot. Par-là même elles peuvent varier, s'étendre, se compliquer à l'infini.<br />
<br />
Les fonctions positives permettent souvent à l'autorité de demeurer immobile. Les fonctions spéculatives ne lui permettent jamais l'immobilité. Sa main qui, tantôt contient, tantôt dirige, tantôt crée et tantôt répare, peut quelquefois être invisible ; elle ne peut jamais rester inactive. Vous voyez alors le législateur tour à tour poser en-deçà du crime des barrières de son propre choix, pour établir ensuite des peines contre le renversement de ces barrières, ou recourir à des mesures prohibitives contre des actions indifférentes en elles-mêmes, mais dont les conséquences indirectes lui semblent dangereuses, ou accumuler les lois coercitives, pour forcer les hommes à faire ce qui lui paraît le plus utile. D'autres fois il étend son autorité sur l'opinion ; d'autres fois encore, il modifie ou limite la jouissance de la propriété, en règle arbitrairement les formes, en détermine, en ordonne ou en prohibe la transmission. Il assujettit à des entraves nombreuses l'exercice de l'industrie, l'encourage d'un côté, la restreint de l'autre : actions, discours, écrits, erreurs, vérités, idées religieuses, systèmes philosophiques, affections morales, sentiments intimes, usages, habitudes, moeurs, institutions, ce qu'il y a de plus vague dans l'imagination de l'homme, de plus indépendant dans sa nature, tout devient ainsi du domaine du législateur ; son autorité enlace notre existence de toutes parts, consacre ou combat nos conjectures les plus incertaines, modifie ou dirige nos impressions les plus fugitives.<br />
<br />
Il y a donc cette différence entre les fonctions spéculatives et les fonctions positives, que ces dernières ont des bornes fixes ; au lieu que les premières, dès qu'elles sont admises, n'ont aucune borne. La loi qui enverrait les citoyens aux frontières, pour défendre ces frontières attaquées, serait une loi positive ; car son but serait de repousser une agression commise, et d'empêcher que le sol ne fût envahi. La loi qui autoriserait le gouvernement à porter la guerre chez tous les peuples soupçonnés de méditer une attaque, serait une loi spéculative ; car il n'y aurait point de fait antérieur, point d'action commise : il y aurait action présumée, spéculation, conjecture. Aussi remarquez combien, dans le premier cas, la fonction du législateur et celle de l'exécuteur des lois seraient limitées. L'un n'aurait prononcé que contre un fait ; l'autre ne pourrait agir, si le fait n'existait pas. Mais dans la seconde hypothèse, l'autorité serait sans limites ; car la conjecture serait toujours à la discrétion du dépositaire de l'autorité.<br />
<br />
De cette différence entre les lois positives et les lois spéculatives, suit évidemment que, lorsque le législateur se restreint aux premières, il ne peut guère se tromper. En s'aventurant dans les secondes, il s'expose au contraire à tous les genres d'erreurs. Une loi contre l'assassinat et le vol, punissant des actions déterminées, peut être plus ou moins bien faite ; elle peut être ou trop indulgente ou trop sévère ; mais elle ne saurait aller en sens opposé de son but. Une loi, pour empêcher la décadence du commerce ou remédier à la stagnation de l'industrie, court le risque de prendre pour des moyens d'encouragement ce qui n'en est pas. En croyant encourager le commerce, elle peut détruire le commerce ; en croyant favoriser l'industrie, elle peut la contrarier.<br />
<br />
Si donc les inconvénients graves, multiformes, prolongés, des erreurs en législation et de politique doivent nous engager à réduire au moindre nombre qu'il nous sera possible les chances de ces erreurs, il est évident que tout ce qui tient aux fonctions spéculatives doit être exclu du domaine de la législation. Nous arrivons ainsi, par cette route, comme par toutes les autres, à ce résultat unique, éternel, seul raisonnable et seul salutaire : répression, défense, tel est le but légitime, c'est-à-dire nécessaire de la loi. Le reste est du luxe et du luxe funeste.<br />
<br />
Sans doute, en renfermant l'action de la loi dans cette étroite enceinte, l'on renonce à voir se réaliser bien des rêves brillants, et l'on met un terme à mille espérances gigantesques.<br />
<br />
L'imagination peut concevoir un emploi singulièrement utile de la législation, dans son extension indéfinie, en la supposant toujours exercée en faveur de la raison, de l'intérêt de tous et de la justice, choisissant toujours des moyens d'une noble nature et d'un succès assuré, parvenant à s'assujettir les facultés de l'homme sans les dégrader, agissant, en un mot, comme la Providence, telle que les dévots la conçoivent, par la réunion de la force qui commande et de la conviction qui pénètre au fond des coeurs.<br />
<br />
Mais pour adopter cette supposition séduisante, il faut admettre un principe que les faits sont loin de nous présenter comme démontré, c'est que ceux qui font les lois sont nécessairement plus éclairés que ceux qui leur obéissent.<br />
<br />
Il peut en être ainsi chez des hordes sauvages que des colonies viennent policer ; mais il n'en est pas de même chez les peuples civilisés.<br />
<br />
Lorsqu'une peuplade, qui ne possède encore que les notions grossières indispensables à l'existence physique, reçoit par la conquête ou de toute autre manière des lois qui lui font connaître les premiers éléments, et qui la soumettent aux premières règles de l'état social, les auteurs de ces lois sont certainement plus éclairés que ceux qu'ils instruisent. Ainsi l'on peut croire que Cécrops, s'il a existé, avait plus de lumières que les Athéniens, Numa que les Romains, Mahomet que les Arabes.<br />
<br />
Mais appliquer ce raisonnement à une association déjà policée, c'est à mon avis une erreur grossière. Dans une pareille association, une portion nombreuse ne s'éclaire, il est vrai, que très difficilement, vouée qu'elle est par la nature des choses à des occupations mécaniques ; et les hommes chargés de la confection des lois sont incontestablement supérieurs à cette portion. Mais il y a aussi une classe éclairée, dont ces hommes font partie et ne font qu'une très petite partie ; ce n'est pas entre eux et la classe ignorante, c'est entre eux et la classe instruite que doit s'établir la comparaison. La question réduite à ces termes ne peut tourner à l'avantage du législateur. « Si vous supposez, dit Condorcet, ''Premier mémoire sur l'éducation'' ( page 55 ), la puissance publique plus éclairée que la masse du peuple, vous devez la supposer moins éclairée que beaucoup d'individus [7].»<br />
<br />
S'il en est ainsi, si le législateur n'a pas le privilège de distinguer mieux que les individus soumis à son pouvoir ce qui est avantageux et ce qui est nuisible, que gagnons-nous pour le bonheur, l'ordre ou la morale, à étendre ses attributions ? Nous créons une force aveugle, dont la disposition est abandonnée au hasard ; nous tirons au sort entre le bien et le mal, entre l'erreur et la vérité, et le sort décide qui sera revêtu de la puissance [8].<br />
<br />
Ce n'est pas à dire que les lois ne soient très respectables quand elles se renferment dans leur sphère. Les chances d'erreurs de la législation ne sont point un argument qui l'emporte sur la chance, ou plutôt la certitude de la dissolution de toute société, dissolution qui résulterait de l'absence complète des lois. Restreintes d'ailleurs au strict nécessaire, leur intervention, en même temps qu'elle est plus indispensable, a moins de dangers. Quand les lois se bornent au maintien de la sûreté extérieure et intérieure, elles n'exigent pour être bien faites qu'une intelligence et des lumières communes : cela même est un très grand avantage. La nature, en destinant à la médiocrité la multitude, a voulu que la médiocrité fût en état de concevoir les règlements propres à conserver dans la société le bon ordre et la paix. Comme, dans les jugements, les hommes se trouvent suffisamment bien d'être jugés par leurs pairs, en fait de législation, ils se trouveront suffisamment bien des lois que leurs pairs auront faites. Mais de même que les questions soumises aux jurés doivent être simples et précises, de même il faut que l'objet des lois soit précis et simple.<br />
<br />
Je prévois que l'opinion que j'émets ici est de nature à exciter beaucoup de clameurs.<br />
<br />
L'un des artifices de la puissance consiste à représenter toujours la législation, le gouvernement, le maniement des affaires, comme une tâche très difficile ; et la foule le croit, parce qu'elle croit assez docilement ce qu'on lui répète ; les dépositaires de l'autorité y gagnent de s'ériger en profonds génies, par cela seul qu'ils sont chargés de fonctions si ardues. Mais il y a dans leur charlatanisme à cet égard ceci de remarquable : en même temps qu'ils posent le principe, ils combattent de toute leur force sa conséquence la plus rigoureuse. Si le pouvoir requiert, pour être exercé, tant de capacité, n'est-il pas clair qu'il ne devrait être confié qu'au plus capable [9]? Les maîtres du monde sont bien loin d'y consentir. Quand il leur plaît de se faire admirer, ils parlent des obstacles qu'ils ont à vaincre, des écueils qu'ils évitent, de la perspicacité, de la sagesse, des lumières supérieures dont ils doivent être doués. Mais quand on est conduit à conclure qu'il faudrait rechercher si en effet ils possèdent ces hautes lumières, cette perspicacité, cette sagesse, ils se placent aussitôt sur un autre terrain : ils affirment que le gouvernement leur appartient, quelles que soient les bornes de leurs facultés ; que c'est leur propriété, leur droit, leur privilège ; et de la sorte il résulte de leur système à la fois que l'art de régir les hommes exige une intelligence plus qu'humaine, et qu'on peut s'en remettre au plus aveugle de tous les hasards, celui de la naissance, pour confier la pratique de cet art au premier venu.<br />
<br />
Je crois être plus favorable aux véritables intérêts des gouvernants eux-mêmes, en démontrant que le gouvernement resserré dans ses bornes légitimes n'est nullement chose si difficile. Je pense rendre par cette démonstration un éminent service à la monarchie constitutionnelle héréditaire. Je le fais volontiers, parce qu'a l'époque actuelle de notre espèce en Europe, la monarchie constitutionnelle héréditaire peut être le plus libre et le plus paisible des gouvernements.<br />
<br />
Mais étendre sa juridiction sur des objets qui sont hors de sa sphère, c'est dénaturer la question ; c'est confier à un petit nombre d'hommes, qui ne sont en rien au-dessus du reste, des fonctions innombrables et illimitées, des fonctions moins nécessaires à remplir que les fonctions positives, puisque la société subsisterait lors même qu'elles ne seraient pas remplies ; presque impossibles à remplir bien, puisque des lumières supérieures sont requises, plus dangereuses à remplir mal, puisqu'elles atteignent les parties les plus délicates de notre existence et peuvent tarir toutes les sources de prospérité. Tout confirme donc mon principe. Ayez des lois positives, en donnant à cette expression le sens dans lequel le marquis de Mirabeau l'employait, vous pouvez vous en passer. N'ayez point de lois spéculatives ; vous pouvez vous en passer.<br />
<br />
Repoussez surtout avec un soin extrême le prétexte banal de toutes les lois de dette dernière espèce, l'allégation de l'utilité. Cette allégation une fois admise, vous serez reportés malgré vos efforts vers tous les inconvénients inséparables de la force aveugle et colossale créée sous le nom de législation.<br />
<br />
L'on peut trouver des motifs d'utilité pour tous les commandements et pour toutes les prohibitions. Défendre aux citoyens de sortir de leurs maisons serait utile ; car on empêcherait ainsi tous les délits qui se commettent sur les grandes routes. Obliger chacun de se présenter tous les matins devant les magistrats serait utile ; car on découvrirait plus facilement les vagabonds et les brigands qui se cachent pour attendre les occasions de faire le mal. C'est avec cette logique qu'on avait, il y a vingt années, transformé la France en un vaste cachot. <br />
<br />
L'utilité n'est pas susceptible d'une démonstration précise. C'est un objet d'opinion individuelle et par conséquent de discussion, de contestation indéfinie. Rien dans la nature n'est indifférent ; tout à sa cause, tout à ses effets ; tout à des résultats ou réels ou possibles ; tout peut être utile, tout peut être dangereux. La législation, une fois autorisée à juger de ces possibilités, n'a point de limites et ne peut en avoir. « Vous n'avez », dit un Italien de beaucoup d'esprit [10], « vous n'avez jamais lié de votre vie quelque chose que ce soit, avec de la ficelle ou du fil, sans donner un tour de trop ou sans faire un noeud de plus. Il est dans notre instinct, en petit comme en grand, de dépasser la mesure naturelle ». Entraîné par cette disposition inhérente à l'homme, le législateur agit en tout sens, et commet ces erreurs sans nombre que Filangieri décrit. Il doit les commettre, car, ainsi que je l'ai prouvé, il n'est pas plus infaillible que les individus, et si je voulais, je démontrerais qu'il l'est moins.<br />
<br />
Il y a dans le pouvoir quelque chose qui fausse le jugement. Les chances d'erreurs de la force sont plus multipliées que celle de la faiblesse. La force trouve ses ressources en elle-même : la faiblesse a besoin de la raison. Supposez deux hommes également éclairés, l'un revêtu d'une puissance quelconque, l'autre simple citoyen : ne sentez-vous pas que le premier, placé en évidence, pressé dans les décisions qu'il doit adopter à un instant donné, engagé par ces décisions devenues publiques, a moins de temps pour la réflexion, plus d'intérêt à la persistance et par conséquent plus de chances d'erreurs que le second, qui examine à loisir, ne prend d'engagement envers aucune opinion, n'a nul motif de défendre une idée fausse, n'a compromis ni son autorité ni son amour-propre, et qui enfin, s'il se passionne pour cette idée fausse, n'a nul moyen de la faire triompher [11]?<br />
<br />
Et ne croyez pas trouver un remède dans telle ou telle forme de gouvernement. Parce que dans une organisation représentative le peuple choisit ceux qui lui imposent des lois, vous pensez qu'ils ne sauraient se tromper. Vous vous trompez vous-même. En supposant un système parfait et la liberté d'élection la mieux garantie, il s'en suivra que les opinions des élus seront conformes à celle des électeurs. Ils seront donc au niveau de la nation : ils ne seront pas plus infaillibles qu'elle.<br />
<br />
J'ajouterai que les qualités qui obtiennent le choix du peuple, sont souvent exclusives de la supériorité des lumières. Il faut, pour conquérir et surtout pour conserver la confiance de la multitude, de la ténacité dans les idées, de la partialité dans les jugements, de la déférence pour les préjugés encore en faveur, plus de force que de finesse, plus de promptitude à saisir l'ensemble que de la délicatesse à discerner les détails. Ces qualités suffisent pour ce qu'il y a de fixe, de déterminé, de précis, dans la législation. Mais transportées dans le domaine de l'intelligence et de l'opinion, elles ont quelque chose de rude, de grossier, d'inflexible, qui va contre le but d'amélioration ou de perfectionnement qu'on se propose [12].<br />
<br />
Un Anglais très spirituel me disait un jour : Dans la Chambre des communes, l'opposition est plus éclairée que le ministère. Hors de la Chambre des communes, la partie instruite du peuple anglais est plus éclairée que l'opposition.<br />
<br />
En tolérant les lois spéculatives, c'est-à-dire en sortant la législation de la sphère où il faut de nécessité l'admettre, vous soumettez donc le genre humain aux méprises inévitables d'hommes sujets à l'erreur, non seulement par la faiblesse inhérente à la nature de tous, mais par l'effet additionnel de leur position spéciale.<br />
<br />
Que de réflexions je pourrais ajouter, si je voulais parler ici de la détérioration inséparable de toutes les décisions collectives qui ne sont que des transactions forcées entre les préjugés et la vérité, les intérêts et les principes ! Si je voulais examiner les moyens auxquels la législation est contrainte de recourir pour être obéie, décrire l'influence des lois coercitives ou prohibitives sur la morale des citoyens, et la corruption que la multiplicité de ces lois introduit dans les agents du pouvoir ! Mais j'ai déjà effleuré ce sujet dans un autre ouvrage [13], et j'y serai d'ailleurs ramené dans la suite de ce commentaire.<br />
<br />
Je me résume. Les erreurs en législation ont des inconvénients multipliés. Indépendamment des maux directs qu'elles causent, comme elles obligent les hommes à s'y résigner et à y conformer leurs habitudes et leurs calculs, elles sont, ainsi que Filangieri l'observe, aussi dangereuses à guérir qu'à respecter.<br />
<br />
Les particuliers peuvent se tromper sans doute ; mais s'ils s'égarent, les lois sont là pour les réprimer. Les erreurs de la législation au contraire se fortifient de la force des lois mêmes. Ces erreurs sont générales et condamnent l'homme à l'obéissance. Les méprises de l'intérêt privé sont individuelles : l'erreur de l'un n'influe en rien sur la conduite de l'autre. Lorsque la loi reste neutre, toute erreur étant préjudiciable à celui qui la commet est bientôt reconnue et abjurée. La nature a donné à l'homme deux guides, l'intérêt et l'expérience : il s'éclaire par ses propres pertes. Quel motif de persistance aurait-il ? Tout se passe de lui à lui-même. Il peut, sans que nul le remarque, reculer, avancer, changer de route, se corriger enfin librement. La situation du législateur est en tout l'inverse. Plus éloigné des conséquences de ses mesures, et n'en éprouvant pas les effets d'une manière aussi immédiate, il découvre plus tard ses méprises, et quand il les découvre, il se trouve en présence d'observateurs ennemis. Il a raison de craindre de se déconsidérer en se corrigeant. Entre le moment où la législation dévie de la bonne route, et le moment où le législateur s'en aperçoit, beaucoup de temps s'écoule ; mais entre ce dernier moment et celui où le législateur se détermine à revenir sur ses pas, il s'écoule plus de temps encore : et l'action même de revenir sur ses pas n'est pas sans danger ni pour le législateur ni pour la société.<br />
<br />
Toutes les fois donc qu'il n'y a pas nécessité absolue, toutes les fois que la législation peut ne pas intervenir, sans que la société soit bouleversée, toutes les fois enfin qu'il n'est question que d'un mieux hypothétique, il faut que la loi s'abstienne, laisse faire, et se taise.<br />
<br />
== Chapitre 10. Des remarques de Filangieri sur la décadence de l'Espagne ==<br />
<br />
<br />
''« L'Espagne doit non seulement à l'expulsion des Maures... mais aux faux principes d'administration... l'état déplorable de l'agriculture, de l'industrie, de la population et du commerce. »<br />
<br />
Liv. I, chap. III, p.54.''<br />
<br />
C'est avec beaucoup de raison sans doute que Filangieri place au nombre des causes de la décadence de l'Espagne l'expulsion des Maures et l'absurdité de plusieurs des lois commerciales qui régissent ce royaume. Nous aurons plus d'une fois l'occasion de revenir sur l'influence désastreuse de ces lois prohibitives, dont tous les gouvernements de l'Europe ont fait jadis un si ample usage ; que tous les flatteurs de ces gouvernements, tous les faiseurs de projets, tous les spéculateurs ignorants, tous les négociants cupides, leur recommandaient à l'envi ; qui ont séduit fréquemment Montesquieu lui-même, et que les enseignements de l'expérience et les efforts de tous les hommes sensés ne peuvent extirper encore, tant le pouvoir éprouve de répugnance à croire aux bons effets de la liberté ! Quant à l'expulsion des Maures, elle est heureusement placée aujourd'hui à côté de la Saint-Barthélémy et de la révocation de l'édit de Nantes, et quelle que soit l'impudeur des écrivains vendus à l'autorité, les progrès du siècle ont gagné ceci, que de telles mesures qui, renouvelées, trouveraient peut-être des complices, ne sauraient à distance rencontrer d'approbateurs.<br />
<br />
Néanmoins, ces causes que Filangieri assigne au dépérissement d'un empire, favorisé de tout temps par sa position et son climat, et durant plusieurs siècles par une réunion unique de circonstances, ne sont que secondaires et accidentelles ; ou plutôt elles sont elles-mêmes les effets d'une cause générale et permanente, je veux dire l'établissement graduel du despotisme et l'abolition de toute institution constitutionnelle.<br />
<br />
L'Espagne n'est pas tombée tout-à-coup dans l'état de faiblesse et d'abaissement dans lequel cette monarchie était plongée, lorsque l'invasion de Bonaparte vint réveiller de sa stupeur un peuple généreux. Sa décadence date de la destruction de sa liberté politique et de la suppression des cortès. Peuplée autrefois de trente millions d'habitants, elle a vu sa population tomber successivement jusqu'à neuf millions. Souveraine des mers, et maîtresse d'innombrables colonies, elle a vu sa marine déchoir au point d'être inférieure à celle de l'Angleterre, de la Hollande et de la France. L'arbitre de l'Europe sous Charles-Quint, la terreur de l'Europe sous Philippe II, elle s'est vue rayée du catalogue des puissances qui, pendant les trois derniers siècles, ont disposé des destins du monde. Tout cela ne s'est pas fait en un jour. Cela s'est fait par le travail opiniâtre et la pression sourde d'un gouvernement qui pesait sur l'intelligence humaine, et qui, pour n'avoir point à redouter ses sujets, paralysait leurs facultés et les retenait dans l'apathie.<br />
<br />
La preuve en est que si nous tournons nos regards vers l'Angleterre, nous apercevrons chez les Anglais des lois commerciales non moins absurdes, non moins vexatoires, non moins injustes : nous verrons dans les massacres des catholiques surtout en Irlande, et dans les règlements exécrables qui réduisent toute cette portion du peuple irlandais à la condition d'ilotes, le pendant de la persécution et jusqu'à un certain point du bannissement des Maures ; et pourtant l'Angleterre est restée au premier rang des nations. C'est que les institutions politiques, les discussions parlementaires, la liberté de la presse dont elle jouit sans interruption depuis cent vingt-six années, ont contrebalancé les vices de ses lois et de son gouvernement. L'énergie du caractère de ses habitants s'est maintenue, parce qu'ils n'ont point été déshérités de leur participation, bien qu'elle soit presque imaginaire, donne aux citoyens un sentiment de leur importance qui entretient leur activité, et l'Angleterre régie, à bien peu d'exception près, depuis sir Robert Walpole jusqu'à nous, par des ministères machiavéliques et représentée par un parlement assez corrompu, n'en a pas moins conservé le langage, les habitudes et plusieurs des avantages de la liberté.<br />
<br />
Que si l'on m'objectait que déjà la constitution de l'Espagne n'existait plus sous Philippe II, et que sa puissance était encore formidable, je répondrais que l'effet du despotisme n'est pas immédiat ; une nation qui a été libre et qui a dû à sa liberté le développement de ses facultés morales et industrielles, vit, quelque temps après la perte de ses droits, sur ses capitaux anciens, pour ainsi dire, sur ses richesses acquises. Mais le principe reproducteur étant desséché, la génération active, éclairée, industrieuse, disparaît successivement, et la génération qui la remplace tombe dans l'inertie et l'abâtardissement.<br />
<br />
Si l'on m'oppose l'exemple d'autres États de l'Europe non moins étrangers que l'Espagne à toute institution constitutionnelle , et qui cependant n'avaient pas subi la même décadence, j'expliquerai facilement cette différence, en prouvant que ces États avaient conservé une sorte de liberté incertaine et sans garantie, mais réelle dans ses résultats, bien que précaire dans sa durée, et je trouverai l'occasion de produire relativement à un effet politique de la découverte de l'imprimerie, des considérations que je crois importantes et que je crois avoir été le premier à développer [14].<br />
<br />
Il y avait autrefois en Europe dans tous les pays des institutions mêlées de beaucoup d'abus, mais qui, donnant à de certaines classes des privilèges à défendre et des droits à exercer, entretenaient dans ces classes une activité qui les préservait du découragement et de l'apathie ; c'est à cette cause qu'il faut attribuer l'énergie des caractères jusqu'au seizième siècle, énergie dont nous ne trouvions plus aucun vestige avant la Révolution qui a ébranlé les trônes et retrempé les âmes. Ces institutions ont été partout détruites ou tellement modifiées qu'elles ont perdu presque entièrement leur influence. Mais vers le même temps où elles se sont écroulées, la découverte de l'imprimerie a fourni aux hommes un moyen nouveau de s'intéresser à leur patrie ; elle a fait jaillir une source nouvelle de mouvement intellectuel.<br />
<br />
Dans les pays où le peuple ne participe point au gouvernement d'une manière active, c'est-à-dire partout où il n'y a pas une représentation nationale librement élue et revêtue de prérogatives imposantes, la liberté de la presse remplace en quelque sorte les droits politiques. La partie éclairée de la nation s'intéresse à l'administration des affaires, lorsqu'elle peut exprimer son opinion, sinon directement, au moins sur les principes généraux du gouvernement. Mais lorsqu'il n'y a dans un pays ni liberté de la presse ni droits politiques, le peuple se détache entièrement des affaires publiques ; toute communication est rompue entre les gouvernants et les gouvernés. L'autorité, pendant quelque temps, et les partisans de l'autorité peuvent regarder cela comme un avantage. Le gouvernement ne rencontre point d'obstacles : rien ne les contrarie ; mais c'est que lui seul est vivant, la nation est morte. L'opinion publique est la vie des États ; quand l'opinion publique est frappée dans son principe, les États dépérissent et tombent en dissolution. En conséquence, remarquez-le bien, depuis la découverte de l'imprimerie, certains gouvernements ont favorisé la manifestation des opinions par le moyen de la presse. D'autres ont toléré cette manifestation : d'autres l'ont étouffée. Les nations chez lesquelles cette occupation de l'esprit a été encouragée ou permise, ont seules conservé de la force et de la vie. Celles dont les gouvernements ont imposé silence à toute opinion ont perdu graduellement tout caractère et toute vigueur.<br />
<br />
Tel avait été le sort de l'Espagne, soumise, plus qu'aucune autre contrée de l'Europe, au despotisme politique et religieux. Au moment où la liberté constitutionnelle fût ravie aux Espagnols, aucune carrière nouvelle ne s'étant offerte à l'activité de leur pensée, ils se résignèrent et s'assoupirent. L'État en porta la peine. L'arrêt de son dépérissement fut prononcé.<br />
<br />
Il ne faut pas croire que les gains du commerce, les profits de l'industrie, la nécessité même de l'agriculture soient un mobile d'activité suffisant pour les hommes. L'on s'exagère souvent l'influence de l'intérêt personnel. L'intérêt est borné dans ses soins et grossier dans ses jouissances ; il travaille pour le présent sans jeter ses regards au loin dans l'avenir. L'homme dont l'opinion languit étouffée n'est pas longtemps excité même par son intérêt ; une sorte de stupeur s'empare de lui, et comme la paralysie s'étend d'une portion du corps à l'autre, elle s'étend aussi de l'une à l'autre de nos facultés.<br />
<br />
Les dépositaires du pouvoir voudraient que leurs sujets fussent passifs pour la servitude et actifs pour le travail, insensibles à l'esclavage et ardents à toutes les entreprises qui ne tiennent point à la politique, serfs résignés et instruments habiles. Cette réunion de qualités contraires ne saurait durer ; il n'est pas donné à l'autorité d'endormir ou de réveiller les peuples suivant ses convenances ou ses fantaisies momentanées. La vie n'est pas une chose qu'on ôte et qu'on rende tour à tour ; les facultés de l'homme se tiennent : les lumières s'appliquent à tout ; elles font faire des progrès à l'industrie, à tous les arts, à toutes les sciences, puis analysant ces progrès, elles étendent leur propre horizon. Mais elles ont pour principe la pensée ; si vous la découragez sur elle-même, elle ne s'exercera plus sur aucun objet qu'avec langueur : l'on dirait qu'indignée de se voir repoussée de la sphère qui lui est propre, elle veut se venger par un noble suicide de l'humiliation qui lui est infligée. L'existence humaine attaquée dans son centre sent bientôt le poison s'étendre jusqu'aux parties les plus éloignées. Vous croyez n'avoir fait que la borner dans quelque liberté superflue, ou lui retrancher quelque pompe inutile ; votre arme empoisonnée l'a blessée au coeur. L'intelligence de l'homme ne saurait être stationnaire ; si vous ne l'arrêtez pas, elle avance : si vous l'arrêtez, elle recule ; elle ne peut demeurer au même point. Il arrive donc que les gouvernements, qui veulent tuer l'opinion et croient encourager l'intérêt, se trouvent, à leur grand regret, par une opération double et maladroite, les avoir tués tous les deux, et le mouvement s'affaiblit bientôt dans l'autorité même. La léthargie d'une nation où il n'y a point d'opinion publique se communique à son gouvernement ; n'ayant pu la tenir éveillée, il finit par s'endormir avec elle. Ainsi tout se tait, tout s'affaisse, tout dégénère et dépérit.<br />
<br />
Tel fut, je le répète, le sort de l'Espagne ; et ni la beauté du climat, ni la fertilité du sol, ni la domination des deux mers, ni les richesses du Nouveau Monde, ni, ce qui était bien plus encore, les facultés émises de cette nation maintenant admirable, ne purent l'en sauver.<br />
<br />
Il est si vrai que c'était le gouvernement qui pesait de la sorte sur ce peuple, qu'aussitôt qu'une invasion étrangère eut suspendu l'action de ce gouvernement, l'énergie de la nation reparut toute entière. Ce que n'avaient pu les cabinets coalisés de l'Europe, ce qu'avaient essayé vainement l'habileté routinière de l'Autriche, l'ardeur belliqueuse de la Prusse, les Espagnols le firent, sans rois, sans généraux, sans trésors, sans armées, abandonnés, désavoués de tous les souverains, ayant à repousser non seulement Bonaparte et la valeur française ; mais la coopération docile et zélée des princes qu'il avait réduits ou admis au rang de ses vassaux.<br />
<br />
Des écrivains de parti ont attribué tant d'héroïsme à la religion, aux moeurs antiques, aux doctrines transmises scrupuleusement d'un siècle à l'autre, et surtout à l'absence des idées qu'ils appelaient révolutionnaires : mais la religion, les moeurs antiques, les doctrines héréditaires, n'avaient pas empêché la puissance espagnole de déchoir, l'industrie de languir, la gloire de s'éclipser. C'est que chaque Espagnol, courbé sous le joug, s'était détaché de sa propre destinée sur laquelle sa volonté ne pouvait influer. Remis en possession par une révolution imprévue de sa part naturelle d'influence, investi du droit de défendre sa patrie et de se défendre, chaque Espagnol a senti sa force renaître et son enthousiasme s'allumer. L'absence du gouvernement rendant à tous les individus la plénitude de leurs facultés, la plénitude de ces facultés s'est aussitôt retrouvée. Aucune vertu, aucun talent n'a manqué à l'appel : tant la lutte la plus inégale est préférable à l'asservissement !<br />
<br />
Voulez-vous une preuve additionnelle de cette importante vérité ? Une fatalité déplorable a fait succéder à cette lutte animée, à ces victoires patriotiques, une administration oppressive. Des délateurs et des courtisans, race ennemie des rois et des peuples, ont trompé un monarque qu'égarait l'inexpérience et que les préjugés dominaient. Soudain l'apathie, l'affaiblissement, le dégoût du travail, la stagnation de l'industrie, l'interruption du commerce, la chute du crédit, tous les symptômes de décadence et de ruine qui avaient signalé le déclin de l'ancienne Espagne ont reparu dans l'Espagne délivrée de l'étranger. Cependant les causes auxquelles on prétendait rapporter ses triomphes n'avaient rien perdu de leur intensité. L'Espagne possédait et son culte exclusif, et son attachement aux moeurs de ses ancêtres. Mais la liberté l'avait quittée : elle y est revenue et déjà se rouvrent par elle toutes les sources de prospérité.<br />
<br />
Tandis que j'écris ainsi sur l'Espagne, une réflexion se présente à moi : pourquoi la tairais-je ?<br />
<br />
Au moment où une nation magnanime qui vient de briser ses fers associe à sa délivrance le roi qui la gouverne ; au moment où ce roi lui-même par des serments solennels consacre le nouveau pacte social, d'où vient qu'en d'autres lieux de l'Europe quelques hommes semblent avoir pris à tâche d'étouffer les germes du bien, d'éterniser les haines et de ressusciter les soupçons ? Comment se fait-il qu'en France, organes de je ne sais quelle faction, ambassadeurs créés par eux-mêmes, ou missionnaires de je ne sais quel pouvoir occulte, ils osent offrir au prince qu'ils compromettent de coupables secours, et poursuivre un monarque constitutionnel d'une insolente et hypocrite pitié ? Ignorent-ils que c'est ainsi que les étrangers ont causé la perte du malheureux Louis XVI ? Ont-ils oublié que leurs folles menaces, leurs intelligences prétendues, leurs pamphlets incendiaires, ont favorisé les ennemis plus directs, mais non plus dangereux de la royauté [15]? Assis en sûreté loin du théâtre des agitations et des périls, peu leur importe quels abîmes ils creusent sous les pas des nations et autour des trônes.<br />
<br />
Espagnols éclairés et généreux, ces hommes vous ont déjà causé bien des maux. Dès 1814 ils ont prêché perpétuellement à vos princes et la légitimité du pouvoir absolu et la justice des moyens affreux nécessaires pour le conserver. Leur opinion semblait désintéressée. Qui peut déterminer l'autorité qu'elle a du avoir ? leur voix venait de loin : on l'eût dit impartiale, comme celle d'une posterité équitable. Qui peut savoir jusqu'à quel point elle n'a pas influé sur vos malheurs ?<br />
<br />
De tous vos ennemis ces hommes sont les plus inexcusables, les seuls inexcusables peut-être. C'est sans passion, sans intérêt immédiat, c'est froidement qu'ils applaudissaient aux persécutions, aux tortures, aux supplices de vos défenseurs. Que sur eux retombe le sang des victimes !<br />
<br />
Vous suivez en paix, malgré ces adversaires méprisables et perfides, votre noble carrière. Vous savez que la liberté a pour base la justice; que, pour fonder une monarchie constitutionnelle, il faut respecter son premier principe, l'inviolabilité du monarque; que la volonté de la majorité n'est légitime que lorsqu'elle ne blesse la minorité dans aucun de ses droits. Vous savez aussi, par une immortelle et glorieuse expérience, que votre volonté suffit contre l'Europe liguée. Vous avez résisté à Bonaparte : le ciel ne créera pas un second Bonaparte. Les généraux vaincus par Napoléon qui n'a pu vaincre l'Espagne, ne seraient pas plus heureux contre elle que celui devant lequel ils ont succombé. S'il en est un dont le succès ait accompagné ces étendards, c'est qu'il défendait une cause sainte ; abjurant cette cause, il perdrait sa force, et Salamanque et Ciudad-Rodrigo ne seraient plus témoins que de sa honte et de ses revers.<br />
<br />
== Chapitre 11. Des observations de Filangieri sur la France ==<br />
<br />
<br />
''« Si nous passons de l'Espagne à la France, nous verrons encore une nation qui, après avoir dominé en Europe... a trouvé... dans l'ignorance de ses législateurs le principe de sa décadence. »<br />
<br />
Liv. I, chap. III, p.56.''<br />
<br />
Filangieri commet à l'égard de la France une faute analogue à celle que j'ai déjà fait apercevoir dans ses réflexions sur l'Espagne. De même qu'il attribue la décadence de ce dernier royaume à l'expulsion des Maures, et à de mauvaises lois commerciales, il assigne pour cause au dépérissement du premier la révocation de l'édit de Nantes, et les encouragements exclusifs donnés par Colbert à l'industrie, sans égards et sans ménagements pour l'agriculture.<br />
<br />
Colbert est incontestablement tombé dans beaucoup d'erreurs, et l'on se doute bien, d'après mes principes sur la neutralité que les gouvernements doivent observer dans tout ce qui regarde l'industrie, le commerce et les spéculations individuelles, que je ne me constituerai pas l'apologiste de ce ministre jadis si vanté. La révocation de l'édit de Nantes fut aussi un grand crime et un acte de délire. Mais ni Colbert n'aurait pu se livrer sans réserve à ses théories trompeuses, sur la nécessité de donner aux manufactures une activité factice et forcée, ni Louis XIV n'aurait pu bannir les protestants d'une patrie qu'ils enrichissaient, si la France eût été garantie par une constitution libre et contre le despotisme des rois et contre les conceptions fantastiques des ministres.<br />
<br />
Plusieurs différences néanmoins existent entre la France et l'Espagne et méritent d'être remarquées.<br />
<br />
L'oppression intellectuelle n'a jamais pesé sur nous au même degré que sur nos voisins au-delà des Pyrénées. La totalité des Français n'a été complètement privée des droits politiques que sous Richelieu : et je l'ai déjà dit dans le chapitre précédent, que des institutions défectueuses, mais investissant des classes puissantes de certains privilèges qu'elles sont sans cesse occupées à défendre, ont, au milieu de beaucoup d'inconvénients, cet avantage qu'elles ne laissent pas la nation entière se dégrader et s'abâtardir. Le commencement du règne de Louis XIV fut agité par la guerre de la Fronde, guerre puérile à la vérité, mais qui était le reste d'un esprit de résistance accoutumé à l'action, et continuant à agir presque sans but. Le despotisme s'accrut beaucoup vers la fin de ce règne. Cependant l'opposition se maintint toujours, se réfugiant dans les querelles religieuses, tantôt des calvinistes contre le catholicisme, tantôt des catholiques entre eux. La mort de Louis XIV fut l'époque du relâchement de l'autorité. La liberté des opinions gagna chaque jour du terrain.<br />
<br />
Je ne peux point dire que cette liberté s'exerça de la manière la plus décente et la plus utile : je veux dire seulement qu'elle s'exerça, et que de la sorte on ne peut mettre les Français à aucune époque, jusqu'à la révolution de 1789, parmi les peuples condamnés à un asservissement complet et à une léthargie morale.<br />
<br />
Cependant il est certain que, dans le temps où écrivait Filangieri, la France était tombée de son rang, déchue de sa puissance, et que son caractère national était altéré.<br />
<br />
Mais d'où provenaient ce dépérissement, cette altération, cette décadence ?<br />
<br />
Il est facile et commode d'attribuer des effets généraux à des causes partielles. Les ennemis de la liberté se plaisent beaucoup dans cette manière de résoudre les difficultés, parce que, toutes les fois qu'on remonte aux principes, la nécessité de la liberté, apparaît soudain, tandis que si l'on prend, pour solution du problème, tel détail, tel individu, tel accident, cela ne tire point à conséquence.<br />
<br />
Les uns vous diront donc que l'affaiblissement de la France dans le dernier siècle a tenu aux guerres malheureuses dans lesquelles, vers la fin du siècle précédent, Louis XIV s'était engagé. <br />
<br />
Les autres accuseront de cet affaiblissement la corruption que la régence introduisit dans toutes les classes, et le peu de résistance opposée aux progrès de cette corruption par les successeurs de Louis XIV, qui, voluptueux, indolents ou faibles, se montrèrent incapables d'exercer dans sa plénitude l'autorité royale.<br />
<br />
Mais il en est de ces explications comme de toutes celles qui ne s'élèvent pas assez haut.<br />
<br />
Les guerres de la vieillesse de Louis XIV furent la cause la plus prochaine des maux de la France. Mais si ce pays avait possédé des institutions constitutionnelles, Louis XIV n'aurait pu ni entreprendre ces guerres inutiles, ni persister dans ces agressions téméraires qui devaient attirer sur lui les forces réunies de toute l'Europe. Il n'aurait pas dépendu d'un de ses ministres de l'entraîner dans de semblables expéditions, pour le distraire de ses mécontentements les plus passagers et les plus frivoles.<br />
<br />
Quant à la corruption dont on accuse les successeurs de Louis XIV d'avoir donné l'exemple et favorisé ou toléré les progrès ; cette corruption fut la suite nécessaire de l'oppression morale que Louis XIV dans sa décrépitude avait exercée sur une nation déjà trop éclairée pour la supporter : la réaction fut proportionnée à l'action. Même avant la mort de Louis XIV cette réaction s'annonçait. Les mémoires du temps nous parlent des lettres interceptées, ''offensantes également à Dieu et au Roi'' [16]; ces lettres étaient écrites par des courtisans qui vivaient sous sa férule ; mais le vieux prince pesait sur sa vieille cour qui, elle-même, imposait la dissimulation et la fraude à la génération naissante. Le roi mourut ; le torrent auquel son despotisme opposait des digues les renversa toutes. Le raisonnement se dédommagea par la divagation et l'audace de la contrainte qu'il avait impatiemment subie. L'on peut affirmer, et ce devrait être une instructive leçon pour les gouvernants, que, toutes les fois que le mensonge a régné, la vérité se venge avec usure. A peine Louis XIV avait-il disparu que l'on vit apparaître la régence ; madame de Prie remplaça madame de Maintenon, et la dépravation s'assit sur le tombeau de l'hypocrisie.<br />
<br />
Donnez au contraire à la France une constitution libre. La superstition d'un monarque sera sans influence sur un peuple en droit de ne pas singer l'opinion du maître : et il n'y aura point de réaction vers la licence, parce qu'il n'y aura pas eu pression en faveur du faux zèle et de la bigoterie.<br />
<br />
On peut en dire autant de la faiblesse des princes qui remplacèrent Louis XIV. Les moeurs relâchées de Louis XV et l'indécision de Louis XVI auraient en Angleterre été des choses fort peu importantes, parce que le caractère personnel du roi n'est rien dans un régime constitutionnel.<br />
<br />
Je dirai plus. Il est heureux que les successeurs de Louis XIV aient eu ce relâchement de moeurs et cette faiblesse ; car c'est à cette cause que tient la différence que j'ai remarquée entre la France et l'Espagne, et qui est toute à l'avantage de la première. Si Louis XIV avait comme Charles Quint été remplacé par un prince sévère, ombrageux, assez habile pour opprimer la nation sans la soulever, il est probable que la France serait tombée dans la stupeur et dans l'apathie. Sous ce rapport, nous devons nous féliciter peut-être des orgies de la régence et de l'immoralité de la cour de Louis XV. La licence des grands vint au secours et tourna au profit de la liberté du peuple.<br />
<br />
L'Espagne, sous un gouvernement sérieux, oppressif, et secondé par une inquisition implacable, perdit toute activité et tout intérêt à la chose publique ; la France, sous un régime arbitraire, mais inconséquent, frivole et contrarié par une opinion qui trouvait mille issues pour s'échapper, conserva de l'intérêt à la chose publique, en conservant sinon le droit, du moins la faculté de s'en occuper ; et si les deux monarchies dépérirent, ce fut d'une manière diverse, chacune conformément à la cause de son dépérissement.<br />
<br />
L'Espagne paralysée n'a été durant les deux siècles de sa léthargie d'aucune ressource, ni pour elle-même ni pour l'Europe, malgré les qualités sublimes qui étaient comme enfouies dans le caractère de ses habitants. La France, dans son abaissement le plus profond, a répandu autour d'elle les lumières, entretenu dans les écrits la vie intellectuelle, et donné enfin la première le noble signal de la liberté.<br />
<br />
== Chapitre 12. De la décadence annoncée par Filangieri à l'Angleterre ==<br />
<br />
<br />
''« L'Angleterre est aujourd'hui sur le bord de sa ruine, et sa décadence subite a sa source dans les erreurs de ses lois. »<br />
<br />
Liv. I, chap. III, p.57.''<br />
<br />
Toutes les observations de Filangieri sur les vices des lois anglaises, sur l'absurdité et la cruauté des prohibitions commerciales en vigueur dans la patrie d'Adam Smith, sur l'inégalité et l'injustice des relations que l'Angleterre avait établies, et qu'elle a voulu perpétuer entre elle et ses colonies, sont d'une vérité évidente. La législation de cette île célèbre, dans tout ce qui a rapport à l'industrie, aux manufactures, à la fixation du prix des journées, en un mot à l'existence de l'homme réduit à vivre de son travail, ressemble à une conspiration permanente de la classe puissante et riche contre la classe pauvre et laborieuse. Des preuves sans nombre seraient faciles à rassembler. On ne saurait ouvrir les statuts de l'Angleterre, même en laissant de côté les temps barbares, et en ne consultant ces statuts que depuis le règne d'Élisabeth jusqu'à nos jours, sans voir les rigueurs, les supplices et la mort, prodiguées à des actions qu'il est impossible de considérer comme des crimes. L'exportation d'un bélier ou d'un agneau emporte la confiscation des biens, la perte de la main gauche, et pour la récidive celle de la vie. Quiconque approche de la côte avec de la laine brute est atteint d'une peine non moins sévère, comme soupçonné d'avoir voulu faire passer à l'étranger une matière non encore ouvrée. Si des ouvriers qui expirent de misère avec leurs familles, se concertent pour obtenir des salaires proportionnés aux prix des denrées, ils sont châtiés comme des rebelles. Dans ce pays que chacun de ses habitants se vante de pouvoir parcourir en toute liberté, l'indigent pour passer d'une paroisse à l'autre, a besoin du consentement de celle où il veut s'établir, de peur que, dépourvu de moyens de subsistance, il ne tombe à la charge de ses nouveaux concitoyens. La femme enceinte, le vieillard, l'orphelin, rencontrent ainsi à chaque pas, dans leur propre patrie, des barrières factices qui la transforment pour eux en une contrée inhospitalière, où la pauvreté se voit proscrite, parce que la propriété a conservé la férocité primitive de l'usurpation.<br />
<br />
Il n'est pas étonnant qu'indigné de ce spectacle, Filangieri ait cru reconnaître des causes de ruines, là où se déployaient tant d'iniquités. Il y a néanmoins plus de quarante ans qu'il prédisait à l'Angleterre une décadence prochaine et inévitable. Ses prédictions ont été répétées chaque année par des écrivains d'opinion diverse, les uns, de bonne foi, les autres attaquant l'Angleterre dans ce qu'elle a de mauvais pour décréditer ce qu'elle a de bon.<br />
<br />
Ces prophéties lugubres ne s'étant point réalisées, nous tombons aujourd'hui, je le pense, dans un autre extrême, et nous imaginons que, parce que l'Angleterre a été longtemps menacée sans être atteinte, elle est pour jamais à l'abri des conséquences de ses vicieuses institutions.<br />
<br />
Ce sujet est d'une extrême importance, non seulement sous le point de vue de la doctrine, mais sous le rapport des destinées futures de la république européenne. Deux puissances se disputent l'Europe comme une proie. Ces deux puissances sont l'Angleterre et la Russie.<br />
<br />
Je n'ai point à m'occuper ici de ce que deviendrait l'Europe sous l'influence russe. Dépendre de la Russie, c'est dépendre d'un individu. Tout ce qui repose sur une tête n'est que viager. Gouvernée par des princes absolus, la Russie ne saurait avoir sous deux générations impériales un système identique. Ce qu'un prince absolu a commencé, son successeur l'abandonne : ce que le premier a menacé, le second l'épargne ou le protège. Les faits nous prouvent cette vérité. Vers la fin de la guerre des Sept Ans, la mort d'une impératrice sauva la Prusse ; et au commencement de ce siècle, la versalité d'un empereur aurait sauvé la France, si une ambition déréglée n'avait été provoquer la Russie jusqu'au milieu de ses frimas. Ainsi l'influence russe aurait pour l'Europe cet inconvénient particulier, que les rois, vassaux de ce géant, à peine civilisé, seraient les jouets d'incalculables caprices. S'ils achetaient par leur soumission son assistance contre leurs peuples, ils se verraient bientôt les victimes et les dupes de ce honteux traité. Mais, encore une fois, cette question est étrangère à celle qui m'occupe. C'est de l'influence anglaise que je dois traiter maintenant.<br />
<br />
L'Angleterre est dans une position tout à fait différente de celle de la Russie. Ses institutions constitutionnelles lui donnent tous les avantages d'un gouvernement aristocratique. Le roi est dans la constitution britannique ce que doit être le pouvoir suprême, un modérateur élevé au-dessus de la sphère des agitations, et apaisant, désarmant, ou départageant les autres pouvoirs. La véritable action journalière est dans le ministère, réunion d'hommes toujours plus ou moins distingués par le talent ou par l'expérience, à l'abri, comme corps collectif des vicissitudes de l'hérédité qui amène tour à tour l'enfance et la vieillesse, la faiblesse et la violence, la pusillanimité et la présomption ; formant, en un mot, une espèce de sénat, constant dans ses vues, uniforme dans sa marche, et préservé par sa composition de la versalité et des caprices, inséparables d'une succession d'individus qui se remplacent par droit de naissance.<br />
<br />
Quelles qu'aient toujours été les divisions des partis, le gouvernement anglais, en passant des mains d'un de ces partis dans celles de l'autre, n'a jamais en réalité dévié de son principe aristocratique. Le ministère whig de Chatam n'était pas il y a cinquante ans plus cosmopolite, ou moins jaloux de la prospérité et des droits du continent, que ne l'est aujourd'hui le ministère tory de lord Castelreagh. Il y avait certainement dans le premier quelque chose de noble, de large, de généreux, qu'on ne remarque point dans le second. Les doctrines de la liberté, restreintes même de l'intérieur, donnent toujours cette couleur à qui les professe. Mais quand, rentré dans les rangs des opposants, le père de M. Pitt réclamait pour l'Amérique opprimée, il s'écriait encore : « Paix avec l'Amérique et guerre avec l'Europe ! » C'est que le continent de l'Europe est pour les Anglais de toutes les opinions, non point une réunion de pays alliés, peuplés d'êtres de la même nature, mais un objet continuel de spéculations plus ou moins machiavéliques ; et s'ils ne le traitent pas comme celui de l'Inde, c'est que nous sommes des Indiens trop habiles et trop aguerris pour eux.<br />
<br />
La question de savoir si la décadence de l'Angleterre n'est qu'une chimère, ou si le moment approche où cette décadence se réalisera, est donc, je le répète, d'une importance extrême. C'est la question de l'indépendance commerciale, industrielle, et même politique de l'Europe. Mais je dois remarquer que je n'entends pas seulement par décadence un affaiblissement momentané, contre lequel les institutions constitutionnelles de l'Angleterre réagiraient toujours ; j'entends une destruction de ces institutions et de l'ordre social qui repose sur elles, et par la même un coup mortel porté à sa prospérité au-dedans et à son influence au-dehors.<br />
<br />
Les causes que les écrivains, qui prédisent la chute de l'Angleterre, allèguent d'ordinaire comme devant produire ce résultat sont au nombre de deux : 1º la misère de la classe laborieuse ; 2º l'énormité de la dette publique.<br />
<br />
La misère de la classe laborieuse ne peut être niée, et les lois de l'Angleterre sont à cet égard aussi absurdes qu'atroces : elles pèsent sur l'indigence ; elles lui disputent l'usage légitime de ses facultés et de ses forces ; elles éternisent sa souffrance, car elles lui enlèvent tout moyen de parvenir à une position plus heureuse. En conséquence, dans un moment où d'autres causes amèneraient une grande crise, l'effet de ces lois désastreuses serait incontestablement d'ajouter aux désordres et aux calamités de cette crise. Mais les vices de ces lois, quelque grands qu'ils soient, ne produiront point à eux seuls la convulsion qu'ils aggraveront, si elle vient d'ailleurs.<br />
<br />
La classe pauvre est toujours divisée. Poursuivie par des besoins qui renaissent à toutes les heures, elle cède au premier espoir qu'on lui donne de satisfaire, ne fût-ce qu'à moitié, ses pressants besoins. La faim, qui est le motif de ses soulèvements, la force en même temps à se rendre à toutes les tentations qu'on lui présente. Livrée à elle-même, cette classe infortunée, contre laquelle toutes les autres conspirent, peut agiter ses fers, mais non les briser ; elle les reprend, après en avoir frappé ses maîtres, et n'est redoutable que lorsque des rangs plus élevés lui fournissent des chefs.<br />
<br />
Or, en Angleterre, ces rangs plus élevés sont tous ligués contre cette classe malheureuse. Dans un pays où la liberté politique existe, et où les personnes et les propriétés n'ont rien à craindre de l'arbitraire, tous ceux qui possèdent quelque chose se coalisent en faveur de l'ordre établi, dès que l'anarchie se présente. De la sorte, les institutions constitutionnelles des Anglais les préservent des suites de leurs erreurs industrielles et commerciales, ce qui rend d'autant plus étrange la folie de ces publicistes qui nous proposent à la fois d'emprunter les lois prohibitives de ce peuple, et nous invitent à nous préserver de son système constitutionnel.<br />
<br />
D'ailleurs, parmi les mesures et les précautions prises pour contenir la classe inférieure, s'il y en a plusieurs qui sont hostiles et rigoureuses, il y en a aussi qui consistent en adoucissement et en palliatifs, d'une efficacité au moins passagère.<br />
<br />
Ainsi la taxe des pauvres, taxe si fâcheuse à beaucoup d'égards, et dont l'Angleterre s'affranchirait soudain par un retour aux principes de la liberté industrielle, est une espèce de restitution consentie par le monopole en faveur de ceux qu'il dépouille de leurs droits : c'est une amende au prix de laquelle les prohibitions achètent la prolongation de leur existence. Cette taxe, bien qu'insuffisante, entretient l'espérance du pauvre, et par là calme son irritation.<br />
<br />
J'ajouterai que, malgré son attachement à ses règlements vexatoires, l'Angleterre s'est un peu relachée depuis un siècle de ses anciennes entraves contre l'industrie. Ses lois les plus barbares sont rarement exécutées, et les tribunaux accueillent avec faveur les distinctions subtiles tendant à soustraire aux statuts prohibitifs le plus de métiers qu'il leur est possible. Les apprentissages, par exemple, établis par Élisabeth, ont été restreints aux professions qui existait sous son règne [17]. Ainsi la liberté, sous ce rapport, gagne du terrain, et les lois industrielles, adoucies ou éludées, ne doivent pas être regardées comme une cause directe et immédiate de révolution.<br />
<br />
Il en est de même de l'énormité de la dette publique, énormité dans laquelle Filangieri et tous les écrivains qui ont parcouru après lui la carrière de l'économie politique ont vu le germe d'un bouleversement.<br />
<br />
Cette dette est sans doute un grand fléau ; son accroissement progressif doit finir par le rendre insupportable. Mais jusqu'à ce jour, la dette publique de l'Angleterre, rendant les fortunes privées solidaires en quelque sorte de celle de l'Etat, donne à l'ordre existant des soutiens plutôt que des ennemis. Il en sera ainsi, aussi longtemps que le gouvernement anglais aura le bon esprit de sentir que, lorsqu'une dette est considérable, il faut s'occuper de la payer bien plus encore que de la réduire, et que la réduction la plus forte n'est jamais d'un profit équivalent au moindre échec donné au crédit par les moyens employés pour espérer cette réduction. Avec ce principe, un pays peut longtemps défier tous les calculs et braver toutes les probabilités humaines. L'Angleterre, moins endettée, verrait peut-être accourir autour du pouvoir responsable et garant de sa dette bien moins de défenseurs, ou des défenseurs bien moins zélés. Mais la crainte de perdre des capitaux lutte dans l'esprit de tous les créanciers de l'Etat contre le désir de reconquérir des droits, et la réforme invoquée en théorie, est repoussée en pratique, parce qu'une réforme réelle et complète aurait peut-être pour préliminaire ou pour conséquence une banqueroute.<br />
<br />
Ce n'est donc ni dans la misère de la classe laborieuse, ni dans l'énormité de la dette que réside le danger de l'Angleterre ; c'est dans l'anéantissement, que je crois désormais inévitable, de son principe aristocratique. Ceci a besoin de développements.<br />
<br />
L'Angleterre n'est au fond, comme je l'ai dit, qu'une vaste, opulente et vigoureuse aristocratie ; d'immenses propriétés réunies dans les mêmes mains, des richesses colossales accumulées sur les mêmes têtes, une clientèle nombreuse et fidèle, groupée autour de chaque grand propriétaire, et lui consacrant l'usage des droits politiques qu'elle semble n'avoir reçus constitutionnellement que pour en faire le sacrifice ; enfin, pour résultat de cette combinaison, une représentation nationale composée d'une part, des salariés du gouvernement, et de l'autre, des élus de l'aristocratie : telle a été l'organisation de l'Angleterre jusqu'à ce jour.<br />
<br />
Cette organisation qui paraît fort imparfaite, et même fort oppressive en théorie, était adoucie en pratique, tant par les bons effets de la liberté conquise en 1688, que par plusieurs circonstances particulières à l'Angleterre, et qu'on n'a pas, je pense, assez remarquées, quand on a voulu transporter ailleurs certaines institutions tenant aux privilèges, et empruntées, dans leur modification, de la constitution britannique. Je conviendrai même de bonne foi que je ne suis pas toujours suffisamment préservé de cette erreur [18].<br />
<br />
L'aristocratie anglaise n'avait jamais été, comme celle de plusieurs autres pays, l'ennemi du peuple. Appelée dans les siècles les plus reculés à revendiquer contre la couronne ce qu'elle nommait ses droits, elle n'avait pu faire valoir ses prétentions qu'en établissant certains principes utiles à la masse des citoyens. La grande charte, bien que rédigée au sein de la féodalité, et empreinte de beaucoup de vestiges du système féodal, consacre la liberté individuelle et le jugement par les jurés, sans distinction de rangs ni de personnes.<br />
<br />
En 1688, une grande partie de la pairie anglaise avait concouru à la révolution qui a fondé en Angleterre un gouvernement constitutionnel ; et depuis cette époque, au lieu de se vouer à la domesticité et aux antichambres, cette portion de nobles était restée à la tête d'un parti d'opposition, qu'elle servait de sa considération et de sa fortune, en même temps qu'elle en recevait sa force.<br />
<br />
Faisant ainsi collectivement de son aristocratie une des bases de la liberté, elle se conciliait en détail l'affection de la classe dépendante, par un patronage que sa durée et la fidélité avec laquelle elle en accomplissait les devoirs avaient rendu presque héréditaire. Les grandes propriétés des seigneurs anglais étaient en partie tenues à bail par de riches fermiers, qui les cultivaient de père en fils à des conditions restées depuis longtemps les mêmes. Leurs maisons étaient remplies de nombreux domestiques que le maître payait chèrement, et qui lui paraissaient une charge inséparable de son état. Chacun de ces grands seigneurs était en quelque sorte le chef d'un petit peuple, dont la fortune dépendait de lui, et qui le servait de son zèle et des moyens divers que chaque individu de ce peuple se trouvait posséder [19].<br />
<br />
Il était résulté de cette organisation qu'en Angleterre l'aristocratie n'était nullement odieuse à la masse de la nation. Les lois mêmes qui sont émanées du parti populaire aux époques où il a tenu le pouvoir en main n'ont jamais été dirigée contre la noblesse. Il ne faut pas m'opposer l'abolition de la chambre des pairs durant les guerres civiles ; cette mesure de révolution n'était point en harmonie avec le sens vraiment national. Les privilèges de la noblesse, modifiés par l'usage plus que par la loi, s'étaient conservés dans la Grande-Bretagne, sans exciter l'irritation qu'ils causent ailleurs.<br />
<br />
La guerre de la révolution française a dérangé subitement cette combinaison de liberté et d'aristocratie, de clientèle et de patronage. Cette guerre, en ajoutant beaucoup au fardeau des taxes, a introduit, entre la fortune des grands et les besoins de la population qui dépendait d'eux, une disproportion qui a rompu tout équilibre. Impatients d'une gêne à laquelle ils n'étaient point habitués, les grands et les riches ont voulu s'en affranchir. Les propriétaires ont haussé leurs baux ou changé leurs fermiers ; les maîtres ont renvoyé leurs nombreux domestiques. Ils n'ont vu, dans cette manière d'agir, qu'une mesure d'économie : elle a été le germe d'un changement dans les bases de l'ordre social ; et les symptômes de ce changement sont déjà visibles, bien que la cause en soit ignorée.<br />
<br />
Partout où la masse des nations n'est pas comprimée par une force majeure, elle ne consent à ce qu'il y ait des classes qui la dominent, que parce qu'elle croit voir dans la suprématie de ces classes de l'utilité pour elle. L'habitude, le préjugé, une espèce de superstition, et le penchant de l'homme à considérer ce qui existe comme devant exister, prolongent l'ascendant de ces classes même après que leur utilité a cessé. Mais leur existence est alors précaire, et la durée de leurs prérogatives devient incertaine. Ainsi le clergé a vu diminuer sa puissance dès qu'il n'a plus été le seul dépositaire des connaissances nécessaires à la vie sociale : les peuples n'ont plus voulu obéir implicitement à une classe dont ils pouvaient se passer. L'empire des seigneurs a commencé à déchoir lorsqu'ils n'ont plus offerts à leurs vassaux, en compensation des privilèges que ceux-ci consentaient à respecter, une protection suffisante pour les dédommager de leur soumission à ces privilèges. Les grands seigneurs anglais n'avaient ni le monopole des sciences, comme les ecclésiastiques, ni celui de la protection, comme les barons du Moyen Age ; mais ils avaient celui du patronage, et ils rendaient ce monopole tolérable pour les classes inférieures, en s'attachant et se conciliant une vaste clientèle. Ils l'ont licenciée ; ils ont cru, et c'est une erreur dans laquelle l'aristocratie tombe toujours, ils ont cru qu'ils pouvaient s'affranchir des charges et garder le bénéfice. Mais les clients, repoussés par leurs patrons, se sont par la même sentis replacés sur un terrain d'égalité. Ils en ont été avertis par un instinct sourd et rapide ; et toute la disposition morale de l'Angleterre a été changée. Les anciens fermiers qui paient plus cher, ou les nouveaux fermiers qui ont remplacé les anciens, ne sont plus les dépendants des propriétaires : ce sont des hommes qui, ayant traité avec eux d'après les lois, ne reconnaissent pour intermédiaires que ces lois au nom desquelles on leur a imposé récemment des conditions plus onéreuses. Les serviteurs renvoyés ont renforcé la classe qui n'a rien à perdre, classe déjà très nombreuse en Angleterre, à cause de ses détestables lois prohibitives, et de ses ''parish laws'' (lois de paroisse) si horribles contre les pauvres. De la sorte, une grande portion du peuple, qui était autrefois le soutien de l'aristocratie, en est devenue l'adversaire.<br />
<br />
Ce premier résultat du licenciement de la classe dépendante en a produit un second, et ces deux effets se sont accrus l'un par l'autre.<br />
<br />
Jusqu'à ce jour une portion de l'aristocratie défendait franchement la liberté. Se sentant à l'abri des orages populaires, il lui était agréable de limiter à son profit la puissance du trône. Les nobles de l'opposition étaient flattés de se montrer les tribuns d'un peuple qu'ils dirigeaient. Aujourd'hui cette portion même de l'aristocratie britannique s'aperçoit que le gouvernail lui a échappé, et s'effraie des principes démocratiques qui font des progrès. En conséquence sa marche est incertaine. Elle ne demande plus tout ce qu'elle demandait, et elle ne désire pas tout ce qu'elle demande. Par exemple, de tous les anciens whigs qui avaient débuter pour réclamer la réforme parlementaire, il y en a bien peu qui en parle encore, et il n'y en a pas un, j'ose le dire, qui l'effectuât, s'il le pouvait par un acte de sa volonté. Aussi l'opposition, proprement dite, a-t-elle perdu la confiance de la masse. C'est un inconvénient : ceux qui veulent conduire le peuple au-delà des bornes, profitent de ce qu'il n'a qu'eux pour chefs.<br />
<br />
Pour faire concevoir toute l'étendue et toute l'importance d'un tel changement, une seule observation suffira.<br />
<br />
Le moment de la plus grande détresse de l'Angleterre a été celui de la cessation de la guerre à laquelle la paix de 1814 a mis un terme. La guerre avait été la cause de cette détresse ; mais la paix en a été le signal.<br />
<br />
Durant la guerre, l'activité anglaise s'était dirigée vers des genres d'industrie et vers des spéculations qui avaient pour base une lutte gigantesque contre Bonaparte et les rois ses vassaux. Une population d'entrepreneurs, de manufacturiers, d'armateurs, de contrebandiers même, population militaire en quelque sorte, s'était formée : elle avait remplacé la population manufacturière et industrieuse des époques paisibles, et était aussi venue au secours de la partie de cette population qui restait sans emploi direct, en l'associant, par des voies détournées, à ses entreprises et à ses profits. Sa prodigieuse activité, nécessitée et favorisée par les circonstances, non seulement faisait illusion, mais en réalité réparait au jour le jour les inconvénients d'une position pareille. De là cette espèce de prodige qui a fait que plus l'Angleterre a eu d'ennemis, plus elle a semblé croître en force et en puissance.<br />
<br />
La paix est venue. L'activité a dû cesser momentanément avec la guerre qui l'avait créée et qui seule l'alimentait ; elle a dû cesser avant d'être remplacée par d'autres spéculations et une autre industrie, parce que les canaux depuis longtemps négligés ne pouvaient se rouvrir immédiatement, ni la direction des capitaux changer aussi vite qu'on signait un traité. Par la même les taxes sont devenues intolérables. Ce qui avait aidé à les supporter, c'était la circulation rapide des capitaux employés dans les entreprises de la guerre, et les profits non moins rapides de ces capitaux. Ces ressorts n'agissant plus, non seulement les taxes devaient écraser ceux qui les payaient ; mais ces derniers n'ayant plus de quoi occuper la classe laborieuse, il devait en résulter aussi pour cette classe une misère affreuse : ce qui est arrivé.<br />
<br />
A cette époque, des attroupements, réduits aux extrémités les plus désastreuses, ont eu lieu dans diverses provinces et jusque dans le voisinage de Londres. Ces attroupements, vu la vigueur qu'une longue liberté donne toujours à une constitution, n'ont point mis l'Etat en péril ; mais dans tout autre pays ils auraient fait craindre une anarchie complète. Les paysans entraient par bandes dans la capitale pour demander du pain ; les charbonniers, s'attelant eux-mêmes à leurs chariots, partaient de divers comtés pour implorer le prince régent. Toutefois, dans une pareille crise, lorsque les ouvriers étaient sans ouvrage, les manufacturiers sans consommateurs, les propriétaires sans revenu, les pauvres sans aliments ; lorsque des rassemblements, poussés par la faim à des pillages partiels et mal concertés, bravaient des peines égales à celles qu'auraient attirées sur eux des délits politiques, aucune parole de rébellion n'a été prononcée, aucun signe de sédition arboré : le peuple, au désespoir, entraîné par la misère à beaucoup d'actes irréguliers, a paru néanmoins complètement étranger à toute intention de se soulever contre l'autorité et de porter la moindre atteinte à la constitution de l'Etat.<br />
<br />
L'année suivante, au contraire, bien que la détresse eût diminué, que le peuple eût retrouvé des ressources, le pauvre du travail, des conspirations ont éclaté, des associations ont été signalées, et l'on a découvert qu'un assez grand nombre d'hommes de la classe inférieure nourrissait des désirs et des projets de bouleversements, et voulait courir les hasards d'une révolution sans direction, sans but fixe et sans terme.<br />
<br />
J'admets qu'on ait exagéré la gravité des symptômes. L'affreux expédient d'envoyer des espions agiter des esprits ignorants et proposer la révolte pour la dénoncer, a concouru à ces mouvements désordonnés. Des misérables ont séduit ceux qui ont eu le malheur de les écouter, et probablement aussi ils ont accusé ceux qu'ils n'avaient pu séduire. Comme on avait pris des mesures extraordinaires, il a fallu donner le plus de vraisemblance qu'on a pu à des hypothèses alarmantes ; mais il y a eu pourtant un fond de réalité dans ces hypothèses.<br />
<br />
C'est que l'état moral de l'Angleterre a changé. Le licenciement de la clientèle, l'abdication du patronage (car c'est abdiquer le patronage que n'en plus vouloir remplir les obligations), ont amené une modification dans l'ordre social. L'aristocratie anglaise a fait contre elle-même ce que la puissance royale avait fait dans d'autres pays contre l'aristocratie.<br />
<br />
Voilà la cause d'une révolution possible et peut-être prochaine. Cette cause n'existait pas lorsque Filangieri écrivait. Malgré les vices de son système prohibitif, malgré l'énormité de sa dette, l'Angleterre était encore inexpugnable dans ses institutions, parce que ses institutions étaient d'accord avec les intérêts et les opinions qui se forment toujours d'après les intérêts de la masse.<br />
<br />
Aujourd'hui ces institutions sont en opposition directe avec ces intérêts; il est difficile qu'elles leur résistent. <br />
<br />
Ce qui les sauvent encore, c'est le droit que, malgré des lois souvent oppressives, l'opposition a conservé de se manifester dans toute sa violence. Elle s'évapore par cette manifestation. Comprimée, elle produirait une explosion terrible, et le gouvernement, qui s'afflige de n'avoir pas contre elle des moyens suffisamment répressifs, doit son salut à l'impuissance même qu'il déplore.<br />
<br />
En comparant ces observations à celles de Filangieri, on trouvera, je pense, que ces dernières, déjà inexactes et superficielles au moment où l'auteur italien les rédigeait, sont totalement inapplicables à l'état présent des choses.<br />
<br />
Le danger qui menace l'Angleterre ne prend sa principale source ni dans la misère d'une portion nombreuse de sa population, ni dans l'accroissement de sa dette. Ce danger provient de ce que, la base de ses institutions étant l'aristocratie, du moment que sa base est ébranlée, ces institutions doivent chanceler. En conclura-t-on qu'il faut raffermir l'aristocratie ? on l'essaierait en vain. On ne remonte pas le torrent ; il faut le suivre en dirigeant le navire de manière à n'être pas brisé contre les écueils. Il faut que l'Angleterre conserve ce qui est bon dans son organisation actuelle, une représentation nationale, la liberté des discussions, celle de la presse, les garanties judiciaires. Il faut qu'elle renonce à sa concentration des propriétés qui crée des millions de prolétaires, et à son aristocratie qui n'a plus de clientèle, ni par conséquent d'utilité.<br />
<br />
''P.S.'' Pendant l'impression de cet ouvrage, plusieurs faits se sont réunis pour corroborer mes assertions.<br />
<br />
Des associations agricoles, composées de riches propriétaires, ont pris, sur divers points du royaume, des résolutions qui, toutes, sous des formes différentes, et d'une manière plus ou moins directe, aboutissent à une proposition de banqueroute.<br />
<br />
Parmi ces résolutions, celles de l'association agricole du comté de Worcester, présidée par sir Thomas Winnington, méritent une attention sérieuse.<br />
<br />
Il a été résolu unanimement dans cette assemblée :<br />
<br />
1º Que la détresse de l'agriculture et la souffrance des intérêts agricoles ont été pleinement prouvés ;<br />
2º Que le comité de la Chambre des communes s'oppose à tout remède efficace, en posant pour principe que la cause de cette détresse a été l'élévation des prix occasionnée par le coup force du papier-monnaie, et en supposant qu'aujourd'hui ces prix redescendront naturellement au niveau que ce concours du papier-monnaie avait dérangé ;<br />
3º Que l'opinion de l'association est que les prix de tous les objets, production, travail et rentes, ont doublé depuis l'existence du papier-monnaie ; que l'accroissement des taxes est fondé sur ces prix doubles, et que la masse de la dette nationale et des dettes et obligations particulières a été contractée d'après le doublement de ces prix ;<br />
4º Que l'association ne saurait comprendre comment il serait compatible avec la bonne foi que les prix de la production et du travail, c'est-à-dire les revenus du propriétaire foncier et du cultivateur, fussent réduits au taux antérieur à l'introduction du papier-monnaie forcé, tandis que les intérêts de la dette et le salaire des places et des sinécures, c'est-à-dire les revenus du créancier de l'état et des salariés du gouvernement, seraient exempts de cette réduction.<br />
<br />
Si l'on traduit ces résolutions en style vulgaire, on trouvera qu'elles signifient que le rétablissement des paiements en numéraire faisant baisser le prix des denrées, et par conséquent le revenu de ceux qui les produisent et les vendent, il faut, en bonne justice, faire baisser, suivant une égale proportion, l'intérêt des fonds publics et les salaires des fonctionnaires.<br />
<br />
Quant à la réduction des salaires, c'est une mesure évidemment juste. Personne n'étant forcé d'accepter des fonctions salariées, nul n'a droit de se plaindre de la modicité de leur rétribution, puisque chacun est libre de les refuser.<br />
<br />
Mais la réduction de la dette ou des intérêts de cette dette est une question d'un tout autre genre. Ce n'est point à démontrer l'iniquité d'une telle violation de la foi jurée que je m'arrêterai ; je n'insisterai pas même sur ce qu'elle aurait d'impolitique. Tout homme qui n'est pas étranger aux premières notions du crédit public sait qu'il y a des atteintes dont il ne saurait se relever ; ou du moins il ne s'en relève que lorsqu'un bouleversement complet ayant frappé de mort le gouvernement coupable de ces atteintes, un gouvernement nouveau se présente et semble offrir plus de garanties. Ainsi, après la chute du directoire, qui avait fait la banqueroute en 1797, le crédit de la France a pu renaître sous Bonaparte, qui avait renversé le directoire, parce qu'il n'était pas responsable des infidélités directoriales, et qu'on pouvait lui attribuer l'intention de réparer les fautes d'un gouvernement dont il était à la fois l'héritier et le vainqueur. Mais le gouvernement anglais, manquant à ses engagements, ne regagnerait jamais la confiance. Il faudrait d'autres hommes, d'autres choses, d'autres institutions, d'autres formes ; il faudrait, en un mot, une révolution. Si cette révolution ne s'opérait pas, que serait en Europe le gouvernement anglais privé de crédit ? Sa population ne lui permet point d'intervenir par lui-même dans les querelles continentales : il n'y figure que par ses alliés. Or il n'a d'alliés que ceux qu'il soudoie ; il ne les soudoie que par des emprunts. La source des emprunts tarie, que deviendrait-il ? L'Angleterre n'occuperait pas alors une place plus importante que la Sardaigne dans la politique européenne.<br />
<br />
Je ne dis rien du bouleversement intérieur qu'entraînerait la réduction de la dette. Un mot échappé aux auteurs des résolutions que je viens de transcrire l'indique suffisamment. Les dettes et obligations particulières, disent-ils, ont, aussi bien que la dette nationale, été contractées d'après le doublement du prix des denrées et du travail. Ils n'ajoutent point, il est vrai, que les dettes particulières devraient être réduites comme de la dette publique ; mais la conséquence découle de leurs principes. L'injustice a sa logique, aussi péremptoire que la logique de la loyauté ; et ceux qui veulent aujourd'hui dépouiller les créanciers de l'Etat pour diminuer les taxes qui servent à les payer, appliqueront d'autant plus volontiers la règle qu'ils invoquent à leurs propres créanciers, qu'ils seront fondés dans l'application.<br />
<br />
Sans doute, entre les résolutions de quelques associations de province et les déterminations du parlement, dominé par des ministres qui connaissent assez bien leur position, l'intervalle est considérable : toutefois remarquez le progrès des idées depuis quatre ans.<br />
<br />
En 1817, une pétition reposant sur la doctrine adoptée maintenant par l'association agricole de Worcester, fut signée en plein air par quatre mille individus de classes très inférieures : personne n'y fit la moindre attention. En 1818, une autre pétition dans le même sens fut adressée à la chambre des communes : on en écarta la lecture, en disant qu'elle était beaucoup trop longue. En 1819, un ministre traita toute demande de réduction de la dette de projet coupable et de crime de haute trahison. En 1820, on mit en accusation des réformateurs, pour avoir dit que les créanciers de l'Etat étaient des créatures rapaces (''rapacious creatures'') : voilà pour la résistance. Voici pour les progrès : dans la dernière session, M. Littleton, grand propriétaire, a dit que ces mêmes créanciers de l'Etat étaient des monstres dévorants (''monsters of consumption'') ; et pour cette expression, plus forte que celle des créatures rapaces, il n'a pas même été rappelé à l'ordre. Enfin, en 1821, voilà que le même langage est tenu, non par des réformateurs ou par un homme isolé imbu de leurs doctrines, mais par des possesseurs de vastes propriétés territoriales, par des hommes en grand nombre et faisant partie des classes les plus élevées.<br />
<br />
Que si maintenant on me demande ce qu'il y aurait à faire pour ne pas se briser contre l'écueil vers lequel on est poussé par une force presque irrésistible, je répondrai que j'aperçois les causes, que je prévois les effets, mais que, lorsque les remèdes sont de nature à blesser tous les intérêts actifs, et à rencontrer des obstacles dans toutes les forces organisées, il y aurait une présomption inexcusable à les indiquer. Je dirai cependant que l'Angleterre étant ébranlée jusque dans ses bases, changer ses bases par de violentes et subites innovations serait hasardeux. Qu'elle emploie les débris de ses ressources artificielles, pendant qu'elles lui restent encore, à gagner du temps, et qu'elle se crée, durant ce temps, des ressources moins factices : qu'elle soulage le pauvre en abolissant ses lois prohibitives ; l'industrie libre lui vaudra mieux que des taxes qui perpétuent sa misère, en la secourant au jour le jour : qu'elle permette à l'aisance de naître d'elle-même, en n'interdisant plus la division des propriétés : qu'elle renonce à sa concentration aristocratique des richesses comme du pouvoir. Peut-être de la sorte, avant le terme inévitable de sa vie artificielle, parviendra-t-elle à se procurer les germes d'une vie politique plus en harmonie avec la tendance impérieuse et invincible des sociétés européennes. Je dis peut-être ; car je ne sais s'il n'est pas trop tard.<br />
<br />
==Notes==<br />
<br />
[1] J'ai développé ces idées dans mon ouvrage sur l'esprit de conquête ; je ne fais ici que les rappeler.<br />
<br />
[2] De l'esprit de conquête, chap. I.<br />
<br />
[3] Je dois prévenir le lecteur que m'étant proposé il y a quelque temps de publier, en une série d'articles, dans un ouvrage périodique, un essai sur les limites que la loi ne doit pas franchir, j'avais commencé par établir quelques-unes des idées que je développe ici. Il m'eût été impossible de me passer de ces idées qui sont la base de toute ma doctrine ; et j'ai cru pouvoir d'autant mieux les reproduire, que j'ai renoncé de très bonne heure au mode de publication que j'avais adopté avant d'entreprendre ce commentaire, de sorte que les morceaux déjà imprimés sont en très petit nombre, et que leur rédaction a été considérablement modifiée.<br />
<br />
[4] Des constitutions et des garanties, 1814.<br />
<br />
[5] Je prie le lecteur de remarquer que je ne blâme point le fond de l'idée de Filangieri, dans ce qui a rapport à la proportion qui doit exister entre les lois d'un peuple et l'état de l'opinion, des lumières et de la civilisation chez ce peuple. Cette proportion est certainement indispensable : mais Filangieri dans ses métaphores paraît toujours attribuer au législateur le don de juger et de déterminer cette proportion. C'est là que l'erreur réside : c'est contre l'hypothèse d'une classe douée miraculeusement d'une sagacité surnaturelle, hors de proportion elle-même avec les nations contemporaines, que je m'élève de toutes mes forces. Cette hypothèse sert d'apologie à toutes les oppressions ; elle justifie tantôt le refus des améliorations les plus opportunes, tantôt la tentative d'améliorations ou d'innovations prématurées qui ne sont que des fléaux. C'est sous ce prétexte qu'aujourd'hui les chefs des nations s'opposent à la restitution des droits qu'elles réclament et à la destruction des abus dont elles s'indignent : et il y a cent ans que dans un sens contraire, sous ce même prétexte, Pierre Ier tourmentait les Russes ; il y en a cinquante que le marquis de Pombal courbait les Portugais sous un joug de fer ; il y en a quarante que Joseph II mécontentait la Bohême, la Belgique, l'Autriche et la Hongrie. Nul doute que la proportion entre les lois et les idées populaires ne soit nécessaire ; mais pour établir cette proportion, c'est à la liberté qu'il faut recourir, et la plupart du temps ce ne sont pas des lois qu'il faut faire, ce sont des lois qu'il faut abroger.<br />
<br />
[6] Cours de politique constitutionnelle, t. I, part. I, p. 173-176.<br />
<br />
[7] Condorcet, Premier Mémoires sur l'éducation (1792)<br />
<br />
[8] Idées sur la souveraineté, l'autorité et les droits individuels, chap. II et III<br />
<br />
[9] «Que de fausses idées ne voit-on pas s'élever sur le mode d'élection», dit un écrivain très ennemi des gouvernements populaires et fort désireux de renfermer toutes les éligibilités dans les classes aristocratiques. «La capacité d'élire n'est pas plus un droit que la capacité qui rend habile à occuper des places ; c'est une commission déférée par la loi pour le bien de tous : pour faire de bonnes lois, il faut de bons législateurs, et les qualités d'un législateur étant rares, il faut les trouver là où elles se trouvent.» Ce raisonnement ne s'appliquerait-il pas tout aussi bien à la monarchie, et ne tendrait-il pas à prouver qu'elle doit être élective?<br />
<br />
[10] Galiani, Commerce des grains, p. 250.<br />
<br />
[11] Idées sur la souveraineté, l'autorité et les droits individuels.<br />
<br />
[12] Idem.<br />
<br />
[13] Cours de politique constitutionnelle.<br />
<br />
[14] De l'esprit de conquête, 1814.<br />
<br />
[15] J'ai développé cette idée, il y a quelques mois, dans un article de la Minerve, intitulé: «Des complots des contre-révolutionnaires de France contre la vie et la sûreté du roi d'Espagne.»<br />
<br />
[16] Lettres de madame de Maintenon.<br />
<br />
[17] «Il faut avoir été en apprentissage pour faire des chariots et non pour faire des carrosses. » Blackstone.<br />
<br />
[18] Ceci s'applique surtout à ce que j'ai dit de la pairie dans mon ouvrage sur les constitutions et les garanties.<br />
<br />
[19] La vérité de ce tableau de l'Angleterre jusque vers la fin du siècle dernier a été contestée par quelques écrivains anglais, qui m'ont reproché d'avoir prêté aux temps actuel des coutumes et des institutions féodales qui n'existent plus depuis Henri VII. Assurément je ne méconnais point la distance qui sépare l'Angleterre constitutionnelle de l'Angleterre soumise à la féodalité. Mais lorsque les institutions se détruisent graduellement, les relations et les usages survivent. Les fermiers des grands propriétaires anglais n'étaient certainement pas attachés à la glèbe, il y a trente ans : mais les baux et les familles qui en jouissaient demeuraient les mêmes ; et cette stabilité formait entre ces familles et celles des propriétaires un lien de clientèle et de patronage. Dès que les propriétaires ont vu dans la hausse des baux une spéculation, ce lien s'est trouvé rompu. Il n'y a plus eu de patrons et de clients, mais des hommes agissant également suivant leur intérêt, et dépourvus d'affections aussi bien qu'exempts de devoirs les uns envers les autres.<br />
<br />
</div><br />
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<hr />
<div>{{titre|La Ferme des animaux|[[George Orwell]]|1945}}<br />
[https://www.wikiberal.org/wiki/La_Ferme_des_animaux Analyse de la Ferme des Animaux sur WIkiberal]<br />
<div class="text"><br />
== I ==<br />
<br />
Le propriétaire de la Ferme du Manoir, Mr. Jones, avait poussé le verrou des poulaillers, mais il était bien trop saoul pour s’être rappelé d’abattre les trappes. S’éclairant de gauche et de droite avec sa lanterne, c’est en titubant qu’il traversa la cour. Il entreprit de se déchausser, donnant du pied contre la porte de la cuisine, tira au tonneau un dernier verre de bière et se hissa dans le lit où était Mrs Jones déjà en train de ronfler.<br />
<br />
Dès que fut éteinte la lumière de la chambre, ce fut à travers les bâtiments de la ferme un bruissement d’ailes et bientôt tout un remue-ménage. Dans la journée, la rumeur s’était répandue que Sage l’Ancien avait été visité, au cours de la nuit précédente, par un rêve étrange dont il désirait entretenir les autres animaux. Sage l’Ancien était un cochon qui, en son jeune temps, avait été proclamé lauréat de sa catégorie – il avait concouru sous le nom de Beauté de Willingdon, mais pour tout le monde il était Sage l’Ancien. Il avait été convenu que tous les animaux se retrouveraient dans la grange dès que Mr. Jones se serait éclipsé. Et Sage l’Ancien était si profondément vénéré que chacun était prêt à prendre sur son sommeil pour savoir ce qu’il avait à dire.<br />
<br />
Lui-même avait déjà pris place à l’une des extrémités de la grange, sur une sorte d’estrade (cette estrade était son lit de paille éclairé par une lanterne suspendue à une poutre). Il avait douze ans, et avec l’âge avait pris de l’embonpoint, mais il en imposait encore, et on lui trouvait un air raisonnable, bienveillant même, malgré ses canines intactes. Bientôt les autres animaux se présentèrent, et ils se mirent à l’aise, chacun suivant les lois de son espèce. Ce furent : d’abord le chien Filou et les deux chiennes qui se nommaient Fleur et Constance, et ensuite les cochons qui se vautrèrent sur la paille, face à l’estrade. Les poules allèrent se percher sur des appuis de fenêtres et les pigeons sur les chevrons du toit. Vaches et moutons se placèrent derrière les cochons, et là se prirent à ruminer. Puis deux chevaux de trait, Malabar et Douce, firent leur entrée. Ils avancèrent à petits pas précautionneux, posant avec délicatesse leurs nobles sabots sur la paille, de peur qu’une petite bête ou l’autre s’y fût tapie. Douce était une superbe matrone entre deux âges qui, depuis la naissance de son quatrième poulain, n’avait plus retrouvé la silhouette de son jeune temps. Quant à Malabar : une énorme bête, forte comme n’importe quels deux chevaux. Une longue raie blanche lui tombait jusqu’aux naseaux, ce qui lui donnait un air un peu bêta ; et, de fait, Malabar n’était pas génial. Néanmoins, chacun le respectait parce qu’on pouvait compter sur lui et qu’il abattait une besogne fantastique. Vinrent encore Edmée, la chèvre blanche, et Benjamin, l’âne. Benjamin était le plus vieil animal de la ferme et le plus acariâtre. Peu expansif, quand il s’exprimait c’était en général par boutades cyniques. Il déclarait, par exemple, que Dieu lui avait bien donné une queue pour chasser les mouches, mais qu’il aurait beaucoup préféré n’avoir ni queue ni mouches. De tous les animaux de la ferme, il était le seul à ne jamais rire. Quand on lui demandait pourquoi, il disait qu’il n’y a pas de quoi rire. Pourtant, sans vouloir en convenir, il était l’ami dévoué de Malabar. Ces deux-là passaient d’habitude le dimanche ensemble, dans le petit enclos derrière le verger, et sans un mot broutaient de compagnie.<br />
<br />
A peine les deux chevaux s’étaient-ils étendus sur la paille qu’une couvée de canetons, ayant perdu leur mère, firent irruption dans la grange, et tous ils piaillaient de leur petite voix et s’égaillaient çà et là, en quête du bon endroit où personne ne leur marcherait dessus. Douce leur fit un rempart de sa grande jambe, ils s’y blottirent et s’endormirent bientôt. À la dernière minute, une autre jument, répondant au nom de Lubie (la jolie follette blanche que Mr. Jones attelle à son cabriolet) se glissa à l’intérieur de la grange en mâchonnant un sucre. Elle se plaça sur le devant et fit des mines avec sa crinière blanche, enrubannée de rouge. Enfin ce fut la chatte. À sa façon habituelle, elle jeta sur l’assemblée un regard circulaire, guignant la bonne place chaude. Pour finir, elle se coula entre Douce et Malabar. Sur quoi elle ronronna de contentement, et du discours de Sage l’Ancien n’entendit pas un traître mot.<br />
<br />
Tous les animaux étaient maintenant au rendez-vous – sauf Moïse, un corbeau apprivoisé qui sommeillait sur un perchoir, près de la porte de derrière – et les voyant à l’aise et bien attentifs, Sage l’Ancien se racla la gorge puis commença en ces termes :<br />
<br />
« Camarades, vous avez déjà entendu parler du rêve étrange qui m’est venu la nuit dernière. Mais j’y reviendrai tout à l’heure J’ai d’abord quelque chose d’autre à vous dire. Je ne compte pas, camarades, passer encore de longs mois parmi vous Mais avant de mourir, je voudrais m’acquitter d’un devoir, car je désire vous faire profiter de la sagesse qu’il m’a été donné d’acquérir. Au cours de ma longue existence, j’ai eu, dans le calme de la porcherie, tout loisir de méditer. Je crois être en mesure de l’affirmer : j’ai, sur la nature de la vie en ce monde, autant de lumières que tout autre animal. C’est de quoi je désire vous parler.<br />
<br />
« Quelle est donc, camarades, la nature de notre existence ? Regardons les choses en face nous avons une vie de labeur, une vie de misère, une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est tout juste donné de quoi survivre, et ceux d’entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme. Et dans l’instant que nous cessons d’être utiles, voici qu’on nous égorge avec une cruauté inqualifiable. Passée notre première année sur cette terre, il n’y a pas un seul animal qui entrevoie ce que signifient des mots comme loisir ou bonheur. Et quand le malheur l’accable, ou la servitude, pas un animal qui soit libre. Telle est la simple vérité.<br />
<br />
« Et doit-il en être tout uniment ainsi par un décret de la nature ? Notre pays est-il donc si pauvre qu’il ne puisse procurer à ceux qui l’habitent une vie digne et décente ? Non, camarades, mille fois non ! Fertile est le sol de l’Angleterre et propice son climat. Il est possible de nourrir dans l’abondance un nombre d’animaux bien plus considérable que ceux qui vivent ici. Cette ferme à elle seule pourra pourvoir aux besoins d’une douzaine de chevaux, d’une vingtaine de vaches, de centaine de moutons – tous vivant dans l’aisance une vie honorable. Le hic, c’est que nous avons le plus grand mal à imaginer chose pareille. Mais, puisque telle est la triste réalité, pourquoi en sommes-nous toujours à végéter dans un état pitoyable ? Parce que tout le produit de notre travail, ou presque, est volé par les humains ; Camarades, là se trouve la réponse à nos problèmes. Tout tient en un mot : l’Homme Car l’Homme est notre seul véritable ennemi Qu’on le supprime, et voici extirpée la racine du mal. Plus à trimer sans relâche ! Plus de meurt-la-faim !<br />
<br />
« L’Homme est la seule créature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, il ne pond pas d’œufs, il est trop débile pour pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les animaux. Il distribue les tâches : entre eux, mais ne leur donne en retour que la maigre pitance qui les maintient en vie. Puis il garde pour lui le surplus. Qui laboure le sol : Nous ! Qui le féconde ? Notre fumier ! Et pourtant pas un parmi nous qui n’ait que sa peau pour tout bien. Vous, les vaches là devant moi, combien de centaines d’hectolitres de lait n’avez-vous pas produit l’année dernière ? Et qu’est-il advenu de ce lait qui vous aurait permis d’élever vos petits, de leur donner force et vigueur ? De chaque goutte l’ennemi s’est délecté et rassasié. Et vous les poules, combien d’œufs n’avez-vous pas pondus cette année-ci ? Et combien de ces œufs avez-vous couvés ? Tous les autres ont été vendus au marché, pour enrichir Jones et ses gens ! Et toi, Douce, où sont les quatre poulains que tu as portés, qui auraient été la consolation de tes vieux jours ? Chacun d’eux fut vendu à l’âge d’un an, et plus jamais tu ne les reverras ! En échange de tes quatre maternités et du travail aux champs, que t’a-t-on donné ? De strictes rations de foin plus un box dans l’étable !<br />
<br />
« Et même nos vies misérables s’éteignent avant le terme. Quant à moi, je n’ai pas de hargne, étant de ceux qui ont eu de la chance. Me voici dans ma treizième année, j’ai eu plus de quatre cents enfants. Telle est la vie normale chez les cochons, mais à la fin aucun animal n’échappe au couteau infâme. Vous autres, jeunes porcelets assis là et qui m’écoutez, dans les douze mois chacun de vous, sur le point d’être exécuté, hurlera d’atroce souffrance. Et à cette horreur et à cette fin, nous sommes tous astreints – vaches et cochons, moutons et poules, et personne n’est exempté. Les chevaux eux-mêmes et les chiens n’ont pas un sort plus enviable Toi, Malabar, le jour où tes muscles fameux n’auront plus leur force ni leur emploi, Jones te vendra à l’équarrisseur, et l’équarrisseur te tranchera la gorge ; il fera bouillir tes restes à petit feu, et il en nourrira la meute de ses chiens. Quant aux chiens eux-mêmes, une fois édentés et hors d’âge, Jones leur passe une grosse pierre au cou et les noie dans l’étang le plus proche<br />
<br />
« Camarades, est-ce que ce n’est pas clair comme de l’eau de roche ? Tous les maux de notre vie sont dus à l’Homme, notre tyran. Débarrassons-nous de l’Homme, et nôtre sera le produit de notre travail. C’est presque du jour au lendemain que nous pourrions devenir libres et riches. À cette fin, que faut-il ? Eh bien, travailler de jour et de nuit, corps et âme, à renverser la race des hommes. C’est là mon message, camarades. Soulevons-nous ! Quand aura lieu le soulèvement, cela je l’ignore : dans une semaine peut-être ou dans un siècle. Mais, aussi vrai que sous moi je sens de la paille, tôt ou tard justice sera faite. Ne perdez pas de vue l’objectif, camarades, dans le temps compté qui vous reste à vivre. Mais avant tout, faites part de mes convictions à ceux qui viendront après vous, afin que les générations à venir mènent la lutte jusqu’à la victoire finale.<br />
<br />
« Et souvenez-vous-en, camarades : votre résolution ne doit jamais se relâcher. Nul argument ne vous fera prendre des vessies pour des lanternes. Ne prêtez pas l’oreille à ceux selon qui l’Homme et les animaux ont des intérêts communs, à croire vraiment que de la prospérité de l’un dépend celle des autres ? Ce ne sont que des mensonges. L’Homme ne connaît pas d’autres intérêts que les siens. Que donc prévalent, entre les animaux, au fil de la lutte, l’unité parfaite et la camaraderie sans faille. Tous les hommes sont des ennemis. Les animaux entre eux sont tous camarades. »<br />
<br />
A ce moment-là, ce fut un vacarme terrifiant. Alors que Sage l’Ancien terminait sa péroraison révolutionnaire, on vit quatre rats imposants, à l’improviste surgis de leurs trous et se tenant assis, à l’écoute. Les chiens les ayant aperçus, ces rats ne durent le salut qu’à une prompte retraite vers leur tanière. Alors Sage l’Ancien leva une patte auguste pour réclamer le silence.<br />
<br />
« Camarades, dit-il, il y a une question à trancher. Devons-nous regarder les créatures sauvages, telles que rats et lièvres, comme des alliées ou comme des ennemies ? Je vous propose d’en décider. Que les présents se prononcent sur la motion suivante – Les rats sont-ils nos camarades ? »<br />
<br />
Derechef on vota, et à une écrasante majorité il fut décidé que les rats seraient regardés en camarades. Quatre voix seulement furent d’un avis contraire : les trois chiens et la chatte (on le découvrit plus tard, celle-ci avait voté pour et contre). Sage l’Ancien reprit :<br />
<br />
« J’ai peu à ajouter. Je m’en tiendrai à redire que vous avez à montrer en toutes circonstances votre hostilité envers l’Homme et ses façons de faire. Tout Deuxpattes est un ennemi, tout Quatrepattes ou tout volatile est un ami. Ne perdez pas de vue non plus que la lutte elle-même ne doit pas nous changer à la ressemblance de l’ennemi. Même après l’avoir vaincu, gardons-nous de ses vices. Jamais animal n’habitera une maison, ne dormira dans un lit, ne portera de vêtements, ne touchera à l’alcool ou au tabac, ni à l’argent, ni ne fera négoce. Toutes les mœurs de l’Homme sont de mauvaises mœurs. Mais surtout, jamais un animal n’en tyrannisera un autre. Quand tous sont frères, peu importe le fort ou le faible, l’esprit profond ou simplet. Nul animal jamais ne tuera un autre animal. Tous les animaux sont égaux.<br />
<br />
« Maintenant, camarades, je vais vous dire mon rêve de la nuit dernière. Je ne m’attarderai pas à le décrire vraiment. La terre m’est apparue telle qu’une fois délivrée de l’Homme, et cela m’a fait me ressouvenir d’une chose enfouie au fin fond de la mémoire. Il y a belle lurette, j’étais encore cochon de lait, ma mère et les autres truies chantaient souvent une chanson dont elles ne savaient que l’air et les trois premiers mots. Or, dans mon rêve de la nuit dernière, cette chanson m’est revenue avec toutes les paroles – des paroles, j’en suis sûr, que jadis ont dû chanter les animaux, avant qu’elles se perdent dans la nuit des temps. Mais maintenant, camarades, je vais la chanter pour vous. Je suis d’un âge avancé, certes, et ma voix est rauque, mais quand vous aurez saisi l’air, vous vous y retrouverez mieux que moi. Le titre, c’est Bêtes d’Angleterre. »<br />
<br />
Sage l’Ancien se racla la gorge et se mit à chanter. Sa voix était rauque, ainsi qu’il avait dit, mais il se tira bien d’affaire. L’air tenait d’Amour toujours et de La Cucaracha, et on en peut dire qu’il était plein de feu et d’entrain. Voici les paroles de la chanson :<br />
<br />
<center>''Bêtes d’Angleterre et d’Irlande,''</center><br />
<br />
<center>''Animaux de tous les pays,''</center><br />
<br />
<center>''Prêtez l’oreille à l’espérance''</center><br />
<br />
<center>''Un âge d’or vous est promis.''</center><br />
<br />
<br />
<center>''L’homme tyran exproprié,''</center><br />
<br />
<center>''Nos champs connaîtront l’abondance,''</center><br />
<br />
<center>''De nous seuls ils seront foulés,''</center><br />
<br />
<center>''Le jour vient de la délivrance.''</center><br />
<br />
<br />
<center>''Plus d’anneaux qui pendent au nez,''</center><br />
<br />
<center>''Plus de harnais sur nos échines,''</center><br />
<br />
<center>''Les fouets cruels sont retombés''</center><br />
<br />
<center>''Éperons et morts sont en ruine.''</center><br />
<br />
<br />
<center>''Des fortunes mieux qu’en nos rêves,''</center><br />
<br />
<center>''D’orge et de blé, de foin, oui da,''</center><br />
<br />
<center>''De trèfle, de pois et de raves''</center><br />
<br />
<center>''Seront à vous de ce jour-là.''</center><br />
<br />
<br />
<center>''O comme brillent tous nos champs,''</center><br />
<br />
<center>''Comme est plus pure l’eau d’ici,''</center><br />
<br />
<center>''Plus doux aussi souffle le vent''</center><br />
<br />
<center>''Du jour que l’on est affranchi.''</center><br />
<br />
<br />
<center>''Vaches, chevaux, oies et dindons,''</center><br />
<br />
<center>''Bien que l’on meure avant le temps,''</center><br />
<br />
<center>''Ce jour-là préparez-le donc,''</center><br />
<br />
<center>''Tout être libre absolument.''</center><br />
<br />
<br />
<center>''Bêtes d’Angleterre et d’Irlande,''</center><br />
<br />
<center>''Animaux de tous les pays,''</center><br />
<br />
<center>''Prêtez l’oreille à l’espérance''</center><br />
<br />
<center>''Un âge d’or vous est promis.''</center><br />
<br />
D’avoir chanté un chant pareil suscita chez les animaux l’émotion, la fièvre et la frénésie. Sage l’Ancien n’avait pas entonné le dernier couplet que tous s’étaient mis à l’unisson Même les plus bouchés des animaux avaient attrapé l’air et jusqu’à des bribes de paroles. Les plus délurés, tels que cochons et chiens, apprirent le tout par cœur en quelques minutes. Et, après quelques répétitions improvisées, la ferme entière retentit d’accents martiaux, qui étaient beuglements des vaches, aboiements des chiens, bêlements des moutons, hennissements des chevaux, couac-couac des canards. Bêtes d’Angleterre, animaux de tous les pays : c’est ce qu’ils chantaient en chœur à leurs différentes façons, et d’un tel enthousiasme qu’ils s’y reprirent cinq fois de suite et d’un bout à l’autre. Si rien n’était venu arrêter leur élan, ils se seraient exercés toute la nuit.<br />
<br />
Malheureusement, Mr. Jones, réveillé par le tapage, sauta en bas du lit, persuadé qu’un renard avait fait irruption dans la cour. Il se saisit de la carabine, qu’il gardait toujours dans un coin de la chambre à coucher, et dans les ténèbres déchargea une solide volée de plomb. Celle-ci se longea dans le mur de la grange, de sorte que la réunion des animaux prit fin dans la confusion. Chacun regagna son habitat en grande hâte : les Quatrepattes leurs lits de paille, les volatiles leurs perchoirs. L’instant d’après, toutes les créatures de la ferme sombraient dans le sommeil.<br />
<br />
== II ==<br />
<br />
Trois nuits plus tard, Sage l’Ancien s’éteignait paisiblement dans son sommeil Son corps fut enterré en bas du verger.<br />
<br />
On était au début mars. Pendant les trois mois qui suivirent, ce fut une intense activité clandestine. Le discours de Sage l’Ancien avait éveillé chez les esprits les plus ouverts des perspectives d’une nouveauté bouleversante. Les animaux ne savaient pas quand aurait lieu le soulèvement annoncé par le prophète, et n’avaient pas lieu de croire que ce serait de leur vivant, mais ils voyaient bien leur devoir d’en jeter les bases. La double tâche d’instruire et d’organiser échut bien normalement aux cochons, qu’en général on regardait comme l’espèce la plus intelligente. Et, entre les cochons, les plus éminents étaient Boule de Neige et Napoléon, deux jeunes verrats que Mr. Jones élevait pour en tirer bon prix. Napoléon était un grand et imposant Berkshire, le seul de la ferme. Avare de paroles, il avait la réputation de savoir ce qu’il voulait. Boule de Neige, plus vif, d’esprit plus délié et plus inventif, passait pour avoir moins de caractère. Tous les autres cochons de la ferme étaient à l’engrais. Le plus connu d’entre eux, Brille-Babil, un goret bien en chair et de petite taille, forçait l’attention par sa voix perçante et son œil malin. On remarquait aussi ses joues rebondies et la grande vivacité de ses mouvements. Brille-Babil, enfin, était un causeur éblouissant qui, dans les débats épineux, sautillait sur place et battait l’air de la queue. Cet art exerçait son plein effet au cours de discussion. On s’accordait à dire que Brille-Babil pourrait bien vous faire prendre des vessies pour des lanternes.<br />
<br />
A partir des enseignements de Sage l’Ancien, tous trois – Napoléon, Boule de Neige et Brille-Babil – avaient élaboré un système philosophique sans faille qu’ils appelaient l’Animalisme. Plusieurs nuits chaque semaine, une fois Mr. Jones endormi, ils tenaient des réunions secrètes dans la grange afin d’exposer aux autres les principes de l’Animalisme. Dans les débuts, ils se heurtèrent à une apathie et à une bêtise des plus crasses Certains animaux invoquaient le devoir d’être fidèle à Mr. Jones, qu’ils disaient être leur maître, ou bien ils faisaient des remarques simplistes, disant, par exemple : « C’est Mr. Jones qui nous nourrit, sans lui nous dépéririons », ou bien : « Pourquoi s’en faire pour ce qui arrivera quand nous n’y serons plus ? », ou bien encore : « Si le soulèvement doit se produire de toute façon, qu’on s’en mêle ou pas c’est tout un » -, de sorte que les cochons avaient le plus grand mal à leur montrer que ces façons de voir étaient contraires à l’esprit de l’Animalisme. Les questions les plus stupides étaient encore celles de Lubie, la jument blanche. Elle commença par demander à Boule de Neige :<br />
<br />
« Après le soulèvement, est-ce qu’il y aura toujours du sucre ?<br />
<br />
– Non, lui répondit Boule de Neige, d’un ton sans réplique. Dans cette ferme, nous n’avons pas les moyens de fabriquer du sucre. De toute façon, le sucre est du superflu. Tu auras tout le foin et toute l’avoine que tu voudras.<br />
<br />
– Et est-ce que j’aurai la permission de porter des rubans dans ma crinière ?<br />
<br />
– Camarade, repartit Boule de Neige, ces rubans qui te tiennent tant à cœur sont l’emblème de ton esclavage. Tu ne peux pas te mettre en tête que la liberté a plus de prix que ces colifichets ? »<br />
<br />
Lubie acquiesça sans paraître bien convaincue.<br />
<br />
Les cochons eurent encore plus de mal à réfuter les mensonges colportés par Moïse, le corbeau apprivoisé, qui était le chouchou de Mr. Jones. Moïse, un rapporteur, et même un véritable espion, avait la langue bien pendue. À l’en croire, il existait un pays mystérieux, dit Montagne de Sucrecandi, où tous les animaux vivaient après la mort. D’après Moïse, la Montagne de Sucrecandi se trouvait au ciel, un peu au-delà des nuages. C’était tous les jours dimanche, dans ce séjour. Le trèfle y poussait à longueur d’année, le sucre en morceaux abondait aux haies des champs. Les animaux haïssaient Moïse à cause de ses sornettes et parce qu’il n’avait pas à trimer comme eux, mais malgré tout certains se prirent à croire à l’existence de cette Montagne de Sucrecandi et les cochons eurent beaucoup de mal à les en dissuader.<br />
<br />
Ceux-ci avaient pour plus fidèles disciples les deux chevaux de trait, Malabar et Douce. Tous deux éprouvaient grande difficulté à se faire une opinion par eux-mêmes, mais, une fois les cochons devenus leurs maîtres à penser, ils assimilèrent tout l’enseignement, et le transmirent aux autres animaux avec des arguments d’une honnête simplicité. Ils ne manquaient pas une seule des réunions clandestines de la grange, et là entraînaient les autres à chanter Bêtes d’Angleterre. Sur cet hymne les réunions prenaient toujours fin.<br />
<br />
Or il advint que le soulèvement s’accomplit bien plus tôt et bien plus facilement que personne ne s’y attendait. Au long des années, Mr. Jones, quoique dur avec les animaux, s’était montré à la hauteur de sa tâche, mais depuis quelque temps il était entré dans une période funeste. Il avait perdu cœur à l’ouvrage après un procès où il avait laissé des plumes, et s’était mis à boire plus que de raison. Il passait des journées entières dans le fauteuil de la cuisine à lire le journal, un verre de bière à portée de la main dans lequel de temps à autre il trempait pour Moïse des miettes de pain d’oiseau. Ses ouvriers agricoles étaient des filous et des fainéants, les champs étaient envahis par les mauvaises herbes, les haies restaient à l’abandon, les toits des bâtiments menaçaient ruine, les animaux eux-mêmes n’avaient plus leur suffisance de nourriture.<br />
<br />
Vint le mois de juin, et bientôt la fenaison. La veille de la Saint-Jean, qui tombait un samedi, Mr. Jones se rendit à Willingdon. Là, il se saoula si bien à la taverne du Lion-Rouge qu’il ne rentra chez lui que le lendemain dimanche, en fin de matinée. Ses ouvriers avaient trait les vaches de bonne heure, puis s’en étaient allés tirer les lapins, sans souci de donner aux animaux leur nourriture. À son retour, Mr. Jones s’affala sur le canapé de la salle à manger et s’endormit, un hebdomadaire à sensation sur le visage, et quand vint le soir les bêtes n’avaient toujours rien eu à manger. À la fin, elles ne purent y tenir plus longtemps. Alors l’une des vaches enfonça ses cornes dans la porte de la resserre et bientôt toutes tes bêtes se mirent à fourrager dans les huches et les boîtes à ordures. À ce moment. Jones se réveilla. L’instant d’après, il se précipita dans la remise avec ses quatre ouvriers, chacun le fouet à la main. Et tout de suite une volée de coups s’abattit de tous côtés. C’était plus que n’en pouvaient souffrir des affamés. D’un commun accord et sans s’être concertés, les meurt-la-faim se jetèrent sur leurs bourreaux. Et voici les cinq hommes en butte aux ruades et coups de corne, changés en souffre-douleur. Une situation inextricable. Car de leur vie leurs maîtres n’avaient vu les animaux se conduire pareillement. Ceux qui avaient coutume de les maltraiter, de les rosser à qui mieux mieux, voilà qu’ils avaient peur. Devant le soulèvement, les hommes perdirent la tête, et bientôt, renonçant au combat, prirent leurs jambes à leur cou. En pleine déroute, ils filèrent par le chemin de terre qui mène à la route, les animaux triomphants à leurs trousses.<br />
<br />
De la fenêtre de la chambre, Mrs. Jones, voyant ce qu’il en était, jeta précipitamment quelques affaires dans un sac et se faufila hors de la ferme, ni vu ni connu. Moïse bondit de son perchoir, battit des ailes et la suivit en croassant à plein gosier. Entre-temps, toujours pourchassant les cinq hommes, et les voyant fuir sur la route, les animaux avaient claqué derrière eux la clôture aux cinq barreaux. Ainsi, et presque avant qu’ils s’en soient rendu compte, le soulèvement s’était accompli : Jones expulsé, la Ferme du Manoir était à eux.<br />
<br />
Quelques minutes durant, ils eurent peine à croire à leur bonne fortune. Leur première réaction fut de se lancer au galop tout autour de la propriété, comme pour s’assurer qu’aucun humain ne s’y cachait plus. Ensuite, le cortège repartit grand train vers les dépendances de la ferme pour effacer les derniers vestiges d’un régime haï. Les animaux enfoncèrent la porte de la sellerie qui se trouvait à l’extrémité des écuries, puis précipitèrent dans le puits, mors, nasières et laisses, et ces couteaux meurtriers dont Jones et ses acolytes s’étaient servis pour châtrer cochons et agnelets. Rênes, licous, œillères, muselières humiliantes furent jetés au tas d’ordures qui brûlaient dans la cour. Ainsi des fouets, et, voyant les fouets flamber, les animaux, joyeusement, se prirent à gambader. Boule de Neige livra aussi aux flammes ces rubans dont on pare la crinière et la queue des chevaux, les jours de marché.<br />
<br />
« Les rubans, déclara-t-il, sont assimilés aux habits. Et ceux-ci montrent la marque de l’homme. Tous les animaux doivent aller nus. »<br />
<br />
Entendant ces paroles, Malabar s’en fut chercher le petit galurin de paille qu’il portait l’été pour se protéger des mouches, et le flanqua au feu, avec le reste.<br />
<br />
Bientôt les animaux eurent détruit tout ce qui pouvait leur rappeler Mr. Jones. Alors Napoléon les ramena à la resserre, et il distribua à chacun double picotin de blé, plus deux biscuits par chien. Et ensuite les animaux chantèrent Bêtes d’Angleterre, du commencement à la fin, sept fois de suite. Après quoi, s’étant bien installés pour la nuit, ils dormirent comme jamais encore.<br />
<br />
Mais ils se réveillèrent à l’aube, comme d’habitude. Et, se ressouvenant soudain de leur gloire nouvelle, c’est au galop que tous coururent aux pâturages. Puis ils filèrent vers le monticule d’où l’on a vue sur presque toute la ferme. Une fois au sommet, ils découvrirent leur domaine dans la claire lumière du matin. Oui, il était bien à eux désormais ; tout ce qu’ils avaient sous les yeux leur appartenait. À cette pensée, ils exultaient, ils bondissaient et caracolaient, ils se roulaient dans la rosée et broutaient l’herbe douce de l’été. Et, à coups de sabot, – ils arrachaient des mottes de terre, pour mieux renifler l’humus bien odorant. Puis ils firent l’inspection de la ferme, et, muets d’admiration, embrassèrent tout du regard les labours, les foins, le verger, l’étang, le boqueteau. C’était comme si, de tout le domaine, ils n’avaient rien vu encore, et même alors ils pouvaient à peine croire que tout cela était leur propriété.<br />
<br />
Alors ils regagnèrent en file indienne les bâtiments de la ferme, et devant le seuil de la maison firent halte en silence. Oh, certes, elle aussi leur appartenait, mais, intimidés, ils avaient peur d’y pénétrer. Un instant plus tard, cependant, Napoléon et Boule de Neige forcèrent la porte de l’épaule, et les animaux les suivirent, un par un, à pas précautionneux, par peur de déranger. Et maintenant ils vont de pièce en pièce sur la pointe des pieds, c’est à peine s’ils osent chuchoter, et ils sont pris de stupeur devant un luxe incroyable : lits matelassés de plume, miroirs, divan en crin de cheval, moquette de Bruxelles, estampe de la reine Victoria au-dessus de la cheminée.<br />
<br />
Quand ils redescendirent l’escalier. Lubie n’était plus là. Revenant sur leurs pas, les autres s’aperçurent qu’elle était restée dans la grande chambre à coucher. Elle s’était emparée d’un morceau de ruban bleu sur la coiffeuse de Mr. Jones et s’admirait dans la glace en le tenant contre son épaule, et tout le temps avec des poses ridicules. Les autres la rabrouèrent vertement et se retirèrent. Ils décrochèrent des jambons qui pendaient dans la cuisine afin de les enterrer, et d’un bon coup de sabot de Malabar creva le baril de bière de l’office. Autrement, tout fut laissé indemne. Une motion fut même votée à l’unanimité, selon laquelle l’habitation serait transformée en musée. Les animaux tombèrent d’accord que jamais aucun d’eux ne s’y installerait.<br />
<br />
Ils prirent le petit déjeuner, puis Boule de Neige et Napoléon les réunirent en séance plénière.<br />
<br />
« Camarades, dit Boule de Neige, il est six heures et demie, et nous avons une longue journée devant nous. Nous allons faire les foins sans plus attendre, mais il y a une question dont nous avons à décider tout d’abord. »<br />
<br />
Les cochons révélèrent qu’ils avaient appris à lire et à écrire, au cours des trois derniers mois, dans un vieil abécédaire des enfants Jones (ceux-ci l’avaient jeté sur un tas d’ordures, et c’est là que les cochons l’avaient récupéré). Ensuite, Napoléon demanda qu’on lui amène des pots de peinture blanche et noire, et il entraîna les animaux jusqu’à la clôture aux cinq barreaux. Là, Boule de Neige (car c’était lui le plus doué pour écrire) fixa un pinceau à sa patte et passa sur le barreau supérieur une couche de peinture qui recouvrit les mots ''Ferme du Manoir''. Puis à la place il calligraphia ''Ferme des Animaux''. Car dorénavant tel serait le nom de l’exploitation agricole. Cette opération terminée, tout le monde regagna les dépendances. Napoléon et Boule de Neige firent alors venir une échelle qu’on dressa contre le mur de la grange. Ils expliquèrent qu’au terme de leurs trois mois d’études les cochons étaient parvenus à réduire les principes ; de l’Animalisme à Sept Commandements. Le moment était venu d’inscrire les Sept Commandements sur le mur. Ils constitueraient la loi imprescriptible de la vie de tous sur le territoire de la Ferme des Animaux.. Non sans quelque mal (vu que, pour un cochon, se tenir en équilibre sur une échelle n’est pas commode), Boule de Neige escalada les barreaux et se mit au travail ; Brille-Babil, quelques degrés plus bas, lui tendait le pot de peinture. Et c’est de la sorte que furent promulgués les Sept Commandements, en gros caractères blancs, sur le mur goudronné. On pouvait les lire à trente mètres de là. Voici leur énoncé :<br />
<br />
:''1. Tout Deuxpattes est un ennemi.''<br />
<br />
:''2. Tout Quatrepattes ou tout volatile, un ami.''<br />
<br />
:''3. Nul animal ne portera de vêtements.''<br />
<br />
:''4. Nul animal ne dormira dans un lit.''<br />
<br />
:''5. Nul animal ne boira d’alcool.''<br />
<br />
:''6. Nul animal ne tuera un autre animal.''<br />
<br />
:''7. Tous les animaux sont égaux.''<br />
<br />
C’était tout à fait bien calligraphié, si ce n’est que volatile était devenu vole-t-il, et aussi à un s près, formé à l’envers. Boule de Neige donna lecture des Sept Commandements, à l’usage des animaux qui n’avaient pas appris à lire. Et tous donnèrent leur assentiment d’un signe de tête, et les esprits les plus éveillés commencèrent aussitôt à apprendre les Sept Commandements par cœur.<br />
<br />
« Et maintenant, camarades, aux foins ! s’écria Boule de Neige. Il y va de notre honneur d’engranger la récolte plus vite que ne le feraient Jones et ses acolytes. »<br />
<br />
Mais à cet instant les trois vaches, qui avaient paru mal à l’aise depuis un certain temps, gémirent de façon lamentable. Il y avait vingt-quatre heures qu’elles n’avaient pas été traites, leurs pis étaient sur le point d’éclater. Après brève réflexion, les cochons firent venir des seaux et se mirent à la besogne. Ils s’en tirèrent assez bien, car les pieds des cochons convenaient à cette tâche. Bientôt furent remplis cinq seaux de lait crémeux et mousseux que maints animaux lorgnaient avec l’intérêt le plus vif. L’un d’eux dit<br />
<br />
« Qu’est-ce qu’on va faire avec tout ce lait ?<br />
<br />
Et l’une des poules :<br />
<br />
– Quelquefois, Jones en ajoutait à la pâtée.<br />
<br />
Napoléon se planta devant les seaux et s’écria :<br />
<br />
– Ne vous en faites pas pour le lait, camarades ! On va s’en occuper. La récolte, c’est ce qui compte. Boule de Neige va vous montrer le chemin. Moi, je serai sur place dans quelques minutes. En avant, camarades ! Le foin vous attend. »<br />
<br />
Aussi les animaux gagnèrent les champs et ils commencèrent la fenaison, mais quand, au soir, ils s’en retournèrent ils s’aperçurent que le lait n’était plus là.<br />
<br />
== III ==<br />
<br />
Comme ils trimèrent et prirent de la peine pour rentrer le foin ! Mais leurs efforts furent récompensés car la récolte fut plus abondante encore qu’ils ne l’auraient cru.<br />
<br />
A certains moments la besogne était tout à fait pénible. Les instruments agraires avaient été inventés pour les hommes et non pour les animaux, et ceux-ci en subissaient les conséquences. Ainsi, aucun animal ne pouvait se servir du moindre outil qui l’obligeât à se tenir debout sur ses pattes de derrière. Néanmoins, les cochons étaient si malins qu’ils trouvèrent le moyen de tourner chaque difficulté. Quant aux chevaux, ils connaissaient chaque pouce du terrain, et s’y entendaient à faucher et à râteler mieux que Jones et ses gens leur vie durant. Les cochons, à vrai dire, ne travaillaient pas : ils distribuaient le travail et veillaient à sa bonne exécution. Avec leurs connaissances supérieures, il était naturel qu’ils prennent le commandement. Malabar et Douce s’attelaient tout seuls au râteau ou à la faucheuse (ni mors ni rênes n’étant plus nécessaires, bien entendu), et ils arpentaient le champ en long et en large, un cochon à leurs trousses. Celui-ci s’écriait : « Hue dia, camarade ! » ou « Holà, ho, camarade ! », suivant le cas. Et chaque animal jusqu’au plus modeste besognait à faner et ramasser le foin. Même les canards et les poules, sans relâche, allaient et venaient sous le soleil, portant dans leurs becs des filaments minuscules. Et ainsi la fenaison fut achevée deux jours plus tôt qu’aux temps de Jones. Qui plus est, ce fut la plus belle récolte de foin que la ferme ait jamais connue. Et nul gaspillage, car poules et canards, animaux à l’œil prompt, avaient glané jusqu’au plus petit brin. Et pas un animal n’avait dérobé ne fût-ce qu’une bouchée.<br />
<br />
Tout l’été le travail progressa avec une régularité d’horloge. Les animaux étaient heureux d’un bonheur qui passait leurs espérances. Tout aliment leur était plus délectable d’être le fruit de leur effort. Car désormais c’était là leur propre manger, produit par eux et pour eux, et non plus l’aumône, accordée à contrecœur, d’un maître parcimonieux. Une fois délivrés de l’engeance humaine, des bons à rien, des parasites, chacun d’eux reçut en partage une ration plus copieuse. Et, quoique encore peu expérimentés, ils eurent aussi des loisirs accrus. Oh, il leur fallut faire face à bien des difficultés. C’est ainsi que, plus tard dans l’année et le temps venu de la moisson, ils durent dépiquer le blé à la mode d’autrefois et, faute d’une batteuse à la ferme, chasser la glume en soufflant dessus. Mais l’esprit de ressource des cochons ainsi que la prodigieuse musculature de Malabar les tiraient toujours d’embarras. Malabar faisait l’admiration de tous. Déjà connu à l’époque de Jones pour son cœur à l’ouvrage, pour lors il besognait comme trois. Même, certains jours, tout le travail de la ferme semblait reposer sur sa puissante encolure. Du matin à la tombée de la nuit, il poussait, il tirait, et était toujours présent au plus dur du travail. Il avait passé accord avec l’un des jeunes coqs pour qu’on le réveille une demi-heure avant tous les autres, et, devançant l’horaire et le plan de la journée, de son propre chef il se portait volontaire aux tâches d’urgence. À tout problème et à tout revers, il opposait sa conviction : « Je vais travailler plus dur. » Ce fut là sa devise.<br />
<br />
Toutefois, chacun œuvrait suivant ses capacités. Ainsi, les poules et les canards récupérèrent dix boisseaux de blé en recueillant les grains disséminés ça et là. Et personne qui chapardât, ou qui se plaignît des rations : les prises de bec, bisbilles, humeurs ombrageuses, jadis monnaie courante, n’étaient plus de mise. Personne ne tirait au flanc – enfin, presque personne. Lubie, avouons-le, n’était pas bien matineuse, et se montrait encline à quitter le travail de bonne heure, sous prétexte qu’un caillou lui agaçait le sabot. La conduite de la chatte était un peu singulière aussi. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle était introuvable quand l’ouvrage requérait sa présence. Elle disparaissait des heures d’affilée pour reparaître aux repas, ou le soir après le travail fait, comme si de rien n’était. Mais elle se trouvait des excuses si excellentes, et ronronnait de façon si affectueuse, que ses bonnes intentions n’étaient pas mises en doute. Quant à Benjamin, le vieil âne, depuis la révolution il était demeuré le même. Il s’acquittait de sa besogne de la même manière lente et têtue, sans jamais renâcler, mais sans zèle inutile non plus. Sur le soulèvement même et ses conséquences, il se gardait de toute opinion. Quand on lui demandait s’il ne trouvait pas son sort meilleur depuis l’éviction de Jones, il s’en tenait à dire : « Les ânes ont la vie dure. Aucun de vous n’a jamais vu mourir un âne », et de cette réponse sibylline on devait se satisfaire.<br />
<br />
Le dimanche, jour férié, on prenait le petit déjeuner une heure plus tard que d’habitude. Puis c’était une cérémonie renouvelée sans faute chaque semaine. D’abord on hissait les couleurs. Boule de Neige s’était procuré à la sellerie un vieux tapis de table de couleur verte, qui avait appartenu à Mrs. Jones, et sur lequel il avait peint en blanc une corne et un sabot. Ainsi donc, dans le jardin de la ferme, tous les dimanches matin le pavillon était hissé au mât. Le vert du drapeau, expliquait Boule de Neige, représente les verts pâturages d’Angleterre ; la corne et le sabot, la future République, laquelle serait proclamée au renversement définitif de la race humaine. Après le salut au drapeau, les animaux gagnaient ensemble la grange. Là se tenait une assemblée qui était l’assemblée générale, mais qu’on appelait l’Assemblée. On y établissait le plan de travail de la semaine et on y débattait et adoptait différentes résolutions. Celles-ci, les cochons les proposaient toujours. Car si les autres animaux savaient comment on vote, aucune proposition nouvelle ne leur venait à l’esprit. Ainsi, le plus clair des débats était l’affaire de Boule de Neige et Napoléon. Il est toutefois à remarquer qu’ils n’étaient jamais d’accord : quel que fut l’avis de l’un, on savait que l’autre y ferait pièce. Même une fois décidé, et personne ne pouvait s’élever contre la chose elle-même, d’aménager en maison de repos le petit enclos attenant au verger, un débat orageux s’ensuivit : quel est, pour chaque catégorie d’animaux, l’âge légitime de la retraite ? L’assemblée prenait toujours fin aux accents de Bêtes d’Angleterre, et l’après-midi était consacré aux loisirs.<br />
<br />
Les cochons avaient fait de la sellerie leur quartier général. Là, le soir, ils étudiaient les arts et métiers : les techniques du maréchal-ferrant, ou celles du menuisier, par exemple à l’aide de livres ramenés de la ferme. Boule de Neige se préoccupait aussi de répartir les animaux en Commissions, et sur ce terrain il était infatigable. Il constitua pour les poules la Commission des pontes, pour les vaches la Ligue des queues de vaches propres, pour les réfractaires la Commission de rééducation des camarades vivant en liberté dans la nature (avec, pour but d’apprivoiser les rats et les lapins), et pour les moutons le Mouvement de la laine immaculée, et encore d’autres instruments de prophylaxie sociale – outre les classes de lecture et d’écriture.<br />
<br />
Dans l’ensemble, ces projets connurent l’échec. C’est ainsi que la tentative d’apprivoiser les animaux sauvages avorta presque tout de suite. Car ils ne changèrent pas de conduite, et ils mirent à profit toute velléité généreuse à leur égard. La chatte fit de bonne heure partie de la Commission de rééducation, et pendant quelques jours y montra de la résolution. Même, une fois, on la vit assise, sur le toit, parlementant avec des moineaux hors d’atteinte : tous les animaux sont désormais camarades. Aussi tout moineau pouvait se percher sur elle, même sur ses griffes. Mais les moineaux gardaient leurs distances.<br />
<br />
Les cours de lecture et d’écriture, toutefois, eurent un vif succès. À l’automne, il n’y avait plus d’illettrés, autant dire.<br />
<br />
Les cochons, eux, savaient déjà lire et écrire à la perfection. Les chiens apprirent à lire à peu près couramment, mais ils ne s’intéressaient qu’aux Sept Commandements. Edmée, la chèvre, s’en tirait mieux qu’eux. Le soir, il lui arrivait de faire aux autres la lecture de fragments de journaux découverts aux ordures. Benjamin, l’âne, pouvait lire aussi bien que, n’importe quel cochon, mais jamais il n’exerçait ses dons. » Que je sache, disait-il, il n’y a rien qui vaille la peine d’être lu. » Douce apprit toutes ses lettres, mais la science des mots lui échappait. Malabar n’allait pas au-delà de la lettre D. De son grand sabot, il traçait dans la poussière les lettres A B C D, puis il les fixait des yeux, et, les oreilles rabattues et de temps a autre repoussant la mèche qui lui barrait le front, il faisait grand effort pour se rappeler quelles lettres venaient après, mais sans jamais y parvenir. Bel et bien, à différentes reprises, il retint E F G H, mais du moment qu’il savait ces lettres-là, il avait oublié les précédentes. À la fin, il décida d’en rester aux quatre premières lettres, et il les écrivait une ou deux fois dans la journée pour se rafraîchir la mémoire. Lubie refusa d’apprendre l’alphabet, hormis les cinq lettres de son nom. Elle les traçait fort adroitement, avec des brindilles, puis les agrémentait d’une fleur ou deux et, avec admiration, en faisait le tour.<br />
<br />
Aucun des autres animaux de la ferme ne put aller au-delà de la lettre A. On s’aperçut aussi que les plus bornés, tels que moutons, poules et canards, étaient incapables d’apprendre par cœur les Sept Commandements. Après mûre réflexion, Boule de Neige signifia que les Sept Commandements pouvaient, après tout, se ramener à une maxime unique, à savoir ''Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non !'' En cela, dit-il, réside le principe fondamental de l’Animalisme. Quiconque en aurait tout à fait saisi la signification serait à l’abri des influences humaines. Tout d’abord les oiseaux se rebiffèrent, se disant qu’eux aussi sont des Deuxpattes, mais Boule de Neige leur prouva leur erreur, disant<br />
<br />
« Les ailes de l’oiseau, camarades, étant des organes de propulsion, non de manipulation, doivent être regardées comme des pattes. Ça va de soi. Et c’est la main qui fait la marque distinctive de l’homme : la main qui manipule, la main de malignité. »<br />
<br />
Les oiseaux restèrent cois devant les mots compliqués de Boule de Neige, mais ils approuvèrent sa conclusion, et tous les moindres animaux de la ferme se mirent à apprendre par cœur la nouvelle maxime : ''Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non !'', que l’on inscrivit sur le mur du fond de la grange, au-dessus des Sept Commandements et en plus gros caractères. Une fois qu’ils la surent sans se tromper, les moutons s’en éprirent, et c’est souvent que, couchés dans les champs, ils bêlaient en chœur : ''Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non !'' Et ainsi des heures durant, sans se lasser jamais.<br />
<br />
Napoléon ne portait aucun intérêt aux Commissions de Boule de Neige. Selon lui, l’éducation des jeunes était plus importante que tout ce qu’on pouvait faire pour les animaux déjà d’âge mûr. Or, sur ces entrefaites, les deux chiennes, Constance et Fleur, mirent bas, peu après la fenaison, donnant naissance à neuf chiots vigoureux. Dès après le sevrage, Napoléon enleva les chiots à leurs mères, disant qu’il pourvoirait personnellement à leur éducation. Il les remisa dans un grenier, où l’on n’accédait que par une échelle de la sellerie, et les y séquestra si bien que bientôt tous les autres animaux oublièrent jusqu’à leur existence.<br />
<br />
Le mystère de la disparition du lait fut bientôt élucidé. C’est que chaque jour le lait était mélangé à la pâtée des cochons. C’était le temps où les premières pommes commençaient à mûrir, et bientôt elles jonchaient l’herbe du verger. Les animaux s’attendaient au partage équitable qui leur semblait aller de soi. Un jour, néanmoins, ordre fut donné de ramasser les pommes pour les apporter à la sellerie, au bénéfice des porcs. On entendit bien murmurer certains animaux, mais ce fut en vain. Tous les cochons étaient, sur ce point, entièrement d’accord, y compris Napoléon et Boule de Neige. Et Brille-Babil fut chargé des explications nécessaires<br />
<br />
« Vous n’allez tout de même pas croire, camarades, que nous, les cochons, agissons par égoïsme, que nous nous attribuons des privilèges. En fait, beaucoup d’entre nous détestent le lait et les pommes. C’est mon propre cas, Si nous nous les approprions, c’est dans le souci de notre santé. Le lait et les pommes (ainsi, camarades, que la science le démontre) renferment des substances indispensables au régime alimentaire du cochon. Nous sommes, nous autres, des travailleurs intellectuels. La direction et l’organisation de cette ferme reposent entièrement sur nous. De jour et de nuit nous veillons à votre bien. Et c’est pour votre bien que nous buvons ce lait et mangeons ces pommes. Savez-vous ce qu’il adviendrait si nous, les cochons, devions faillir à notre devoir ? Jones reviendrait ! Oui, Jones ! Assurément, camarades – s’exclama Brille-Babil, sur un ton presque suppliant, et il se balançait de côté et d’autre, fouettant l’air de sa queue -, assurément il n’y en a pas un seul parmi vous qui désire le retour de Jones ? »<br />
<br />
S’il était en effet quelque chose dont tous les animaux ne voulaient à aucun prix, c’était bien le retour de Jones. Quand on leur présentait les choses sous ce jour, ils n’avaient rien à redire. L’importance de maintenir les cochons en bonne forme s’imposait donc à l’évidence. Aussi fut-il admis sans plus de discussion que le lait et les pommes tombées dans l’herbe (ainsi que celles, la plus grande partie, à mûrir encore) seraient prérogative des cochons.<br />
<br />
== IV ==<br />
<br />
A la fin de l’été, la nouvelle des événements avait gagné la moitié du pays. Chaque jour, Napoléon et Boule de Neige dépêchaient des volées de pigeons voyageurs avec pour mission de se mêler aux autres animaux des fermes voisines. Ils leur faisaient le récit du soulèvement, leur apprenaient l’air de ''Bêtes d’Angleterre''.<br />
<br />
Pendant la plus grande partie de ce temps, Mr. Jones se tenait à Willingdon, assis à la buvette du Lion-Rouge, se plaignant à qui voulait l’entendre de la monstrueuse injustice dont il avait été victime quand l’avaient exproprié une bande d’animaux, de vrais propres à rien. Les autres fermiers, compatissants en principe, lui furent tout d’abord de médiocre secours. Au fond d’eux-mêmes, ils se demandaient s’ils ne pourraient pas tirer profit de la mésaventure de Jones. Par chance, les propriétaires des deux fermes attenantes à la sienne étaient en mauvais termes et toujours à se chamailler. L’une d’elles, Foxwood, était une vaste exploitation mal tenue et vieux jeu pâturages chétifs, haies à l’abandon, halliers envahissants. Quant au propriétaire : un Mr. Pilkington, gentleman farmer qui donnait la plus grande partie de son temps à la chasse ou à la pêche, suivant la saison. L’autre ferme, Pinchfield, plus petite mais mieux entretenue, appartenait à un Mr. Frederick, homme décidé et retors, toujours en procès, et connu pour sa dureté en affaires. Les deux propriétaires se détestaient au point qu’il leur était malaisé de s’entendre, fût-ce dans leur intérêt commun.<br />
<br />
Ils n’en étaient pas moins épouvantés l’un comme l’autre par le soulèvement des animaux, et très soucieux d’empêcher leurs propres animaux d’en apprendre trop à ce sujet. Tout d’abord, ils affectèrent de rire à l’idée de fermes gérées par, les animaux eux-mêmes. Quelque chose d’aussi extravagant on en verra la fin en une quinzaine, disaient-ils. Ils firent courir le bruit qu’à la Ferme du Manoir (que pour rien au monde ils n’auraient appelée la Ferme des Animaux) les bêtes ne cessaient de s’entrebattre, et bientôt seraient acculées à la famine. Mais du temps passa : et les animaux, à l’évidence, ne mouraient pas de faim. Alors Frederick et Pilkington durent changer de refrain : cette exploitation n’était que scandales et atrocités. Les animaux se livraient au cannibalisme, se torturaient entre eux avec des fers à cheval chauffés à blanc, et ils avaient mis en commun les femelles. Voilà où cela mène, disaient Frederick et Pilkington, de se révolter contre les lois de la nature.<br />
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Malgré tout, on n’ajouta jamais vraiment foi à ces récits. Une rumeur gagnait même, vague, floue et captieuse, d’une ferme magnifique, dont les humains avaient été éjectés et où les animaux se gouvernaient eux-mêmes ; et, au fil des mois, une vague d’insubordination déferla dans les campagnes. Des taureaux jusque-là dociles étaient pris de fureur noire. Les moutons abattaient les haies pour mieux dévorer le trèfle. Les vaches ruaient, renversant les seaux. Les chevaux se dérobaient devant l’obstacle culbutant les cavaliers. Mais surtout, l’air et jusqu’aux paroles de ''Bêtes d’Angleterre'', gagnaient partout du terrain. L’hymne révolutionnaire s’était répandu avec une rapidité stupéfiante. L’entendant, les humains ne dominaient plus leur fureur, tout en prétendant qu’ils le trouvaient ridicule sans plus. Il leur échappait, disaient-ils, que même des animaux puissent s’abaisser à d’aussi viles bêtises. Tout animal surpris à chanter ''Bêtes d’Angleterre'' se voyait sur-le-champ donner la bastonnade. Et pourtant l’hymne gagnait toujours du terrain, irrésistible : les merles le sifflaient dans les haies, les pigeons le roucoulaient dans les ormes, il se mêlait au tapage du maréchal-ferrant comme à la mélodie des cloches. Et les humains à son écoute, en leur for intérieur, tremblaient comme à l’annonce d’une prophétie funeste.<br />
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Au début d’octobre, une fois le blé coupé, mis en meules et en partie battu, un vol de pigeons vint tourbillonner dans les airs, puis, dans la plus grande agitation, se posa dans la cour de la Ferme des Animaux. Jones et tous ses ouvriers, accompagnés d’une demi-douzaine d’hommes de main de Foxwood et de Pinchfield, avaient franchi la clôture aux cinq barreaux et gagnaient la maison par le chemin de terre. Tous étaient armés de gourdins, sauf Jones, qui, allait en tête, fusil en main. Sans nul doute, ils entendaient reprendre possession des lieux.<br />
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A cela, on s’était attendu de longue date, et toutes précautions étaient prises. Boule de Neige avait étudié les campagnes de Jules César dans un vieux bouquin découvert dans le corps de logis, et il dirigeait les opérations défensives. Promptement, il donna ses ordres, et en peu de temps chacun fut à son poste. Comme les humains vont atteindre les dépendances, Boule de Neige, lance sa première attaque. Les pigeons, au nombre de trente cinq, survolent le bataillon ennemi à modeste altitude, et lâchent leurs fientes sur le crâne des assaillants. L’ennemi, surpris, doit bientôt faire face aux oies à l’embuscade derrière la haie, qui débouchent et chargent. Du bec, elles s’en prennent aux mollets. Encore ne sont-ce là qu’escarmouches et menues diversions ; bientôt, d’ailleurs, les humains repoussent les oies à grands coups de gourdins. Mais alors Boule de Neige lance sa seconde attaque. En personne, il conduit ses troupes à l’assaut, soit Edmée, la chèvre blanche, et tous les moutons. Et tous se ruent sur les hommes, donnant du boutoir et de la corne, les harcelant de toutes parts. Cependant, un rôle particulier est dévolu à l’âne Benjamin, qui tourne sur lui-même et de ses petits sabots décoche ruade après ruade. Mais, une nouvelle fois, les hommes prennent le dessus, grâce à leurs gourdins et à leurs chaussures ferrées. À ce moment, Boule de Neige pousse un cri aigu, signal de la retraite, et tous les animaux de tourner casaque, de fuir par la grande porte et de gagner la cour. Les hommes poussent des clameurs de triomphe. Et, croyant l’ennemi en déroute, ils se précipitent çà et là à ses trousses.<br />
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C’est ce qu’avait escompté Boule de Neige. Dès que les hommes se furent bien avancés dans la cour, à ce moment surgissent de l’arrière les trois chevaux, les trois vaches et le gros des cochons, jusque-là demeurés en embuscade dans l’étable. Les humains, pris à revers, voient leur retraite coupée. Boule de Neige donne le signal de la charge, lui-même fonçant droit sur Jones. Celui-ci, prévenant l’attaque, lève son arme et tire. Les plombs se logent dans l’échine de Boule de Neige et l’ensanglantent, et un mouton est abattu, mort. Sans se relâcher, Boule de Neige se jette de tout son poids (cent vingt kilos) dans les jambes du propriétaire exproprié qui lâche son fusil et va bouler sur un tas de fumier. Mais le plus horrifiant, c’est encore Malabar cabré sur ses pattes de derrière et frappant du fer de ses lourds sabots avec une vigueur d’étalon. Le premier coup, arrivé sur le crâne, expédie un palefrenier de Foxwood dans la boue, inerte. Voyant cela, plusieurs hommes lâchent leur gourdin et tentent de fuir. C’est la panique chez l’ennemi. Tous les animaux le prennent en chasse, le traquent autour de la cour, l’assaillent du sabot et de la corne, culbutant, piétinant les hommes. Et pas un animal qui, à sa façon, ne tienne sa revanche, et même la chatte s’y met. Bondissant du toit tout à trac sur les épaules d’un vacher, elle lui enfonce les griffes dans le cou, ce qui lui arrache des hurlements. Mais, à un moment, sachant la voie libre, les hommes filent hors de la cour, puis s’enfuient sur la route, trop heureux d’en être quittes à bon compte. Ainsi, à cinq minutes de l’invasion, et par le chemin même qu’ils avaient pris, ils battaient en retraite, ignominieusement, un troupeau d’oies leurs chausses, leur mordant les jarrets et sifflant des huées.<br />
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Plus d’hommes sur les lieux, sauf un, le palefrenier, gisant la face contre terre. Revenu dans la cour, Malabar effleurait le corps à petits coups de sabot, s’efforçant de le retourner sur le dos. Le garçon ne bougeait plus.<br />
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« Il est mort, dit Malabar, tout triste. Ce n’était pas mon intention de le tuer. J’avais oublié les fers de mes sabots. Mais qui voudra croire que je ne l’ai pas fait exprès.<br />
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– Pas de sentimentalité, camarade ! s’écria Boule de Neige dont les blessures saignaient toujours. La guerre, c’est la guerre. L’homme n’est à prendre en considération que changé en cadavre.<br />
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– Je ne veux assassiner personne, même pas un homme, répétait Malabar, en pleurs.<br />
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– Où est donc Edmée ? » s’écria quelqu’un.<br />
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De fait, Edmée était invisible. Les animaux étaient dans tous leurs états. Avait-elle été molestée, plus ou moins grièvement, ou peut-être même les hommes l’avaient-ils emmenée prisonnière ? Mais à la fin on la retrouva dans son box. Elle, s’y cachait, la tête enfouie dans le foin. Entendant une détonation, elle avait pris la fuite. Plus tard, quand les animaux revinrent dans la cour, ce fut pour s’apercevoir que le garçon d’écurie, ayant repris connaissance, avait décampé.<br />
<br />
De nouveau rassemblés, les animaux étaient au comble de l’émotion, et à tue-tête chacun racontait ses prouesses au combat. À l’improviste et sur-le-champ, la victoire fut célébrée. On hissa les couleurs, on chanta ''Bêtes d’Angleterre'' plusieurs fois de suite, enfin le mouton qui avait donné sa vie à la cause fut l’objet de funérailles solennelles. Sur sa tombe on planta une aubépine. Au bord de la fosse, Boule de Neige prononça une brève allocution : « Les animaux, déclara-t-il, doivent se tenir prêts à mourir pour leur propre ferme. »<br />
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A l’unanimité une décoration militaire fut créée, celle de Héros-Animal, Première Classe, et elle fut conférée séance tenante à Boule de Neige et à Malabar. Il s’agissait d’une médaille en cuivre (en fait, on l’avait trouvée dans la sellerie, car autrefois elle avait servi de parure au collier des chevaux), à porter les dimanches et jours fériés. Une autre décoration, celle de Héros-Animal, Deuxième Classe, fut, à titre posthume, décernée au mouton.<br />
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Longtemps on discuta du nom à donner au combat, pour enfin retenir celui de bataille de l’Étable, vu que de ce point l’attaque victorieuse avait débouché. On ramassa dans la boue le fusil de Mr. Jones. Or on savait qu’il y avait des cartouches à la ferme. Aussi fut-il décidé de dresser le fusil au pied du mât, tout comme une pièce d’artillerie, et deux fois l’an de tirer une salve : le 12 octobre en souvenir de la bataille de l’Étable, et à la Saint-Jean d’été, jour commémoratif du Soulèvement.<br />
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== V ==<br />
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L’hiver durait, et, de plus en plus, Lubie faisait des siennes. Chaque matin elle était en retard au travail, donnant pour excuse qu’elle ne s’était pas réveillée et se plaignant de douleurs singulières, en dépit d’un appétit robuste. Au moindre prétexte, elle quittait sa tâche et filait à l’abreuvoir, pour s’y mirer comme une sotte. Mais d’autres rumeurs plus alarmantes circulaient sur son compte. Un jour, comme elle s’avançait dans la cour, légère et trottant menu, minaudant de la queue et mâchonnant du foin, Douce la prit à part.<br />
<br />
« Lubie, dit-elle, j’ai à te parler tout à fait sérieusement. Ce matin, je t’ai vue regarder par-dessus la haie qui sépare de Foxwood, la Ferme des Animaux. L’un des hommes de Mr. Pilkington se tenait de l’autre côté. Et… j’étais loin de là… j’en conviens… mais j’en suis à peu près certaine, j’ai vu qu’il te causait et te caressait le museau. Qu’est-ce que ça veut dire, ces façons, Lubie ? »<br />
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Lubie se prit à piaffer et à caracoler, et elle dit :<br />
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– Pas du tout ! Je lui causais pas ! Il m’a pas caressée ! C’est des mensonges !<br />
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– Lubie ! Regarde-moi bien en face. Donne-moi ta parole d’honneur qu’il ne te caressait pas le museau.<br />
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– Des mensonges ! », répéta Lubie, mais elle ne put soutenir le regard de Douce, et l’instant d’après fit volte-face et fila au galop dans les champs.<br />
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Soudain Douce eut une idée. Sans s’en ouvrir aux autres, elle se rendit au box de Lubie et à coups de sabots retourna la paille sous la litière, elle avait dissimulé une petite provision de morceaux de sucre, ainsi qu’abondance de rubans de différentes couleurs.<br />
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Trois jours plus tard, Lubie avait disparu. Et trois semaines durant on ne sut rien de ses pérégrinations. Puis les pigeons rapportèrent l’avoir vue de l’autre côté de Willingdon, dans les brancards d’une charrette anglaise peinte en rouge et noir, à l’arrêt devant une taverne. Un gros homme au teint rubicond, portant guêtres et culotte de cheval, et ayant tout l’air d’un cabaretier, lui caressait le museau et lui donnait des sucres. Sa robe était tondue de frais et elle portait une mèche enrubannée d’écarlate. Elle avait l’air bien contente, à ce que dirent les pigeons. Par la suite, et à jamais, les animaux ignorèrent tout de ses faits et gestes.<br />
<br />
En janvier, ce fut vraiment la mauvaise saison. Le froid vous glaçait les sangs, le sol était dur comme du fer, le travail aux champs hors de question. De nombreuses réunions se tenaient dans la grange, et les cochons étaient occupés à établir le plan de la saison prochaine. On en était venu à admettre que les cochons, étant manifestement les plus intelligents des animaux, décideraient à l’avenir de toutes questions touchant la politique de la ferme, sous réserve de ratification à la majorité des voix. Cette méthode aurait assez bien fait l’affaire sans les discussions entre Boule de Neige et Napoléon, mais tout sujet prêtant à contestation les opposait. L’un proposait-il un ensemencement d’orge sur une plus grande superficie : l’autre, immanquablement, plaidait pour l’avoine. Ou si l’un estimait tel champ juste ce qui convient aux choux : l’autre rétorquait betteraves. Chacun d’eux avait ses partisans, d’où la violence des débats. Lors des assemblées, Boule de Neige l’emportait souvent grâce à des discours brillants, mais entre-temps Napoléon était le plus apte à rallier le soutien des uns et des autres. C’est auprès des moutons qu’il réussissait le mieux. Récemment, ceux-ci s’étaient pris à bêler avec grand intérêt le slogan révolutionnaire : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! à tout propos et hors de propos, et souvent ils interrompaient les débats de cette façon. On remarqua leur penchant à entonner leur refrain aux moments cruciaux des discours de Boule de Neige. Celui-ci avait étudié de près de vieux numéros d’un hebdomadaire consacré au fermage et à l’élevage, qu’il avait dénichés dans le corps du bâtiment principal, et il débordait de projets : innovations et perfectionnements. C’est en érudit qu’il parlait ensilage, drainage des champs, ou même scories mécaniques. Il avait élaboré un schéma compliqué : désormais les animaux déposeraient leurs fientes à même les champs, en un point différent chaque jour, afin d’épargner le transport. Napoléon ne soumit aucun projet, s’en tenant à dire que les plans de Boule de Neige tomberaient en quenouille. Il paraissait attendre son heure. Cependant, aucune de leurs controverses n’atteignit en âpreté celle du moulin à vent.<br />
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Dominant la ferme, un monticule se dressait dans un grand pâturage proche des dépendances. Après avoir reconnu les lieux, Boule de Neige affirma y voir l’emplacement idéal d’un moulin à vent. Celui-ci, grâce à une génératrice, alimenterait la ferme en électricité. Ainsi éclairerait-on écurie, étable et porcherie, et les chaufferait-on en hiver. Le moulin actionnerait encore un hache-paille, une machine à couper la betterave, une scie circulaire, et il permettrait la traite mécanique. Les animaux n’avaient jamais entendu parler de rien de pareil (car cette ferme vieillotte n’était pourvue que de l’outillage le plus primitif). Aussi écoutaient-ils avec stupeur Boule de Neige évoquant toutes ces machines mirifiques qui feraient l’ouvrage à leur place tandis qu’ils paîtraient à loisir ou se cultiveraient l’esprit par la lecture et la conversation.<br />
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En quelques semaines, Boule de Neige mit définitivement au point ses plans. La plupart des détails techniques étaient empruntés à trois livres ayant appartenu à Mr. Jones : un manuel du bricoleur, un autre du maçon, un cours d’électricité pour débutants. Il avait établi son cabinet de travail dans une couveuse artificielle aménagée en appentis. Le parquet lisse de l’endroit étant propice à qui veut dresser des plans, il s’enfermait là des heures durant : une pierre posée sur les livres pour les tenir ouverts, un morceau de craie fixé à la patte, allant et venant, traçant des lignes, et de temps à autre poussant de petits grognements enthousiastes. Les plans se compliquèrent au point de bientôt n’être qu’un amas de manivelles et pignons, couvrant plus de la moitié du parquet. Les autres animaux, absolument dépassés, étaient transportés d’admiration. Une fois par jour au moins, tous venaient voir ce qu’il était en train de dessiner, et même les poules et canards, qui prenaient grand soin de contourner les lignes tracées à la craie. Seul Napoléon se tenait à l’écart. Dès qu’il en avait été question, il s’était déclaré hostile au moulin à vent. Un jour, néanmoins, il se présenta à l’improviste, pour examiner les plans. De sa démarche lourde, il arpenta la pièce, braquant un regard attentif sur chaque détail, et il renifla de dédain une fois ou deux. Un instant, il s’arrêta à lorgner le travail du coin de l’œil, et soudain il leva la patte et incontinent compissa le tout. Ensuite, il sortit sans dire mot.<br />
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Toute la ferme était profondément divisée sur la question du moulin à vent. Boule de Neige ne niait pas que la construction en serait malaisée. Il faudrait extraire la pierre de la carrière pour en bâtir les murs, puis fabriquer les ailes, ensuite il faudrait encore se procurer les dynamos et les câbles. (Comment ? Il se taisait là-dessus.) Pourtant, il ne cessait d’affirmer que le tout serait achevé en un an. Dans la suite, il déclara que l’économie en main d’œuvre permettrait aux animaux de ne plus travailler que trois jours par semaine. Napoléon, quant à lui, arguait que l’heure était à l’accroissement de la production alimentaire. « Perdez votre temps, disait-il, à construire un moulin à vent, et tout le monde crèvera de faim. » Les animaux se constituèrent en factions rivales, avec chacune son mot d’ordre, pour l’une : « Votez pour Boule de Neige et la semaine de trois jours ! », pour l’autre « Votez pour Napoléon et la mangeoire pleine ! » Seul Benjamin ne s’enrôla sous aucune bannière. Il se refusait à croire à l’abondance de nourriture comme à l’extension des loisirs. Moulin à vent ou pas, disait-il, la vie continuera pareil, mal, par conséquent.<br />
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Outre les controverses sur le moulin à vent, se posait le problème de la défense de la ferme. On se rendait pleinement compte que les humains, bien qu’ils eussent été défaits à la bataille de l’Étable, pourraient bien revenir à l’assaut, avec plus de détermination cette fois, pour rétablir Mr. Jones à la tête du domaine. Ils y auraient été incités d’autant plus que la nouvelle de leur débâcle avait gagné les campagnes, rendant plus récalcitrants que jamais les animaux des fermes.<br />
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Comme à l’accoutumée, Boule de Neige et Napoléon s’opposaient. Suivant Napoléon, les animaux de la ferme devaient se procurer des armes et s’entraîner à s’en servir. Suivant Boule de Neige, ils devaient dépêcher vers les terres voisines un nombre de pigeons toujours accru afin de fomenter la révolte chez les animaux des autres exploitations. Le premier soutenait que, faute d’être à même de se défendre, les animaux de la ferme couraient au désastre ; le second, que des soulèvements en chaîne auraient pour effet de détourner l’ennemi de toute tentative de reconquête. Les animaux écoutaient Napoléon, puis Boule de Neige, mais ils ne savaient pas à qui donner raison. De fait, ils étaient toujours de l’avis de qui parlait le dernier.<br />
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Le jour vint où les plans de Boule de Neige furent achevés. À l’assemblée tenue le dimanche suivant, la question fut mise aux voix : fallait-il ou non commencer la construction du moulin à vent ? Une fois les animaux réunis dans la grange, Boule de Neige se leva et, quoique interrompu de temps à autre par les bêlements des moutons, exposa les raisons qui plaidaient en faveur du moulin à vent. Puis Napoléon se leva à son tour. Le moulin à vent, déclara-t-il avec beaucoup de calme, est une insanité. Il déconseillait à tout le monde de voter le projet. Et, ayant tranché, il se rassit n’ayant pas parlé trente secondes, et semblant ne guère se soucier de l’effet produit. Sur quoi Boule de Neige bondit. Ayant fait taire les moutons qui s’étaient repris à bêler, il se lança dans un plaidoyer d’une grande passion en faveur du moulin à vent. Jusque-là, l’opinion flottait, partagée en deux. Mais bientôt les animaux furent transportés par l’éloquence de Boule de Neige qui, en termes flamboyants, brossa un tableau du futur à la Ferme des Animaux. Plus de travail sordide, plus d’échines ployées sous le fardeau ! Et l’imagination aidant, Boule de Neige, loin désormais des hache-paille et des coupe-betteraves, loua hautement l’électricité. Celle-ci, proclamait-il, actionnera batteuse et charrues, herses et moissonneuses-lieuses. En outre, elle permettra d’installer dans les étables la lumière, le chauffage, l’eau courante chaude et froide. Quand il se rassit, nul doute ne subsistait sur l’issue du vote. À ce moment, toutefois, Napoléon se leva, jeta sur Boule de Neige un regard oblique et singulier, et poussa un gémissement dans l’aigu que personne ne lui avait encore entendu pousser.<br />
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Sur quoi, ce sont dehors des aboiements affreux, et bientôt se ruent à l’intérieur de la grange neuf molosses portant des colliers incrustés de cuivre. Ils se jettent sur Boule de Neige, qui, de justesse échappe à leurs crocs. L’instant d’après, il avait passé la porte, les chiens à ses trousses. Alors, trop abasourdis et épouvantés pour élever la voix, les animaux se pressèrent en cohue vers la sortie, pour voir la poursuite. Boule de Neige détalait par le grand pâturage qui mène à la route. Il courait comme seul un cochon peut courir, les chiens sur ses talons. Mais tout à coup voici qu’il glisse, et l’on croit que les chiens sont sur lui. Alors il se redresse, et file d’un train encore plus vif. Les chiens regagnent du terrain, et l’un d’eux, tous crocs dehors, est sur le point de lui mordre la queue quand, de justesse, il l’esquive. Puis, dans un élan suprême, Boule de Neige se faufile par un trou dans la haie, et on ne le revit plus.<br />
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En silence, terrifiés, les animaux regagnaient la grange. Bientôt les chiens revenaient, et toujours au pas accéléré. Tout d’abord, personne ne soupçonna d’où ces créatures pouvaient bien venir, mais on fut vite fixé : car c’étaient là les neuf chiots que Napoléon avait ravis à leurs mères et élevés en secret. Pas encore tout à fait adultes, déjà c’étaient des bêtes énormes, avec l’air féroce des loups. Ces molosses se tenaient aux côtés de Napoléon, et l’on remarqua qu’ils frétillaient de la queue à son intention, comme ils avaient l’habitude de faire avec Jones.<br />
<br />
Napoléon, suivi de ses molosses, escaladait maintenant l’aire surélevée du plancher d’où Sage l’Ancien, naguère, avait prononcé son discours. Il annonça que dorénavant il ne se tiendrait plus d’assemblées du dimanche matin.. Elles ne servaient à rien, déclara-t-il pure, perte de temps. À l’avenir, toutes questions relatives à la gestion de la ferme seraient tranchées par un comité de cochons, sous sa propre présidence. Le comité se réunirait en séances privées, après quoi les décisions seraient communiquées aux autres animaux. On continuerait de se rassembler le dimanche matin pour le salut au drapeau, chanter ''Bêtes d’Angleterre'' et recevoir les consignes de la semaine. Mais les débats publics étaient abolis.<br />
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Encore sous le choc de l’expulsion de Boule de Neige, entendant ces décisions les animaux furent consternés. Plusieurs d’entre eux auraient protesté si des raisons probantes leur étaient venues à l’esprit. Même Malabar était désemparé, à sa façon confuse. Les oreilles rabattues-et sa mèche lui fouettant le visage, il essayait bien de rassembler ses pensées, mais rien ne lui venait. Toutefois, il se produisit des remous dans le clan même des cochons, chez ceux d’esprit délié. Au premier rang, quatre jeunes gorets piaillèrent leurs protestations, et, dressés sur leurs pattes de derrière, incontinent ils se donnèrent la parole. Soudain, menaçants et sinistres, les chiens assis autour de Napoléon se prirent à grogner, et les porcelets se turent et se rassirent. Puis ce fut le bêlement formidable du chœur des moutons : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! qui se prolongea presque un quart d’heure, ruinant toute chance de discussion.<br />
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Par la suite, Brille-Babil fut chargé d’expliquer aux animaux, les dispositions nouvelles.<br />
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« Camarades, disait-il, je suis sûr que chaque animal apprécie à sa juste valeur le sacrifice consenti par le camarade Napoléon à qui va incomber une tâche supplémentaire. N’allez pas imaginer, camarades, que gouverner est une partie de plaisir ! Au contraire, c’est une lourde, une écrasante responsabilité. De l’égalité de tous les animaux, nul n’est plus fermement convaincu que le camarade Napoléon. Il ne serait que trop heureux de s’en remettre à vous de toutes décisions. Mais il pourrait vous arriver de prendre des décisions erronées, et où cela mènerait-il alors ? Supposons qu’après avoir écouté les billevesées du moulin à vent, vous ayez pris le parti de suivre Boule de Neige qui, nous le savons aujourd’hui, n’était pas plus qu’un criminel ?<br />
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– Il s’est conduit en brave à la bataille de l’Étable, dit quelqu’un.<br />
<br />
– La bravoure ne suffit pas, reprit Brille-Babil. La loyauté et l’obéissance passent avant. Et, pour la bataille de l’Étable, le temps viendra, je le crois, où l’on s’apercevra que le rôle de Boule de Neige a été très exagéré. De la discipline, camarades, une discipline de fer ! Tel est aujourd’hui le mot d’ordre. Un seul faux pas, et nos ennemis nous prennent à la gorge. À coup sûr, camarades, vous ne désirez pas le retour de Jones ? »<br />
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Une fois de plus, l’argument était sans réplique. Les animaux, certes, ne voulaient pas du retour de Jones. Si les débats du dimanche matin étaient susceptibles de le ramener, alors, qu’on y mette un terme. Malabar, qui maintenant pouvait méditer à loisir, exprima le sentiment général : « Si c’est le camarade Napoléon qui l’a dit, ce doit être vrai. » Et, de ce moment, en plus de sa devise propre : « Je vais travailler plus dur », il prit pour maxime « Napoléon ne se trompe jamais. »<br />
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Le temps se radoucissait, on avait commencé les labours de printemps. L’appentis où Boule de Neige avait dressé ses plans du moulin avait été condamné. Quant aux plans mêmes, on se disait que le parquet n’en gardait pas trace. Et chaque dimanche matin, à dix heures, les animaux se réunissaient dans la grange pour recevoir les instructions hebdomadaires On avait déterré du verger le crâne de Sage l’Ancien, désormais dépouillé de toute chair, afin de l’exposer sur une souche au pied du mât, à côté du fusil. Après le salut au drapeau, et avant d’entrer dans la grange, les animaux étaient requis de défiler devant le crâne, en signe de vénération. Une fois dans la grange, désormais ils ne s’asseyaient plus, comme dans le passé, tous ensemble. Napoléon prenait place sur le devant de l’estrade, en compagnie de Brille et de Minimus (un autre cochon, fort noué, lui, pour composer chansons et poèmes). Les neuf molosses se tenaient autour d’eux en demi-cercle, et le reste des cochons s’asseyaient derrière eux, les autres animaux leur faisant face. Napoléon donnait lecture des consignes de la semaine sur un ton bourru et militaire. On entonnait ''Bêtes d’Angleterre'', une seule fois, et c’était la dispersion.<br />
<br />
Le troisième dimanche après l’expulsion de Boule de Neige, les animaux furent bien étonnés d’entendre, de la bouche de Napoléon qu’on allait construire le moulin, après tout. Napoléon ne donna aucune raison à l’appui de ce retournement, se contentant d’avertir les animaux qu’ils auraient à travailler très dur. Et peut-être serait-il même nécessaire de réduire les rations. En tout état de cause, le plan avait été minutieusement préparé dans les moindres détails. Un comité de cochons constitué à cet effet, lui avait consacré les trois dernières semaines. Jointe à différentes autres améliorations, la construction du moulin devrait prendre deux ans.<br />
<br />
Ce soir-là, Brille-Babil prit à part les autres animaux, leur expliquant que Napoléon n’avait jamais été vraiment hostile au moulin. Tout au contraire, il l’avait préconisé le tout premier. Et, pour les plans dessinés par Boule de Neige sur le plancher de l’ancienne couveuse, ils avaient été dérobés dans les papiers de Napoléon. Bel et bien, le moulin à vent était en propre, l’œuvre de Napoléon Pourquoi donc, s’enquit alors quelqu’un, Napoléon s’est-il élevé aussi violemment contre la construction de ce moulin ? A ce point, Brille-Babil prit son air le plus matois, disant combien c’était astucieux de Napoléon d’avoir paru hostile au moulin – un simple artifice pour se défaire de Boule de Neige, un individu pernicieux, d’influence funeste. Celui-ci évincé, le projet pourrait se matérialiser sans entrave puisqu’il ne s’en mêlerait plus. Cela, dit Brille-Babil, c’est ce qu’on appelle la tactique. À plusieurs reprises, sautillant et battant l’air de sa queue et se pâmant de rire, il déclara : « De la tactique, camarades, de la tactique ! » Ce mot laissait les animaux perplexes ; mais ils acceptèrent les explications, sans plus insister, tant Brille-Babil s’exprimait de façon persuasive, et tant grognaient d’un air menaçant les trois molosses qui se trouvaient être de sa compagnie.<br />
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== VI ==<br />
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Toute l’année, les animaux trimèrent comme des esclaves, mais leur travail les rendait heureux. Ils ne rechignaient ni à la peine ni au sacrifice, sachant bien que, de tout le mal qu’ils se donnaient, eux-mêmes recueilleraient les fruits, ou à défaut leur descendance – et non une bande d’humains désœuvrés, tirant les marrons du feu.<br />
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Tout le printemps et pendant l’été, ce fut la semaine de soixante heures, et en août Napoléon fit savoir qu’ils auraient à travailler aussi les après-midi du dimanche. Ce surcroît d’effort leur était demandé à titre tout à fait volontaire, étant bien entendu que tout animal qui se récuserait aurait ses rations réduites de moitié. Même ainsi, certaines tâches durent être abandonnées. La moisson fut un peu moins belle que l’année précédente, et deux champs, qu’il eût fallu ensemencer de racines au début de l’été, furent laissés en jachère, faute d’avoir pu achever les labours en temps, voulu. On pouvait s’attendre à un rude hiver.<br />
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Le moulin à vent présentait des difficultés inattendues. Il y avait bien une carrière sur le territoire de la ferme, ainsi qu’abondance de sable et de ciment dans une des remises : les matériaux étaient donc à pied d’œuvre. Mais les animaux butèrent tout d’abord sur le problème de la pierre à morceler en fragments utilisables : comment s’y prendre ? Pas autrement, semblait-il, qu’à l’aide de leviers et de pics. Voilà qui les dépassait, aucun d’eux ne pouvant se tenir longtemps debout sur ses pattes de derrière. Il s’écoula plusieurs semaines en efforts vains avant que quelqu’un ait l’idée juste utiliser la loi de la pesanteur. D’énormes blocs, bien trop gros pour être employés tels quels, reposaient sur le lit de la carrière. Les animaux les entourèrent de cordes, puis tous ensemble, vaches, chevaux, moutons, et chacun de ceux qui pouvaient tenir une corde (et même les cochons prêtaient patte forte aux moments cruciaux) se prirent à hisser ces blocs de pierre, avec une lenteur désespérante, jusqu’au sommet de la carrière. De là, basculés par-dessus bord, ils se fracassaient en morceaux au contact du sol. Une fois ces pierres brisées, le transport en était relativement aisé. Les chevaux les charriaient par tombereaux, les moutons les traînaient, un moellon à la fois ; Edmée la chèvre et Benjamin l’âne en étaient aussi : attelés à une vieille patache et payant de leur personne. Sur la fin de l’été on disposait d’assez de pierres pour que la construction commence. Les cochons supervisaient.<br />
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Lent et pénible cours de ces travaux. C’est souvent qu’il fallait tout un jour d’efforts harassants pour tirer un seul bloc de pierre ; jusqu’au faîte de la carrière, et même parfois il ne se brisait pas au sol. Les animaux ne seraient pas parvenus à bout de leur tâche sans Malabar dont la force semblait égaler celle additionnée de tous les autres. Quand le bloc de pierre se mettait à glisser et que les animaux, emportés dans sa chute sur le flanc de la colline, hurlaient la mort, c’était lui toujours qui l’arrêtait à temps, arc-bouté de tout son corps. Et chacun était saisi d’admiration, le voyant ahaner, et pouce à pouce, gagner du terrain tout haletant, ses flancs immenses couverts de sueur, la pointe des sabots tenant dru au sol. Douce parfois lui disait de ne pas s’éreinter pareillement, mais lui ne voulait rien entendre. Ses deux mots d’ordre « Je vais travailler plus dur » et « Napoléon ne se trompe jamais » lui semblaient une réponse suffisante à tous les- problèmes. Il s’était arrangé avec le jeune coq pour que celui-ci le réveille trois quarts d’heure à l’avance au lieu d’une demi-heure. De plus, à ses moments perdus – mais il n’en avait plus guère – il se rendait à la carrière pour y ramasser une charretée de pierraille qu’il tirait tout seul jusqu’à l’emplacement du moulin.<br />
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Malgré la rigueur du travail, les animaux n’eurent pas à pâtir de tout l’été. S’ils n’étaient pas mieux nourris qu’au temps de Jones, en tout cas ils ne l’étaient pas moins. L’avantage de subvenir à leurs seuls besoins – indépendamment de ceux, extravagants, de cinq êtres humains – était si considérable que, pour le perdre, il eût fallu accumuler beaucoup d’échecs. De bien des manières, la méthode animale était la plus efficace, et elle économisait du travail. Le sarclage, par exemple, pouvait se faire avec une minutie impossible chez les humains. Et les animaux s’interdisant désormais de chaparder, il était superflu de séparer, par des clôtures les pâturages des labours, de sorte qu’il n’y avait plus lieu d’entretenir haies et barrières. Malgré tout, comme l’été avançait, – différentes choses commencèrent à faire défaut sans qu’on s’y fût attendu : huile de paraffine, clous, ficelle, biscuits pour les chiens, fers du maréchal-ferrant, tous produits qui ne pouvaient pas être fabriqués à la ferme ; plus tard, on aurait besoin encore de graines et d’engrais artificiels, sans compter différents outils et la machinerie du moulin. Comment se procurer le nécessaire ? C’est ce dont personne n’avait la moindre idée.<br />
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Un dimanche matin que les animaux étaient rassemblés pour recevoir leurs instructions, Napoléon annonça qu’il avait arrêté une ligne politique nouvelle. Dorénavant la Ferme des’ Animaux entretiendrait des relations commerciales avec les fermes du voisinage : non pas, bien entendu, pour faire du négoce, mais simplement pour se procurer certaines fournitures d’urgente nécessité. Ce qu’exigeait la construction du moulin devait, dit il, primer toute autre considération. Aussi était-il en pourparlers pour vendre une meule de foin et une partie de la récolte de blé. Plus tard, en cas de besoin d’argent, il faudrait vendre des œufs (on peut les écouler au marché de Willingdon). Les poules, déclara Napoléon, devaient se réjouir d’un sacrifice qui serait leur quote-part à l’édification du moulin à vent.<br />
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Une fois encore les animaux éprouvèrent une vague inquiétude : ne jamais entrer en rapport avec les humains, ne jamais faire de commerce, ne jamais faire usage d’argent – n’était-ce pas là certaines des résolutions prises à l’assemblée triomphale qui avait suivi l’expulsion de Jones ? Tous les animaux se rappelaient les avoir adoptées – ou du moins ils croyaient en avoir gardé le souvenir. Les quatre jeunes gorets qui avaient protesté quand Napoléon avait supprimé les assemblées élevèrent timidement la voix, mais pour être promptement réduits au silence et comme foudroyés par les grognements des chiens. Puis, comme d’habitude, les moutons lancèrent l’ancienne : ''Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non !'', et la gêne passagère en fut dissipée. Finalement, Napoléon dressa la patte pour réclamer le silence et fit savoir que toutes dispositions étaient déjà prises. Il n’y aurait pas lieu pour les animaux d’entrer en relations avec les humains, ce qui manifestement serait on ne peut plus mal venu. De ce fardeau il se chargerait lui-même. Un certain Mr. Whymper, avoué à Willingdon, avait accepté de servir d’intermédiaire entre la Ferme des Animaux et le monde extérieur, et chaque lundi matin il viendrait prendre les directives. Napoléon termina son discours de façon coutumière, s’écriant : « Vive la Ferme des Animaux ! » Et, après avoir entonné ''Bêtes d’Angleterre'', on rompit les rangs.<br />
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Ensuite, Brille-Babil, fit le tour de la ferme afin d’apaiser les esprits. Il assura aux animaux que la résolution condamnant le commerce et l’usage de l’argent n’avait jamais été passée, ou même proposée. C’était là pure imagination, ou alors une légende née des mensonges de Boule de Neige. Et comme un léger doute subsistait dans quelques esprits, Brille-Babil, en personne astucieuse, leur demanda : « Êtes-vous tout à fait sûrs, camarades, que vous n’avez pas rêvé ? Pouvez-vous faire état d’un document, d’un texte consigné sur un registre ou l’autre ? » Et comme assurément n’existait aucun écrit consigné, les animaux furent convaincus de leur erreur.<br />
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Comme convenu, Mr. Whymper se rendait chaque lundi à la ferme. C’était un petit homme à l’air retors, et qui portait des favoris, un avoué dont l’étude ne traitait que de piètres affaires. Cependant, il était bien assez finaud pour avoir compris avant tout autre que la Ferme des Animaux aurait besoin d’un courtier, et les commissions ne seraient pas négligeables. Les animaux observaient ses allées et venues avec une sorte d’effroi, et ils l’évitaient autant que possible. Néanmoins, voir Napoléon, un Quatrepattes, donner des ordres à ce Deuxpattes, réveilla leur orgueil et les réconcilia en partie avec les dispositions nouvelles. Leurs relations avec la race humaine n’étaient plus tout à fait les mêmes que par le passé. Les humains ne haïssaient pas moins la Ferme des Animaux de la voir prendre un certain essor : à la vérité, ils la haïssaient plus que jamais. Chacun d’eux avait tenu pour article de foi que la ferme ferait faillite à plus ou moins brève échéance ; et quant au moulin à vent, il était voué à l’échec. Dans leurs tavernes, ils se prouvaient les uns aux autres, schémas à l’appui, que fatalement il s’écroulerait, ou qu’à défaut il ne fonctionnerait jamais. Et pourtant, ils en étaient venus, à leur corps défendant, à un certain respect pour l’aptitude de ces animaux à gérer leurs propres affaires. Ainsi désignaient-ils maintenant la Ferme des Animaux sous son nom, sans plus feindre de croire qu’elle fût la Ferme du Manoir. Et de même avaient-ils renoncé à défendre la cause de Jones ; celui-ci, ayant perdu tout espoir de rentrer dans ses biens, s’en était allé vivre ailleurs.<br />
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Sauf par le truchement de Whymper, il n’avait pas été établi de relations entre la Ferme des Animaux et le monde étranger, mais un bruit circulait avec insistance Napoléon aurait été sur le point de passer un marché avec soit Mr. Pilkington de Foxwood, soit Mr. Frederick de Pinchfield – mais en aucun cas, ainsi qu’on en fit la remarque, avec l’un et l’autre en même temps.<br />
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Vers ce temps-là, les cochons emménagèrent dans la maison d’habitation dont ils firent leurs quartiers. Une fois encore, les animaux crurent se ressouvenir qu’une résolution contre ces pratiques avait été votée, dans les premiers jours, mais une fois encore Brille-Babil parvint à les convaincre qu’il n’en était rien. Il est d’absolue nécessité, expliqua-t-il, que les cochons, têtes pensantes de la ferme, aient à leur disposition un lieu paisible où travailler. Il est également plus conforme à la dignité du chef (car depuis peu il lui était venu de conférer la dignité de chef à Napoléon) de vivre dans, une maison que dans une porcherie. Certains animaux furent troublés d’apprendre, non seulement que les cochons prenaient leur repas à la cuisine et avaient fait du salon leur salle de jeux, mais aussi qu’ils dormaient dans des lits. Comme de coutume, Malabar en prit son parti : – « Napoléon ne se trompe jamais » –, mais Douce, croyant se rappeler une interdiction expresse à ce sujet, se rendit au fond de la grange et tenta de déchiffrer les Sept Commandements inscrits là. N’étant à même que d’épeler les lettres une à une, elle s’en alla quérir Edmée.<br />
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« Edmée, dit-elle, lis-moi donc le Quatrième Commandement. N’y est-il pas question de ne jamais dormir dans un lit ? »<br />
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Edmée épelait malaisément les lettres. Enfin :<br />
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« Ça dit : ''Aucun animal ne dormira dans un lit avec des draps''. »<br />
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Chose curieuse, Douce ne se rappelait pas qu’il eût été question de draps dans le Quatrième Commandement, mais puisque c’était inscrit sur le mur il fallait se rendre à l’évidence. Sur quoi, Brille-Babil vint à passer par là avec deux ou trois chiens, et il fut à même d’expliquer l’affaire sous son vrai jour :<br />
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« Vous avez donc entendu dire, camarades, que nous, les cochons, dormons maintenant dans les lits de la maison ? Et pourquoi pas ? Vous n’allez tout de même pas croire à l’existence d’un règlement qui proscrive les lits ? Un lit, ce n’est jamais qu’un lieu où dormir. Le tas de paille d’une écurie, qu’est-ce que c’est, à bien comprendre, sinon un lit ? L’interdiction porte sur les draps, lesquels sont d’invention humaine. Or nous avons enlevé les draps des lits et nous dormons entre des couvertures. Ce sont là des lits où l’on est très bien, mais pas outre mesure, je vous en donne mon billet, camarades, avec ce travail de tête qui désormais nous incombe. Vous ne voudriez pas nous ôter le sommeil réparateur, hein, camarades ? Vous ne voudriez pas que nous soyons exténués au point de ne plus faire face à la tâche ? Sans nul doute, aucun de vous ne désire le retour de Jones ? »<br />
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Les animaux le rassurèrent sur ce point, et ainsi fut clos le chapitre des lits. Et nulle contestation non plus lorsque, quelques jours plus tard, il fut annoncé qu’à l’avenir les cochons se lèveraient une heure plus tard que les autres.<br />
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L’automne venu au terme d’une saison de travail éprouvante, les animaux étaient fourbus mais contents. Après la vente d’une partie du foin et du blé, les provisions pour l’hiver n’étaient pas fort abondantes, mais le moulin contrebalançait toute déconvenue. Il était maintenant presque à demi bâti. Après la moisson, un temps sec sous un ciel dégagé fit que les animaux trimèrent plus dur que jamais : car, se disaient-ils, il valait bien la peine ; de charroyer tout le jour des quartiers de pierre, si, ce faisant, on exhaussait d’un pied les murs du moulin. Malabar allait même au travail tout seul, certaines nuits, une heure ou deux, sous le clair de lune de septembre. Et, à leurs heures perdues, les animaux faisaient le tour du moulin en construction, à n’en plus finir, en admiration devant la force et l’aplomb des murs, et s’admirant eux-mêmes d’avoir dressé un ouvrage imposant tel que celui-là. Seul le vieux Benjamin se refusait à l’enthousiasme, sans toutefois rien dire que de répéter ses remarques sibyllines sur la longévité de son espèce.<br />
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Ce fut novembre et les vents déchaînés du sud-ouest. Il fallut arrêter les travaux, car avec le temps humide on ne pouvait plus malaxer le ciment. Une nuit enfin, la tempête souffla si fort que les bâtiments de la ferme vacillèrent sur leurs assises, et plusieurs tuiles du toit de la grange furent emportées. Les poules endormies sursautèrent, caquetant d’effroi. Toutes dans un même rêve croyaient entendre la lointaine décharge d’un fusil. Au matin les animaux une fois dehors s’aperçurent que le mât avait été abattu, et un orme, au bas du verger, arraché au sol comme un simple radis. Ils en étaient là de leurs découvertes, qu’un cri désespéré leur échappa. C’est qu’ils avaient sous les yeux quelque chose d’insoutenable : le moulin en ruine.<br />
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D’un commun accord ils se ruèrent sur le lieu du désastre. Napoléon, dont ce n’était pas l’habitude de hâter le pas, courait devant. Et, oui, gisait là le fruit de tant de luttes : ces murs rasés jusqu’aux fondations, et ces pierres éparpillées que si péniblement ils avaient cassées et charriées ! Stupéfiés, les animaux jetaient un regard de deuil sur ces éboulis. En silence, Napoléon arpentait le terrain de long en large, reniflant de temps à autre, la queue crispée battant de droite et de gauche, ce qui chez lui était l’indice d’une grande activité de tête. Soudain il fit halte, et il fallait croire qu’il avait arrêté son parti :<br />
<br />
« Camarades, dit-il, savez-vous qui est le fautif ? L’ennemi qui s’est présenté à la nuit et a renversé notre moulin à vent ? C’est Boule de Neige ! rugit Napoléon.<br />
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« Oui, enchaîna-t-il, c’est Boule de Neige, par pure malignité, pour contrarier nos plans, et se venger de son ignominieuse expulsion. Lui, le traître ! A la faveur des ténèbres, il s’est faufilé jusqu’ici et a ruiné d’un coup un an bientôt de notre labeur.<br />
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« Camarades, de ce moment, je décrète la condamnation à mort de Boule de Neige. Sera Héros-Animal de Deuxième classe et recevra un demi-boisseau de pommes quiconque le conduira sur les bancs de la justice. Un boisseau entier à qui le capturera vivant ! »<br />
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Que même Boule de Neige ait pu se rendre capable de pareille vilenie, voilà une découverte qui suscita chez les animaux une indignation extrême. Ce fut un tel tollé qu’incontinent chacun réfléchit aux moyens de se saisir de Boule de Neige si jamais il devait se représenter sur les lieux. Presque aussitôt on découvrit sur l’herbe, à petite distance de la butte, des empreintes de cochon. On ne pouvait les suivre que sur quelques mètres, mais elles avaient l’air de conduire à une brèche dans la haie. Napoléon, ayant reniflé de manière significative, déclara qu’il s’agissait bien de Boule de Neige. D’après lui, il avait dû venir de la ferme de Foxwood. Et, ayant fini de renifler<br />
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« Plus d’atermoiements, camarades ! s’écria Napoléon. Le travail nous attend. Ce matin même nous allons nous remettre à bâtir le moulin, et nous ne détèlerons pas de tout l’hiver, qu’il pleuve ou vente. Nous ferons savoir à cet abominable traître qu’on ne fait pas si facilement table rase de notre œuvre. Souvenez-vous en, camarades : nos plans ne doivent être modifiés en rien. Ils seront terminés au jour dit. En avant, camarades ! Vive le moulin à vent ! Vive la Ferme des Animaux ! »<br />
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== VII ==<br />
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Un rude hiver. Après les orages, la neige et la neige fondue, puis ce fut le gel qui ne céda que courant février. Vaille que vaille, les animaux poursuivaient la reconstruction du moulin, se rendant bien compte que le monde étranger les observait, et que les humains envieux se réjouiraient comme d’un triomphe, si le moulin n’était pas achevé dans les délais.<br />
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Les mêmes humains affectaient, par pure malveillance, de ne pas croire à la fourberie de Boule de Neige : le moulin se serait effondré tout seul, à les en croire, à cause de ses murs fragiles. Les animaux savaient, eux, que tel n’était pas le cas – encore qu’on eût décidé de les rebâtir sur trois pieds d’épaisseur, au lieu de dix-huit pouces, comme précédemment. Il leur fallait maintenant amener à pied d’œuvre une bien plus grande quantité de pierres. Longtemps, la neige amoncelée sur la carrière retarda les travaux. Puis ce fut un temps sec et il gela, et les animaux se remirent à la tâche, mais elle leur était pénible et ils n’y apportaient plus qu’un moindre enthousiasme. Ils avaient froid tout le temps, la plupart du temps ils avaient faim aussi. Seuls Malabar et Douce gardaient cœur à l’ouvrage. Les animaux entendaient les exhortations excellentes de Brille-Babil sur les joies du service et la dignité du labeur, mais trouvaient plus de stimulant dans la puissance de Malabar comme dans sa devise inattaquable : « Je vais travailler plus dur. »<br />
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En janvier la nourriture vint à manquer. Le blé fut réduit à la portion congrue, et il fut annoncé que, par compensation, une ration supplémentaire de pommes de terre serait distribuée. Or on s’aperçut que la plus grande partie des pommes de terre avait gelé, n’ayant pas été assez bien protégées sous la paille. Elles étaient molles et décolorées, peu comestibles. Bel et bien, plusieurs jours d’affilée les animaux se nourrirent de betteraves fourragères et de paille. Ils semblaient menacés de mort lente.<br />
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Il était d’importance capitale de cacher ces faits au monde extérieur. Enhardis par l’effondrement du moulin, les humains accablaient la Ferme des Animaux sous de nouveaux mensonges. Une fois encore, les bêtes mouraient de faim et les maladies faisaient des ravages, elles se battaient entre elles, tuaient leurs petits, se comportaient en vrais cannibales. Si la situation alimentaire venait à être connue, les conséquences seraient funestes ; et c’est ce dont Napoléon se rendait clairement compte. Aussi décida-t-il de recourir à Mr. Whymper, pour que prévale le sentiment contraire. Les animaux n’avaient à peu près jamais l’occasion de rencontrer Mr. Whymper lors de ses visites hebdomadaires : désormais, certains d’entre eux, bien choisis – surtout des moutons –, eurent l’ordre de se récrier, comme par hasard, quand il était à portée d’oreille, sur leurs rations plus abondantes. De plus, Napoléon, donna ordre de remplir de sable, presque à ras bord, les coffres à peu près vides de la resserre, qu’on recouvrit ensuite du restant de grains et de farine. Sur un prétexte plausible, on mena Mr. Whymper à la resserre et l’on fit en sorte qu’il jette au passage un coup d’œil sur les coffres. Il tomba dans le panneau, et rapporta partout qu’à la Ferme des Animaux, il n’y avait pas de disette.<br />
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Pourtant, à fin janvier, il devint évident qu’il serait indispensable de s’approvisionner en grain quelque part. À cette époque, Napoléon se montrait rarement en public. Il passait son temps à la maison, où sur chaque porte veillaient des chiens à la mine féroce. Quand il quittait sa retraite, c’était dans le respect de l’étiquette et sous escorte. Car six molosses l’entouraient, et grognaient si quelqu’un l’approchait de trop près. Souvent il ne se montrait même pas le dimanche matin, mais faisait connaître ses instructions par l’un des autres cochons, Brille-Babil en général.<br />
<br />
Un dimanche matin, Brille-Babil déclara que les poules, qui venaient de se remettre à pondre, devraient donner leurs œufs. Napoléon avait conclu, par l’intermédiaire de Whymper, un contrat portant sur quatre cents œufs par semaine En contrepartie, on se procurerait la farine et le grain jusqu’à l’été et le retour à une vie moins pénible.<br />
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Entendant ce qu’il en était, les poules élevèrent des protestations scandalisées. Elles avaient été prévenues que ce sacrifice pourrait s’avérer nécessaire, mais n’avaient pas cru qu’on en viendrait là. Elles déclaraient qu’il s’agissait de leurs couvées de printemps, et que leur prendre leurs œufs était criminel. Pour la première fois depuis l’expulsion de Jones, il y eut une sorte de révolte. Sous la conduite de trois poulets noirs de Minorque, les poules tentèrent résolument de faire échec aux vœux de Napoléon. Leur mode de résistance consistait à se jucher sur les chevrons du comble, d’où les œufs pondus s’écrasaient au sol. La réaction de Napoléon fut immédiate et sans merci. Il ordonna qu’on supprime les rations des poules, et décréta que tout animal surpris à leur donner fût-ce un seul grain serait puni de mort. Les chiens veillèrent à l’exécution de ces ordres. Les poules tinrent bon cinq jours, puis elles capitulèrent et regagnèrent leurs pondoirs. Neuf d’entre elles, entre-temps, étaient mortes. On les enterra dans le verger, et il fut entendu qu’elles étaient mortes de coccidiose. Whymper n’eut pas vent de l’affaire, et les œufs furent livrés en temps voulu. La camionnette d’un épicier venait les enlever chaque semaine.<br />
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De tout ce temps on n’avait revu Boule de Neige. Mais on disait que sans doute il devait se cacher dans l’une ou l’autre des deux fermes voisines, soit Foxwood, soit Pinchfield. Napoléon était alors en termes un peu meilleurs avec les fermiers. Il faut dire que, depuis une dizaine d’années, il y avait dans la cour, sur l’emplacement d’une ancienne hêtraie, une pile de madriers. C’était du beau bois sec que Whymper avait conseillé à Napoléon de vendre. De leur côté, Mr. Pilkington et Mr. Frederick désiraient l’acquérir. Or Napoléon hésitait entre les deux sans jamais se décider. On remarqua que chaque fois qu’il penchait pour Mr. Frederick, Boule de Neige était soupçonné de se cacher à Foxwood, au lieu que si Napoléon inclinait pour Mr. Pilkington, alors Boule de Neige s’était réfugié à Pinchfield.<br />
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Et, soudain, au début du printemps, une nouvelle alarmante : boule de Neige hantait la ferme à la nuit ! L émoi des animaux fut tel qu’ils faillirent en perdre le sommeil. Selon la rumeur, Boule de Neige s’introduisait à la faveur des ténèbres pour commettre cent méfaits. C’est lui qui volait le blé, renversait les seaux à lait, cassait les œufs, piétinait les semis, écorçait les arbres fruitiers. On prit l’habitude de lui imputer tout forfait, tout contretemps. Si une fenêtre était brisée, un égout obstrué, la faute lui en était toujours attribuée, et quand on perdit la clef de la resserre, dans la ferme entière ce fut un même cri : Boule de Neige l’avait jetée dans le puits ! Et, chose bizarre, c’est ce que les animaux croyaient toujours après qu’on eut retrouvé la clef sous un sac de farine. Unanimes, les vaches affirmaient que Boule de Neige pénétrait dans l’étable par surprise pour les traire dans leur sommeil. Les rats, qui, cet hiver-là, avaient fait des leurs, passaient pour être de connivence avec lui.<br />
<br />
Les activités de Boule de Neige doivent être soumises à une investigation implacable, décréta Napoléon. Escorté de ses chiens, il inspecta les bâtiments avec grande minutie, les autres animaux le suivant à distance de respect. Souvent il faisait halte pour flairer le sol, déclarant, qu’il pouvait déceler à l’odeur les empreintes de Boule de Neige. Pas un coin de la grange et de l’étable, du poulailler et du potager, qu’il ne reniflât, à croire qu’il suivait le traître à la trace. Du groin il flairait la terre avec insistance, puis d’une voix terrible s’écriait : « Boule de Neige ! Il est venu ici ! Mon odorat me le dit ! » Au nom de Boule de Neige les chiens poussaient des aboiements à fendre le cœur et montraient les crocs<br />
<br />
Les animaux étaient pétrifiés d’effroi C’était comme si Boule de Neige, présence impalpable, toujours à rôder, les menaçait de cent dangers. Un soir, Brille-Babil les fit venir tous. Le visage anxieux et tressaillant sur place, il leur dit qu’il avait des nouvelles graves à leur faire savoir.<br />
<br />
« Camarades ! s’écria-t-il en sautillant nerveusement, Boule de Neige s’est vendu à Frederick, le propriétaire de Pinchfield, qui complote en ce moment de nous attaquer et d’usurper notre ferme. C’est Boule de Neige qui doit le guider le moment venu de l’offensive. Mais il y a pire encore. Nous avions cru la révolte de Boule de Neige causée par la vanité et l’ambition. Mais nous avions tort, camarades. Savez-vous quelle était sa raison véritable ? Du premier jour Boule de Neige était de mèche avec Jones ! Il n’a cessé d’être son agent secret. Nous en tenons la preuve de documents abandonnés par lui et que nous venons tout juste de découvrir. À mon sens, camarades voilà qui explique bien des choses. N’avons-nous pas vu de nos yeux comment il tenta – sans succès heureusement – de nous entraîner dans la défaite et l’anéantissement, lors de la bataille de l’Étable ? »<br />
<br />
Les animaux étaient stupéfiés. Pareille scélératesse comparée à la destruction du moulin, vraiment c’était le comble ! Il leur fallut plusieurs minutes pour s’y faire. Ils se rappelaient tous, ou du moins croyaient se rappeler, Boule de Neige chargeant à leur tête à la bataille de l’Étable, les ralliant sans cesse et leur redonnant cœur au ventre, alors même que les bombes de Jones lui écorchaient l’échine. Dès l’abord, ils voyaient mal comment il aurait pu être en même temps du côté de Jones. Même Malabar, qui ne posait guère de questions, demeurait perplexe. Il s’étendit sur le sol, replia sous lui ses jambes de devant, puis, s’étant concentré avec force, énonça ses pensées. Il dit :<br />
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« Je ne crois pas ça. À la bataille de l’Étable, Boule de Neige s’est conduit en brave. Et ça, je l’ai vu de mes propres yeux Et juste après le combat, est-ce qu’on ne l’a pas nommé Héros-Animal, Première Classe ?<br />
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– C’est là que nous avons fait fausse route, camarade reprit Brille-Babil. Car en réalité il essayait de nous conduire à notre perte. C’est ce que nous savons maintenant grâce à ces documents secrets.<br />
<br />
– Il a été blessé, quand même, dit Malabar. Tous, nous l’avons vu qui courait en perdant son sang.<br />
<br />
– Cela aussi faisait partie de la machination ! s’écria Brille-Babil. Le coup de fusil de Jones n’a fait que l’érafler. Si vous saviez lire, je vous en donnerais la preuve écrite de sa main. Le complot, prévoyait qu’au moment critique Boule de Neige donnerait le signal du sauve-qui-peut, abandonnant le terrain à l’ennemi. Et il a failli réussir. Bel et bien, camarades, il aurait réussi, n’eût été votre chef héroïque, le camarade Napoléon. Enfin, est-ce que vous l’auriez oublié ? Au moment même où Jones et ses hommes pénétraient dans la cour, Boule de Neige tournait casaque, entraînant nombre d’animaux après lui. Et, au moment où se répandait la panique, alors même que tout semblait perdu, le camarade Napoléon s’élançait en avant au cri de “Mort à l’Humanité !”, mordant Jones, au mollet. De cela, sûrement vous vous rappelez, camarades ? » dit Brille-Babil en frétillant.<br />
<br />
Entendant le récit de cette scène haute en couleurs, les, animaux avaient l’impression de se rappeler. À tout le moins, ils se souvenaient qu’au moment critique, Boule de Neige avait détalé. Mais Malabar, toujours un peu mal à l’aise, finit par dire :<br />
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« Je ne crois pas que Boule de Neige était un traître au commencement. Ce qu’il a fait depuis c’est une autre histoire. Mais je crois qu’à la bataille de l’Étable il a agi en vrai camarade. »<br />
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Brille-Babil, d’un ton ferme et pesant ses mots, dit alors :<br />
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« Notre chef, le camarade Napoléon, a déclaré catégoriquement, catégoriquement, camarades, que Boule de Neige était l’agent de Jones depuis le début. Oui, et même bien avant que nous ayons envisagé le soulèvement.<br />
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– Ah, c’est autre chose dans ce cas-là, concéda Malabar. Si c’est le camarade Napoléon qui le dit, ce doit être vrai.<br />
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– A la bonne heure, camarade ! » s’écria Brille-Babil, non sans avoir jeté toutefois de ses petits yeux pétillants un regard mauvais sur Malabar. Sur le point de s’en aller, il se retourna et ajouta d’un ton solennel « J’en avertis chacun de vous, il va falloir ouvrir l’œil et le bon. Car nous avons des raisons de penser que certains agents secrets de Boule de Neige se cachent parmi nous à l’heure actuelle ! »<br />
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Quatre jours plus tard en fin d’après-midi, Napoléon donna ordre à tous les animaux de se rassembler dans la cour. Quand ils furent tous réunis, il sortit de la maison de la ferme, portant deux décorations (car récemment il s’était attribué les médailles de Héros-Animal, Première Classe et Deuxième Classe). Il était entouré de ses neufs molosses qui grondaient ; les animaux en avaient froid dans le dos, et chacun se tenait tapi en silence, comme en attente de quelque événement terrible.<br />
<br />
Napoléon jeta sur l’assistance un regard dur, puis émit un cri suraigu. Immédiatement les chiens bondirent en avant, saisissant quatre cochons par l’oreille et les traînant, glapissants et terrorisés, aux pieds de Napoléon. Les oreilles des cochons saignaient. Et, quelques instants, les molosses, ivres de sang, parurent saisis d’une rage démente. À la stupeur de tous, trois d’entre eux se jetèrent sur Malabar. Prévenant leur attaque, le cheval frappa l’un d’eux en plein bond et de son sabot le cloua au sol. Le chien hurlait miséricorde. Cependant ses deux congénères, la queue entre les jambes, avaient filé bon train. Malabar interrogeait Napoléon des yeux. Devait-il en finir avec le chien ou lui laisser la vie sauve ? Napoléon parut prendre une expression autre, et d’un ton bref il lui commanda de laisser aller le chien, sur quoi Malabar leva son sabot. Le chien détala, meurtri et hurlant de douleur.<br />
<br />
Aussitôt le tumulte s’apaisa. Les quatre cochons restaient sidérés et tremblants, et on lisait sur leurs traits le sentiment d’une faute.<br />
<br />
Napoléon les invita â confesser leurs crimes. C’étaient là les cochons qui avaient protesté quand Napoléon avait aboli l’assemblée du dimanche. Sans autre forme de procès, ils avouèrent. Oui, ils avaient entretenu des relations secrètes avec Boule de Neige depuis son expulsion. Oui, ils avaient collaboré avec lui à l’effondrement du moulin à vent. Et, oui, ils avaient été de connivence pour livrer la Ferme des Animaux à Mr. Frederick. Ils firent encore état de confidences du traître – depuis des années, il était bien l’agent secret de Jones. Leur confession achevée, les chiens, sur-le-champ, les égorgèrent. Alors, d’une voix terrifiante, Napoléon demanda si nul autre animal n’avait à faire des aveux.<br />
<br />
Les trois poulets qui avaient mené la sédition dans l’affaire des œufs s’avancèrent, disant que Boule de Neige leur était apparu en rêve. Il les avait incités à désobéir aux ordres de Napoléon. Eux aussi furent massacrés. Puis une oie se présenta : elle avait dérobé six épis de blé à la moisson de l’année précédente et les avait mangés de nuit. Un mouton avait, lui, uriné dans l’abreuvoir – sur les instances de Boule de Neige –, et deux autres moutons avouèrent le meurtre d’un vieux bélier, particulièrement dévoué à Napoléon : alors qu’il avait un rhume de cerveau, ils l’avaient pris en chasse autour d’un feu de bois. Tous furent mis à mort sur-le-champ. Et de cette façon, aveux et exécutions se poursuivirent : à la fin ce fut, aux pieds de Napoléon, un amoncellement de cadavres, et l’air était lourd d’une odeur de sang inconnue depuis le bannissement de Jones.<br />
<br />
Quand on en eut fini, le reste des animaux, cochons et chiens exceptés, s’éloigna en foule furtive. Ils frissonnaient d’horreur, et n’auraient pas pu dire ce qui les bouleversait le plus : la trahison de ceux ayant partie liée avec Boule de Neige, ou la cruauté du châtiment. Dans les anciens jours, de pareilles scènes de carnage avaient bien eu lieu, mais il leur paraissait à tous que c’était pire maintenant qu’elles se produisaient entre eux. Depuis que Jones n’était plus dans les lieux, pas un animal qui en eût tué un autre, fût-ce un simple rat. Ayant gagné le monticule où, à demi achevé, s’élevait le moulin, d’un commun accord les animaux se couchèrent, blottis côte à côte, pour se faire chaud. Il y avait là Douce, Edmée et Benjamin, les vaches et les moutons, et tout un troupeau mêlé d’oies et de poules : tout le monde, somme toute, excepté la chatte qui s’était éclipsée avant même l’ordre de rassemblement. Seul Malabar était demeuré debout, ne tenant pas en place, en se battant les flancs de sa longue queue noire, en poussant de temps à autre un hennissement étonne. À la fin, il dit :<br />
<br />
« Ça me dépasse. Je n’aurais jamais cru à des choses pareilles dans notre ferme. Il doit y avoir de notre faute. La seule solution, à mon avis, c’est de travailler plus dur. À partir d’aujourd’hui, je vais me lever encore une heure plus tôt que d’habitude. »<br />
<br />
Et, de son trot pesant, il fila vers la carrière. Une fois là, il ramassa coup sur coup deux charretées de pierres qu’avant de se retirer pour la nuit il traîna jusqu’au moulin.<br />
<br />
Les animaux se blottissaient autour de Douce, et ils se taisaient. Du mamelon où ils se tenaient couchés, s’ouvrait une ample vue sur la campagne. La plus grande partie de la Ferme des Animaux était sous leurs yeux – le pâturage tout en longueur jusqu’à la route, le champ de foin, le boqueteau, l’abreuvoir, les labours où le blé vert poussait dru, et les toits rouges des dépendances d’où des filaments de fumée tourbillonnaient. La transparence d’un soir de printemps. L’herbe et les haies chargées de bourgeons se doraient aux rayons obliques du soleil. Jamais la ferme – et ils éprouvaient une sorte d’étonnement à se rappeler qu’elle était à eux, que chaque pouce leur appartenait – ne leur avait paru si enviable. Suivant du regard le versant du coteau, les yeux de Douce s’embuaient de larmes. Eut-elle été à même d’exprimer ses pensées, alors elle aurait dit : mais ce n’est pas là ce que nous avions entrevu quand, des années plus tôt, nous avions en tête de renverser l’espèce humaine Ces scènes d’épouvante et ces massacres, ce n’était pas ce que nous avions appelé de nos vœux la nuit où Sage l’Ancien avait exalté en nous l’idée du soulèvement. Elle-même, se fut-elle fait une image du futur, ç’aurait été celle d’une société d’animaux libérés de la faim et du fouet : ils auraient été tous égaux, chacun aurait travaillé suivant ses capacités, le fort protégeant le faible, comme elle avait protégé de sa patte la couvée de canetons, cette nuit où Sage l’Ancien avait prononcé son discours. Au lieu de quoi – elle n’aurait su dire comment c’était arrivé – des temps sont venus, où personne n’ose parler franc, où partout grognent des chiens féroces, où l’on assiste des exécutions de camarades dévorés à pleines dents après avoir avoué des crimes affreux. Il ne lui venait pas la moindre idée de révolte ou de désobéissance. Même alors elle savait les animaux bien mieux pourvus que du temps de Jones, et aussi qu’avant tout il fallait prévenir le retour des humains. Quoi qu’il arrive, elle serait fidèle, travaillerait ferme, exécuterait les ordres, accepterait la mainmise de Napoléon. Quand même, ce n’était pas pour en arriver là qu’elle et tous les autres avaient espéré et pris de la peine. Pas pour cela qu’ils avaient bâti le moulin et bravé les balles de Jones ! Telles étaient ses pensées, même si les mots ne lui venaient pas.<br />
<br />
A la fin, elle se mit à chanter ''Bêtes d’Angleterre'', se disant qu’elle exprimerait ainsi ce que ses propres paroles n’auraient pas su dire. Alors les autres animaux assis autour d’elle reprirent en chœur le chant révolutionnaire, trois fois de suite – mélodieusement, mais avec une lenteur funèbre, comme ils n’avaient jamais fait encore.<br />
<br />
A peine avaient-ils fini de chanter pour la troisième fois que Brille-Babil, escorté de deux molosses, s’approcha, de l’air de qui a des choses importantes à faire savoir. Il annonça que désormais, en vertu d’un décret spécial du camarade Napoléon, chanter ''Bêtes d’Angleterre'' était interdit.<br />
<br />
Les animaux en furent tout décontenancés.<br />
<br />
« Pourquoi ? s’exclama Edmée.<br />
<br />
– Il n’y a plus lieu, camarade, dit Brille-Babil d’un ton cassant. ''Bêtes d’Angleterre'', c’était le chant du Soulèvement. Mais le Soulèvement a réussi. L’exécution des traîtres, cet après-midi, l’a mené à son terme. Au-dehors comme au-dedans l’ennemi est vaincu. Dans ''Bêtes d’Angleterre'' étaient exprimées nos aspirations à la société meilleure des temps à venir. Or cette société est maintenant instaurée. Il est clair que ce chant n’a plus aucune raison d’être. »<br />
<br />
Tout effrayés qu’ils fussent, certains animaux auraient peut-être bien protesté, si à cet instant les moutons n’avaient entonné leurs bêlements habituels : ''Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non !'' Et ils bêlèrent plusieurs minutes, durant, et mirent fin à la discussion.<br />
<br />
Aussi n’entendit-on plus Bêtes d’Angleterre. À la place, Minimus, le poète, composa de nouveaux couplets dont voici le commencement :<br />
<br />
:''Ferme des Animaux, Ferme des Animaux''<br />
<br />
:''Jamais de mon fait ne te viendront des maux !''<br />
<br />
et c’est là ce qu’on chante chaque, dimanche, matin après le salut au drapeau. Mais les animaux trouvaient que ces paroles et cette musique ne valaient pas Bêtes d’Angleterre.<br />
<br />
== VIII ==<br />
<br />
Quelques jours plus tard, quand se fut apaisée la terreur causée par les exécutions, certains animaux se rappelèrent – ou du moins crurent se rappeler – ce qu’enjoignait le Sixième Commandement : ''Nul animal ne tuera un autre animal''. Et bien que chacun se gardât d’en rien dire à portée d’oreille des cochons ou des chiens, on trouvait que les exécutions s’accordaient mal avec cet énoncé. Douce demanda à Benjamin de lui lire le Sixième Commandement, et quand Benjamin, comme d’habitude, s’y fût refusé, disant qu’il ne se mêlait pas de ces affaires-là, elle se retourna vers Edmée. Edmée le lui lut. Ça disait : ''Nul animal, ne tuera un autre animal sans raison valable''. Ces trois derniers mots, les animaux, pour une raison ou l’autre, ne se les rappelaient pas, mais ils virent bien que le Sixième Commandement n’avait pas été violé. Il y avait clairement de bonnes raisons de tuer les traîtres qui s’étaient ligués avec Boule de Neige.<br />
<br />
Tout le long de cette année-là, ils travaillèrent encore plus dur que l’année précédente. Achever le moulin en temps voulu avec des murs deux fois plus épais qu’auparavant, tout en menant de pair les travaux coutumiers, c’était un labeur écrasant. Certains jours, les animaux avaient l’impression de trimer plus longtemps qu’à l’époque de Jones, sans en être, mieux nourris. Le dimanche matin, Brille-Babil, tenant un long ruban de papier dans sa petite patte, leur lisait des colonnes de chiffres. Il en résultait une augmentation marquée dans chaque catégorie de production : deux cents, trois cents ou cinq cents pour cent suivant les cas. Les animaux ne voyaient pas de raison de ne pas prêter foi à ces statistiques, d’autant moins de raison qu’ils ne se rappelaient plus bien ce qu’il en avait été avant le soulèvement. Malgré tout, il y avait des moments où moins de chiffres et plus à manger leur serait mieux allé.<br />
<br />
Tous les ordres leur étaient maintenant transmis par Brille-Babil ou l’un des autres cochons. C’est tout juste si chaque quinzaine Napoléon se montrait en public, mais alors le cérémonial était renforcé. À ses chiens s’ajoutait un jeune coq noir et fiérot, qui précédait le chef, faisait office de trompette, et, avant qu’il ne prît la parole, poussait un cocorico ardent. On disait que Napoléon avait un statut propre jusque dans la maison où il avait ses appartements privés. Servi par deux chiens, il prenait ses repas seul dans le service de porcelaine de Derby frappé d’une couronne, autrefois exposé dans l’argentier du salon. Enfin il fut entendu qu’une salve de carabine serait tirée pour commémorer sa naissance – tout de même que les deux autres jours anniversaires.<br />
<br />
Napoléon n’était plus jamais désigné par un seul patronyme. Toujours on se référait à lui en langage de protocole : « Notre chef, le camarade Napoléon ». De plus, les cochons se plaisaient à lui attribuer des titres tels que « Père de tous les Animaux », « Terreur du Genre Humain », « Protecteur de la Bergerie », « Ami des Canetons », ainsi de suite. Dans ses discours. Brille-Babil exaltait la sagesse de Napoléon et sa bonté de cœur, son indicible amour des animaux de tous les pays, même et en particulier celui qu’il portait aux infortunés des autres fermes, encore dans l’ignorance et l’esclavage. C’était devenu l’habitude de rendre honneur à Napoléon de tout accomplissement heureux et hasard propice. Aussi entendait-on fréquemment une poule déclarer à une autre commère poule : « Sous la conduite éclairée du camarade Napoléon, notre chef, en six jours j’ai pondu cinq œufs. » Ou encore c’étaient deux vaches à l’abreuvoir, s’exclamant : « Grâces soient rendues aux lumières du camarade Napoléon, car cette eau a un goût excellent ! Le sentiment général fut bien exprimé dans un poème de Minimus, dit ''Camarade Napoléon''<br />
<br />
<center>Tuteur de l’orphelin</center><br />
<br />
<center>Fontaine de bonheur</center><br />
<br />
<center>Calme esprit souverain</center><br />
<br />
<center>Seigneur de la pâtée le feu de ton regard</center><br />
<br />
<center>Se penche créateur</center><br />
<br />
<center>Soleil dans notre ciel, source de réflexion</center><br />
<br />
<center>O Camarade Napoléon !</center><br />
<br />
<br />
<center>O grand dispensateur</center><br />
<br />
<center>De tout ce que l’on aime</center><br />
<br />
<center>O divin créateur</center><br />
<br />
<center>Pourvoyeur du petit et maître en tous arts</center><br />
<br />
<center>Oui chaque bête même</center><br />
<br />
<center>Chaque bête te doit foin sec et ventre bon</center><br />
<br />
<center>O Camarade Napoléon</center><br />
<br />
<br />
<center>Même un petit cochon</center><br />
<br />
<center>Pas plus qu’enfantelet</center><br />
<br />
<center>Dans sa contemplation</center><br />
<br />
<center>Il lui faudra savoir que sous ton étendard</center><br />
<br />
<center>Chaque bête se tait</center><br />
<br />
<center>Et que son premier cri dira ton horizon</center><br />
<br />
<center>O Camarade Napoléon !</center><br />
<br />
Napoléon donna son approbation au poème qu’il fit inscrire sur le mur de la grange, en face des Sept Commandements. En frontispice son effigie de profil fut peinte par Brille-Babil à la peinture blanche.<br />
<br />
Entre-temps, Napoléon était, par le truchement de Whymper, entré en négociations compliquées avec Frederick et Pilkington. Le bois de charpente n’était toujours pas vendu. Frederick, le plus désireux de s’en rendre acquéreur, n’offrait pas un prix raisonnable. Simultanément la rumeur se répandit de nouveau d’une offensive de Frederick et de ses hommes contre la Ferme des Animaux. Il jetterait bas le moulin dont l’édification avait soulevé chez lui une jalousie effrénée On savait que Boule de Neige rôdait toujours à la ferme de Pinchfield. Au cœur de l’été, les animaux en grand émoi apprirent que trois poules avaient spontanément avoué leur, participation à un complot de Boule de Neige en vue d’assassiner Napoléon. Elles furent exécutées sans délai et de nouvelles précautions furent prises pour la sécurité du chef. La nuit quatre chiens montèrent la garde autour de son lit, un à chaque coin, et à un petit goret’ du nom de Œil Rose fut confiée la charge de goûter sa nourriture, de peur d’un empoisonnement.<br />
<br />
Vers ce temps-là, il fut annoncé que Napoléon avait pris la décision de vendre le bois à Mr. Pilkington. Il était aussi sur le point de passer accord avec la ferme de Foxwood en vue d’échanges réguliers. Les relations entre Napoléon et Pilkington, quoique uniquement menées par Whymper, en étaient devenues presque cordiales. Les animaux se méfiaient de Pilkington, en tant qu’humain, mais le préféraient franchement à Frederick, qu’à la fois ils redoutaient et haïssaient. L’été s’avançant et la : construction du moulin touchant à sa fin, les bruits se firent de plus en plus insistants d’une attaque perfide, déclenchée d’un moment à l’autre. Frederick, disait-on, se proposait de lancer contre la Ferme des Animaux une vingtaine d’individus armés de fusils. Déjà il avait soudoyé les hommes de loi et la police, de façon qu’une fois en possession des titres de propriété ceux-ci ne soient plus remis en cause. Qui plus est, des histoires épouvantables circulaient sur le traitement cruel infligé à des animaux par ce Frederick : il avait fouetté un vieux cheval jusqu’à ce que mort s’ensuive, laissait ses vaches mourir de faim, avait jeté un de ses chiens dans la chaudière, se divertissait le soir à des combats de coqs (les combattants avaient des éclats de lames de rasoir fixés aux ergots). Au récit d’atrocités pareilles, le sang des animaux ne faisait qu’un tour, et il leur arriva de clamer leur désir d’être autorisés à marcher sur Pinchfield pour en chasser les humains et délivrer les animaux. Mais Brille-Babil leur conseilla d’éviter toute action téméraire et de s’en remettre à la stratégie du camarade Napoléon.<br />
<br />
Malgré tout, une âcre animosité contre Frederick persistait- Un dimanche matin, Napoléon se rendit dans la grange pour expliquer qu’il n’avait à aucun moment envisagé de lui vendre le chargement de bois. Il y allait de sa dignité, expliqua-t-il, de ne jamais entretenir de relations avec des gredins pareils. Les pigeons, toujours chargés de répandre à l’extérieur les nouvelles du Soulèvement, reçurent l’interdiction de toucher terre en un point quelconque de Foxwood, et il leur fut ordonné de substituer au mot d’ordre initial, « Mort à l’Humanité ! », celui de « Mort à Frederick ! ». Vers la fin de l’été, une nouvelle machination de Boule de Neige fut démasquée. Les mauvaises herbes avaient envahi les blés, et l’on s’aperçut que, lors d’une de ses incursions nocturnes, Boule de Neige avait semé l’ivraie dans le bon grain. Un jars dans le secret du complot confessa sa faute à Brille-Babil, puis aussitôt se suicida en avalant des baies de belladone. Les animaux apprirent encore qu’à Boule de Neige – au rebours de ce que nombre d’entre eux avaient cru jusque-là – n’avait jamais été conférée la distinction de Héros-Animal, Première Classe. C’était là pure légende propagée par Boule de Neige lui-même à quelque temps de la bataille de l’Étable. Loin qu’il ait été décoré, il avait été blâmé pour sa couardise au combat. Cette nouvelle-là, comme d’autres avant elle, laissa les animaux abasourdis, mais bientôt Brille-Babil sut les convaincre que leur mémoire était en défaut.<br />
<br />
À l’automne, au prix d’un effort harassant et qui tenait du prodige (car presque en même temps il avait fallu rentrer la moisson), le moulin à vent fut achevé. Si manquaient les moyens mécaniques de son fonctionnement, dont Whymper négociait l’achat, le corps de l’édifice existait. Au défi de tous les obstacles, malgré le manque d’expérience et les moyens primitifs à leur disposition, et la malchance, et la perfidie de Boule de Neige, l’ouvrage était debout au jour dit. Épuisés mais fiers, les animaux faisaient à n’en plus finir le tour de leur chef-d’œuvre, encore plus beau à leurs yeux que la première fois. De plus, les murs étaient deux fois plus épais, et rien désormais, rien ne pourrait plus anéantir le moulin, qu’une charge d’explosifs. Et repensant à la peine qu’ils avaient prise, aux périodes de découragement surmontées, et à la vie tellement différente qui serait la leur quand les ailes tourneraient et les dynamos fonctionneraient – à la pensée de toutes ces choses, leur lassitude céda et ils se mirent à cabrioler autour de leur œuvre, poussant des cris de triomphe. Napoléon lui-même, accompagné de ses chiens et de son jeune coq, se rendit sur les lieux, en personne félicita les animaux de leur réussite, et fit connaître que le moulin serait nommé Moulin Napoléon<br />
<br />
Deux jours plus tard les animaux furent convoqués à la grange en séance extraordinaire. Ils restèrent bouche bée quand Napoléon annonça qu’il avait vendu le chargement de bois à Frederick dès le lendemain, celui-ci se présenterait avec ses camions pour prendre livraison de la marchandise. Ainsi, pendant la période de son amitié prétendue avec Pilkington, Napoléon avait entretenu avec Frederick les relations secrètes qui menaient à cet accord.<br />
<br />
Toutes les relations avec Foxwood avaient été rompues et des messages injurieux adressés à Pilkington. Les pigeons avaient pour consigne d’éviter la ferme de Pinchfield et de retourner le mot d’ordre « Mort à Frederick ! » qui devenait « Mort à Pilkington ! »<br />
<br />
En même temps, Napoléon assura les animaux que les menaces d’une attaque imminente contre la Ferme des Animaux étaient sans fondement aucun... Quant aux contes sur la cruauté de Frederick envers ses bêtes, c’était très exagéré. De telles fables devaient trouver leur origine dans la malfaisance de Boule de Neige et de ses agents. Et pour Boule de Neige lui-même : il y avait maintenant tout lieu de croire qu’il ne s’était pas réfugié à la ferme de Pinchfield ; en vérité, il n’y était jamais allé. Depuis des années il vivait à Foxwood, dans l’opulence, disait-on à la solde de Pilkington.<br />
<br />
Les cochons sont béants d’admiration devant tant de fine astuce chez Napoléon. Feignant d’être l’ami de Pilkington, il avait contraint Frederick à renchérir de douze livres sur son offre initiale. Et ce qui faisait de Napoléon un cerveau d’exception, c’était, dit Brille-Babil, qu’il ne faisait confiance à personne, pas même à Frederick. Celui-ci avait voulu payer le bois au moyen d’un chèque – soit pas plus, à ce qu’il semblait, qu’une promesse d’argent écrite sur un bout de papier. Or Napoléon, des deux, était le plus malin. Il avait exigé un versement en billets de cinq livres, à lui remettre avant l’enlèvement de la marchandise ; Frederick avait déjà payé, et le montant de la somme se trouvait suffire à l’achat de la machinerie du moulin.<br />
<br />
Frederick avait promptement pris livraison du bois, et, l’opération achevée, une autre réunion fut tenue dans la grange où les animaux purent examiner de près les billets de banque. Portant ses deux décorations, Napoléon, sur l’estrade, reposait sur un lit de paille, souriant aux anges, l’argent à côté de lui, soigneusement empilé sur un plat de porcelaine de Chine provenant de la cuisine. Les animaux défilèrent avec lenteur, n’en croyant pas leurs yeux. Et Malabar, du museau, renifla les billets, et sous son souffle on les vit bruire et frémir.<br />
<br />
Trois jours plus tard, ce fut un hourvari sans nom. Whymper, les traits livides, remonta le sentier sur sa bicyclette, s’en débarrassa précipitamment dans la cour, puis courut droit à la maison. L’instant d’après, on perçut, venus des appartements de Napoléon, des cris de rage mal étouffés. La nouvelle de ce qui s’était passé se répandit comme une traînée de poudre : les billets de banque étaient faux ! Frederick avait acquis le bois sans bourse délier !<br />
<br />
Napoléon rassembla les animaux sur-le-champ, et d’une voix terrible prononça la condamnation à mort. Une fois Frederick entre nos pattes, dit-il, nous le ferons bouillir à petit feu. Et du même coup il les avertit qu’après cet acte de trahison le pire était à redouter. À tout instant, Frederick et ses gens pourraient bien lancer l’attaque si longtemps attendue. Des sentinelles furent disposées sur toutes les voies d’accès à la ferme. Quatre pigeons furent dépêchés vers Foxwood, porteurs d’un message de conciliation, car on espérait rétablir des relations de bon voisinage.<br />
<br />
L’attaque eut lieu dès le lendemain matin. Les animaux prenaient leur premier repas quand les guetteurs firent irruption, annonçant que Frederick et ses partisans avaient déjà franchi la clôture aux cinq barreaux. Crânement, les animaux se portèrent à leur rencontre, mais cette fois la victoire ne fut pas aussi facile qu’à la bataille de l’Étable. Les hommes, une quinzaine, étaient armés de six fusils, et quand les animaux furent à cinquante mètres, ils ouvrirent le feu. Les défenseurs, ne pouvant faire face aux explosions épouvantables et aux cuisantes brûlures des plombs, reculèrent, malgré les efforts de Napoléon et de Malabar pour les rameuter. Un certain nombre d’entre eux, étaient blessés déjà. Alors les animaux se replièrent sur les dépendances de la ferme, épiant l’ennemi par les fentes et fissures des portes. Tout le grand herbage, moulin compris, était tombé aux mains des assaillants. À ce moment, même Napoléon avait l’air désemparé. Sans un mot il faisait les cent pas, nerveux, la queue raidie. Il avait, pour la ferme de Foxwood, des regards nostalgiques. Ah, si Pilkington et les siens venaient leur prêter main-forte, ils pourraient encore l’emporter ! Or à cet instant les quatre pigeons envoyés en mission la veille revinrent, l’un d’eux avec un billet griffonné au crayon par Pilkington et disant : « Ça vous apprendra ! »<br />
<br />
Cependant Frederick et ses gens avaient fait halte auprès du moulin. Un murmure de consternation parcourut les animaux qui les regardaient faire. Car deux hommes avaient brandi une masse et une barre servant de levier. Ils s’apprêtaient à faire sauter le moulin.<br />
<br />
« Ils n’ont aucune chance ! s’écria Napoléon. Nos murs sont bien trop épais. En une semaine ils n’y parviendraient pas. Courage, camarades ! »<br />
<br />
Mais Benjamin regardait faire les deux, hommes avec une attention soutenue. Avec la masse et la barre ils perçaient un trou à la base du moulin. Lentement, comme si la scène l’eût amusé, Benjamin hocha de son long museau :<br />
<br />
« Je m’en doutais, dit-il. Vous ne voyez pas ce qu’ils font ? Encore un instant et ils vont enfoncer leur explosif dans l’ouverture. »<br />
<br />
Les animaux attendaient, terrifiés. Et comment auraient-ils pu s’aventurer à découvert ? Mais bientôt on vit les hommes s’égailler de tous côtés. Puis un grondement assourdissant. Les pigeons, là-haut, tourbillonnaient.<br />
<br />
Tous les autres animaux, Napoléon excepté, se tenaient à terre, la tête cachée. Quand ils se relevèrent, un énorme nuage de fumée noire planait sur le lieu où le moulin s’était, élevé. Lentement la brise dissipa la nuée. Le moulin avait cessé d’être.<br />
<br />
Voyant cela, les animaux reprennent, courage. La peur et le désespoir éprouvés quelques instants plus tôt, cèdent devant leur rage contre tant de vilenie. Une immense clameur de vengeance s’élève, et sans attendre les ordres ils se jettent en masse droit sur l’ennemi. Et c’est comme si leur sont de rien, les plombs qui, drus comme grêle, s’abattent alentour.<br />
<br />
C’est une lutte âpre et sauvage, les hommes lâchant salve sur salve, puis, quand les animaux les serrent de près, les harcelant de leurs gourdins et de leurs lourdes bottes. Une vache, trois moutons et deux oies périssent, et presque tous sont blessés. Napoléon lui-même, qui de l’arrière dirige les opérations, voit sa queue lacérée par un plomb. Mais les hommes non plus ne s’en tirent pas indemnes. À coups de sabot, Malabar fracasse trois têtes. Un autre assaillant est éventré par une vache, un autre encore a le pantalon mis à mal par les chiennes Constance et Fleur. Et quand Napoléon lâche les neuf molosses de sa garde, leur ayant enjoint de tourner l’ennemi sous couvert de la haie, les hommes, les apercevant sur leur flanc, et entendant leurs aboiements féroces, sont pris de panique. Ils se voient en danger d’être encerclés. Frederick crie à ses hommes de détaler pendant qu’il en est temps, et dans l’instant voilà les lâches qui prennent le large. C’est un sauve-qui-peut, un sauve-ta-peau.<br />
<br />
Alors les animaux prennent les hommes en chasse. Ils les traquent jusqu’au bas du champ. Et là, les voyant se faufiler à travers la haie, ils les obligent d’encore quelques ruades.<br />
<br />
Vainqueurs, mais à bout de forces et couverts de sang, c’est clopin-clopant qu’ils regagnèrent la ferme. Voyant l’herbe jonchée de leurs camarades morts, certains d’entre eux pleuraient. Quelques instants, ils se recueillirent, affligés, devant le lieu où s’était élevé le moulin. Oh, il n’y avait plus de moulin, et les derniers vestiges de leur ouvrage étaient presque effacés. Même les fondations étaient en partie détruites. Et pour le reconstruire, cette fois ils ne pourraient plus se servir des pierres fracassées au sol, car elles aussi avaient disparu. La violence de la déflagration les avait projetées à des centaines de mètres. Et c’était comme si le moulin n’avait jamais été.<br />
<br />
Comme ils approchaient de la ferme, Brille-Babil, qu’inexplicablement on n’avait pas vu au combat, vint au-devant d’eux, sautillant et trémoussant de la queue, l’air ravi. Et les animaux perçurent, venu des dépendances, retentissant et solennel, un coup de feu.<br />
<br />
« Qu’est-ce que c’est, ce coup de fusil ? dit Malabar.<br />
<br />
– C’est pour célébrer la victoire ! s’exclama Brille-Babil.<br />
<br />
– Quelle victoire ? demanda Malabar. Ses genoux étaient en sang, il avait perdu un fer et écorché son sabot. Une dizaine de plombs s’étaient logés dans sa jambe de derrière.<br />
<br />
– Quelle victoire, camarade ? reprit Brille-Babil. N’avons-nous pas chassé l’ennemi de notre sol – le sol sacré de la Ferme des Animaux ?<br />
<br />
– Mais ils ont détruit le moulin. Et deux ans nous y avions travaillé.<br />
<br />
– Et alors ? Nous en bâtirons un autre, et nous en bâtirons six si cela nous chaut. Camarade, tu n’estimes pas nos prouesses à leur aune. L’ennemi foulait aux pieds notre soi-même, et voici que – grâces en soient rendues â au camarade Napoléon, à, ses qualités de chef – nous en avons reconquis jusqu’au dernier pouce.<br />
<br />
– Alors nous avons repris ce que nous avions déjà, dit Malabar.<br />
<br />
– C’est bien là notre victoire », repartit Brille-Babil.<br />
<br />
Ils entrèrent tout clopinant dans la cour. La patte de Malabar lui cuisait douloureusement, là où les plombs s’étaient fichés sous la peau. Il entrevoyait, quel lourd labeur exigerait la reconstruction du moulin à partir des fondations. Et déjà, à la pensée de cette tâche, en esprit, il se revigorait. Mais pour la première fois il lui vint qu’il avait maintenant onze ans d’âge, et que peut-être ses muscles n’avaient pas la même force que dans le temps.<br />
<br />
Lorsque les animaux virent flotter le drapeau vert, et entendirent qu’on tirait le fusil de nouveau – sept fois en tout –, et quand enfin Napoléon les félicita de leur courage, alors il leur sembla qu’ils avaient, après tout, remporté une grande victoire. Aux bêtes massacrées au combat on fit des funérailles solennelles. Malabar et Douce s’attelèrent au chariot qui tint lieu de corbillard, et Napoléon en personne conduisit le cortège. Et deux grands jours furent consacrés aux célébrations. Ce furent chants et discours, et encore d’autres salves de fusil, et par faveur spéciale chaque animal reçut une pomme. En outre, les volatiles eurent droit à deux onces de blé, et les chiens à trois biscuits. Il fut proclamé que la bataille porterait le nom de bataille du Moulin à Vent, et l’on apprit que Napoléon avait, pour la circonstance, créé une décoration nouvelle, l’Ordre de la Bannière Verte, qu’il s’était conférée à lui-même. Et au cœur de ces réjouissances fut oubliée la regrettable affaire des billets de banque.<br />
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A quelques jours de là, les cochons tombèrent par hasard sur une caisse de whisky oubliée dans les caves. Personne n’y avait prêté attention en prenant possession des locaux ; cette même nuit, on entendit, venues de la maison, des chansons braillées à tue-tête et auxquelles se mêlaient, à la surprise générale, les accents de ''Bêtes d’Angleterre''. Sur les neuf heures et demie, on reconnut distinctement Napoléon, le chef coiffé d’un vieux melon ayant appartenu à Jones, qui surgissait par la porte de l’office, galopait à travers la cour, puis s’engouffrait de nouveau à l’intérieur. Le lendemain, un lourd silence pesa sur la Ferme des : Animaux, et pas un cochon qui donnât signe de vie. On allait sur les neuf heures quand Brille-Babil fit son apparition, l’air incertain et l’allure déjetée, l’œil terne, la queue pendante et flasque, enfin faisant pitié. Il doit être gravement malade, se disait-on. Mais bientôt il rassembla les animaux pour leur faire part d’une nouvelle épouvantable. Le camarade Napoléon se mourait !<br />
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Ce ne furent que lamentations. On couvrit de paille le seuil des portes et les animaux allaient sur la pointe des pattes. Les larmes aux yeux, ils se demandaient les uns les autres ce qu’ils allaient faire si le chef leur était enlevé. Une rumeur se répandit : Boule de Neige avait réussi à glisser du poison dans sa nourriture. À onze heures Brille-Babil revint avec d’autres nouvelles. Napoléon avait arrêté son ultime décision ici-bas, punissant de mort tout un chacun pris à ingurgiter de l’alcool.<br />
<br />
Dans la soirée, il apparut que Napoléon avait repris du poil de la bête, et le lendemain matin Brille-Babil rapporta qu’il était hors de danger. Au soir de ce jour-là il se remit au travail, et le jour suivant, on apprit qu’il avait donné instruction à Whymper de se procurer à Willingdon des opuscules expliquant comment se distille et fabrique la bière. Une semaine plus tard il ordonnait de labourer le petit enclos attenant au verger primitivement réservé aux animaux devenus inaptes au travail. On en donna pour raison le mauvais état du pâturage et le besoin de l’ensemencer à neuf. Mais, on le sut bientôt, c’était de l’orge que Napoléon désirait y planter.<br />
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Vers ce temps-là, survint un incident bizarre dont le sens échappa à presque tout le monde – un fracas affreux dans la cour vers les minuit. Les animaux se ruèrent dehors où c’était le clair de lune. Au pied du mur de la grange, là où étaient inscrits les Septs Commandements, ils virent une échelle brisée en deux, et à côté Brille-Babil étendu sur le ventre, paraissant avoir perdu connaissance. Autour de lui s’étaient éparpillés une lanterne, une brosse et un pot renversé de peinture blanche. Tout aussitôt les chiens firent cercle autour de la victime et, dès qu’elle fut à même de marcher, sous escorte la ramenèrent au logis. Aucun des autres animaux n’avait la moindre idée de ce que cela pouvait vouloir dire, sauf le vieux Benjamin qui d’un air entendu hochait le museau, quoique décidé à se taire.<br />
<br />
Quelques jours plus tard, la chèvre Edmée, en train de déchiffrer les Sept Commandements, s’aperçut qu’il en était encore un autre que les animaux avaient compris de travers. Ils avaient toujours cru que le Cinquième Commandement énonçait : ''Aucun animal ne boira d’alcool''. Or deux mots leur avaient échappé. De fait, le commandement disait : ''Aucun animal ne boira d’alcool à l’excès''.<br />
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== IX ==<br />
<br />
Le sabot fendu de Malabar fut long à guérir. La reconstruction du moulin avait commencé dès la fin des fêtes de la victoire. Malabar refusa de prendre un seul jour de repos, et il se faisait un point d’honneur de ne pas montrer qu’il souffrait. Le soir, il avouait à Douce, en confidence, que son sabot lui faisait mal, et Douce lui posait des cataplasmes de plantes qu’elle préparait en les mâchonnant. Benjamin se joignait à elle pour l’exhorter à prendre moins de peine. Elle lui disait. « Les bronches d’un cheval ne sont pas éternelles. » Mais Malabar ne voulait rien entendre. Il n’avait plus, disait-il, qu’une seule vraie ambition voir la construction du moulin bien avancée avant qu’il n’atteigne l’âge de la retraite.<br />
<br />
Dans les premiers temps, quand avaient été énoncées les lois de la Ferme des Animaux, l’âge de la retraite avait été arrêté à douze ans pour les chevaux et les cochons, quatorze pour les vaches, sept pour les moutons, cinq pour les poules et les oies. On s’était mis d’accord sur une estimation libérale du montant des pensions. Pourtant aucun animal n’avait encore bénéficié de ces avantages, mais maintenant le sujet était de plus en plus souvent débattu. Depuis que le clos attenant au verger avait été réservé à la culture de l’orge, le bruit courait qu’une parcelle du grand herbage serait clôturée et convertie en pâturage pour les animaux à la retraite. Pour un cheval on évaluait la pension à cinq livres de grain et, en hiver quinze livres de foin, plus, aux jours fériés, une carotte, ou une pomme peut-être. Le douzième anniversaire de Malabar tombait l’été de l’année suivante.<br />
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Mais en attendant, la vie était dure. L’hiver fut aussi rigoureux que le précédent, et les portions encore plus réduites – sauf pour les cochons et les chiens. Une trop stricte égalité des rations, expliquait Brille-Babil, eut été contraire aux principes de l’Animalisme. De toute façon, il n’avait pas de mal à prouver aux autres animaux que, en dépit des apparences il n’y avait pas pénurie de fourrage. Pour le moment, il était apparu nécessaire de procéder à un réajustement des rations (Brille-Babil parlait toujours d’un réajustement, jamais d’une réduction), mais l’amélioration était manifeste à qui se rappelait le temps de Jones<br />
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D’une voix pointue et d’un débit rapide, Brille-Babil accumulait les chiffres, lesquels prouvaient par le détail : une consommation accrue en avoine, foin et navets ; une réduction du temps de travail ; un progrès en longévité ; une mortalité infantile en régression. En outre, l’eau était plus pure, la paille plus douce au sommeil, on était moins dévoré par les puces. Et tous l’en croyaient sur parole. À la vérité, Jones avec tout ce qu’il avait représenté ne leur rappelait plus grand-chose. Ils savaient bien la rudesse de leur vie à présent, et que souvent ils avaient faim et souvent froid, et qu’en dehors des heures de sommeil, le plus souvent ils étaient à trimer. Mais sans doute ç’avait été pire dans les anciens temps, ils étaient contents de le croire. En outre, ils étaient esclaves alors, mais maintenant ils étaient libres, ce qui changeait tout, ainsi que Brille-Babil ne manquait jamais de le souligner.<br />
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Il y avait bien plus de bouches à nourrir désormais. À l’automne les quatre truies avaient mis bas presque en même temps, d’où, à elles toutes, trente et un nouveau-nés. Comme c’étaient des porcelets pie et que Napoléon était le mâle en chef, on pouvait sans trop de peine établir leur parenté. Il fut annoncé que plus tard, une fois briques et bois de charpente à pied d’œuvre, on construirait une école dans le potager Pour le moment, Napoléon avait pris sur lui-même d’enseigner les jeunes gorets dans la cuisine, et ils s’amusaient et prenaient de l’exercice dans le jardin attenant à la maison On les détournait de se mêler aux jeux des autres animaux. Vers ce temps-là fut posé en principe que tout animal trouvant un cochon sur son chemin aurait à lui céder le pas. De plus, tous les cochons, quelque fût leur rang, jouiraient du privilège d’être vus, le dimanche, un ruban vert à la queue.<br />
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L’année à la ferme avait été assez bonne, mais on était encore à court d’argent. Il fallait se procurer les briques, le sable et la chaux pour l’école, et pour acquérir la machinerie du moulin, on devrait de nouveau économiser. Et il y avait l’huile des lampes et les bougies pour la maison, le sucre pour la table de Napoléon (qu’il avait interdit aux autres cochons, disant que ça engraisse), et en outre les réapprovisionnements ordinaires : outils, clous, ficelle, charbon, fil de fer, ferraille et biscuits – de chiens. On vendit une part de la récolte de pommes de terre et un peu de foin, et pour les œufs le contrat de vente fut porté à six cents par semaine. De la sorte, c’est à peine si les poules couvèrent assez de petits pour maintenir au complet leur effectif. Une première fois réduites en décembre, les rations le furent encore en février, et, pour épargner l’huile, l’usage des lanternes à l’étable et à l’écurie fut prohibé. Mais les cochons avaient encore la vie belle, apparemment, prenant même de l’embonpoint. Un après-midi de fin février, un riche et appétissant relent, tel que jamais les animaux n’en avaient humé le pareil, flotta dans la cour. Il filtrait de la petite brasserie située derrière la cuisine, que Jones avait laissée à l’abandon. Quelqu’un avança l’opinion qu’on faisait bouillir de l’orge. Les animaux reniflaient l’air avidement, et ils se demandaient si, peut-être, ils auraient un brouet chaud pour leur souper. Mais il n’y eut pas de brouet chaud, et le dimanche suivant, on fit connaître que dorénavant, tout l’orge serait réservé aux cochons. Le champ derrière le verger en avait été semé déjà, et la nouvelle transpira bientôt : tout cochon toucherait sa ration quotidienne de bière, une pinte pour le commun d’entre eux, et pour Napoléon dix, servies dans la soupière de porcelaine de Derby, marquée d’une couronne.<br />
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S’il fallait souffrir bien des épreuves, on en était en partie dédommagé car on vivait bien plus dignement qu’autrefois. Et il y avait plus de chants, plus de discours, plus de défilés. Napoléon avait ordonné une Manifestation Spontanée hebdomadaire, avec pour objet de célébrer les luttes et triomphes de la Ferme des Animaux. À l’heure convenue, tous quittaient le travail, et marchaient au pas cadencé, autour du domaine, une-deux, une-deux, et en formation militaire. Les cochons allaient devant, puis c’étaient, dans l’ordre, les chevaux, les vaches, les moutons, enfin la menue volaille. Les chiens se tenaient en serre-file. Tout en tête du cortège avançait le petit coq noir. A eux deux Malabar et Douce portaient haut une bannière verte frappée de la corne et du sabot, avec cette inscription : « Vive le camarade Napoléon ! » Après quoi étaient récités des poèmes en l’honneur de Napoléon, puis Brille-Babil prononçait un discours nourri des dernières nouvelles faisant état d’une production accrue en biens de consommation, et, de temps en temps, on tirait un coup de fusil. À ces Manifestations Spontanées, les moutons prenaient part avec une ferveur inégalée. Quelque animal venait-il à se plaindre (comme il arrivait à des audacieux, loin des cochons et des chiens) que tout cela était perte de temps et qu’ils faisaient le pied de grue dans le froid, les moutons chaque fois leur imposaient silence, de leurs bêlements formidables entonnant le mot d’ordre : ''Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non !'' Mais, à tout prendre, les animaux trouvaient plaisir à ces célébrations. Ils étaient confortés dans l’idée d’être leurs propres maîtres, après tout, et ainsi d’œuvrer à leur propre bien. Ainsi, grâce aux chants et défilés, et aux chiffres et sommes de Brille-Babil, et au fusil qui tonne et aux cocoricos du coquelet et au drapeau au vent, ils pouvaient oublier, un temps, qu’ils avaient le ventre creux.<br />
<br />
En avril, la Ferme des Animaux fut proclamée République et l’on dut élire un président. Il n’y eut qu’un candidat, Napoléon, qui fut unanimement plébiscité. Ce même jour, on apprit que la collusion de Boule de Neige avec Jones était étayée sur des preuves nouvelles. Lors de la bataille de l’Étable, Boule de Neige ne s’en était pas tenu, comme les animaux l’avaient cru d’abord, à tenter de les conduire à leur perte au moyen d’un stratagème. Non. Boule de Neige avait ouvertement combattu dans les rangs de Jones. De fait, c’était lui qui avait pris la tête des forces humaines, et il était monté à l’assaut au cri de « Vive l’Humanité ! ». Et ces blessures à l’échine que quelques animaux se rappelaient lui avoir vues, elles lui avaient été infligées des dents de Napoléon.<br />
<br />
Au cœur de l’été, le corbeau Moïse refit soudain apparition après des années d’absence. Et c’était toujours le même oiseau : n’en fichant pas une rame, et chantant les louanges de la Montagne de Sucrecandi, tout comme aux temps du bon temps. Il se perchait sur une souche, et battait des ailes, qu’il avait noires, et des heures durant, il palabrait à la cantonade. « Là-haut, camarades, affirmait-il d’un ton solennel, en pointant vers le ciel son bec imposant, de l’autre côté du nuage sombre, là se trouve la Montagne de Sucrecandi, c’est l’heureuse contrée où, pauvres animaux que nous sommes, nous nous reposerons à jamais de nos peines. » Il allait jusqu’à prétendre s’y être posé un jour qu’il avait volé très, très haut. Et là il avait vu, à l’en croire, un gâteau tout rond fait de bonnes graines (comme les animaux n’en mangent pas beaucoup en ce bas monde), et des morceaux de sucre qui poussent à même les haies, et jusqu’aux champs de trèfle éternel. Bien des animaux l’en croyaient. Nos vies présentes, se disaient-ils, sont vouées à la peine et à la faim. Qu’un monde meilleur doit exister quelque part, cela n’est-il pas équitable et juste ? Mais ce qu’il n’était pas facile d’expliquer, c’était l’attitude des cochons à l’égard de Moïse. Ils étaient unanimes à proclamer leur mépris pour la Montagne de Sucrecandi et toutes fables de cette farine, et pourtant ils le laissaient fainéanter à la ferme, et même lui allouaient un bock de bière quotidien.<br />
<br />
Son sabot guéri, Malabar travailla plus dur que jamais. À la vérité, cette année-là, tous les animaux peinèrent comme des esclaves. Outre le contraignant train-train de la ferme, il y avait la construction du nouveau moulin et celle de l’école des jeunes gorets, commencée en mars. Quelquefois leur long labeur, avec cette nourriture insuffisante, les épuisait, mais Malabar, lui, ne faiblissait jamais. Il n’avait plus ses forces d’autrefois, mais rien dans ses faits et gestes ne le trahissait. Seule son apparence avait un peu changé. Sa robe était moins luisante, ses reins semblaient se creuser. « Malabar va se requinquer avec l’herbe du printemps », disaient les autres, mais ce fut le printemps et Malabar ne reprit pas de poids. Parfois, sur la pente qui conduit en haut de la carrière, à le voir bander ses muscles sous le faix d’un énorme bloc de pierre, on aurait dit que rien ne le retenait debout que la volonté. À ces moments-là, on lisait sur ses lèvres sa devise : « Je travaillerai plus dur », mais la voix lui manquait. Une fois encore, Douce et Benjamin lui dirent de faire attention à sa santé, mais lui n’en faisait toujours qu’à sa tête. Son douzième anniversaire était proche. Eh bien, advienne que pourra, pourvu qu’avant de prendre sa retraite, il ait rassemblé un tas de pierres bien conséquent.<br />
<br />
Tard un soir d’été, tout d’un coup, une rumeur fit le tour de la ferme : quelque chose était arrivé à Malabar. Il était allé tout seul pour traîner jusqu’au moulin, encore une charretée de pierres. Et, bel et bien, la rumeur disait vrai. Quelques minutes ne s’étaient pas écoulées que des pigeons se précipitaient avec la nouvelle : « Malabar est tombé ! Il est couché sur le flanc et ne peut plus se relever ! »<br />
<br />
Près de la moitié des animaux coururent au mamelon où se dressait le moulin. Malabar gisait là, étendu entre les brancards de la charrette, les flancs gluants de sueur, tirant sur l’encolure et le regard vitreux, incapable même de redresser la tête. Un mince filet de sang lui était venu à la bouche. Douce se mit à genoux à côté de lui.<br />
<br />
« Malabar, s’écria-t-elle, comment te sens-tu ?<br />
<br />
– C’est les bronches, balbutia Malabar. Ça ne fait rien. Je crois que vous serez en mesure de finir le moulin sans moi. Il y a un tas de pierres bien conséquent. Je n’avais plus qu’un mois de travail devant moi, de toute façon. Et pour tout te dire, j’avais hâte de prendre ma retraite. Et comme Benjamin se fait vieux, peut-être que lui aussi, ils le laisseront prendre sa retraite pour me tenir compagnie.<br />
<br />
– Il faut qu’on t’aide tout de suite, dit Douce. Vite, que quelqu’un prévienne Brille-Babil. »<br />
<br />
Sans plus attendre, les animaux regagnèrent la ferme au grand galop pour porter la nouvelle à Brille-Babil. Douce resta seule sur place avec Benjamin qui, sans un mot, s’étendit à côté de Malabar, et de sa longue queue se mit à chasser les mouches qui l’embêtaient Un quart d’heure plus tard à peu près, Brille-Babil se présenta, plein de sollicitude. Il déclara que le camarade Napoléon avait appris avec la plus profonde affliction le malheur survenu à l’un des plus fidèles serviteurs de la ferme, et que déjà il prenait ses dispositions pour le faire soigner à l’hôpital de Willingdon. À ces mots, les animaux ne se sentirent pas trop rassurés. À part Lubie et Boule de Neige, jusque-là, aucun animal n’avait quitté la ferme, et l’idée de remettre leur camarade malade entre les mains des hommes ne leur disait rien du tout. Néanmoins, Brille-Babil les rassura vite : le vétérinaire de Willingdon s’occuperait de Malabar bien mieux qu’on ne l’aurait pu à la ferme. Et à peu près une demi-heure plus tard, une fois Malabar plus ou moins remis et debout tant bien que mal, on le ramena clopin-clopant à l’écurie où Douce et Benjamin lui avaient préparé un bon lit de paille. Les deux jours suivants Malabar ne quitta pas son box. Les cochons lui avaient fait remettre une grande fiole de remèdes, rose bonbon, découverte dans une armoire de la salle de bains. Douce lui administrait cette médecine deux fois par jour après les repas. Le soir elle se couchait à côté de lui et, pendant que Benjamin chassait les mouches, lui faisait la conversation. Malabar déclarait n’être pas fâché de ce qui était arrivé. Une fois qu’il aurait récupéré, il se donnait encore trois ans à vivre, et se faisait une fête de couler des jours paisibles dans un coin de l’herbage. Pour la première fois, il aurait des loisirs et pourrait se cultiver l’esprit. Il avait l’intention, disait-il, de passer le reste de sa vie à apprendre les vingt et une autres lettres de l’alphabet.<br />
<br />
Cependant, Benjamin et Douce ne pouvaient retrouver Malabar qu’après les heures de travail, et ce fut au milieu de la journée que le fourgon vint le prendre. Les animaux étaient à sarcler des navets sous la garde d’un cochon quand ils furent stupéfaits de voir Benjamin, accouru au galop des dépendances et brayant à tue-tête. Ils ne l’avaient jamais connu dans un état pareil – de fait, ils ne l’avaient même jamais vu prendre le galop. « Vite, vite ! criait-il. Venez tout de suite ! Ils emmènent Malabar ! » Sans attendre les ordres du cochon, les animaux plantèrent là le travail et se hâtèrent de regagner les bâtiments. Et, à n’en pas douter, il y avait dans la cour, tiré par deux chevaux et conduit par un homme à la mine chafouine, un melon rabattu sur le front, un immense fourgon fermé. Sur le côté du fourgon, on pouvait lire des lettres en caractères imposants. Et le box de Malabar était vide.<br />
<br />
Les animaux se pressèrent autour du fourgon, criant en chœur : « Au revoir, Malabar ! Au revoir, au revoir !<br />
<br />
« Bande d’idiots ! se mit à braire Benjamin. Il piaffait et trépignait de ses petits sabots. Bande d’idiots ! Est-ce que vous ne voyez pas comme c’est écrit sur le côté du fourgon ? »<br />
<br />
Les animaux se turent, et même se fut un profond silence. Edmée s’était mise à épeler les lettres, mais Benjamin l’écarta brusquement, et dans le mutisme des autres, lut<br />
<br />
« “Alfred Simmonds, Équarrisseur et Fabricant de Matières adhésives, Willingdon. Négociant en Peaux et Engrais animal. Fourniture de chenils.” Y êtes-vous maintenant ? Ils emmènent Malabar pour l’abattre ! »<br />
<br />
Un cri d’horreur s’éleva, poussé par tous. Dans l’instant, l’homme fouetta ses chevaux et à bon trot, le fourgon quitta la cour. Les animaux s’élancèrent après lui, criant de toutes leurs forces. Douce s’était faufilée en tête. Le fourgon commença à prendre de la vitesse. Et la jument, s’efforçant de pousser sur ses jambes trop fortes, tout juste avançait au petit galop. « Malabar ! cria-t-elle, Malabar ! Malabar ! Malabar ! » Et à ce moment précis, comme si lui fût parvenu le vacarme du dehors, Malabar, à l’arrière du fourgon, montra le mufle et la raie blanche qui lui descendait jusqu’aux naseaux.<br />
<br />
« Malabar ! lui cria Douce d’une voix de catastrophe. Malabar ! Sauve-toi ! Sauve-toi vite ! Ils te mènent à la mort ! »<br />
<br />
Tous les animaux reprirent son cri « Sauve-toi, Malabar ! Sauve-toi ! » Mais déjà la voiture les gagnait de vitesse.<br />
<br />
Il n’était pas sûr que Malabar eût entendu l’appel de Douce. Bientôt son visage s’effaça de la lucarne, mais ensuite on l’entendit tambouriner et trépigner à l’intérieur du fourgon, de tous ses sabots. Un fracas terrifiant. Il essayait, à grandes ruades, de défoncer le fourgon. Le temps avait été où de quelques coups de sabot il aurait pulvérisé cette voiture. Mais, hélas, sa force l’avait abandonné, et bientôt le fracas de ses sabots tambourinant s’atténua, puis s’éteignit.<br />
<br />
Au désespoir, les animaux se prirent à conjurer les deux chevaux qui tiraient le fourgon. Qu’ils s’arrêtent donc ! « Camarades, camarades ! criaient les animaux, ne menez pas votre propre frère à la mort ! » Mais c’étaient des brutes bien trop ignares pour se rendre compte de ce qui était en jeu. Ces chevaux-là se contentèrent de rabattre les oreilles et forcèrent le train.<br />
<br />
Les traits de Malabar ne réapparurent plus à la lucarne. Trop tard, quelqu’un eut l’idée de filer devant et de refermer la clôture aux cinq barreaux. Le fourgon la franchissait déjà, et bientôt dévala la route et disparut.<br />
<br />
On ne revit jamais Malabar.<br />
<br />
Trois jours plus tard il fut annoncé qu’il était mort à l’hôpital de Willingdon, en dépit de tous les soins qu’on puisse donner à un cheval. C’est Brille-Babil qui annonça la nouvelle. Il était là, dit-il, lors des derniers moments.<br />
<br />
« Le spectacle le plus émouvant que j’aie jamais vu, déclara-t-il, de la patte s’essuyant une larme. J’étais à son chevet tout à la fin. Et comme il était trop faible pour parler, il m’a confié à l’oreille son unique chagrin, qui était de rendre l’âme avant d’avoir vu le moulin achevé. En avant, camarades ! disait-il dans son dernier souffle. En avant, au nom du Soulèvement ! Vive la Ferme des Animaux ! Vive le camarade Napoléon ! Napoléon ne se trompe jamais ! Telles furent ses dernières paroles, camarades. »<br />
<br />
Puis tout à trac Brille-Babil changea d’attitude. Il garda le silence quelques instants, et ces petits yeux méfiants allaient de l’un à l’autre. Enfin il reprit la parole.<br />
<br />
« Il avait eu vent, dit-il, d’une rumeur ridicule et perfide qui avait couru lors du transfert de Malabar à l’hôpital. Sur le fourgon qui emportait leur camarade, certains animaux avaient remarqué le mot “équarrisseur”, et bel et bien, en avaient conclu qu’on l’emmenait chez l’abatteur de chevaux ! Vraiment, c’était à ne pas croire qu’il y eût des animaux aussi bêtes. Sans nul doute, s’écria-t-il, indigné, la queue frémissante et sautillant de gauche à droite, sans nul doute les animaux connaissent assez leur chef bien-aimé, le camarade Napoléon, pour ne pas croire à des fables pareilles. L’explication était la plus simple. Le fourgon avait bien appartenu à un équarrisseur, mais celui-ci l’avait vendu à un vétérinaire, et ce vétérinaire n’avait pas encore effacé l’ancienne raison sociale sous une nouvelle couche de peinture. C’est ce qui avait pu induire en erreur. »<br />
<br />
Les animaux éprouvèrent un profond soulagement à ces paroles. Et quand Brille-Babil leur eût donné d’autres explications magnifiques sur les derniers moments de Malabar – les soins, admirables dont il avait été entouré, les remèdes hors de prix payés par Napoléon sans qu’il se fût soucié du coût –, alors leurs derniers doutes furent levés, et le chagrin qu’ils éprouvaient de la mort de leur camarade fut adoucie à la pensée qu’au moins il était mort heureux.<br />
<br />
Le dimanche suivant, Napoléon en personne apparut à l’assemblée du matin, et il prononça une brève allocution pour célébrer la mémoire du regretté camarade. Il n’avait pas été possible, dit-il, de ramener ses restes afin de les inhumer à la ferme, mais il avait commandé une couronne imposante, qu’on ferait avec les lauriers du jardin et qui serait déposée sur sa tombe. Les cochons comptaient organiser, sous quelques jours, un banquet commémoratif en l’honneur du défunt. Napoléon termina son oraison funèbre en rappelant les deux maximes préférées de Malabar : « Je vais travailler plus dur » et « Le camarade Napoléon ne se trompe jamais » – maximes, ajouta-t-il, que tout animal gagnerait à faire siennes.<br />
<br />
Au jour fixé du banquet, une camionnette d’épicier vint de Willingdon livrer à la maison une grande caisse à claire-voie. Cette nuit-là s’éleva un grand tintamarre de chansons, suivi, eut-on dit, d’une querelle violente qui sur les onze heures prit fin dans un fracas de verres brisés. Personne dans la maison d’habitation ne donna signe de vie avant le lendemain midi, et le bruit courut que les cochons s’étaient procuré, on ne savait où, ni comment, l’argent d’une autre caisse de whisky.<br />
<br />
== X ==<br />
<br />
Les années passaient. L’aller et retour des saisons emportait la vie brève des animaux, et le temps vint où les jours d’avant le Soulèvement ne leur dirent plus rien. Seuls la jument Douce, le vieil âne atrabilaire Benjamin, le corbeau apprivoisé Moïse et certains cochons se souvenaient encore.<br />
<br />
La chèvre Edmée était morte ; les chiens, Fleur, Constance et Filou, étaient morts. Jones lui-même était mort alcoolique, pensionnaire d’une maison de santé, dans une autre partie du pays. Boule de Neige était tombé dans l’oubli. Malabar, aussi, était tombé dans l’oubli, sauf pour quelques-uns de ceux qui l’avaient connu. Douce était maintenant une vieille jument pansue, aux membres perclus et aux yeux chassieux. Elle avait dépassé de deux ans la limite d’âge des travailleurs, mais en fait jamais un animal n’avait profité de la retraite. Depuis belle lurette on ne parlait plus de réserver un coin de pacage aux animaux sur le retour. Napoléon était un cochon d’âge avancé et pesait cent cinquante kilos, et Brille-Babil si bouffi de graisse que c’est à peine s’il pouvait entrouvrir les yeux. Seul le vieux Benjamin était resté le même, à part le mufle un peu grisonnant, et, depuis la mort de Malabar, un caractère plus que jamais revêche et taciturne.<br />
<br />
Désormais les animaux étaient bien plus nombreux, quoique sans s’être multipliés autant qu’on l’avait craint dans les premiers jours. Beaucoup étaient nés pour qui le Soulèvement n’était qu’une tradition sans éclat, du bouche à oreille. D’autres avaient été achetés, qui jamais n’en avaient ouï parler avant leur arrivée sur les lieux. En plus de Douce, il y avait maintenant trois chevaux à la ferme : des animaux bien pris et bien campés, aimant le travail et bons compagnons, mais tout à fait bornés. De l’alphabet, aucun d’eux ne put retenir plus que les deux premières lettres. Ils admettaient tout ce qu’on leur disait du Soulèvement et des principes de l’Animalisme, surtout quand Douce les en entretenait, car ils lui portaient un respect quasi filial, mais il est douteux qu’ils y aient entendu grand-chose.<br />
<br />
La ferme était plus prospère maintenant et mieux tenue. Elle s’était agrandie de deux champs achetés à Mr. Pilkington. Le moulin avait été construit à la fin des fins. On se servait d’une batteuse, et d’un monte-charge pour le foin, et il y avait de nouveaux bâtiments. Whymper s’était procuré une charrette anglaise. Le moulin, toutefois, n’avait pas été employé à produire du courant électrique. Il servait à moudre le blé et rapportait de fameux bénéfices. Les animaux s’affairaient à ériger un autre moulin qui, une fois achevé, serait équipé de dynamos, disait-on. Mais de toutes les belles choses dont Boule de Neige avait fait rêver les animaux – la semaine de trois jours, les installations électriques, l’eau courante chaude et froide –, on ne parlait plus. Napoléon avait dénoncé ces idées comme contraires à l’esprit de l’Animalisme. Le bonheur le plus vrai, déclarait-il, réside dans le travail opiniâtre et l’existence frugale.<br />
<br />
On eut dit qu’en quelque façon, la ferme s’était enrichie sans rendre les animaux plus riches – hormis, assurément, les cochons et les chiens. C’était peut-être, en partie, parce qu’il y avait tellement de cochons et tellement de chiens. Et on ne pouvait pas dire qu’ils ne travaillaient pas, travaillant à leur manière. Ainsi que Brille-Babil l’expliquait sans relâche, c’est une tâche écrasante que celle d’organisateur et de contrôleur, et une tâche qui, de par sa nature, dépasse l’entendement commun. Brille-Babil faisait état des efforts considérables des cochons, penchés sur des besognes mystérieuses. Il parlait dossiers, rapports, minutes, memoranda. De grandes feuilles de papier étaient couvertes d’une écriture serrée, et dès qu’ainsi couvertes, jetées au feu. Cela, disait encore Brille-Babil, était d’une importance capitale pour la bonne gestion du domaine. Malgré tout, cochons et chiens ne produisaient pas de nourriture par leur travail, et ils étaient en grand nombre et pourvus de bon appétit.<br />
<br />
Quant aux autres, autant qu’ils le pouvaient savoir, leur vie était comme elle avait toujours été. Ils avaient le plus souvent faim, dormaient sur la paille, buvaient l’eau de l’abreuvoir, labouraient les champs. Ils souffraient du froid l’hiver et l’été des mouches. Parfois les plus âgés fouillaient dans le flou des souvenirs, essayant de savoir si, aux premiers jours après le Soulèvement, juste après l’expropriation de Jones, la vie avait été meilleure ou pire qu’à présent. Ils ne se rappelaient plus. Il n’y avait rien à quoi comparer leurs vies actuelles ; rien à quoi ils pussent s’en remettre, que les colonnes de chiffres de Brille-Babil, lesquelles invariablement prouvaient que tout toujours allait de mieux en mieux. Les animaux trouvaient leur problème insoluble. De toute manière, ils avaient peu de temps pour de telles méditations, désormais. Seul, le vieux Benjamin affirmait se rappeler sa longue vie dans le menu détail, et ainsi savoir que les choses n’avaient jamais été, ni ne pourraient jamais être bien meilleures ou bien pires – la faim, les épreuves et les déboires, telle était, à l’en croire, la loi inaltérable de la vie.<br />
<br />
Et pourtant les animaux ne renoncèrent jamais à l’espérance. Mieux, ils ne cessèrent, fût-ce un instant, de tenir à honneur, et de regarder comme un privilège, leur appartenance à la Ferme des Animaux : la seule du comté et même de toute l’Angleterre à être exploitée par les animaux. Pas un d’entre eux, même parmi les plus jeunes ou bien ceux venus de fermes distantes de cinq à dix lieues, qui toujours ne s’en émerveillât. Et quand ils entendaient la détonation du fusil et voyaient le drapeau vert flotter au mât, leur cœur battait plus fort, ils étaient saisis d’un orgueil qui ne mourrait pas, et sans cesse la conversation revenait sur les jours héroïques d’autrefois, l’expropriation de Jones, la loi des Sept Commandements, les grandes batailles et l’envahisseur taillé en pièces. À aucun des anciens rêves ils n’avaient renoncé. Ils croyaient encore à la bonne nouvelle annoncée par Sage l’Ancien, la République des Animaux. Alors, pensaient-ils, les verts pâturages d’Angleterre ne seraient plus foulés par les humains. Le jour viendrait : pas tout de suite, pas de leur vivant peut-être. N’importe, le jour venait. Même l’air de ''Bêtes d’Angleterre'' était peut-être fredonné ici et là en secret. De toute façon, il était bien connu que chaque animal de la ferme le savait, même si nul ne se fût enhardi à le chanter tout haut. Leur vie pouvait être pénible, et sans doute tous leurs espoirs n’avaient pas été comblés, mais ils se savaient différents de tous les autres animaux. S’ils avaient faim, ce n’était pas de nourrir des humains tyranniques. S’ils travaillaient dur, au moins c’était à leur compte. Plus parmi eux de deux pattes, et aucune créature ne donnait à aucune autre le nom de Maître. Tous les animaux étaient égaux.<br />
<br />
Une fois, au début de l’été, Brille-Babil ordonna aux moutons de le suivre. Il les mena à l’autre extrémité de la ferme, jusqu’à un lopin de terre en friche envahi par de jeunes bouleaux. Là, ils passèrent tout le jour à brouter les feuilles, sous la surveillance de Brille-Babil. Au soir venu, celui-ci regagna la maison d’habitation, disant aux moutons de rester sur place pour profiter du temps chaud. Il arriva qu’ils demeurèrent sur place la semaine entière, et tout ce temps les autres animaux, point ne les virent. Brille-Babil passait la plus grande partie du jour dans leur compagnie. Il leur apprenait, disait-il, un chant nouveau, dont le secret devait être gardé.<br />
<br />
Les moutons étaient tout juste de retour que, dans la douceur du soir – alors que les animaux regagnaient les dépendances, le travail fini –, retentit dans la cour un hennissement d’épouvante. Les animaux tout surpris firent halte. C’était la voix de Douce. Elle hennit une seconde fois, et tous les animaux se ruèrent dans la cour au grand galop. Alors ils virent ce que Douce avait vu.<br />
<br />
Un cochon qui marchait sur ses pattes de derrière.<br />
<br />
Et, oui, c’était Brille-Babil. Un peu gauchement, et peu accoutumé à supporter sa forte corpulence dans cette position, mais tout de même en parfait équilibre, Brille-Babil, déambulant à pas comptés, traversait la cour. Un peu plus tard, une longue file de cochons sortit de la maison, et tous avançaient sur leurs pattes de derrière. Certains s’en tiraient mieux que d’autres, et un ou deux, un peu chancelants, se seraient bien trouvés d’une canne, mais tous réussirent à faire le tour de la cour sans encombre. À la fin ce furent les aboiements formidables des chiens et l’ardent cocorico du petit coq noir, et l’on vit s’avancer Napoléon lui-même, tout redressé et majestueux, jetant de droite et de gauche des regards hautains, les chiens gambadant autour de sa personne.<br />
<br />
Il tenait un fouet dans sa patte.<br />
<br />
Ce fut un silence de mort. Abasourdis et terrifiés, les animaux se serraient les uns contre les autres, suivant des yeux le long cortège des cochons avec lenteur défilant autour de la cour. C’était comme le monde à l’envers. Puis, le premier choc une fois émoussé, au mépris de tout – de leur frayeur des chiens, et des habitudes acquises au long des ans de ne jamais se plaindre ni critiquer, quoi qu’il advienne – ils auraient protesté sans doute, auraient élevé la parole. Mais alors, comme répondant à un signal, tous les moutons, en chœur se prirent à bêler de toute leur force<br />
<br />
''Quatrepattes, bon ! Deuxpattes, mieux ! Quatrepattes, bon ! Deuxpattes, mieux !''<br />
<br />
Ils bêlèrent ainsi cinq bonnes minutes durant. Et quand ils se turent, aux autres échappa l’occasion de protester, car le cortège des cochons avait regagné la résidence.<br />
<br />
Benjamin sentit des naseaux contre son épaule, comme d’un animal en peine qui aurait voulu lui parler. C’était Douce. Ses vieux yeux avaient l’air plus perdus que jamais. Sans un mot, elle, tira Benjamin par la crinière, doucement, et l’entraîna jusqu’au fond de la grange où les Sept Commandements étaient inscrits. Une minute ou, deux, ils fixèrent le mur goudronné aux lettres blanches. Douce finit par dire<br />
<br />
« Ma vue baisse. Même au, temps de ma jeunesse je n’aurais pas pu lire comme c’est écrit. Mais on dirait que le mur n’est plus tout à fait le même. Benjamin, les Sept Commandements sont-ils toujours comme autrefois ? »<br />
<br />
Benjamin, pour une fois consentant à rompre avec ses principes, lui lut ce qui était écrit sur le mur. Il n’y avait plus maintenant qu’un seul Commandement. Il énonçait :<br />
<br />
<center>'''TOUS LES ANIMAUX'''</center><br />
<br />
<center>'''SONT ÉGAUX'''</center><br />
<br />
<center>'''MAIS CERTAINS SONT PLUS ÉGAUX'''</center><br />
<br />
<center>'''QUE D’AUTRES.'''</center><br />
<br />
Après quoi le lendemain il ne parut pas étrange de voir les cochons superviser le travail de la ferme, le fouet à la patte. Il ne parut pas étrange d’apprendre qu’ils s’étaient procurés un poste de radio, faisaient installer le téléphone et s’étaient abonnés à des journaux, des hebdomadaires rigolos, et un quotidien populaire. Il ne parut pas étrange de rencontrer Napoléon faire un tour de jardin, la pipe à la bouche, non plus que de voir les cochons endosser les vêtements de Mr. Jones tirés de l’armoire. Napoléon lui-même se montra en veston noir, en culotte pour la chasse aux rats et guêtres de cuir, accompagné de sa truie favorite, dans une robe de soie moirée, celle que Mrs. Jones portait les dimanches.<br />
<br />
Un après-midi de la semaine suivante, plusieurs charrettes anglaises se présentèrent à la ferme. Une délégation de fermiers du voisinage avait été invitée à visiter le domaine. On leur fit inspecter toute l’exploitation, et elle les trouva en tout admiratifs, mais le moulin fut ce qu’ils apprécièrent le plus. Les animaux désherbaient un champ de navets. Ils travaillaient avec empressement, osant à peine lever la tête et ne sachant, des cochons et des visiteurs, lesquels redouter le plus.<br />
<br />
Ce soir-là on entendit, venus de la maison, des couplets braillés et des explosions de rire. Et, au tumulte de ces voix entremêlées, tout à coup les animaux furent saisis de curiosité. Que pouvait-il bien se passer là-bas, maintenant que pour la première fois hommes et animaux se rencontraient sur un pied d’égalité ? D’un commun accord, ils se glissèrent à pas feutrés vers le jardin.<br />
<br />
Ils font halte à la barrière, un peu effrayés de leur propre audace, mais Douce montrait le chemin. Puis sur la pointe des pattes avancent vers la maison, et ceux qui d’entre eux sont assez grands pour ça, hasardent, par la fenêtre de la salle à manger, un coup d’œil à l’intérieur. Et là, autour de la longue table, se tiennent une douzaine de fermiers et une demi-douzaine de cochons entre les plus éminents. Napoléon lui-même préside, il occupe la place d’honneur au haut bout de la table. Les cochons ont l’air assis tout à leur aise. On avait joué aux cartes, mais c’est fini maintenant. À l’évidence, un toast va être porté. On fait circuler un grand pichet de bière et chacun une nouvelle fois remplit sa chope. Personne n’a soupçonné l’ébahissement des animaux qui, de la fenêtre, voient ces choses.<br />
<br />
M. Pilkington, de Foxwood, s’était levé, chope en main. Dans un moment, dit-il, il porterait un toast, mais d’abord il croyait de son devoir de dire quelques mots.<br />
<br />
« C’était pour lui – ainsi, il en était convaincu, que pour tous les présents – une source de profonde satisfaction de savoir enfin révolue une longue période de méfiance et d’incompréhension. Un temps avait été – non que lui-même ou aucun des convives aient partagé de tels sentiments –, un temps où les honorables propriétaires de la ferme des animaux avaient été regardés, il se garderait de dire d’un œil hostile, mais enfin avec une certaine appréhension, par leurs voisins, les hommes. Des incidents regrettables s’étaient produits, des idées fausses avaient été monnaie courante. On avait eu le sentiment qu’une ferme que s’étaient appropriée des cochons et qu’ils exploitaient était en quelque sorte une anomalie, susceptible de troubler les relations de bon voisinage. Trop de fermiers avaient tenu pour vrai, sans enquête préalable sérieuse, que dans une telle ferme prévaudrait un esprit de dissolution et d’indiscipline. Ils avaient appréhendé des conséquences fâcheuses sur leurs animaux, ou peut-être même sur leurs humains salariés. Mais tous doutes semblables étaient maintenant dissipés. Aujourd’hui lui et ses amis avaient visité la Ferme des Animaux, en avaient inspecté chaque pouce, et qu’avaient-ils trouvé ? Non seulement des méthodes de pointe, mais encore un ordre et une discipline méritant d’être partout donnés en exemple. Il croyait pouvoir avancer à bon droit que les animaux inférieurs de la Ferme des Animaux travaillaient plus dur et recevaient moins de nourriture que tous autres animaux du comté. En vérité, lui et ses amis venaient de faire bien des constatations dont ils entendaient tirer profit sans délai dans leurs propres exploitations.<br />
<br />
« Il terminerait sa modeste allocution, dit-il, en soulignant une fois encore les sentiments d’amitié réciproque qui existent, et continueront d’exister, entre la Ferme des Animaux et les fermes voisines. Entre cochons et hommes il n’y a, pas, et il n’y a pas de raison qu’il y ait, un conflit d’intérêt quelconque. Les luttes et les vicissitudes sont identiques. Le problème de la main-d’œuvre n’est-il pas partout le même ? »<br />
<br />
A ce point, il n’échappa à personne que Mr. Pilkington était sur le point d’adresser à la compagnie quelque pointe d’esprit, méditée de longue main. Mais, pendant quelques instants, il eut trop envie de rire pour l’énoncer. S’étranglant presque, et montrant un triple menton violacé, il finit par dire : « Si vous avez affaire aux animaux inférieurs, nous c’est aux classes inférieures. » Ce bon mot mit la tablée en grande joie. Et de nouveau Mr. Pilkington congratula les cochons sur les basses rations, la longue durée du travail et le refus de dorloter les animaux de la Ferme.<br />
<br />
Et maintenant, dit-il en conclusion, qu’il lui soit permis d’inviter la compagnie à se lever, et que chacun remplisse sa chope. « Messieurs, conclut Pilkington, Messieurs, je porte un toast à la prospérité de la Ferme des Animaux. »<br />
<br />
On acclama, on trépigna, ce fut le débordement d’enthousiasme. Napoléon, comblé, fit le tour de la table pour, avant de vider sa chope, trinquer avec Mr. Pilkington. Les vivats apaisés, il demeura debout, signifiant qu’il avait aussi quelques mots à dire.<br />
<br />
Comme tous ses discours, celui-ci fut bref mais bien en situation. « Lui aussi, dit-il, se réjouissait que la période d’incompréhension fût à son terme. Longtemps des rumeurs avaient couru – lancées, il avait lieu de le croire, par un ennemi venimeux –, selon lesquelles ses idées et celles de ses collègues avaient quelque chose de subversif, pour ne pas dire de révolutionnaire. On leur avait imputé l’intention de fomenter la rébellion parmi les animaux des fermes avoisinantes. Rien de plus éloigné de la vérité ! Leur unique désir, maintenant comme dans le passé, était de vivre en paix avec leurs voisins et d’entretenir avec eux des relations d’affaires normales. Cette ferme, qu’il avait l’honneur de gérer, ajouta-t-il, était une entreprise coopérative. Les titres de propriété, qu’il avait en sa propre possession, appartenaient à la communauté des cochons.<br />
<br />
« Il ne croyait pas, dit-il, que rien subsistât de la suspicion d’autrefois, mais certaines modifications avaient été récemment introduites dans les anciennes habitudes de la ferme qui auraient pour effet de promouvoir une confiance encore accrue. Jusqu’ici les animaux avaient eu pour coutume, assez sotte, de s’adresser l’un à l’autre en s’appelant « camarade ». Voilà qui allait être aboli. Une autre coutume singulière, d’origine inconnue, consistait à défiler chaque dimanche matin devant le crâne d’un vieux verrat, cloué à un poteau du jardin. Cet usage serait aboli également, et déjà le crâne avait été enterré. Enfin ses hôtes avaient peut-être remarqué le drapeau vert en haut du mât. Si c’était le cas, alors ils avaient remarqué aussi que le sabot et la corne, dont il était frappé naguère, n’y figuraient plus. Le drapeau, dépouillé de cet emblème, serait vert uni désormais.<br />
<br />
« Il n’adresserait qu’une seule critique à l’excellent discours de bon voisinage de Mr. Pilkington, qui s’était référé tout au long à la “Ferme des Animaux”. Il ne pouvait évidemment pas savoir – puisque lui, Napoléon, en faisait la révélation en ce moment – que cette, raison sociale avait été récusée La ferme serait connue à l’avenir sous le nom de “Ferme du Manoir” – son véritable nom d’origine, sauf erreur de sa part.<br />
<br />
« Messieurs, conclut Napoléon, je vais porter le même toast. que tout à l’heure, mais autrement formulé. Que chacun remplisse sa chope à ras bord. Messieurs, je bois à la prospérité de la Ferme du Manoir ! »<br />
<br />
Ce furent encore des acclamations chaleureuses, et les chopes furent vidées avec entrain Mais alors que les animaux observaient la scène du dehors, il leur parut que quelque chose de bizarre était en train de se passer. Pour quelle raison les traits des cochons n’étaient-ils plus tout à fait les mêmes ? Les yeux fatigués de Douce glissaient d’un visage à l’autre. Certains avaient un quintuple menton, d’autres avaient le menton quadruple et d’autres triple. Mais qu’est-ce que c’était qui avait l’air de se dissoudre, de s’effondrer, de se métamorphoser ? Les applaudissement, s’étaient tus. Les convives reprirent la partie de cartes interrompue, et les animaux silencieux filèrent en catimini.<br />
<br />
Ils n’avaient pas fait vingt mètres qu’ils furent cloués sur place. Des vociférations partaient de la maison. Ils se hâtèrent de revenir mettre le nez à la fenêtre. Et, de fait, une querelle violente était en cours. Ce n’étaient que cris, coups assénés sur la table, regards aigus et soupçonneux, dénégations furibondes. La cause du charivari semblait due au fait que Napoléon et Mr. Pilkington avaient abattu un as de pique en même temps.<br />
<br />
Douze voix coléreuses criaient et elles étaient toutes les mêmes. Il n’y avait plus maintenant à se faire de questions sur les traits altérés des cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre.<br />
</div><br />
[[Catégorie:Romans]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Ludwig_von_Mises:Le_Gouvernement_omnipotent_-_chapitre_1&diff=114638Ludwig von Mises:Le Gouvernement omnipotent - chapitre 12023-12-05T10:33:17Z<p>Lexington : </p>
<hr />
<div>{{titre|[[Ludwig von Mises:Le Gouvernement omnipotent|Le Gouvernement omnipotent]]|[[:wl:Ludwig von Mises|Ludwig von Mises]]|chapitre 1 - Le libéralisme allemand}}<br />
{{infobox gouvernement omnipotent}}<br />
<div class="text"><br />
==1. L'ancien régime et le libéralisme==<br />
<br />
C'est une erreur fondamentale de croire que le nazisme est une renaissance ou une continuation des politiques et des mentalités de l'ancien régime ou une manifestation de l'esprit prussien. Rien dans le nazisme ne suit le fil des idées et des institutions de la vieille histoire allemande. Ni le nazisme, ni le pangermanisme dont le nazisme descend et dont il représente l'évolution logique, ne tirent leur origine du prussianisme de Frédéric Guillaume Ier ou de Frédéric II dit le Grand. Pangermanisme et nazisme n'ont jamais eu l'intention de reprendre la politique des électeurs de Brandebourg et des quatre premiers rois de Prusse. Ils ont quelquefois décrit comme le but de leurs efforts le retour au paradis perdu de la vieille Prusse ; mais ce n'était que de la propagande à l'usage d'un public qui a le culte des héros du passé. Le programme du nazisme ne vise pas à la restauration du passé mais à la création de quelque chose de nouveau et de sans précédent.<br />
<br />
Le vieil État prussien de la maison des Hohenzollern a été complètement détruit par les Français sur les champs de bataille d'Iéna et d'Auerstaedt (1806). L'armée prussienne a capitulé à Prenzlau et Ratkan, les garnisons des forteresses et citadelles les plus importantes se sont rendues sans tirer un coup de feu. Le roi chercha refuge auprès du Tsar, dont seule la médiation put préserver le royaume. Mais le vieil État prussien était intérieurement brisé bien avant sa défaite militaire ; il était depuis longtemps décomposé et vermoulu quand Napoléon lui donna le coup de grâce. Car l'idéologie sur laquelle il était basé avait perdu tout son pouvoir ; elle avait été désagrégée par l'assaut des idées nouvelles du libéralisme.<br />
<br />
Comme tous les autres princes et ducs qui avaient établi leur règne souverain sur les débris du Saint Empire romain germanique, les Hohenzollern considéraient aussi leur territoire comme la propriété de leur famille, dont ils essayaient d'agrandir les frontières par la violence, la ruse et des pactes de famille. La population habitant à l'intérieur de leurs possessions était composée de sujets qui devaient obéir aux ordres. Ils étaient les dépendances du sol, la propriété du seigneur, qui avait le droit de les traiter ad libitum. Leur bonheur et leur bien-être n'entraient pas en ligne de compte.<br />
<br />
Évidemment le roi s'intéressait au bien-être matériel de ses sujets ; mais cet intérêt n'était pas fondé sur la croyance que le but du gouvernement civil était de rendre les peuples prospères. De telles idées auraient semblé absurdes en Allemagne au XVIIIe siècle. Le roi cherchait à augmenter la richesse de la paysannerie et des citadins parce que leurs revenus étaient la source dont provenait son revenu. Il ne s'intéressait pas au sujet mais au contribuable. Il voulait tirer de l'administration du pays les moyens d'accroître son pouvoir et sa splendeur. Les princes allemands enviaient les richesses de l'Europe occidentale, qui fournissaient aux rois de France et de Grande-Bretagne les fonds nécessaires à l'entretien d'armées et de marines puissantes. Ils encourageaient le commerce, les échanges, les mines et l'agriculture afin d'élever les revenus publics. Cependant les sujets étaient simplement des pions dans le jeu des seigneurs.<br />
<br />
Mais l'attitude de ces sujets changea considérablement à la fin du XVIIIe siècle. D'Europe occidentale, des idées nouvelles commencèrent à pénétrer en Allemagne. Le peuple, habitué à obéir aveuglément à l'autorité de droit divin des princes, entendit pour la première fois les mots liberté, droit de disposer de soi-même, droits de l'homme, parlement, constitution. Les Allemands apprenaient à saisir la signification de mots d'ordre dangereux.<br />
<br />
Aucun Allemand n'a en rien contribué à l'élaboration du grand système de la pensée libérale, qui a transformé la structure de la société et remplacé le règne des rois et des maîtresses royales par le gouvernement du peuple. Les philosophes, économistes et sociologues qui l'ont développé pensaient et écrivaient en anglais ou en français. Au XVIIIe siècle, ces Allemands ne réussirent même pas à faire des traductions lisibles de ces auteurs anglais, écossais ou français. Ce que la philosophie idéaliste allemande a produit dans ce domaine est pauvre en vérité, comparé à la pensée contemporaine anglaise et française. Mais les intellectuels allemands saluaient avec enthousiasme les idées occidentales de liberté et de droits de l'homme. La littérature classique allemande en est imbue et les grands compositeurs allemands mettaient en musique des vers chantant les louanges de la liberté. Les poèmes, les pièces et les autres écrits de Frédéric Schiller sont du début à la fin un hymne à la liberté. Chaque mot de Schiller était un coup porté au vieux système politique de l'Allemagne ; ses oeuvres étaient accueillies avec ferveur par presque tous les Allemands qui lisaient des livres ou fréquentaient le théâtre. Ces intellectuels n'étaient évidemment qu'une minorité. Livres et théâtres étaient choses méconnues des masses. C'étaient les pauvres serfs des provinces de l'est, c'étaient les habitants des pays catholiques qui ne parvenaient que lentement à se libérer de l'emprise étroite de la contre-réforme. Même dans les régions occidentales plus avancées et dans les villes, il y avait encore beaucoup d'illettrés. Ces masses ne s'intéressaient à aucune controverse politique ; elles obéissaient aveuglément, parce qu'elles vivaient dans la crainte de la punition en enfer, dont l'église les menaçait et dans la peur encore plus grande de la police. Elles étaient en dehors de la civilisation et de la vie culturelle allemandes ; elles ne connaissaient que leur dialecte régional, et pouvaient à peine converser avec un homme qui ne parlait que l'allemand littéraire ou un autre dialecte. Mais le nombre de ces arriérés allait toujours en décroissant. Prospérité économique et instruction se répandaient d'année en année. Des individus de plus en plus nombreux atteignaient un niveau de vie qui leur permettait de se soucier d'autre chose que du vivre et du couvert et d'employer leurs loisirs à quelque chose de plus relevé que la boisson. Quiconque vit de la misère et se joint à la communauté des hommes civilisés devient un libéral. A part le petit groupe des princes et de leur suite aristocratique, tout individu intéressé par les discussions politiques était libéral. A cette époque il n'y avait en Allemagne que des libéraux ou des indifférents ;mais les rangs des indifférents s'éclaircissaient continuellement tandis que les rangs des libéraux devenaient plus serrés.<br />
<br />
Tous les intellectuels sympathisaient avec la Révolution française. Ils méprisaient le terrorisme des Jacobins mais approuvaient vivement ce grand bouleversement. Ils virent en Napoléon l'homme qui sauvegarderait et complèterait ces réformes et — comme Beethoven — se détournèrent de lui aussitôt qu'il trahit la liberté et se fit empereur.<br />
<br />
Jamais auparavant aucun mouvement spirituel ne s'était emparé de tout le peuple allemand et jamais auparavant il n'avait été uni dans ses sentiments et ses idées. En fait le peuple, qui parlait allemand et qui était sujet des princes d'Empire, des prélats, des comtes et des patriciens urbains, devint une nation, la nation allemande, par l'adhésion aux idées nouvelles venant de l'Ouest. A ce moment seulement naquit ce qui n'avait jamais existé auparavant : une opinion publique allemande, un public allemand, une littérature allemande, une patrie allemande. Les Allemands commencèrent alors à comprendre la signification des anciens auteurs qu'ils avaient lus à l'école. Ils conçurent alors l'histoire de leur nation comme quelque chose de plus que la lutte des princes pour la terre et les revenus. Les sujets de plusieurs centaines de petits seigneurs devinrent allemands par l'acceptation des idées occidentales.<br />
<br />
L'esprit nouveau secoua les fondations sur lesquelles les princes ont construit leurs trônes : la loyauté traditionnelle et la soumission des sujets qui étaient prêts à accepter le règne despotique d'un groupe de familles privilégiées. Les Allemands rêvaient à ce moment d'un État allemand avec gouvernement parlementaire et droits de l'homme. Ils ne se souciaient pas des États allemands existants. Ces Allemands qui se qualifiaient eux-mêmes de patriotes, le nouveau terme importé de France, méprisaient ces sièges de gouvernement et d'abus despotiques. Ils détestaient les tyrans. ET ils détestaient plus encore la Prusse parce qu'elle apparaissait comme la menace la plus forte, et donc la plus dangereuse, pour la liberté allemande.<br />
<br />
Le mythe prussien, que les historiens prussiens du XIXe siècle façonnèrent avec un audacieux mépris des faits, voudrait nous faire croire que Frédéric II était considéré par ses contemporains comme leur représentant : le champion de la grandeur de l'Allemagne, protagoniste de l'ascension de l'Allemagne vers l'unité et la puissance, le héros national. Rien ne peut être plus éloigné de la réalité. Les campagnes militaires du roi soldat étaient aux yeux de ses contemporains des luttes pour accroître les possessions de la maison de Brandebourg, qui ne concernaient que la dynastie. ils admiraient ses talents stratégiques mais ils détestaient les brutalités du système prussien. Quiconque louait Frédéric à l'intérieur des frontières de son royaume le faisait par nécessité, pour échapper à la colère d'un prince qui tirait une vengeance sévère de tout adversaire. Quand on le louait en dehors de la Prusse, c'était pour déguiser les critiques contre ses propres seigneurs. Les sujets des petits princes trouvaient dans cette ironie le moyen le moins dangereux de dénigrer leurs petits Nérons ou Borgias. Ils glorifiaient ses succès militaires mais s'estimaient heureux parce qu'ils n'étaient pas à la merci de ses caprices et de ses cruautés. Ils n'approuvaient Frédéric que dans la mesure où il combattait leurs propres tyrans.<br />
<br />
A la fin du XVIIIe siècle l'opinion publique en Allemagne était aussi unanimement opposée à l'ancien régime qu'elle l'était en France à la veille de la Révolution. Le peuple allemand voyait avec indifférence l'annexion de la rive gauche du Rhin, les défaites de l'Autriche et de la Prusse, la dissolution du saint Empire et la création de la Confédération du Rhin. Ils saluaient les réformes imposées aux gouvernements de leurs États par l'ascendant des idées françaises. Ils admiraient Napoléon comme général et homme d'état exactement comme il avaient admiré auparavant Frédéric de Prusse. Les Allemands ne commencèrent à détester les Français — comme les sujets français de l'Empereur — que lorsqu'ils en arrivèrent à être fatigués de guerres interminables et coûteuses. Quand la Grande Armée fut défaite en Russie, le peuple ne s'intéressa aux campagnes qui mirent fin à la carrière de Napoléon que parce qu'il espérait que sa chute conduirait à la création d'un gouvernement parlementaire. Les événements ultérieurs dissipèrent cette illusion, l'esprit révolutionnaire se développa lentement, et conduisit à la révolution de 1848.<br />
<br />
On a affirmé qu'on pouvait trouver les origines du nationalisme actuel et du nazisme dans les écrits des romantiques, dans les pièces de Heinrich von Kleist et dans les chansons politiques qui accompagnèrent la lutte finale contre Napoléon. Cela est aussi une erreur. Les oeuvres factices des romantiques, les sentiments pervertis des pièces de Kleist, et la poésie patriotique des guerres de libération n'eut pas une influence appréciable sur le public ; et les essais philosophiques et sociologiques des auteurs qui recommandaient un retour aux institutions médiévales étaient considérés comme abstrus. On ne s'intéressait pas au Moyen Âge mais aux activités parlementaires occidentales. On lisait les livres de Goethe et de Schiller, mais non ceux des romantiques, on allait aux pièces de Schiller mais non à celles de Kleist. Schiller devint le poète préféré de la nation ; dans son amour enthousiaste de la liberté les Allemands trouvèrent leur idéal politique. La célébration du centenaire de Schiller fut la démonstration politique la plus impressionnante qui eut jamais lieu en Allemagne. La nation allemande était unie dans son adhésion aux idées de Schiller, aux idées libérales.<br />
<br />
Tous les efforts faits pour faire déserter aux Allemands la cause de la liberté échouèrent. Les enseignements de ses adversaires n'eurent aucun effet. C'est en vain que la police de Metternich combattit la montée du libéralisme.<br />
<br />
Ce n'est que dans les dernières années du XIXe siècle que l'emprise des idées libérales fut ébranlée, ce qui fut l'oeuvre des doctrines de l'étatisme. L'étatisme — nous aurons à la traiter plus tard — est un système d'idées socio-politiques qui n'avaient pas de contre-partie dans l'histoire et qui n'étaient pas liées aux anciennes façons de penser quoiqu'il puisse avec quelque justification être appelé néo-mercantilisme, eu égard au caractère technique des politiques qu'il recommande.<br />
<br />
==2. La faiblesse du libéralisme allemand==<br />
<br />
Vers le milieu du XIXe siècle les Allemands s'intéressant aux questions politiques étaient unis dans leur adhésion au libéralisme. Pourtant la nation allemande ne réussit pas à secouer le joug de l'[https://www.wikiberal.org/wiki/Absolutisme absolutisme] et à établir la démocratie et un gouvernement parlementaire. Quelle en fut la raison ?<br />
<br />
Comparons d'abord les conditions de l'Allemagne avec celles de l'Italie qui était dans une situation analogue. L'Italie aussi était d'esprit libéral, mais les libéraux italiens étaient impuissants. L'armée autrichienne était assez forte pour écraser tout soulèvement révolutionnaire. Une armée étrangère tint le libéralisme italien en échec, d'autres armées étrangères libérèrent l'Italie de ce contrôle. A Solférino, à Königsgrätz et sur les rives de la Marne, les Français, les Prussiens, et les Anglais livrèrent des batailles qui rendirent l'Italie indépendante des Habsbourgs.<br />
<br />
De même que le libéralisme italien ne pouvait se mesurer à l'armée autrichienne, de même le libéralisme allemand était incapable de lutter avec les armées de l'Autriche et de la Prusse. L'armée autrichienne était surtout composée de soldats non allemands. L'armée prussienne avait évidemment surtout des hommes de langue allemande dans ses rangs ; les Polonais, les autres Slaves et les Lithuaniens n'étaient qu'une minorité ; mais un grand nombre de ces hommes parlant un des dialectes allemands étaient recrutés dans les couches de la société qui ne s'étaient pas encore éveillées à la politique. Ils provenaient des provinces de l'est et de la rive occidentale de l'Elbe. Ils étaient pour la plupart illettrés et peu familiarisés avec la mentalité des intellectuels et des citadins. Ils n'avaient jamais entendu parler des idées nouvelles ; ils avaient grandi avec l'habitude d'obéir au Junker qui exerçait le pouvoir exécutif et judiciaire dans leur village, à qui ils devaient impôts et corvée (travail légal non payé) et que la loi considérait comme leur souverain légitime. Ces serfs virtuels n'étaient pas capables de désobéir à un ordre de tirer sur le peuple. Le chef suprême de l'armée prussienne pouvait avoir confiance en eux. Ces hommes et les Polonais formaient les détachements qui écrasèrent la révolution prussienne de 1848.<br />
<br />
Telles étaient les conditions qui empêchèrent les libéraux allemands de mettre leurs actions en accord avec leurs paroles. Ils étaient forcés d'attendre jusqu'à ce que les progrès de la prospérité et de l'instruction amènent ces populations arriérées dans les rangs du libéralisme. Ils étaient donc convaincus que la victoire du libéralisme devait venir. Le temps travaillait pour eux ; mais hélas ! les événements trahirent leur attente. C'était le destin de l'Allemagne qu'avant la réalisation de ce triomphe du libéralisme, le libéralisme et les idées libérales soient renversées — non seulement en Allemagne mais partout — par d'autres idées, qui pénétrèrent de nouveau en Allemagne venant de l'Ouest. Le libéralisme allemand n'avait pas encore rempli sa tâche quand il fut défait par l'étatisme, le nationalisme et le socialisme.<br />
<br />
==3. L'armée prussienne==<br />
<br />
L'armée prussienne qui se battit dans les batailles de Leipzig et de Waterloo était très différente de l'armée que Frédéric Guillaume Ier avait organisée et que Frédéric II avait commandée pendant trois grandes guerres. Cette vieille armée prussienne avait été brisée et détruite dans la campagne de 1806 et n'avait jamais revécu.<br />
<br />
L'armée prussienne du XVIIIe siècle était composée d'hommes précipités dans le service, brutalement dressés au fouet et rassemblés par une discipline barbare. Ils étaient surtout des étrangers. Les rois préféraient des étrangers à leurs propres sujets. Ils croyaient que leurs sujets pouvaient être plus utiles au pays en travaillant et en payant des impôts qu'en servant dans l'armée. En 1742, Frédéric se fixa comme règle que l'infanterie devrait se composer de deux tiers d'étrangers et d'un tiers de Prussiens. Déserteurs des armées étrangères, prisonniers de guerre, criminels, vagabonds, trimardeurs et individus, que les racoleurs avaient enlevés par la ruse ou la violence, formaient la plus grande partie des régiments. Les soldats étaient prêts à profiter de toute occasion pour s'enfuir. C'est pourquoi prévenir la désertion était le principal souci de la conduite des affaires militaires. Frédéric II commence son traité principal de stratégie, ses Principes Généraux sur la Conduite de la Guerre, par l'exposition de quatorze règles sur la manière d'empêcher la désertion. Les considérations tactiques et même stratégiques devaient être subordonnées au souci de prévenir la désertion. Les troupes ne pouvaient être employées qu'en ordre serré. On ne pouvait envoyer des patrouilles. La poursuite stratégique d'un ennemi défait était impossible. Les marches et attaques de nuit, les bivouacs près des forêts étaient strictement évités. Les soldats avaient l'ordre de se surveiller constamment l'un l'autre en temps de paix comme en temps de guerre. Les civils étaient contraints, sous la menace des peines les plus lourdes, de barrer la route aux déserteurs, de les saisir et de les livrer à l'armée.<br />
<br />
Les officiers pourvus du brevet d'officier étaient en principe des nobles dans cette armée. Parmi eux, il y avait aussi beaucoup d'étrangers ; mais le plus grand nombre appartenait à la classe prussienne des Junkers. Frédéric II répète sans cesse dans ses écrits que les roturiers ne sont pas aptes à recevoir le brevet d'officier, parce que leur esprit est orienté vers le profit et non vers l'honneur. Quoique la carrière militaire fût très profitable, puisque le commandant d'une compagnie touchait un revenu relativement élevé, une grande partie de l'aristocratie terrienne s'opposait à ce que ses fils entrassent dans la carrière des armes. Les rois avaient l'habitude d'envoyer leurs policiers enlever les fils des propriétaires nobles pour les placer dans leurs écoles militaires. L'instruction donnée dans ces écoles dépassait à peine celle d'une école primaire. Les hommes dotés d'une instruction plus poussés étaient très rares dans les rangs des officiers prussiens [1].<br />
<br />
Une telle armée ne pouvait combattre et — avec un commandement capable — vaincre qu'aussi longtemps qu'elle rencontrait des armées de structure analogue. Elle se dispersa comme des fétus de paille quand elle eut à combattre les forces de Napoléon.<br />
<br />
Les armées de la Révolution française et du Premier Empire étaient recrutées dans le peuple. C'étaient des armées d'hommes libres et non des rebus de racoleurs. Leurs chefs ne craignaient pas la désertion. C'est pourquoi ils pouvaient abandonner les tactiques traditionnelles des mouvements en avant en lignes déployées et de feux de salves non ajustés. Ils pouvaient adopter une nouvelle méthode de combat, c'est-à-dire combattre en files et en escarmouches. La nouvelle structure de l'armée entraîna une nouvelle tactique, puis une nouvelle stratégie contre lesquelles la vieille armée prussienne se révéla impuissante.<br />
<br />
L'exemple français servit de modèle pour l'organisation de l'armée prussienne dans les années 1808-1813. Elle était basée sur le principe du service obligatoire pour tous les hommes physiquement aptes. La nouvelle armée supporta l'épreuve des guerres 1813-1815. En conséquence, son organisation demeura sans changement pendant un demi-siècle. Comment cette armée aurait-elle combattu dans une autre guerre contre un agresseur étranger ? nous ne le saurons jamais ; cette épreuve lui fut épargnée. Mais une chose est hors de doute et fut prouvée par les événements de la Révolution de 1848 : on ne pouvait compter que sur une partie de l'armée dans une lutte contre le peuple, l'adversaire intérieur du gouvernement et une guerre impopulaire d'agression ne pouvait être tentée avec ces soldats.<br />
<br />
Dans la répression de la Révolution de 1848, seuls les régiments de la garde royale, dont les hommes étaient choisis pour leur fidélité au roi, la cavalerie et les régiments recrutés dans les provinces orientales, avaient pu être considérés comme absolument sûrs. L'armée recrutée dans l'ouest, la milice (Landwehr) et les réservistes de beaucoup des régiments de l'est étaient plus ou moins gagnés par les idées libérales.<br />
<br />
Les hommes de la garde et de la cavalerie devaient faire trois années de service actif, contre deux dans les autres corps de l'armée. A cause de cela, les généraux concluaient que deux années étaient un délai trop court pour transformer un civil en un soldat absolument loyal à son roi. Ce qu'il fallait pour sauvegarder le système politique de la Prusse, avec son absolutisme royal exercé par les Junkers, était une armée prête à combattre — sans poser de questions — contre quiconque était désigné à son attaque par ses chefs. Cette armée — l'armée de Sa Majesté et non une armée du Parlement ou du peuple — aurait eu pour devoir de réprimer tout mouvement révolutionnaire à l'intérieur de la Prusse ou des États plus petits de la Confédération germanique ou de repousser des invasions possibles venant de l'ouest qui pourraient forcer les princes allemands d'accorder des constitutions et d'autres concessions à leurs sujets. Dans l'Europe de 1850, où l'empereur des Français et le premier ministre britannique, Lord Palmerston, affichaient ouvertement leurs sympathies pour les mouvements populaires menaçant les intérêts des rois et des aristocrates, l'armée de la maison des Hohenzollern était le rocher de bronze au milieu de la marée montante du libéralisme. rendre cette armée sûre et invincible ne signifiait pas seulement protéger les Hohenzollern et leurs partisans aristocratiques ; c'était plus encore sauver la civilisation de la menace de la révolution et de l'anarchie. Telle était la philosophie de Frédéric Jules Stahl et des Hégéliens de droite, telles étaient les idées des historiens prussiens de l'école historique Kleindeutsche, telle était la mentalité du parti militaire à la cour du roi Frédéric Guillaume IV. Le roi était évidemment d'une nervosité maladive et chaque jour le rapprochait de la complète incapacité mentale ; mais les généraux, conduits par le général von Roon et soutenus par le prince Guillaume, frère du roi et son héritier présomptif au trône, étaient pleinement lucides et poursuivaient leur but avec ténacité.<br />
<br />
le succès partiel de la révolution avait abouti à l'institution d'un Parlement prussien. Mais ses prérogatives étaient si réduites qu'il ne pouvait empêcher le commandant en chef de prendre les mesures qui semblaient indispensables à ce dernier pour faire de l'armée un instrument plus sûr entre les mains de ses chefs.<br />
<br />
Les experts étaient absolument convaincus que deux ans de service actif suffisaient pour la formation militaire de l'infanterie. Non pour des raisons de technique militaire, mais par suite de considérations purement politiques le roi prolongea le service actif pour l'infanterie de ligne de deux ans à deux ans et demi en 1852 et à trois ans en 1856. Cette mesure réduisait beaucoup les chances de succès d'un retour du mouvement révolutionnaire. Le parti militaire était dès lors confiant que, dans l'avenir immédiat, avec la garde royale et les hommes faisaient leur service actif dans les régiments de ligne, ils seraient assez forts pour vaincre des rebelles mal armés. Forts de cette assurance ils décidèrent d'aller plus loin et de réformer complètement l'organisation de l'armée.<br />
<br />
Le but de cette réforme était de rendre l'armée à la fois plus forte et plus loyale envers le roi. Le nombre des bataillons d'infanterie serait presque doublé, l'artillerie augmentée de 25 % et beaucoup de nouveaux régiments de cavalerie seraient formés. Le nombre des recrues annuelles serait porté de 40 000 à 63 000 et les effectifs officiers accrus proportionnellement. D'autre part, la milice serait transformée en une réserve de l'armée active. Les hommes plus âgés seraient exemptés de service dans la milice, parce qu'ils n'étaient pas absolument sûrs. Les hauts grades de la milice seraient confiés à des officiers de métier dotés du brevet d'officier [2].<br />
<br />
Consciente de la force que la prolongation du service actif leur avait déjà donnée et sûre du pouvoir, pour le moment, réprimer une tentative révolutionnaire, la cour exécuta la réforme sans consulter le Parlement. Entre-temps, la folie du roi était devenue si évidente que le prince Guillaume dut être institué prince régent ; le pouvoir royal était maintenant entre les mains d'un partisan docile de la clique aristocratique et de la brutalité militaire. En 1859, pendant la guerre entre l'Autriche et la France, l'armée prussienne avait été mobilisée comme mesure de précaution et pour préserver la neutralité. La démobilisation fut faite de telle façon que les principaux buts de la réforme furent atteints. Au printemps de 1860, tous les régiments nouvellement prévus étaient créés. Ce n'est qu'à ce moment que le cabinet présenta le projet de réforme au Parlement et lui demanda de voter les dépenses correspondantes [3].<br />
<br />
La lutte contre le projet de l'armée fut le dernier acte politique du libéralisme allemand.<br />
<br />
===Notes===<br />
<br />
[1] Delbrück, Geschichte der Kriegskunst (Berlin, 1920), Partie IV, p. 273, 348 sq.<br />
<br />
[2] Ziekursch, Politische Geschichte des neuen deutschen Kaiserreichs (Frankfort, 1925-1930), t. I, p. 29 sq.<br />
<br />
[3] Sybel, Die Begründung des deutschen Reiches unter Wilhelm I (2e éd. Munich, 1889), t. II, p. 375 ; Ziekursch, op. cit., t. I, p. 42.<br />
<br />
==4. Le conflit constitutionnel en Prusse==<br />
<br />
Les progressistes, comme les libéraux appelaient leur parti dans la chambre basse prussienne (chambre des députés), firent une opposition acharnée à la réforme. La Chambre émit des votes répétés contre le projet et contre le budget. Le roi — Frédéric-Guillaume IV était mort et Guillaume Ier lui avait succédé — dissout le Parlement, mais les électeurs réélurent une majorité de progressistes. Le roi et ses ministres ne pouvaient briser l'opposition du corps législatif ; mais ils tenaient à leur plan et l'exécutèrent sans approbation constitutionnelle, ni consentement parlementaire. Ils conduisirent la nouvelle armée en deux campagnes et défirent le Danemark en 1864 et l'Autriche en 1866. Ce n'est qu'après l'annexion du royaume de Hanovre, des possessions de l'élection de Hesse, des duchés de Nassau, Schleswig, et Holstein, et de la cité libre de Francfort, après l'établissement de l'hégémonie prussienne sur tous les états d'Allemagne du Nord est la conclusion de conventions militaires avec les États de l'Allemagne du Sud, par lesquelles ils se rendaient aussi aux Hohenzollern, que le parlement prussien donna son accord. Le parti progressiste se divisa et quelques-uns de ses anciens membres soutinrent le gouvernement. Ainsi le roi obtint une majorité. La Chambre accorda l'immunité et la conduite inconstitutionnelle du gouvernement et sanctionna rétroactivement toutes les mesures et dépenses adoptées depuis six ans. Le grand conflit constitutionnel se termina en un plein succès pour le roi et en une défaite complète pour le libéralisme.<br />
<br />
Quand une délégation de la Chambre des députés apporta au roi la réponse accommodante du Parlement au discours royal prononcé lors de l'ouverture de la nouvelle session, il déclara avec hauteur que cela avait été son devoir d'agir comme il l'avait fait dans les dernières années et qu'à l'avenir, il agirait de même si des conditions analogues se reproduisaient. Mais plus d'une fois au cours du conflit il avait désespéré. En 1862, il avait perdu tout espoir de vaincre la résistance du peuple et était prêt à abdiquer. Le général von Roon le pressa de faire un dernier essai en nommant Bismarck premier ministre. Bismarck accourut de Paris où il représentait la Prusse à la cour de Napoléon III. Il trouva le roi exténué, déprimé, découragé. Quand Bismarck essaya de lui expliquer son point de vue sur la situation politique, Guillaume l'interrompit en disant : Je sais exactement comment cela tournera. Ici, à droite, sur cette place de l'Opéra sur laquelle donnent ces fenêtres, on vous décapitera d'abord et moi aussi un peu plus tard. Ce fut un dur travail pour Bismarck de redonner du courage au Hohenzollern tremblant. Mais finalement Bismarck rapporte : Mes paroles en appelaient à son honneur militaire et il se vit dans la situation d'un officier qui doit défendre son poste jusqu'à la mort [1].<br />
<br />
La reine, les princes royaux et beaucoup de généraux étaient encore plus effrayés que le roi. En Angleterre, la reine Victoria passait des nuits blanches en pensant à la position de sa fille aînée, mariée au prince héritier de Prusse. Le palais royal de Berlin était hanté par les fantômes de Louis XVI et de Marie-Antoinette.<br />
<br />
Cependant toutes ces craintes n'étaient pas fondées. Les progressistes ne risquèrent pas une nouvelle révolution et ils auraient été battus s'ils l'avaient fait.<br />
<br />
Ces libéraux allemands déçus de 1860, ces hommes d'habitudes studieuses, ces lecteurs de traités philosophiques, ces amateurs de musique et de poésie comprenaient très bien pourquoi la révolution de 1848 avait échoué. Ils savaient qu'ils ne pouvaient établir un gouvernement populaire dans une nation où des millions d'individus étaient enchaînés par les liens de la superstition, de la rusticité et de l'analphabétisme. Le problème politique était essentiellement un problème d'instruction. Le succès final du libéralisme et de la démocratie ne faisait pas de doute. L'orientation vers le gouvernement parlementaire était irrésistible ; mais la victoire du libéralisme ne pouvait se réaliser que lorsque les couches de la population d'où le roi tirait ses soldats dévoués seraient éclairées et transformées par cela même en défenseurs des idées libérales. Alors le roi serait forcé de s'incliner, et le Parlement conquerrait la suprématie sans effusion de sang.<br />
<br />
Les libéraux étaient résolus à épargner si possible au peuple allemand les horreurs de la révolution et de la guerre civile. ils comptaient obtenir dans un avenir pas trop éloigné le contrôle complet de la Prusse. Ils n'avaient qu'à attendre.<br />
<br />
===Note===<br />
<br />
Bismarck, Gedanken und Erinnerungen (nouv. éd. Stuttgart, 1922), t. I, p. 235.<br />
<br />
==5. Le programme de la "Petite Allemagne"==<br />
<br />
Dans le conflit constitutionnel, les progressistes prussiens ne combattaient pas pour la destruction ou l'affaiblissement de l'armée prussienne. ils se rendaient compte que les circonstances imposaient à l'Allemagne la possession d'une armée forte pour la défense de son indépendance. Il voulaient séparer l'armée du roi et la transformer en un instrument de protection de la liberté allemande. La raison du conflit était de savoir si ce serait le roi ou le parlement qui contrôlerait l'armée.<br />
<br />
le but du libéralisme allemand était le remplacement de la scandaleuse administration des trente et quelques États allemand par un gouvernement militaire libéral. La plupart des ces libéraux pensaient que cet État allemand futur ne devait pas comprendre l'Autriche. L'Autriche était très différente des autres pays de langue allemande ; elle avait ses problèmes particuliers qui n'intéressaient pas le reste de la nation. Les libéraux ne pouvaient s'empêcher de voir dans l'Autriche l'obstacle le plus dangereux pour la liberté allemande. La cour d'Autriche était dominée par les Jésuites, son gouvernement avait conclu un concordat ave Pie IX, le pape qui combattait ardemment toutes les idées modernes ; mais l'empereur d'Autriche n'était pas prêt à renoncer volontairement à la position que pendant plus de quatre cents ans sa maison avait occupée en Allemagne. Les libéraux voulaient une armée prussienne forte parce qu'ils craignaient l'hégémonie autrichienne, une nouvelle contre-réforme et le rétablissement du système réactionnaire du défunt prince de Metternich. Ils aspiraient à un gouvernement militaire pour tous les Allemands en dehors de l'Autriche (et de la Prusse). C'est pourquoi ils se nommaient eux-mêmes Petits Allemands (Kleindeutsche) par opposition aux Grands Allemands (Grossdeutsche, qui voulaient inclure les régions de l'Autriche qui avaient jadis appartenu au Saint-Empire).<br />
<br />
Mais il y a encore d'autres considérations de politique étrangère pour recommander un accroissement de l'armée prussienne. A cette époque la France était gouvernée par un aventurier qui croyait ne pouvoir conserver son trône que par des victoires militaires nouvelles. Dans la première décade de son règne il avait déjà tenté deux guerres sanglantes. Maintenant le tour de l'Allemagne semblait venu. Il y avait peu de doute que Napoléon III caressait l'idée d'annexer la rive gauche du Rhin. Qui d'autre que l'armée prussienne pouvait protéger l'Allemagne ?<br />
<br />
Il y avait encore un problème, le Schleswig-Holstein. Les citoyens du Holstein, du Lauenbourg et du Schleswig méridional étaient violemment opposés au gouvernement du Danemark. Les libéraux allemands se souciaient peu des arguments sophistiques des juristes et des diplomates sur les revendications des divers prétendants à la succession des duchés de l'Elbe. Ils ne croyaient pas à la doctrine selon laquelle celui qui doit gouverner un pays doit être désigné suivant les dispositions de la loi féodale et de pactes de familles séculaires. Ils soutenaient le principe occidental du droit d'une nation à disposer d'elle-même. Le peuple de ces duchés répugnait à accepter la souveraineté d'un homme dont le seul titre était d'avoir épousé une princesse titulaire d'une revendication contestée sur le Schleswig et qui n'avait aucun droit dans la succession du Holstein ; il aspirait à l'autonomie à l'intérieur de la Confédération Germanique. Ce fait seul semblait important aux yeux des libéraux. Pourquoi serait-il refusé à ces Allemands ce qu'avaient les Britanniques, les Français, les Belges et les Italiens ? Mais comme le roi de Danemark n'était pas prêt à renoncer à ses prétentions, la question ne pouvait être résolue sans recourir aux armes.<br />
<br />
Ce serait une erreur de juger tous ces problèmes du point de vue des événements ultérieurs. Bismarck ne libéra le Schleswig-Holstein du joug de ses oppresseurs danois qu'afin de l'annexer à la Prusse ; et il n'annexa pas seulement le Schleswig méridional, mais aussi le Schleswig du Nord, dont la population désirait rester dans le royaume du Danemark. Napoléon III n'attaqua pas l'Allemagne ; ce fut Bismarck qui suscita la guerre contre la France. Personne ne prévoyait cette conséquence vers 1860. A cette époque, tout le monde en Europe et en Amérique tenait l'empereur des Français pour le pire fauteur de guerre et agresseur. Les sympathies rencontrées à l'étranger par l'aspiration de l'Allemagne vers l'unité étaient en grande partie dues à la conviction qu'une Allemagne unie ferait contrepoids à la France et assurerait ainsi la paix en Europe.<br />
<br />
Les Petits Allemands furent aussi égarés par leurs préjugés religieux. Comme la plupart des libéraux, ils considéraient le protestantisme comme la première étape de l'obscurantisme aux lumières. Ils craignaient l'Autriche parce qu'elle était catholique. Ils préféraient la Prusse, parce que la majorité de sa population était protestante. En dépit de toute expérience, ils espéraient que la Prusse était plus ouverte que l'Autriche aux idées libérales. Dans ces années critiques, la situation politique en Autriche n'était à coup sûr pas satisfaisante. Mais les événements ultérieurs ont prouvé que le protestantisme n'est pas une meilleure sauvegarde de la liberté que le catholicisme. L'idéal du libéralisme est la séparation complète de l'Église et de l'État, et la tolérance, sans aucune différence entre les Églises.<br />
<br />
Mais cette erreur aussi ne se limitait pas à l'Allemagne. Les libéraux français se trompèrent au point de saluer tout d'abord la victoire de la Prusse à Königgrätz. Ce n'est qu'à la réflexion qu'ils se rendirent compte que la défaite de l'Autriche signifiait aussi la condamnation de la France et ils poussèrent — trop tard — le cri de bataille Revanche pour Sadowa.<br />
<br />
Königgrätz fut en tout cas une défaite écrasante pour le libéralisme allemand. Les libéraux avaient conscience d'avoir perdu une campagne. Ils étaient néanmoins pleins d'espoir. Ils étaient fermement résolus à entamer la lutte dans le nouveau parlement d'Allemagne du Nord. Cette lutte devait se terminer, ils le sentaient, par la victoire du libéralisme et la défaire de l'absolutisme. Le moment où le roi ne pourrait plus utiliser son armée contre le peuple semblait se rapprocher chaque jour.<br />
<br />
==6. L'épisode de Lassalle==<br />
<br />
Il serait possible de traiter le conflit institutionnel prussien sans même mentionner le nom de Ferdinand Lassalle. L'intervention de Lassalle n'influença pas le cours des événements ; mais elle annonçait quelque chose de nouveau ; c'était la naissance des forces qui étaient destinées à marquer le destin de l'Allemagne et de la civilisation occidentale.<br />
<br />
Pendant que les progressistes prussiens étaient occupés à leur lutte pour la liberté, Lassalle les attaqua avec acharnement et passion. Il essayait de pousser les travailleurs à retirer leurs sympathies aux progressistes. Il proclamait l'évangile de la guerre de classes. Il considérait que les progressistes, en tant que représentants de la bourgeoisie, étaient les ennemis mortels du monde du travail. "Vous ne devriez pas combattre l'État, mais les classes exploitantes. L'État est votre ami ; naturellement pas l'État gouverné par M. de Bismarck, mais l'État contrôlé par moi, Lassalle".<br />
<br />
Lassalle n'était pas payé par Bismarck, comme certains l'ont soupçonné. Personne ne pouvait corrompre Lassalle. Après sa mort seulement certains de ses anciens amis ont accepté de l'argent du gouvernement. Mais Bismarck et Lassalle attaquaient tous les deux les progressistes, ils devinrent virtuellement alliés. Lassalle voyait souvent Bismarck. Ils avaient l'habitude de se voir secrètement ; ce n'est que bien des années plus tard que le secret de ces relations fut révélé. Il est vain de discuter si une coopération ouverte et durable entre ces deux hommes ambitieux aurait été instituée si Lassalle n'était pas mort d'une blessure reçue en duel peu après ces entrevues (31 août 1864). Tous deux aspiraient au pouvoir suprême en Allemagne. Ni Bismarck ni Lassalle n'étaient prêts à renoncer à prétendre à la première place.<br />
<br />
Bismarck et ses amis militaires et aristocratiques avaient une haine si profonde des libéraux qu'ils auraient été prêts à aider les socialistes à acquérir le contrôle du pays si eux-mêmes s'étaient montrés trop faibles pour conserver le pouvoir. Mais ils étaient pour le moment assez forts pour tenir les progressistes en échec. Ils n'avaient pas besoin du soutien de Lassalle.<br />
<br />
Il n'est pas vrai que Lassalle ait donné à Bismarck l'idée que le socialisme révolutionnaire fût un allié puissant dans la lutte contre le libéralisme. Bismarck croyait depuis longtemps que les basses classes étaient plus royalistes que les classes moyennes [1]. De plus, comme ministre de Prusse à Paris, il avait eu l'occasion d'observer l'oeuvre du césarisme. Sa prédilection pour un suffrage général et égalitaire fut peut-être renforcée après ses conversations avec Lassalle ; mais pour le moment il n'avait pas besoin du soutien de Lassalle, dont le parti était encore trop petit pour être important. A la mort de Lassalle, l'Allgemeine Deutsche Arbeitverein n'avait pas plus de 4 000 adhérents [2].<br />
<br />
===Notes===<br />
<br />
[1] Ziekursch, op. cit., t. I, p. 107.<br />
<br />
[2] Oucken, Lassalle (Stuttgart, 1904), p. 393.</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Collectif:Aux_sources_du_mod%C3%A8le_lib%C3%A9ral_fran%C3%A7ais_-_La_pens%C3%A9e_lib%C3%A9rale_et_les_questions_sociales&diff=114637Collectif:Aux sources du modèle libéral français - La pensée libérale et les questions sociales2023-11-21T17:28:21Z<p>Lexington : </p>
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<br />
C'est une idée depuis longtemps ancrée dans les esprits que les libéraux ont toujours ignoré, qu'ils ignorent encore et qu'ils ignoreront toujours les problèmes sociaux, entendus au sens étroit et banal du mot social: les problèmes concernant la condition matérielle et morale des travailleurs salariés, tout particulièrement des ouvriers et des employés de l'industrie et du commerce. Qu'ils les ont ignorés et les ignorent encore et les ignoreront toujours comme par définition, sous l'effet à la fois :<br />
- d'une insensibilité au sort des autres qu'aurait cultivée en eux une philosophie de l'homme qui pousserait l'individualisme jusqu'à l'égoïsme du « chacun pour soi » , qui, pour parler comme Marx dans le Manifeste communiste, ne connaîtrait plus « d'homme à homme d'autre lien que l'intérêt tout nu, que l'impassible paiement au comptant, (...), l'eau glaciale du calcul égoïste ».<br />
- et d'une idéologie qui les ferait croire (car cette conviction relèverait de la croyance et non de l'analyse scientifique) en la vertu de prétendues « lois naturelles » dont le libre jeu suffirait pour réaliser les ''Harmonies économiques'', pour résoudre tous les problèmes de la vie des hommes en société, y compris ceux qu'on appellerait indûment « sociaux » pour leur conférer une spécificité qu'ils n'auraient pas - le sort des laissés-pour-compte relevant des oeuvres charitables que la généralisation de la richesse permettrait de financer aisément.<br />
<br />
Bref, même si l'on ne la cite plus guère, on en est toujours, pour résumer la pensée des libéraux, à la formule prêtée à Gambetta: « Il n'y a pas de question sociale », formule odieusement travestie, dont le texte authentique oppose admirablement la pensée libérale consciente et amoureuse de la diversité des choses à la simplification de type totalitaire à laquelle la doctrine socialiste incline si aisément: « Il n'y a pas la question sociale, il y a des questions sociales. »<br />
<br />
== La réhabilitation du travail ==<br />
<br />
Le premier apport de la pensée libérale à l'amélioration de la condition ouvrière (puisque c'est de ce seul point de vue qu'en cette étude nous envisagerons les aspects sociaux de la pensée libérale), ce premier apport fait maintenant partie à ce point de la pensée commune que la plupart des gens ne savent plus d'où il nous est venu: la réhabilitation du travail productif, du travail de production des biens matériels, en particulier la réhabilitation du travail manuel.<br />
Réhabilitation est d'ailleurs ici un terme assez impropre, car il laisse entendre que le travail aurait été honoré avant de sombrer dans le mépris. Or, il n'a jamais été à l'honneur. On le tenait pour oeuvre servile, aux yeux de certains, la conséquence et la preuve de la malédiction divine.<br />
<br />
Que de fois n'a-t-on pas cité le mot d'Aristote en sa Politique, que le maître n'aurait plus besoin d'esclaves quand les navettes tisseraient d'elles-mêmes. Sans doute penserait-on par cette évocation du philosophe donner ses lettres de noblesse à « la libération de l'homme par la machine ». On ne se rendait pas compte qu'en parlant de la sorte, on avouait implicitement que l'on continuait à penser au fond de soi--même qu'un homme libre ne se met pas au métier, qu'il ne travaille pas de ses mains.<br />
<br />
Vivre noblement, ce fut longtemps vivre sinon à ne rien faire, du moins à ne rien faire qui relevât de la production et du commerce, qui ne fût pas gouverner, guerroyer, à un niveau un peu inférieur, administrer, et M. Jourdain, qui se voulait faire passer pour gentilhomme, laissait dire avec délice que son père, qui avait honorablement enrichi la famille dans le commerce des étoffes, n'avait jamais été marchand, mais que « comme il était fort obligeant et qu'il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui et en donnait à ses amis pour de l'argent ».<br />
Soixante ans plus tard, la pensée libérale faisait ses premiers pas, et Voltaire ne sera pas seul à penser que « le plus utile à l'État n'est pas le Seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d'esclave dans l'antichambre d'un ministre « , mais le négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur des hommes » (Lettres philosophiques Xe siècle). L'activité productrice sortira moins vite de l'opprobre, le mépris des clercs pour les arts mécaniques s'ajoutant ici au dédain nobiliaire, et la cabale qui accompagna tout le long de son règne le roi réformateur, le bon Louis XVI, se gaussera de ce monarque qui s'avilissait jusqu'à travailler de ses mains. Mais le pas n'allait plus tarder à être franchi. Les économistes révélant la nature et les causes de la richesse des nations, la révolution industrielle confortant les analyses des économistes, le travail allait trouver enfin sa place légitime. Désormais, vivre honorablement, ce sera vivre en travaillant, ce sera travailler pour vivre. « Enrichissez-vous par le travail » dira Guizot. Lamartine chantera le travail, « sainte loi du monde » et le titre de travailleur, naguère humiliant, sera porté si haut qu'on se le disputera. Dans ses admirables ''Lettres sur l'organisation du Travail'' - un trésor méconnu de la pensée libérale - Michel Chevalier, parlant de l' « amélioration du sort des travailleurs », s'excusera de sacrifier à la mode du jour en disant travailleur là où il aurait dû dire ouvrier, « car un chef d'industrie est un travailleur au même titre que l'homme qui se livre au travail manuel de l'atelier ».<br />
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Qu'on n'aille pas croire que ce n'était là que des vues théoriques et qu'on glorifiait le travail sans se soucier du sort matériel des travailleurs! Les socialistes revendiquent pour eux-mêmes quelque chose comme le monopole du coeur. Ce sont eux qui auraient mis les premiers en lumière la misère ouvrière que les beaux esprits de l'économie auraient refusé de voir. Mais les économistes libéraux, - c'était là une expression qui n'avait pas cours au début du XIXe siècle, car elle eût fait pléonasme en ce temps où tout économiste était libéral, où l'économie s'opposait au socialisme et réciproquement, où le socialisme d'avant Marx se présentait comme une anti-économie, niant les lois du marché, ou prétendant qu'on pouvait les abolir. (François Mitterrand ne parlera-t-il pas encore des « prétendues lois économiques » ?)<br />
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Les économistes témoins de la révolution industrielle dont ils fondaient la doctrine n'étaient pas insensibles aux misères que multipliait le passage d'une économie à une autre. On pense au Dr Villermé, à son Tableau de l'état physique et moral des ouvriers, témoin d'une préoccupation collective, puisque l'enquête lui avait été demandée par l'Académie des sciences morales et politiques. Ils étaient des libéraux, les parlementaires de la monarchie de Juillet qui votèrent notre première « loi ouvrière », celle du 28 mars 1841, interdisant le travail dans les fabriques des enfants de moins de 8 ans, et limitant à huit heures de travail diurne, le travail des enfants de 8 à 12 ans. Loi difficile, parce qu'il s'agissait de concilier ce qu'on n'avait guère eu à faire jusqu'alors, (et les concepts manquaient) « les principes de la liberté industrielle, les droits des chefs de famille, et les sentiments qu'inspire l'humanité », comme disait le rapporteur de la loi à la Chambre de Paris, le très libéral Charles Dupin. Car tout partisans et propagateurs qu'ils fussent de la division du travail et de l'emploi des machines (seuls capables de permettre l'accroissement presque à l'infini de la production et son bon marché, sans lesquels ils pensaient à bon droit qu'on ne pourrait pas « éteindre le paupérisme »), ils n'en étaient pas moins sensibles aux efforts et aux sacrifices que ces méthodes nouvelles imposaient aux ouvriers, au moins dans un premier temps. Ils montraient - ce qui fut longtemps vrai - que les machines ne supprimaient pas vraiment le travail, mais le déplaçaient et qu'après un certain temps la fabrication dans laquelle les machines ouvrières ont été introduites, occupait un plus grand nombre d'hommes qu'auparavant .<br />
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Et qui voudrait croire, parmi nos « politiquement corrects » du forum, de l'université ou du prétoire, qu'il est de Jean-Baptiste Say, l'Adam Smith français, ce texte de 1803 sur les effets de la division du travail :<br />
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« Un homme qui ne fait pendant toute sa vie qu'une même opération parvient à coup sûr à l'exécuter mieux et plus promptement, mais en même temps il devient moins capable de tout autre occupation soit physique, soit morale. Ses autres facultés s'éteignent et il en résulte une dégénération dans l'homme considéré individuellement. C'est un triste témoignage à se rendre que de n'avoir jamais fait que la dix-huitième partie d'une épingle (..). La séparation des travaux est un habile emploi des forces de l'homme, elle accroît les produits de la société, sa puissance et ses jouissances, mais elle ôte quelque chose à la capacité de chaque homme pris individuellement. »<br />
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La solution, Say l'entrevoyait dans le développement et le meilleur emploi de la partie de l'existence qui n'est pas consacrée au travail- gagne-pain, dans « les facilités qu'une civilisation plus avancée procure à tous les hommes pour perfectionner leur intelligence et leurs qualités morales ».<br />
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L'instruction de la première enfance mise à la portée des familles d'ouvriers, l'instruction qu'ils peuvent puiser dans des livres peu chers et cette masse de lumière qui circule perpétuellement au milieu d'une nation civilisée et industrieuse ne permettent pas qu'aucun de ses membres soit abruti seulement par la nature de son travail. Un ouvrier n'est pas constamment occupé de sa profession. Il passe nécessairement une partie de ses instants à ses repas et à ses jours de repos au sein de sa famille. S'il se livre à des vices abrutissants, c'est plutôt aux institutions sociales qu'à la nature de son travail qu'il faut les attribuer .<br />
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Cent vingt-cinq ans plus tard, au romancier Georges Duhamel qui déplorait l'organisation scientifique du travail, le taylorisme, on disait en France la « rationalisation », en quoi il voyait - avec bien d'autres - le méfait suprême de la « civilisation », l'abrutissement des hommes par le travail parcellaire et répétitif, l'ouvrier mécanicien Hyacinthe Dubreuil répondait qu'il appréciait quant à lui bien différemment un système qui avait permis aux ouvriers de ne plus passer à l'atelier que huit heures par jour au lieu de dix ou de douze.<br />
Signalons ici, parce que nous n'aurons pas l'occasion d'y revenir en ce chapitre, un des éléments de la part d'utopie que comportait la pensée libérale du XIXe siècle : la croyance (le mot s'impose) en la vertu quasi magique d'une formation intellectuelle de type scolaire, on devrait dire cléricale - de clerc qui veut dire intellectuel - trop éloignée du métier et de la vie. Car il ne faut pas oublier que les promoteurs quasi héroïques de l'obligation scolaire furent des libéraux, injustement accusés pour cela par Jules Guesde, l'introducteur du marxisme (et quel marxisme!) dans le mouvement socialiste en France, de chercher à procurer aux exploiteurs capitalistes une main-d'oeuvre plus rentable.<br />
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== La réhabilitation du salariat ==<br />
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Comme elle a donné au travail productif ses lettres de noblesse, la pensée libérale a puissamment contribué à la réhabilitation morale du salariat. Car le salaire a été considéré longtemps comme une forme inférieure et même dégradante de revenu. Un salarié, c'était quelque chose comme un mercenaire. Le 10 août 1789, Mirabeau avait « blessé la dignité du sacerdoce » en proposant que la nation « salariât les ministres des autels » et il tenta d'apaiser l'ire épiscopale en dénonçant « les préjugés d'ignorance orgueilleuse qui font dédaigner les mots salaire et salariés ». Car il ne connaissait quant à lui que « trois manières d'exister dans la société: mendiant, voleur ou salarié ».<br />
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Napoléon se le tint pour dit et, en négociant le Concordat, il veilla à ne pas heurter l'amour-propre des évêques; les prêtres ne recevraient pas de l'État un salaire, mais un traitement.<br />
En pleine Révolution de 1848, Bastiat dut se battre pour faire admettre que, « considéré sans son origine, sa nature et sa forme, le salaire n'a en lui-même rien de dégradant ». A juste titre, il faisait grief aux socialistes d'avoir surenchéri sur ce préjugé aristocratique et clérical: « Peu s'en faut qu'ils ne l'aient signalé comme une forme à peine adoucie de l'esclavage et du servage. »<br />
Il reprochait à leur propagande d'avoir fait « pénétrer la haine du salariat dans la classe même des salariés », et c'est en effet la source d'une grande misère morale que d'avoir honte de la façon dont on gagne sa vie, si honorablement que ce soit.<br />
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Les ouvriers se sont dégoûtés de cette forme de rémunération. Elle leur a paru injuste, humiliante, odieuse. Ils ont cru qu'elle les frappait du sceau de la servitude. Ils ont voulu participer selon d'autres procédés à la répartition de la richesse. De là à s'engouer des plus folles utopies, il n'y avait qu'un pas - et ce pas a été franchi. A la révolution de Février, la grande préoccupation des ouvriers a été de se débarrasser du salaire. Sur les moyens, ils ont consulté les dieux, mais quand les dieux ne sont pas restés muets, ils n'ont selon l'usage rendu que d'obscurs oracles, dans lesquels dominait le grand mot d'association, comme si association et salaire étaient incompatibles.<br />
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A la vérité, les socialistes n'étaient pas seuls à considérer le salariat comme un opprobre, et même une abjection. L'excellent Pierre Larousse qui, en son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle ne cachait pas, affichait plutôt ses convictions libérales (« le beau mot de libéralisme ») écrivait au mot salaire, après avoir multiplié les citations d'auteurs défavorables au salariat (« e salaire n'est que l'esclavage prolongé », Chateaubriand), que seule l'association de production permettrait à l'ouvrier d'échapper « à la tyrannie du salariat, cette forme moderne du servage ». Ainsi s'explique que tant de penseurs, de publicistes et d'hommes politiques libéraux - et non des moins connus jusque de nos jours - menèrent campagne sous la IIe République et le Second Empire en faveur des associations ouvrières de consommation et de production, de celles-ci surtout. Certains allèrent même - [https://www.wikiberal.org/wiki/L%C3%A9on_Say Léon Say qui fut l'initiateur], Léon Walras, d'Haussonville, Hippolyte Comte, Casimir-Périer, Jules Simon, Delessert, Récamier, Germain, Benoist-d'Azy, le duc Décazes - jusqu'à fonder de leurs propres deniers en 1864 une « caisse d'escompte des associations populaires » dont l'objet était d'aider, sans but lucratif, les sociétés ouvrières de production et de consommation à réunir leurs premiers fonds. Napoléon III tenta de faciliter les efforts en ce sens avec sa loi des 24-29 juillet 1867, qui, en même temps qu'elle reconnaissait aux sociétés anonymes (associations typiquement capitalistes) le droit de se former sans l'autorisation de la puissance publique, définissait sous le titre énigmatique de « dispositions particulières des sociétés à capital variable » le statut de ce que le langage courant commençait à désigner du nom de « coopératives de production ».<br />
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Sans doute les libéraux n'allaient-ils pas, ce faisant, à l'encontre de la pensée libérale, car la coopérative, elle aussi, est soumise à la concurrence et aux autres lois du marché. Et ils pouvaient exciper du fait que (outre que l'ouvrier coopérateur échappait à l' « humiliation » du salaire qui semblait ravaler le travail au rang d'une marchandise ainsi qu'à la tutelle d'un patron) il accédait ainsi à la propriété (et notamment à la propriété de ses instruments de travail), et l'école libérale a toujours souhaité la diffusion la plus large possible de la propriété.<br />
Villermé pourtant les avait mis en garde non contre le principe économique de la coopérative, mais contre les difficultés qu'on pourrait dire « politiques » d'un type d'association qui ne pouvait exister qu'à la condition d'une estime, d'une amitié réciproques, d'un accord parfait et d'une certaine conformité de sentiments, de volonté, surtout dans les tendances morales de ceux qui la composent (...)Essayez donc de maintenir constamment unis dans une même opinion et en bonne intelligence seulement dix hommes. Essayez de les plier à une organisation qui les rende solidaires; puis, quand vous aurez vu la persistance, la ténacité qu'il faut avoir, les immenses difficultés de cette tâche, vous nous direz si vous croyez encore à la possibilité d'envelopper dans une même organisation et de rendre sérieusement solidaires des milliers d'individus .<br />
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Bref, la réussite d'une association ouvrière ne peut être, en France surtout, qu'une exception, ce mode d'activité économique échouant beaucoup moins à cause des impératifs inexorables des lois du marché que du fait des difficultés du gouvernement des hommes, dont on a trop tendance à oublier que leurs groupements, dès qu'ils parviennent à un certain niveau d'effectif, rapidement atteint, ne peuvent continuer de vivre et de progresser qu'en sécrétant, en quelque sorte, un pouvoir, une direction, pour les gouverner.<br />
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Osons dire que cette dérive marginale de la pensée libérale au XIXe siècle n'a pas été sans conséquence sur l'évolution du mouvement ouvrier. Certes, c'est la contamination de l'idée syndicale par la ou les doctrines socialistes et par les rêveries anarchistes qui a conduit le mouvement syndical à la redoutable incapacité de sortir de la contestation que nous lui connaissons aujourd'hui. <br />
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Mais on ne peut pas oublier que notre premier syndicalisme, celui de la fin du Second Empire et des débuts de la IIIe République, qui n'était nullement révolutionnaire, nullement étatiste, encore moins « collectiviste », s'est fourvoyé dans la coopération aux applaudissements de certains libéraux. Chaque syndicat se croyait obligé de s'adjoindre un atelier coopératif dont l'inéluctable faillite entraînait à peu près aussi inéluctablement la ruine et la disparition de la chambre syndicale.<br />
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Échecs répétés qui auraient pu être formateurs et salutaires si les désillusions qu'ils causèrent n'avaient ouvert une brèche par où s'engouffra toute la démagogie socialiste et son affirmation qu'il n'y avait pas à perdre son temps à rapetasser le vieux monde, maintenant que le collectivisme offrait sa panacée sociale. C'est du temps de ces illusions sur les possibilités de la coopération que date la fameuse formule qui figure encore dans les statuts de la CGT Force ouvrière: « La disparition du patronat et du salariat », car c'était alors l'association ouvrière de production qui paraissait présenter le modèle d'une entreprise sans salarié et sans patron. La coopérative écartée, la formule a permis de rattacher à l'idée syndicale des notions comme celles de nationalisation et de socialisation qui, en fin d'analyse, lui sont étrangères.<br />
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Pourtant, les libéraux avaient tendu la main au mouvement syndical pour sa défense du salariat. Bastiat déjà avait souligné que dans leur recherche de la sécurité commune à tous les hommes, dans leur désir « d'être tranquilles sur leur avenir, de savoir sur quoi compter, de pouvoir disposer d'avance tous leurs arrangements », les ouvriers trouvaient un commencement de solution dans cette forme de rémunération qu'est le salaire. <br />
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Elle les délivre, si l'on peut dire, de la servitude de la marchandise, car celui qui recevrait pour paiement de son travail la marchandise qu'il a fabriquée devrait attendre de l'avoir vendue avant d'être vraiment rémunéré. Bastiat priait les socialistes de considérer lesquels étaient les plus assurés d'être payés, de l'ouvrier qui reçoit une part du produit ou de celui qui perçoit un salaire. Leroy-Beaulieu lui fera écho à la fin du siècle : « Un salaire présente pour l'ouvrier ces deux avantages: le dégager de l'inconnu des résultats de la production, lui permettre, sans attendre ces résultats, de satisfaire ses besoins qui sont immédiats. »<br />
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Et de produire à l'appui cet exemple (qui de surcroît nous rappelle que la construction immobilière à toujours eu une allure chaotique avec des hauts qui peuvent être des pics et des bas en forme d'abîmes): <br />
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« De 1879 à 1885, on a construit une douzaine de mille maisons à Paris. Les ouvriers maçons, charpentiers, couvreurs, ont été occupés très activement avec des salaires moyens de 7,8 ou 9 francs par jour. (..) Or, sur dix entrepreneurs de ces travaux si rémunérateurs pour les ouvriers, neuf au moins ont fait faillite ou sont tombés en liquidation, les maisons qui leur avaient prêté ont perdu la moitié de leur avoir, quelques-unes les quatre cinquièmes.<br />
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Mais les ouvriers avaient été payés. »<br />
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== La liberté de la consommation ==<br />
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Le salaire assure aussi à l'ouvrier la liberté de la consommation, car de son salaire, il fait ce qu'il veut. En dépit des laudateurs du temps passé, du temps où le compagnon mangeait à la table du maître et couchait dans un coin de son logis, en dépit aussi des rêveurs du socialisme dont l'idéal serait que la société prît en charge tous les individus et les pourvût de tout (« à chacun selon ses besoins ») sous prétexte de les libérer de toutes les servitudes matérielles, le salaire, c'est-à-dire la rémunération en espèces, la rémunération en monnaie, constitue l'un des fondements nécessaires des libertés individuelles.<br />
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Certes, lent d'abord, puis brusquement accéléré avec l'abolition définitive des corporations en 1791, aggravé ensuite par l'apparition du capitalisme industriel, ce passage d'un type de rémunération (le compagnon à la charge du maître) à un autre (« voilà ton argent, arrange-toi à ta guise ») a provoqué dans toute une partie des classes ouvrières un sentiment d'abandon, de déréliction qui a profondément et durablement marqué les consciences, dans toutes les classes de la société. On vit nombre d'employeurs (le mot ne sera d'usage courant que beaucoup plus tard) pratiquer ce qu'on appelait le patronage, ce qu'on appelle aujourd'hui avec une nuance de dénigrement le paternalisme, dont l'une des pratiques (les « économats » où les ouvriers de l'usine trouvaient tout à meilleur prix) constituait indubitablement dans les faits un retour indirect au paiement en nature.<br />
<br />
Les libéraux peuvent bien souvent aller chercher l'expression de leur propre pensée jusque chez ceux qui font profession de la condamner. On leur a tant emprunté, sans le dire! Et ce qu'ils énoncent est si conforme à la nature des choses qu'on est bien forcé d'y revenir dès que la réalité ébranle les idéologies et s'impose aux esprits.<br />
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C'est donc à des socialistes que nous nous donnerons le luxe de demander la défense et illustration du salaire en argent, du salaire direct... du salaire libéral.<br />
En 1886, les mineurs de Decazeville firent une grève demeurée lugubrement célèbre dans les annales du mouvement ouvrier parce qu'elle fut marquée par la défenestration mortelle du sous-directeur de la compagnie, l'ingénieur Watrin. Le fondateur du syndicalisme des mineurs dans le Nord, Émile Basly, député de Paris depuis 1885, dénonça à la tribune du Palais-Bourbon les pratiques de l'économat (géré par la Compagnie) qui faisaient que la plupart des mineurs touchaient la plus large part de leur salaire, la totalité parfois, sous forme de jetons et de bons qui n'avaient cours que dans les magasins de l'économat, et il réclama la suppression de cet économat qui, dit-il, confisquait « la liberté de consommation ».<br />
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Un an plus tard, rapporteur du projet de loi concernant l'institution de délégués à la sécurité dans les mines, Jean Jaurès (qui, il est vrai, n'avait pas encore donné son adhésion au socialisme collectiviste) évoquait à son tour ces ouvriers qui n'avaient jamais été payés qu'en nature, qui étaient rivés à une sorte de compte courant perpétuel et qui n'avaient jamais « vu reluire dans un peu d'or une peur de liberté ».<br />
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Bastiat était donc bien fondé à écrire que les classes laborieuses s'étaient « élevées jusqu'au salariat » et que c'était là un des progrès de la civilisation, même si elles ne devaient pas en rester là dans leurs efforts pour acquérir la sécurité.<br />
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A la fin du siècle, P. Leroy-Beaulieu sentira encore la nécessité de défendre l'honneur du salariat et consacrera des pages à montrer que de tous les contrats humains, le salaire, c'est-à-dire la rémunération ,fixée d'avance, soit d'après le temps de travail, soit d'après un tarif pour chaque unité d'ouvrage fait, est le contrat le plus répandu, le plus général, celui gui s'adapte aux occupations les plus diverses, qui a cours dans les pays les plus différents..., nul [autre] contrat n'ayant à un pareil degré un caractère de généralité, approchant presque de l'universalité .<br />
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Ce qui était vrai en 1896 l'est plus encore cent ans plus tard. Les PDG eux-mêmes sont aujourd'hui des salariés et tiennent à l'être; et l'ironie des choses a même fait que l'action syndicale menée sous le signe de l'abolition du salariat a elle-même contribué puissamment à la consolidation et à la généralisation de cette forme de revenu, toute chargée qu'elle fût de la malédiction socialiste.<br />
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== L'organisation du marché du travail ==<br />
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Libérateur en soi, le salaire n'en restait pas moins terriblement aléatoire en ces premiers temps d'extension au salariat. Il était soumis aux lois du marché, et cela dans les conditions les plus défavorables, car, non seulement l'Assemblée constituante avait, en 1791, par le décret d'Allarde, aboli définitivement les corporations et proclamé la liberté du travail, mais encore, sous l'influence, non plus cette fois de la pensée libérale, mais des doctrines quasi totalitaires de Jean-Jacques Rousseau, elle avait, prise d'une sorte de phobie, interdit toutes les associations, les associations de capitaux aussi bien que celles des ouvriers salariés, tout comme les associations politiques. Elle n'avait pas toléré qu'aucun « corps » se formât entre les individus citoyens d'une part, l'État de l'autre; et, bravant la nature humaine, incontestablement sociale, sa Déclaration des droits de l'homme et du citoyen avait délibérément ignoré le droit d'association.<br />
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Qui plus est, émue par une grève des charpentiers parisiens (mais alors on ne disait pas encore grève) elle avait, à l'appel de René Le Chapelier, député de Rennes, interdit non seulement les grèves, les cessations concertées et collectives du travail, mais les associations professionnelles, aussi bien d'entrepreneurs que d'ouvriers et compagnons, nos syndicats, et elle avait stipulé que ce que nous appelons le contrat de travail ne pouvait être qu'un accord passé « de gré à gré » entre deux individus, le maître et l'ouvrier, sans qu'aucun tiers (ni le gouvernement, ni la loi, ni une organisation quelconque) puisse intervenir dans la discussion et la conclusion de ce contrat.<br />
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Quinze ans avant la loi Le Chapelier, Adam Smith avait déjà relevé que, dans cet affrontement entre le maître et l'ouvrier, et bien qu'on eût de part et d'autre des individus libres et égaux en droit, la partie n'était pas égale. Outre que les maîtres peuvent se concerter plus aisément que les ouvriers, fût-ce discrètement, ils sont en état de tenir plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand, pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou deux sur les fonds qu'ils ont amassés. Beaucoup d'ouvriers ne pourraient pas subsister sans travail une semaine, très peu un mois et à peine un seul une année entière. A la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l'ouvrier que celui-ci a besoin du maître, mais le besoin du premier n'est pas si pressant.<br />
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Jean-Baptiste Say reprendra en écho dès 1803:<br />
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« Les salaires de l'ouvrier se règlent contradictoirement par une convention faite entre l'ouvrier et le chef d'industrie : le premier cherche à recevoir le plus, l'autre à donner le moins qu'il est possible, mais dans cette espèce de débat, il y a du côté du maître un avantage indépendant de ceux qu'il tient déjà de la nature de ses fonctions. Le maître et l'ouvrier ont bien également besoin l'un de l'autre, puisque l'un ne peut faire aucun profit sans le secours de l'autre, mais le besoin du maître est moins immédiat, moins pressant. Il en est peu qui ne puissent vivre plusieurs mois, plusieurs années même, sans faire travailler un seul ouvrier, tandis qu'il est peu d'ouvriers qui puissent, sans être réduits aux dernières extrémités, passer plusieurs semaines sans ouvrage. Il est bien difficile que cette différence de position n'influe pas sur le règlement des salaires. »<br />
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Les socialistes n'ont donc pas été les premiers, comme ils se complaisent à le croire, à dénoncer l'inégalité du maître et de l'ouvrier sur le marché du travail. Le mérite en revient aux économistes, et on est injuste, déloyal ou ignorant quand on ne leur en rend pas hommage. Il est permis toutefois de relever qu'il manque quelque chose à leur analyse.<br />
<br />
Dans sa confrontation avec son employeur éventuel, l'ouvrier n'est pas défavorisé seulement - ni peut-être même principalement - par son incapacité à « tenir » longtemps sans ouvrage. Il souffre aussi d'être soumis à la redoutable concurrence de ceux qui, comme lui, cherchent une embauche. Il est bien rare en effet que les demandeurs d'emploi (offreurs de travail) soient moins nombreux que les emplois disponibles. L'offre est presque toujours supérieure à la demande. Il s'ensuit donc sur le marché du travail une concurrence des ouvriers entre eux, qui conduit inévitablement à la baisse du prix de la « marchandise » offerte en trop grande quantité, à la baisse des salaires. S'il existe une place libre dans un atelier et dix candidats à la porte pour l'occuper, c'est, à qualité professionnelle égale, celui qui offrira ses services à quelques centimes de moins que les camarades qui obtiendra la place. Bref, sur le marché du travail, l'adversaire pour ne pas dire l'ennemi, ce n'est pas le patron qui « fait travailler » et dont on sollicite un emploi, mais les camarades qui, eux aussi, cherchent un travail et sont prêts à « casser les prix » pour obtenir la préférence.<br />
<br />
Les socialistes n'ont pas ignoré cet aspect des choses, mais ils ne s'y sont pas attardés. Marx y fait allusion furtivement deux fois dans le Manifeste communiste. Ils n'auraient pas voulu laisser croire qu'ils pensaient que les ouvriers pussent être pour quelque chose dans leur malheur. Selon leurs dires, la concurrence sur le marché du travail n'avait des effets dévastateurs que parce qu'elle était la conséquence de la concurrence sur le marché des produits. Si les fabricants et manufacturiers n'étaient pas obligés de « serrer les prix » pour résister à la concurrence, ils montreraient moins d' « âpreté » dans la discussion des salaires. Aussi, le salut de la classe ouvrière passait-il aux yeux des socialistes par une organisation de la production et de la distribution qui soustrairait l'une et l'autre aux lois du marché.<br />
Les libéraux, quant à eux, ont cherché la solution dans l'organisation non du travail, mais du marché du travail.<br />
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Le mérite de leurs premières démarches à la fois théoriques et pratiques revient à Gustave de Molinari (1819-1912), libéral s'il en fut, futur rédacteur en chef du Journal des Économistes. Tout jeune, il s'était intéressé aux « moyens d'améliorer le sort des classes laborieuses ».<br />
<br />
Élevé dans une ville industrielle (il était né à Liège, avait vécu à Bruxelles, avant de s'installer à Paris), il avait pu constater journellement l'inégalité de la situation de l'ouvrier et de l'entrepreneur dans le débat du salaire et les effets de cette situation inégale. Il avait vu de près l'ouvrier dépourvu d'avances et immobilisé dans un marché étroit, obligé d'accepter les conditions qui lui étaient proposées, si dures qu'elles puissent être.<br />
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Deux faits sont particulièrement à retenir parmi ceux qui nourrirent sa réflexion: d'abord ce qu'on pourrait appeler l'opacité du marché du travail, l'ignorance dans laquelle se trouvaient le plus souvent les demandeurs d'emploi de l'existence des emplois disponibles (et aussi la difficulté de se rendre là où il y avait des emplois, faute notamment de savoir si ces emplois existaient vraiment) -, puis la pression que les ouvriers à la recherche d'une embauche exerçaient les uns sur les autres sur ces marchés de louage de main-d'oeuvre qu'à Paris on appelait les « grèves ». En présence de leurs camarades, aucun d'eux (par amour propre, par esprit de solidarité, par peur aussi des représailles) n'osait accepter un travail à un prix inférieur à ce qu'il avait été convenu entre eux ou à ce qui se pratiquait normalement dans la profession.<br />
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D'où l'idée d'établir, dans les principaux centres d'industrie et d'agriculture, une Bourse du travail où se rendraient les ouvriers qui auraient besoin de travail et les maîtres d'atelier qui auraient besoin d'ouvriers. Le prix du travail pour chaque industrie y serait chaque jour affiché... les ouvriers... pourraient de la sorte connaître, jour par jour, les endroits où le travail s'obtient aux conditions les plus favorables, ceux où ils doivent se porter de préférence pour en demander.<br />
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== Autre projet, plus modeste ==<br />
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« Nous proposons à tous les corps d'État de la Ville de Paris de publier gratuitement chaque semaine le bulletin des engagements d'ouvriers avec l'indication du taux des salaires et de l'état de l'offre et de la demande, chaque métier ayant sa publication à jour fixe... Nous inviterons nos confrères des départements à publier le Bulletin du travail de leurs localités respectives... Chaque semaine, nous rassemblerons tous ces bulletins et nous en composerons un bulletin général. Chaque semaine, tous les travailleurs de France pourront avoir de la sorte sous les yeux le tableau de la situation du travail dans les différentes parties du pays...<br />
<br />
Nous nous adressons avant tout aux ouvriers des corps d'État de la Ville de Paris. Déjà, ils se trouvent organisés et ils possèdent des centres de placements réguliers [Les « grèves » dont nous parlions plus haut]. Rien ne serait plus facile que de livrer à la publicité le bulletin de leurs transactions quotidiennes et de doter la France de la publicité du travail. »<br />
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Cette première idée d'une « agence nationale de l'emploi » dut être renvoyée dans les limbes, par suite notamment du refus des ouvriers. Molinari était allé la soumettre à une réunion des tailleurs de pierre. « Malheureusement, écrit-il, ceux-ci craignirent que la publication des prix du travail à Paris n'attirât une affluence plus considérable d'ouvriers dans ce grand centre de population » et ils refusèrent leur concours.<br />
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Le projet fut repris à partir de 1875 par la municipalité parisienne, adopté en 1886, après le vote de la loi concernant les syndicats professionnels, un premier local ouvert en 1887 sous le nom d'annexe n° 1, rue Jean-Jacques Rousseau, la Bourse centrale actuelle, rue du Château d'Eau ne devant être inaugurée qu'en 1892. La Bourse jouait un double rôle, celui d'un bureau de placement (ou d'une concentration de bureaux de placement) et d'une maison de Syndicats, ce second rôle que n'avait pas prévu Molinari (et pour cause) devant rapidement éclipser le premier. Durant les premières années, les placements effectués par les syndicats admis à la Bourse se comptèrent par milliers. Mais les différentes factions socialistes qui se disputèrent la direction de la Bourse firent bientôt de celle-ci un centre d'agitation révolutionnaire, décourageant ainsi les patrons de venir y chercher le personnel dont ils avaient besoin et les ouvriers de s'y inscrire.<br />
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D'autre part, la municipalité parisienne, qui logeait gratuitement les syndicats dans les deux immeubles de la Bourse du travail, et qui versait à celle-ci une subvention annuelle pour en assurer l'entretien et le fonctionnement, avait mis une condition et une seule à l'admission des syndicats dans la Bourse: qu'ils fissent du placement, et qu'ils le fissent gratuitement.<br />
Idée malencontreuse qui, en obligeant les syndicats à ne pas faire payer les services qu'ils rendaient non à titre collectif mais à titre individuel, a développé chez eux un « subventionnisme » dont ils n'ont jamais pu se défaire : l'habitude de vivre grâce à d'autres ressources que leurs ressources propres, celles-ci devant se limiter aux cotisations des militants, à l'exclusion, répétons-le, du paiement des services rendus aux individus, syndiqués et non syndiqués, alors qu'il aurait été parfaitement justifié de les leur facturer, aux non syndiqués surtout. D'où cette évolution fâcheuse, entamée à peu près dès l'ouverture de la Bourse, d'un syndicalisme utilitaire vers un syndicalisme idéologique, assurément moins ancré dans la réalité, d'autant plus que cette « idéologisation » de type révolutionnaire écartait la grande majorité des ouvriers et des employés qui n'aspiraient nullement à la révolution.<br />
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== Le droit de coalition ==<br />
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Leur philosophie fondamentale poussait les libéraux non pas à demander au gouvernement ou au législateur de résoudre par le moyen d'arrêtés, de décrets ou de lois les problèmes des ouvriers (non plus que des autres) en fait de salaires ou de conditions de travail ou, comme nous disons, de protection sociale collective, mais à fournir aux ouvriers (et aux autres) les instruments juridiques dont ils avaient besoin pour « faire leurs affaires eux-mêmes » , à tout le moins à faire disparaître de la loi les dispositions juridiques qui faisaient obstacle à la prise en main par les uns ou les autres de la défense des intérêts qui leur en étaient propres.<br />
C'est ainsi qu'ils s'en prirent à la loi Le Chapelier, aux articles du code pénal qui en étaient issus et qu'ils finirent par en avoir raison.<br />
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Le 17 novembre 1849 (et bien que « ses poumons ne pussent lutter avec les orages parlementaires »), Bastiat intervint à l'Assemblée législative pour défendre ce qui n'était pas encore le droit de grève : le droit pour un ouvrier de cesser son travail si les conditions de salaire que lui offre son employeur ne lui conviennent pas.<br />
<br />
« Quoi ! Je suis en face d'un patron, nous débattons le prix, celui qu'il m'offre ne me convient pas, je ne commets aucune violence, je me retire, et vous dites que c'est moi qui porte atteinte à la liberté du patron, parce que je nuis à son industrie! Ce que vous proclamez là, c'est l'esclavage, car qu'est-ce qu'un esclave si ce n'est l'homme forcé par la loi de travailler à des conditions qu'il repousse.<br />
... Vous dites ensuite que les ouvriers, quand ils se coalisent [quand ils font grève (C.H.)] se font du tort à eux-mêmes et vous partez de là pour dire que la loi doit empêcher le chômage [la cessation du travail (C.H.)]. Je suis d'accord avec vous que, dans la plupart des cas, les ouvriers se nuisent à eux-mêmes. Mais c'est précisément pour cela que je voudrais qu'ils fussent libres, parce que la liberté leur apprendrait qu'ils se nuisent à eux-mêmes. Et vous, vous en tirez cette conséquence qu'il faut que la loi intervienne et les attache à l'atelier. Mais vous faites ainsi entrer la loi dans une voie bien dangereuse.<br />
<br />
Tous les jours, vous accusez les socialistes de vouloir faire intervenir la loi en toutes choses, de vouloir effacer la responsabilité personnelle. Tous les jours, vous vous plaignez de ce que partout où il y a un mal, une souffrance, une douleur, l'homme invoque sans cesse les lois et l'État.<br />
<br />
Quant à moi, je ne veux pas que parce qu'un homme chôme et que par cela même il dévore une partie de ses économies, la loi puisse lui dire: « Tu travailleras dans cet atelier, quoi qu'on ne t'accorde pas le prix que tu demandes... » <br />
<br />
Vous avouez vous-mêmes que, sous l'empire de votre législation, l'offre et la demande ne sont plus à deux de jeu, puisque la coalition des patrons ne peut pas être saisie, et c'est évident: deux, trois patrons déjeunent ensemble, font une coalition, personne n'en sait rien. Celle des ouvriers sera toujours saisie puisqu'elle se fait au grand jour. »<br />
<br />
L'assaut échoua, mais il devait être renouvelé quinze ans plus tard, cette fois non sans succès, et ce sont des libéraux qui le lancèrent. Car c'est le très libéral Émile Ollivier - un homme plus grand que son destin - qui convainquit Napoléon III, qui à vrai dire y était tout prêt, qu'il était temps d'abolir toute une partie du dispositif répressif que la Constituante avait construit à l'appel de Le Chapelier.<br />
<br />
La loi du 25 mars 1864, dont Ollivier fut l'éloquent, courageux et obstiné rapporteur, abolit le délit de coalition, le remplaça par le délit d'entrave à la liberté du travail, et du coup reconnut la licité de la grève : nul ne pouvait plus être poursuivi devant les tribunaux pour s'être concerté avec ses camarades en vue de cesser collectivement le travail, pas même ceux qui avaient été les « moteurs » de cette coalition, on dira plus tard les « meneurs ».<br />
<br />
Sans doute, comme le fit remarquer notamment Jules Simon, un autre libéral, la loi était-elle boiteuse en ceci que, pour se coaliser, pour se concerter, il faut se réunir et qu'on ne pouvait alors se réunir publiquement qu'avec l'autorisation de la police. L'anomalie fut réparée trois ans plus tard. En 1867, la loi reconnut la liberté des réunions publiques, à la seule condition que dans ces réunions, on ne traitât ni de sujets politiques, ni de sujets religieux, mais essentiellement de problèmes économiques et sociaux. La loi était faite sur mesure pour les ouvriers. La même année 1867, l'Empereur étendait aux chambres syndicales ouvrières le régime de la « tolérance administrative ». L'Empire libéral, la conversion de l'Empire au libéralisme depuis le traité de libre-échange conclu avec l'Angleterre en 1860, continuait de porter ses fruits.<br />
<br />
Nous ne dirons pas ici comment ces dispositifs libéraux, mis en place dans l'intention déclarée de fournir aux ouvriers les moyens de mieux défendre leurs intérêts, furent déviés rapidement de leur vocation première par des révolutionnaires de tous genres, les grèves surtout par les blanquistes, le droit de réunion par tous les ennemis du régime impérial, dont le nombre croissait dans ce qu'on pourrait appeler les marges de la classe politique à mesure que la politique de Napoléon III en faveur du monde ouvrier lui gagnait des sympathies dans les élites professionnelles .<br />
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== La liberté syndicale ==<br />
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Les hommes politiques libéraux ne tardèrent pas à se rendre compte que les coalitions et réunions informelles telles que les lois de mars 1864 et juin 1868 les avaient permises se prêtaient à tous les débordements et désordres auxquels sont portés par nature tous les rassemblements d'individus quand ceux-ci ne sont pas encadrés, structurés, disciplinés par une organisation consciente d'elle-même. Quant aux chambres syndicales ouvrières qui, à partir de 1872, renaissaient de toutes parts, en l'absence des socialistes, après les ravages de la guerre et de la Commune, le régime de la « tolérance administrative » qui ne leur conférait pas la personnalité civile, les laissait sans moyen pour mener dans l'ordre la défense et la promotion des intérêts ouvriers : elles n'avaient même pas le droit d'ouvrir à leur nom un livret de caisse d'épargne et les contrats qu'elles pouvaient signer avec des patrons n'avaient qu'une valeur morale et n'engageaient vraiment personne.<br />
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Aussi, fut-il entrepris d'abattre un nouveau pan de la loi Le Chapelier et de permettre ce qu'elle avait interdit, à savoir pour « les citoyens d'un même État ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque », le droit « lorsqu'ils se trouveront ensemble, de nommer présidents, secrétaires et syndics, de tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs intérêts communs », bref de constituer des associations professionnelles, nos syndicats.<br />
<br />
La première proposition de loi visant à reconnaître aux syndicats professionnels le droit de se constituer librement et d'obtenir la personnalité civile sans autre formalité que le dépôt de leurs statuts auprès d'une administration publique fut déposée en 1876 par celui des hommes politiques libéraux de la IIIe République qui, après Waldeck-Rousseau, a pris la plus grande part à la politique ouvrière du libéralisme, Édouard Lockroy, un nom tombé dans l'oubli, sauf peut-être pour les biographes de Victor Hugo, qui savent que Lockroy fut le second mari de la veuve de Charles Hugo, et, à ce titre, le tuteur de Georges et de Jeanne, sauf aussi pour les historiens de la tour Eiffel, puisque ce fut Lockroy, ministre du Commerce, qui signa avec l'illustre ingénieur le contrat auquel on doit la tour.<br />
<br />
Il fallut huit ans à la proposition de Lockroy pour que, relayée par d'autres propositions, convertie en projet par le libéral Waldeck-Rousseau, alors ministre de l'Intérieur, elle devînt la loi du 21 mars 1884. Huit ans au cours desquels elle se heurta, non seulement à l'hostilité des conservateurs et de patrons aussi aveugles qu'égoïstes, mais aussi, mais surtout aux socialistes de tous bords et à ceux des groupements syndicaux sur qui ils étaient parvenus à étendre leur emprise.<br />
Ils la dénoncèrent comme une « loi de police » parce qu'elle faisait obligation aux syndicats - s'ils désiraient être des entités juridiques légalement fondées - de déposer à la mairie leurs statuts et le nom de leurs administrateurs et l'on voudrait pouvoir citer en entier l'article que Jules Guesde vociféra en mai 1884 dans Le Cri du Peuple contre ce qu'il appelait « une nouvelle loi Le Chapelier ».<br />
<br />
Notre bourgeoisie ne désarme pas, assurait-il, au contraire. Elle ne fait que déplacer ses barrières protectrices et les transporter là où elles peuvent être efficaces: sur le terrain politique. Ce n'est pas en réalité l'abrogation de la loi Le Chapelier, c'est sa modernisation, son adaptation aux nouvelles nécessités capitalistes. Sous couleurs d'autoriser l'organisation professionnelle de notre classe ouvrière, la nouvelle loi n'a qu'un but: empêcher son organisation politique.<br />
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Mais, concluait-il, « cet empêchement vient trop tard », « le Parti ouvrier est aujourd'hui trop fort » pour que cette manoeuvre machiavélique de la bourgeoisie l'empêche d'aboutir, car Jules Guesde a vécu trente ans dans l'illusion que la révolution socialiste allait éclater le lendemain matin - avant de devenir en 1914 ministre d'État dans un gouvernement d'union sacrée.<br />
<br />
Il enrageait à la pensée que la liberté syndicale contribuait à renforcer chez les ouvriers l'idée - l'illusion selon lui - qu'ils pouvaient améliorer leur sort dans le cadre de la société capitaliste, les détournant ainsi de l'action politique révolutionnaire dont il s'acharnait à prétendre qu'elle était « la condition indispensable » de l' « affranchissement économique » de la classe ouvrière.<br />
<br />
Ce serait une longue histoire que celle des combats menés contre cette loi par toute une partie des socialistes et la quasi-totalité des anarchistes. Partout où ceux-ci le pouvaient, ils mettaient la main sur les syndicats, mais pour les maintenir en dehors de la loi et leur faire faire une gymnastique révolutionnaire qui les détournait de leur vocation naturelle et écartait d'eux (hélas! pour longtemps, puisque les effets s'en font encore sentir) la majeure partie des travailleurs salariés, peu soucieuse de s'engager dans une aventure vouée à l'échec et dont la réussite aux yeux de plus d'un aurait été une catastrophe.<br />
<br />
Quand, en 1900 et 1901, Waldeck-Rousseau, cette fois président du conseil, aidé du socialiste indépendant Alexandre Millerand (pour cette raison traité en renégat et en traître par toute la meute des révolutionnaires) tenta de conforter et d'étendre la loi de 1884, notamment en accordant la personnalité civile aux unions de syndicats, il dut battre en retraite devant l'hostilité des socialistes à la manière de Jules Guesde et de ceux qu'on commençait à appeler les syndicalistes révolutionnaires, ceux-ci « tenant » les directions de la CGT naissante, de la Fédération des Bourses du travail et de nombre de fédérations d'industrie ou de métier.<br />
Pensez donc ! Le projet visait à étendre le droit de propriété des syndicats, leur reconnaissait celui de fonder des sociétés commerciales, des écoles professionnelles, des hospices, des hôpitaux, bref les moyens de mener une action sociale en profondeur. Mais c'était vouloir trans-former les syndicats en capitalistes, les embourgeoiser, les enraciner dans la société présente, faire d'eux des gestionnaires, ce qui rime avec révolutionnaire, mais seulement dans les mots: au niveau des idées, c'est l'antagonisme .<br />
II faudra attendre la loi du 20 mars 1920 pour que les unions de syndicats (c'est-à-dire, entre autres, les confédérations) se voient reconnue la capacité civile.<br />
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== Les conventions collectives: les libéraux pour, les révolutionnaires contre ==<br />
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Même aventure avec la législation des conventions collectives. Les syndicats étant, dans la pensée libérale, non des machines à faire des grèves, mais des machines à faire des contrats, Édouard Lockroy avait prévu dans sa proposition de 1876 - c'était l'article 4 - que les syndicats d'une même industrie composés l'un de patrons, l'autre d'ouvriers (pourraient) conclure entre eux des conventions ayant pour objet de régler les rapports professionnels des membres d'un syndicat avec ceux de l'autre. Ces conventions auront force de contrat et engageront tous les membres des parties contractantes pour la durée stipulée. Lesdites conventions ne pourront être établies que pour une durée maximale de cinq ans.<br />
<br />
Cette proposition n'avait pas été reprise dans la loi du 21 mars 1884, ni dans le projet Barthou de 1902, mais elle fit l'objet d'un important projet de loi déposé le 2 juillet 1906 - donc en pleine guerre de la CGT révolutionnaire contre le gouvernement - par Gaston Doumergue, un libéral lui aussi, alors ministre du Commerce, de l'Industrie et du Travail.<br />
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Ouvrons ici une parenthèse. La première pierre du futur ministère du Travail avait été posée en 1886 par É. Lockroy quand il avait enlevé au ministère de l'Intérieur les services concernant les syndicats pour les rattacher au ministère du Commerce, devenu par ses soins ministère du Commerce et de l'Industrie. Même au temps de Waldeck-Rousseau et d'Alexandre Millerand, les services concernant le travail étaient restés rattachés au ministère du Commerce et de l'Industrie. Ce fut Sarrien, un libéral lui aussi qui, en constituant son gouvernement le 14 mars 1906 (six semaines avant le tumultueux 1er mai 1906) éleva ces services à la dignité ministérielle en créant le ministère du Commerce, de l'Industrie et du Travail, confié, on l'a vu, à G. Doumergue. Six mois plus tard, Clemenceau, dont on nous accordera qu'il n'était guère touché de la grâce socialiste, fit le dernier pas en consacrant au Travail un ministère à part entière.<br />
Pensa-t-il se concilier les syndicalistes en confiant ce ministère à un socialiste indépendant, René Viviani ? Si oui, son calcul se révéla faux, car toutes les sectes révolutionnaires, y compris les plus honorables se déchaînèrent contre cette innovation. Hubert Lagardelle, pour ne citer que lui, énonça péremptoirement qu'un « ministère du Travail serait une source de corruption autrement profonde que le ministère du Commerce », qu'il allait « gouvernementaliser la classe ouvrière ». La gouvernementaliser, c'est-à-dire l'aider à sortir des sentiers battus, mais sans issue de la Révolution. Le projet Doumergue, très complet, trop peut-être, portait sur les différents aspects du contrat de travail, et notamment « sur les conventions collectives relatives au contrat de travail ».<br />
<br />
« La convention collective du travail, disait l'exposé des motifs, est une forme nouvelle de contrat qui n'a pas encore reçu une consécration légale, mais qui tend à se répandre de plus en plus. [Relevons le caractère libéral de cette démarche législative qui aime que le fait précède la loi.] Elle ne constitue pas un contrat de travail, mais détermine les conditions générales auxquelles devront satisfaire les contrats individuels passés entre employeurs et employés parties à la convention... Très populaire parmi les ouvriers, la convention collective de travail n'a pas moins été favorablement accueillie par les patrons de certaines industries, désireux d'éviter les excès d'une concurrence ruineuse.<br />
... Dans une matière aussi délicate, on ne saurait prétendre avoir fait oeuvre définitive. La convention collective n'est encore qu'en voie d'évolution. On a essayé de tenir compte de ce qu'elle est déjà et de ce qu'elle apparaît devoir être dans l'avenir ».<br />
<br />
Là encore, la méthode, prudente et quasi expérimentale, était libérale. La loi ne forcerait rien: calquée sur la réalité, elle ne ferait que codifier ce qui s'établissait de soi-même.<br />
Les syndicats auraient dû se féliciter de ce projet qui allait, non pas régler les problèmes à leur place, mais leur fournir un nouvel outil de travail, et certains en effet exprimèrent leur satisfaction. Mais la CGT était encore à cette date dominée par les syndicalistes révolutionnaires. Elle tint en octobre 1906, à Amiens, un congrès demeuré célèbre parce qu'il adopta la Charte fameuse qui proclamait le devoir d'indépendance de tous ses syndicats et d'elle-même à l'égard « des partis et des sectes ».<br />
<br />
Ce premier pas ne l'écartait pas encore de ses convictions révolutionnaires, et le Congrès vota (on ne sait à quelle majorité, le vote s'étant fait à mains levées) la condamnation du projet Doumergue.<br />
<br />
« Considérant que les lois ouvrières en projet, sur l'arbitrage obligatoire, la participation aux bénéfices, le contrat collectif de travail, la représentation dans les conseils des sociétés industrielles, ont pour objet d'entraver le développement du syndicalisme et d'étrangler le droit de grève... Considérant que le droit nouveau auquel nous aspirons... ne peut sortir que des luttes ouvrières sur le terrain économique, le congrès invite les fédérations à se préparer à faire une action énergique au moment où elle deviendrait nécessaire contre tout projet tendant à l'étranglement de l'action syndicale . »<br />
<br />
Les conventions collectives reçurent enfin une définition légale le 25 mars 1919 : <br />
Ce ne serait pas ici le lieu de retracer l'histoire des conventions collectives et de leur législation: les lois des 25 mars 1919, 24 juin 1936, 23 décembre 1946, 11 février 1950, 13 novembre 1982. Signalons toutefois :<br />
- que la loi de décembre 1946 porte la marque profonde de ses origines socialistes, avec son exigence de l' « unicité » des conventions (une seule convention nationale par profession) et l'abandon au gouvernement du soin de fixer les salaires;<br />
- que les socialistes n'étaient plus au pouvoir quand fut votée la loi du 11 février 1950 qui ouvrait à nouveau le domaine des salaires aux conventions collectives et permettait à celles-ci d'échapper au carcan de l'unicité;<br />
- que ce fut grâce aux conventions collectives et au « paritarisme » qui en est la conséquence logique que l'on put arracher au monopole centralisateur, étatique ou parastatal de la Sécurité sociale, certains éléments de ce qu'on appelle la protection sociale collective, à savoir les régimes de retraites complémentaires et l'assurance chômage;<br />
- que Georges Pompidou avait tempéré son gaullisme d'une bonne dose de libéralisme - comme d'aucuns lui en font reproche aujourd'hui - en ouvrant le 3 août 1967 une des périodes les plus fécondes en fait de négociations collectives.<br />
<br />
Jetons un voile sur l'intention qui fut véritablement celle des socialistes et de leurs inspirateurs syndicalistes quand, en 1982, ils instituèrent la négociation annuelle obligatoire dans l'entreprise. Ils croyaient renforcer ainsi la présence des syndicats dans l'entreprise et accroître leur capacité à y conduire une action révolutionnaire, en attendant d'y prendre le pouvoir. C'est l'inverse qui s'est produit. Car, lorsqu'on traite de problèmes concrets en présence des intéressés, les salariés de l'entreprise, peu disposés à laisser sacrifier leurs intérêts immédiats à des calculs politiques ou des rêveries idéologiques, les négociateurs syndicaux doivent laisser au portemanteau les consignes confédérales.<br />
<br />
La négociation dans l'entreprise rend aux syndicats (ou à leurs sections d'entreprise) une liberté qu'ils avaient perdue dans la défense des intérêts dont ils ont pris la charge.<br />
Intérêts et liberté, une association qui ne déplaît pas à la pensée syndicale. Aussi doit-on saluer comme une victoire de l'idée libérale, cette convention interprofessionnelle nationale du 31 octobre 1995 proposant la mise en place, dans les entreprises sans implantation syndicale, de dispositifs permettant d'y négocier les salaires et les conditions de travail. Car assurément il ne serait pas libéral d'accorder le monopole de la négociation collective à des organisations syndicales qui n'ont pas su ou voulu gagner la confiance de l'ensemble des travailleurs salariés dont ils prétendent défendre les intérêts.<br />
<br />
N'ont signé ce texte libéral ni la CGT rivée au stalinisme même après la chute de l'URSS, ni la CGT-Force Ouvrière livrée à nouveau, par la grâce des disciples de Léon Trotski, à ses démons du début du siècle.<br />
<br />
== Deux besoins fondamentaux: communauté et liberté ==<br />
<br />
Les socialistes en sont solidement assurés: la « protection sociale collective » est un domaine qui leur est réservé par définition, pourrait-on dire. La pensée libérale ne s'y aventurerait qu'en se trahissant, qu'en se déguisant au moyen de vêtements empruntés au socialisme et qui ne sont plus sur elle que des oripeaux. Les libéraux placeraient l'individu et ses intérêts au centre de tout, et cet individu n'aurait souci des autres que dans la mesure où le soin qu'il en prendrait servirait ses propres intérêts. N'a-t-on pas écrit que, si l'on est passé de l'esclavage au salariat, c'est parce qu'un esclave, il faut en prendre soin, le soigner quand il est malade, le nourrir même quand il ne travaille pas, car un esclave, c'est comme un boeuf : si on le perd, ça coûte, tandis que le salarié est un homme libre (votre liberté, Messieurs les libéraux) et quand on lui a payé ce qui était convenu, on est quitte à son égard: à lui de se tirer d'affaire comme il l'entend, s'il le peut.<br />
<br />
Il est vrai que des libéraux du début de l'autre siècle professaient facilement une philosophie de l'homme inspirée d'un rationalisme décharné pour qui l'individu humain n'aurait d'autre mobile que l'intérêt personnel, géré par une intelligence calculatrice. La société elle-même serait née d'un contrat passé à l'origine entre des individus qui auraient trouvé intérêt à se réunir ainsi. Comme si, dès le départ, et même s'ils ne l'ont pas toujours exprimé clairement, penseurs et praticiens du libéralisme n'avaient pas compris que la dimension sociale de l'homme est dans chaque individu antérieure à tout calcul et à tout intérêt personnel, que l'on peut sans doute parler de contrat social parce que l'on a complété, corrigé, couronné si l'on veut, la société naturelle par une société de droit, mais que ce n'est là, comme le diront les solidaristes de la fin du XIXe siècle, qu'un quasi-contrat. On fait comme si les hommes avaient décidé librement un beau jour de vivre en société et qu'ils avaient passé contrat en ce sens devant je ne sais quel notaire éternel. En réalité, toute société est antérieure à tout contrat. L'homme est social par nature et le besoin de solidarité, pour employer un terme à nos yeux trop plein encore de rationalité, le besoin de communauté est enraciné aussi profond dans l'animal humain que l'instinct de la conservation, le besoin de nourriture, les désirs sexuels.<br />
<br />
Laissons aux métaphysiciens le soin de décider, s'ils le peuvent, lequel est premier dans l'homme du besoin de liberté individuelle ou du besoin de communauté. Il est vrai que les libéraux ont envie de penser - de croire- que l'instinct de liberté, le moi, sont inhérents à la nature humaine, mais ils savent bien que l'homme n'a d'abord été qu'un élément du corps social : l'affirmation du moi n'est venue qu'après. L'homme est double, à la fois individuel et social, et -curieuse dialectique qui fonde ce qu'on pourrait appeler le paradoxe de la liberté - à mesure que la société se perfectionne, s'enrichit, se libère de la misère et de la peur, elle fait naître chez les individus (délivrés par elle sans qu'ils s'en rendent compte des insécurités et incertitudes premières) un besoin d'indépendance et d'originalité personnelles qui les pousse à se révolter contre toutes les contraintes et obligations de l'ordre social, au risque d'ébranler ou de ruiner cet ordre social sans lequel les libertés individuelles ne seraient pas possibles.<br />
<br />
Transposons le mot d'un philosophe: le moi se pose en s'opposant à l'ordre social. Supprimez cet ordre social, et le moi s'effondrera dans le néant. L'ordre libéral se situe au point d'équilibre du besoin de communauté et du besoin de liberté - équilibre précaire, toujours menacé et toujours à refaire.<br />
<br />
== La protection sociale collective ==<br />
<br />
Les libéraux n'ont jamais nié, quelques moyens qu'ils aient employés pour la justifier, la nécessité d'assurer aux individus une « protection sociale collective », une protection contre les aléas de l'existence dans laquelle il entre immanquablement une bonne part de solidarité, mais ils ont toujours cherché à ce que cette protection s'exerçât avec la contribution aussi large et surtout aussi consciente que possible de tous et de chacun. Volontiers, on écrirait que la protection sociale est pour eux un devoir plus qu'un droit, devoir envers les autres et devoir envers soi-même.<br />
<br />
Pourquoi se sont-ils employés, à partir de 1818 (en Grande--Bretagne, ils avaient commencé plus tôt), à créer des caisses d'épargne ? Pour aider les plus humbles, s'ils voulaient faire un effort, à accéder à un peu de propriété et un peu de sécurité. Et sans doute, comme tous les novateurs, avaient-ils fondé sur cette institution de trop vastes espoirs: l'expérience a toutefois prouvé que ces espoirs étaient loin d'être entièrement vains. Qui oserait dire aujourd'hui qu'ils n'ont pas eu raison de braver les sarcasmes des socialistes, ceux par exemple d'un Louis Blanc, à qui nos socialistes français doivent sans doute plus qu'à Marx et qui écrivait :<br />
<br />
« On fondait des caisses d'épargne pour solliciter l'ouvrier à l'économie, mais, dans un milieu où la première des maximes était « chacun pour soi, chacun chez soi », l'institution des caisses d'épargne n'était bonne qu'à rendre le pauvre égoïste, qu'à briser dans le peuple ce lien sacré que nous [constatons] entre les êtres qui souffrent la communauté de la souffrance . »<br />
<br />
Et vive la misère qui rend les gens solidaires! Comme si l'on ne se battait pas davantage encore devant les mangeoires vides que devant les mangeoires pleines! Nous avons dit plus haut comment, dans leur désir d'étendre aussi largement que possible la propriété et de donner aux ouvriers le moyen de se soustraire à l'autorité d'un maître ou comme l'on commençait à dire, d'un patron, des libéraux s'engouèrent de l'idée d'association ouvrière de production.<br />
<br />
Sans doute l'empruntaient-ils cette idée à Buchez - un catholique social qui avait été saint-simonien, et dont les disciples publièrent pendant dix ans L'Atelier (1840-1850), le premier journal rédigé exclusivement par des ouvriers. Mais, contrairement aux ateliers sociaux que Louis Blanc préconisait à la même époque, la coopérative ouvrière de production devait être soumise, comme toutes les entreprises, aux lois du marché: c'est donc légitimement qu'on peut la faire figurer au catalogue des institutions libérales.<br />
<br />
Venons-en à ce qu'on entend plus précisément quand on parle de protection sociale collective. Déjà Bastiat posait le problème :<br />
<br />
« Le salaire arrive avec certitude à la fin d'un jour occupé. Mais quand les circonstances, des crises industrielles ou simplement les maladies ont forcé les bras à chômer, le salaire chôme aussi. L'ouvrier devra-t-il alors soumettre au chômage son alimentation, celle de sa femme et de ses enfants ?<br />
Il n'y a qu'une ressource pour lui, c'est d'épargner aux jours de travail de quoi satisfaire aux jours de vieillesse et de maladie. Mais qui peut d'avance, eu égard à l'individu, mesurer comparativement la période qui doit aider et celle qui doit être aidée?<br />
Ce qui ne se peut pour l'individu devient plus praticable pour les masses en vertu de la loi des grands nombres. Voila pourquoi ce tribut, payé par les périodes de travail aux périodes de chômage, atteint son but avec beaucoup plus d'efficacité, de régularité, de certitude quand il est centralisé par l'association que lorsqu'il est abandonné aux chances individuelles ».<br />
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Et Bastiat d'entonner une sorte d'hymne aux sociétés de secours mutuels, « institution admirable, née des entrailles de l'humanité avant le nom même de socialisme » , un hymne auquel on ne trouve guère d'allusion dans les manuels scolaires, entêtés à prouver que la mutualité, c'est le socialisme.<br />
<br />
Deux orientations s'offraient à l'exercice de la mutualité, d'un côté une conception plus commerciale - ce que nous appelons l'assurance - de l'autre une conception impliquant une plus grande participation directe des individus à la gestion de l'épargne collective, à quoi nous réservons aujourd'hui le nom de mutualité.<br />
Bastiat a fortement montré, dans ses Harmonies économiques, que l'assurance commerciale - l'assurance contre l'incendie par exemple - est aussi une association d'entraide mutuelle, même si les sociétaires n'ont plus entre eux de liens directs, même s'ils ne se voient plus, ne se connaissent plus. Ils contribuent tous au fonds commun qui permettra de venir en aide à ceux d'entre eux sur qui se sera abattu le sinistre. Seulement dans l'assurance commerciale, les sociétaires sont dispensés d'un très grand nombre de tâches et d'obligations, et de ce fait, plus incités à s'inscrire. Et comme, de plus, cette assurance est animée par un industriel qui espère des gains pour lui proportionnels au développement de ses affaires, il apporte plus de zèle à convaincre les gens de la nécessité d'épargner solidairement, en association avec d'autres, que ne le ferait un philanthrope, si dévoué fût-il.<br />
<br />
C'est ainsi d'ailleurs qu'est née en France l'assurance contre les accidents du travail. Sous le Second Empire, un industriel de l'assurance, Marestaing, frappé des incroyables difficultés auxquelles se heurtait l'indemnisation des victimes des accidents de travail, imagina d'offrir aux patrons une assurance qui couvrait à la fois les ouvriers de l'entreprise victimes des accidents de travail et le patron contre les indemnités et réparations auxquelles il pourrait être contraint au cas où sa responsabilité serait établie.<br />
<br />
Cette assurance se révéla si efficace que, lorsque fut promulguée, le 9 avril 1898, la loi concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, plus de la moitié des entreprises était déjà couverte par une assurance de ce genre.<br />
La loi elle-même fut d'inspiration libérale puisque son économie reposa essentiellement sur l'affirmation de son article premier :<br />
<br />
« Les accidents survenus par le fait du travail ou à l'occasion du travail aux ouvriers et aux employés... donnent droit, au profit de la victime ou de ses représentants, à une indemnité à la charge du chef d'entreprise. »<br />
<br />
Leur responsabilité ainsi nettement établie, une fois pour toutes, les employeurs n'avaient plus qu'à s'assurer - et ce sont les compagnies d'assurances privées qui, jusqu'au 31 décembre 1945, couvrirent les accidents du travail, avant que ce « risque » ne fût intégré dans le système unique de Sécurité sociale, d'ailleurs avec un statut un peu particulier.<br />
<br />
== Victoires funestes du socialisme ==<br />
<br />
Il n'était pas impossible, théoriquement du moins, que des sociétés de type commercial assurent pareillement les gens sur la maladie ou leur garantissent une pension pour le temps où ils seraient parvenus à l'âge de la retraite, mais les tentatives qui furent faites en ce sens, sans être tout à fait stériles, se heurtèrent à maints obstacles, et notamment aux convictions que les socialistes d'à peu près toutes les écoles avaient ancrées dans la tête d'une majorité des militants ouvriers: à savoir que l'ouvrier qui ne pouvait plus gagner sa vie parce qu'il était malade, invalide ou trop âgé devait être pris en charge par la société sans qu'il eût versé ni lui ni ses camarades la moindre cotisation. Même les anarchistes se ralliaient à cette conception étatiste, sauvant les apparences en parlant de prise en charge par la société et non par l'État, retrouvant leurs marques quand ils préconisaient la suppression des armées permanentes et de quelques autres institutions inutiles - la présidence de la République, le Sénat, le budget des cultes - pour assurer le financement des retraites pour la vieillesse. Ces prestations perçues gratuitement sans la contrepartie d'une cotisation quelconque, n'était-ce pas déjà un peu de cette « prise au tas » qui serait la loi économique, sociale et même morale de la société libertaire!<br />
<br />
Incontestablement, en ce domaine, le socialisme a marqué des points contre la pensée libérale.<br />
Le 5 avril 1910, une loi dont le projet initial avait été déposé par Alexandre Millerand en 1899, institua, assez pauvrement, les retraites ouvrières et paysannes, les ROP, mais la Cour de Cassation, invitée à se prononcer sur des dispositions équivoques de cette loi, arrêta que l'adhésion aux caisses de retraites était facultatif : pour y être inscrit, chaque salarié devait en faire expressément la demande à son employeur l'autorisant ainsi à prélever sur son salaire la part ouvrière de la cotisation, l'obligeant du même coup à y ajouter une part égale au titre de la cotisation patronale.<br />
<br />
Cette disposition porte effectivement la marque d'un certain libéralisme puisque les ouvriers n'étaient pas obligés de s'assurer pour leurs vieux jours, et les socialistes pourraient ironiser sur le peu d'efficacité des libertés individuelles: ils ne furent pas nombreux, en effet, les ouvriers qui se firent inscrire, qui demandèrent qu'on leur retînt une partie de leur salaire.<br />
C'est que la liberté, la vraie, n'est pas le laisser-aller, l'insouciance, l'abandon de son propre sort au hasard des circonstances. Elle a toujours quelque chose d'héroïque. Elle demande que chacun fasse un effort sur soi-même, que l'on se contraigne, que l'on gouverne sa vie. Mais allez donc demander cet effort à des ouvriers à qui l'on a répété que s'inscrire ne leur servirait à rien, car ils seraient morts avant l'âge de toucher leur pension (« la retraite pour les morts »), que le gouvernement n'avait cherché qu'à constituer, grâce à la capitalisation, un trésor de guerre au sens étroit du terme (oui, on a lu cela sous des plumes syndicales et non des moindres: la loi des retraites n'était qu'une façon insidieuse de préparer la guerre!). Voilà qui incitait d'autant moins à faire des sacrifices, si petits qu'ils fussent, qu'en même temps la propagande socialiste continuait d'assurer que les temps étaient proches où l'État prendrait en charge l'invalide, le vieillard, la veuve et l'orphelin.<br />
<br />
== Échecs et victoires de la pensée libérale ==<br />
<br />
Il faudrait refaire du point de vue de la pensée libérale, l'histoire de notre système français de Sécurité sociale pour se rendre compte que si les socialistes ont trop souvent imposé leur façon de penser, quelques--uns des dispositifs de ce système ont porté et même portent encore la marque libérale.<br />
<br />
Au lendemain de la guerre de 1914-1918, Alexandre Millerand entreprit de doter les classes laborieuses d'un système d'assurances sociales, projet qui ne devait aboutir que dix ans plus tard; ce fut la loi du 5 avril 1928, promulguée alors que Poincaré était président du Conseil. Le système mis en place était très étatique, et la CGT, qui avait dénoncé cet étatisme tout au long des années d'élaboration de la loi (aidée en cela par la CFTC) continua sa campagne après l'instauration du système. Tardieu, président du Conseil et Laval, ministre du Travail (et ancien avocat de la CGT) donnèrent satisfaction aux syndicalistes - qui, dans cette occurrence, représentait la pensée libérale -en rectifiant le premier texte par une loi du 30 avril 1930.<br />
Il n'y aurait plus un seul régime, mais deux, l'un pour l'agriculture, l'autre pour le commerce et l'industrie. Au lieu d'une cotisation unique, deux cotisations distinctes, l'une pour les risques de répartition (la maladie), l'autre pour les risques de capitalisation (la vieillesse). On conserverait le réseau des caisses départementales d'Etat créées par la loi de 1928, mais à cette caisse, à l'origine unique, pouvaient s'adjoindre dans chaque département des caisses primaires de répartition ou de capitalisation fondées par les sociétés de secours mutuels, les syndicats professionnels d'employeurs ou de salariés, des assurés groupés spontanément, caisses auxquelles l'affiliation des assurés était libre et qui reçurent bientôt la dénomination familière de « caisses d'affinité », la caisse départementale d'État étant assez peu aimablement baptisée « caisse des résidus » . Une caisse de réassurance unique groupait les différentes caisses primaires. Celles-ci étaient gérées selon les principes de la mutualité, ce qui impliquait une certaine liberté pour, dans le cadre des taux fixés par la loi, adapter les dépenses aux ressources, les ressources aux dépenses.<br />
<br />
Comment ne pas songer aux recommandations de Bastiat dans ses Harmonies économique s?<br />
<br />
« Pour que la surveillance que les associés [membres des sociétés de secours mutuels] exercent les uns sur les autres ait lieu et porte ses fruits, il faut que les sociétés de secours mutuels soient libres, circonscrites, maîtresses de leurs statuts comme de leurs fonds. Il faut qu'elles puissent faire plier leurs règlements aux exigences de la localité. »<br />
<br />
Suivait cette mise en garde qu'on a trop peu écoutée :<br />
<br />
« Supposez que le gouvernement intervienne. Il est aisé de deviner le rôle qu'il s'attribuera. Son premier soin sera de s'emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser et, pour colorer cette entreprise, il promettra de les grossir avec des ressources prises sur les contribuables, car, dira-t-il, n'est-il pas bien naturel que l'État contribue à une oeuvre si grande, si généreuse, si philanthropique, si humanitaire? Première injustice: faire entrer de force dans la société et par le côté des cotisations, des citoyens qui ne doivent pas concourir aux répartitions des secours. Ensuite, sous prétexte d'unité, de solidarité, il s'avisera de fondre toutes les associations en une seule, soumise à un règlement uniforme.<br />
<br />
Mais que sera devenue la moralité de l'institution quand sa caisse sera alimentée par l'impôt, quand nul, si ce n'est quelque bureaucrate, n'aura intérêt à défendre le fonds commun, quand chacun, au lieu de se faire un devoir de prévenir les abus, se fera un plaisir de les favoriser, quand aura cessé toute surveillance mutuelle et que feindre une maladie ne sera qu'un bon tour joué au gouvernement?<br />
<br />
Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, est enclin à se défendre, mais, ne pouvant plus compter sur l'action privée, il faudra bien qu'il y substitue l'action officielle. Il nommera des vérificateurs, des contrôleurs, des inspecteurs. On verra des formalités sans nombre s'interposer entre le besoin et le secours. Bref, une admirable institution sera, dès sa naissance, transformée en une branche de police. »<br />
<br />
Le langage a un peu vieilli, mais comme il est aisé, un siècle et demi plus tard, de faire la transposition! En 1939, au moment de la déclaration de guerre, on comptait autant d'affiliés aux caisses d'affinité qu'aux caisses de résidus et le nombre des premiers ne cessait de croître. On était dans la bonne voie.<br />
<br />
Hélas! à la Libération, l'esprit du temps était à la centralisation sous l'égide de l'État, pour ne pas dire au totalitarisme. Il fut donc décidé que l'ancien système des assurances sociales, encore trop marqué de libéralisme, serait transformé de fond en comble. Non seulement la loi du 22 mai 1946 portant généralisation de la Sécurité sociale étendra à tous les Français résidant sur le territoire métropolitain le bénéfice des législations sur la sécurité sociale - ce qui aurait pu se faire au moyen d'organismes divers - publics ou privés, mais auparavant (et ce fut là la métamorphose essentielle, et l'atteinte décisive au libéralisme) l'ordonnance du 4 octobre 1945 avait imposé « l'unicité des caisses », l'unicité de l'ensemble du système, faisant disparaître d'un seul coup toute concurrence entre les caisses et la possibilité pour les assurés de participer vraiment à la gestion des organismes de Sécurité sociale, condamnés à prendre de plus en plus l'allure et l'esprit d'une administration d'État.<br />
<br />
Bref, l'idée directrice était qu'une organisation unique de Sécurité sociale devait assurer tous les citoyens (et même quelques autres) contre tous les risques « en donnant à ce mot un sens très large, puisque, pour s'en tenir à cet exemple, la CGT proposait que les congés payés fussent pris en charge par la Sécurité sociale, celle-ci étant financée par une cotisation unique, unique parce que payée à la fois par les ouvriers et par les employeurs (la part de ceux-ci devant progressivement englober l'ensemble de la cotisation), unique aussi parce qu'elle serait versée à une seule caisse sans affectation particulière à chacun des risques.<br />
<br />
Ainsi, une part énorme des besoins des individus serait prise en charge par la collectivité, à travers le système unique de Sécurité sociale. Les hommes ne seraient plus payés selon leur travail. Une partie du prix de leur travail ne leur serait pas remise, mais versée dans une caisse où une administration puiserait pour aider les gens à faire face à un nombre de plus en plus élevé de leurs besoins, et cela en fonction de leur dépenses et non en fonction de leur gain.<br />
<br />
C'était un pas décisif vers la réalisation du célèbre principe de Louis Blanc: A chacun selon ses besoins. Certes, dans toute société, fût-elle la plus libéralement gouvernée du monde, l'État prélève une partie des revenus individuels, par l'impôt, direct et indirect, et par diverses cotisations, pour financer des services et équipements collectifs, qui servent indistinctement à tout le monde, quel que soit le revenu de chacun. Tout État est donc dans une certaine mesure socialiste. La différence entre celui qu'on peut dire socialiste et celui qui reste libéral réside dans la proportion selon laquelle s'effectue le partage des revenus personnels, entre le salaire direct et ce qu'on a appelé le salaire social. Un État, une société sont d'autant plus socialistes qu'est plus grand ce qu'on désigne désormais sous le nom de prélèvements, c'est-à-dire la part du salaire qui n'est pas remise à celui qui a gagné ce salaire pour qu'il en use à son gré, mais qui va alimenter une caisse publique qui le reversera à ceux qui en auront besoin.<br />
<br />
A partir du moment où le taux des prélèvements atteint un niveau qu'il n'est pas possible de déterminer, mais qui doit être d'autant plus élevé que la société est plus riche, on passe à un autre type de société. Il y a, comme disent les dialecticiens à la mode de Hegel, renversement de la quantité dans la qualité. A partir en effet du moment où les individus ne seront plus rémunérés en fonction de leur travail, formule libérale, mais en fonction de leurs besoins, quel que soit leur apport personnel en fait de travail, de production des richesses, il faut trouver à l'activité économique, à l'effort de production ou de service qu'on demande aux individus, d'autres mobiles que le besoin de gagner sa vie, que la soif du profit, que l'appât du gain: ou un sens civique porté au paroxysme, un dévouement héroïque à la collectivité, ou la peur de la répression, la contrainte universelle - les deux d'ailleurs pouvant s'épauler l'un l'autre, comme on a vu. Bref, dans l'esprit des promoteurs de la Sécurité sociale, la marche au socialisme passait sans doute par la socialisation de la propriété (les nationalisations), mais aussi et peut-être surtout par la socialisation des salaires.<br />
<br />
La réalisation de ce gigantesque et funeste projet s'est heurtée tout d'abord à des difficultés matérielles: la France exsangue de 1945-1946 était incapable de financer pareilles dépenses, et il a fallu remettre à plus tard la couverture de certains risques et de certaines catégories de la population. Il a fallu aussi tenir compte des résistances du bon sens, des avantages acquis, de légitimes intérêts.<br />
<br />
Les syndicalistes les plus entichés d'unicité ont tout de suite posé que la couverture des accidents du travail devait conserver une autonomie quasi totale au sein du système. De même, on s'est résigné à respecter l'autonomie des régimes de retraite qui existaient déjà, du moins jusqu'au jour où le régime général de la Sécurité sociale serait en mesure de verser des pensions de retraite aussi élevées que les leurs. Ce sont nos régimes spéciaux. Les syndicalistes chrétiens finirent par obtenir qu'une partie fixe de la cotisation fût affectée aux allocations familiales.<br />
<br />
Bref, la Sécurité sociale n'a pas été d'emblée aussi totalitaire que le souhaitaient ses fondateurs. Depuis lors, la pensée libérale a connu quelques succès dans l'évolution de la protection sociale. Le 14 mars 1947, une première convention collective (une convention et non une loi) instaurait, pour les cadres, un système de retraites complémentaires extérieur à la Sécurité sociale, et, depuis, d'autres conventions ont mis en place des systèmes analogues pour les diverses catégories de salariés.<br />
<br />
Atteinte plus grave encore au monopole de la Sécurité sociale. Ses promoteurs avaient pensé qu'elle couvrirait un jour le risque chômage. La convention du 31 décembre 1958, en créant les Assedic (qu'une autre convention devait coordonner au moyen de l'Unedic) soustrayait, et pour une longue période qui est loin sans doute d'être à son terme, l'assurance chômage au régime général de la sécurité sociale.<br />
On se sentait en droit d'espérer que, les esprits ayant changé, on allait assister par étape à une libéralisation de la sécurité sociale, à un abandon progressif de son principe unitaire, ce qui aurait rendu ses comptes plus lisibles et permit d'intéresser les « assujettis » à la qualité de la gestion des branches et des caisses, de les arracher à l'état d'assisté, d'assisté grincheux et ingrat, mais assisté quand même, et de les élever au rang de citoyen responsable.<br />
<br />
Georges Pompidou a tenté cette métamorphose en 1967. Non seulement il a voulu séparer financièrement les diverses branches de la sécurité sociale, ne serait-ce que pour y voir plus clair, mais, par une sorte de retour aux sources mutualistes de la protection sociale collective, il envisageait de conférer aux conseils d'administration des caisses primaires des pouvoirs considérables dans la gestion, jusqu'à celui d'augmenter les cotisations ou de diminuer les prestations pour équilibrer leur budget, dont les déficits ne pourraient plus être comblés par la compensation entre les caisses que dans les limites restreintes.<br />
<br />
Sans doute se faisait-il encore quelques illusions sur ce qu'un siècle plus tôt Proudhon avait appelé « la capacité politique des classes ouvrières » (un vœu ou un espoir plutôt qu'un fait). Consultés, les meilleurs des syndicalistes doutèrent de pouvoir trouver dans leurs rangs assez d'administrateurs capables d'assumer de telles responsabilités, capables de résister aux mécontentements des « assujettis », cultivés par les démagogues, et le projet fut aux trois quarts abandonné.<br />
<br />
Depuis, entraîné par sa logique interne, le système a repris sa progression dans la voie de l'unification, du monopole - de l'irresponsabilité des assujettis. Ainsi en va-t-il de la réforme mise en train par Alain Juppé en 1995, réforme courageuse assurément, mais mal orientée puisqu'elle engage l'évolution, irréversiblement peut-être, dans la voie d'un service national de santé, financé par l'impôt et, de ce fait, contrôlé et géré tôt ou tard en totalité par l'État.<br />
<br />
La partie est-elle perdue pour la pensée libérale dans le domaine de la protection sociale collective ? Rien n'est jamais joué, et il reste permis d'espérer que les Français se souviendront avant le temps des catastrophes que, comme l'écrivait Bastiat, « ce n'est jamais sans créer pour l'avenir de grands dangers et de graves difficultés qu'on soustrait l'individu aux conséquences de ses propres actes ».<br />
</div><br />
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<div>{{Navigateur|[[Georges Palante:Pessimisme et Individualisme - 4|4 - Le Pessimisme historique]]|[[Georges Palante]]&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;[[Georges Palante:Pessimisme et Individualisme|Pessimisme et individualisme]]|}}<br />
{{titre|[[Georges Palante:Pessimisme et Individualisme|Pessimisme et individualisme]]|[[Georges Palante]]|5 - Le Pessimisme misanthropique}}<br />
<div class="text"><br />
Le pessimisme que nous voulons étudier maintenant est celui que nous avons appelé pessimisme misanthropique. Ce pessimisme ne procède plus d'une sensibilité exaspérée et souffrante, mais d'une intelligence lucide exerçant sa clairvoyance critique sur les vilains côtés de notre espèce. Le pessimisme misanthropique apparaît dans ses grandes lignes comme une théorie de l'universelle fraude et de l'universelle imbécillité ; de l'universelle platitude et de l'universelle turpitude ; comme la peinture impitoyable d'un monde peuplé de crétins et d'aigrefins, de jocrisses et de ganaches.<br />
<br />
Le caractère de ce pessimisme semble être une froideur intellectuelle, une impassibilité voulue, une absence de sentimentalisme qui le distinguent du pessimisme romantique, toujours enclin au désespoir ou à la révolte. Le désespoir muet de Vigny est plus pathétique qu'un cri de douleur. On trouve chez Stirner des accents de révolte frénétique; chez Schopenhauer, un sentiment tragique des douleurs du monde et un appel désespéré au néant. - Le pessimiste misanthrope, lui, ne profère aucune plainte; il ne prend pas au tragique la condition des hommes; il ne s'insurge pas contre le Destin. Il observe curieusement ses contemporains, analyse impitoyablement leurs sentiments et leurs pensées et s'amuse de leur présomption, de leur vanité, de leur hypocrisie ou de leur canaillerie inconsciente, de leur débilité intellectuelle et morale.<br />
<br />
Ce n'est plus la Douleur humaine; ce n'est plus le Mal de vivre qui forme le thème propre de ce pessimisme. mais bien la vilenie humaine et la sottise humaine. Un des leitmotivs préférés de ce pessimisme pourrait être le vers connu :<br />
<br />
Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme.<br />
<br />
La sottise que vise particulièrement ce pessimisme est cette sottise présomptueuse et prétentieuse qu'on pourrait appeler sottise dogmatique, cette sottise solennelle et despotique qui s'étale dans les dogmes et les rites sociaux, dans l'opinion et dans les mœurs, qui se divinise elle-même et qui affecte d'un exposant d'éternité cent préjugés mesquins et ridicules. - Tandis que le pessimisme romantique procède de la faculté de souffrir et de maudire, le pessimisme misanthropique procède de la faculté de comprendre et de mépriser. C'est un pessimisme d'intellectuel, d'observateur ironique et dédaigneux. Il préfère au mode mineur et tragique le ton du persiflage. - Un Swift symbolisant la vanité des querelles humaines dans la croisade des Gros-Boutiens et des Petits-Boutiens; un [https://www.wikiberal.org/wiki/Voltaire Voltaire] raillant la sottise métaphysique de Pangloss et la naïveté béate de Candide; un Benjamin Constant consignant dans le Cahier rouge et dans le Journal intime ses remarques épigrammatiques sur l'humanité et la société, un Stendhal dont le Journal et la Vie de Henri Brulard contiennent tant d'observations misanthropiques sur les siens, sur ses relations, ses chefs, son entourage; un Mérimée (1), ami et émule de Stendhal dans l'observation ironique de la nature humaine; un Flaubert s'acharnant sur l'imbécillité de ses fantoches, de Frédéric Moreau, de Bouvard et de Pécuchet; un Taine dans Thomas Graindorge, un Challemel-Lacour dans ses Réflexions d'un Pessimiste peuvent être pris pour types représentatifs de cette sagesse pessimiste hautaine, souriante et méprisante.<br />
<br />
A vrai dire, ce pessimisme n'est pas étranger à quelques-uns des penseurs que nous avons rangés sous la rubrique du pessimisme romantique: car les différentes espèces de pessimisme ont des points de contact et de pénétration. - Un Schopenhauer, un Stirner, ont, eux aussi, exercé leur verve ironique sur la sottise, la présomption et la crédulité humaines. - Mais chez eux le pessimisme misanthropique ne se rencontre pas à l'état pur. Il reste subordonné au pessimisme de la souffrance, du désespoir ou de la révolte, au pathos sentimental qui est le trait caractéristique du pessimisme romantique. - Le pessimisme misanthropique pourrait peut-être s'appeler encore pessimisme réaliste: il procède en effet, chez plus d'un de ses représentants (Stendhal, Flaubert), de cet esprit d'observation exacte, minutieuse et impitoyable, de ce souci d'objectivité et d'impassibilité qui figurent parmi les traits caractéristiques de l'esthétique réaliste. Le pessimisme misanthropique confirme-t-il la thèse selon laquelle le pessimisme tend à engendrer l'individualisme ? Cela n'est pas sûr. - Parmi les penseurs que nous venons de citer, il en est plusieurs certainement qui n'ont ni conçu, ni pratiqué, ni recommandé l'attitude d'isolement volontaire et antisocial qu'est l'individualisme. Bien qu'ils ne se soient pas fait d'illusions sur les hommes, ils n'ont pas fui leur société; ils ne les ont pas tenus dans un éloignement dédaigneux; ils ont accepté de se mêler à eux, de vivre leur vie au milieu d'eux. - Voltaire est la sociabilité faite homme. Swift, âpre ambitieux, n'a rien du solitaire Obermann ni du solitaire Vigny. - Mais il en est plusieurs, parmi les pessimistes misanthropes que nous venons de citer, tout particulièrement un Flaubert et un Taine, qui ont pratiqué, théorétisé et recommandé l'isolement intellectuel, la retraite de la pensée en elle-même comme la seule attitude possible, en ce monde de médiocrité et de platitude, pour un homme ayant quelque raffinement de pensée et quelque noblesse d'âme.<br />
<br />
Flaubert, hanté par le spectre de la Bêtise aux mille visages, la retrouve à tous les détours de la vie; il cherche un refuge contre elle dans la pure joie de l'art et de la contemplation. " J'ai compris une grande chose, dit-il, c'est que pour les gens de notre race, le bonheur est dans l'idée et pas ailleurs." - " D'où te vient ta faiblesse maintenant ? écrit-il à un ami; serait-ce parce que tu connais l'homme ? Qu'importe ? Ne peux-tu, par ta pensée, établir cette superbe ligne de défense intérieure qui vous sépare plus du voisin qu'un Océan (2) ? " A une correspondante qui se plaint d'inquiétude et de dégoût de toutes choses : " Il y a un sentiment, écrit-il, ou plutôt une habitude dont vous me semblez manquer, à savoir l'amour de la contemplation. Prenez la vie, les passions et vous-même comme un sujet à exercices intellectuels." Et encore: " Le scepticisme n'aura rien d'amer; car vous serez comme à la comédie de l'humanité et il vous semblera que l 'Histoire a passé sur le monde pour vous seule (3)."<br />
<br />
Taine est conduit par sa vision misanthropique de l'humanité à une conception stoïque et ascétique de la vie, à regarder l'intelligence comme l'asile suprême où s'isoler, où se défendre de l'universelle méchanceté, de l'universelle bêtise et de l'universelle platitude (4). Une singulière analogie unit ici Taine à Flaubert. Taine demande à l'analyse scientifique ce que Flaubert demande à l'art et à la contemplation: un alibi intellectuel: un moyen d'évadement loin des réalités du milieu social. <br />
<br />
Cette déduction est logique. Le pessimisme misanthropique suppose ou engendre l'isolement contemplatif. Pour mépriser intellectuellement les hommes, il faut se séparer d'eux, les voir à distance : il faut être sorti du troupeau, être parvenu à l'attitude de Descartes qui " vit au milieu des hommes comme au milieu des arbres d'une forêt ". Il y a là, qu'on le veuille ou non, un isolement théorique, une sorte de solipsisme intellectuel, une indifférence d'aristocrate et de dilettante qui " se détache de tout pour se promener partout (5) ".<br />
<br />
Ajoutons que la clairvoyance de l'intellectuel misanthrope a, par elle seule, quelque chose d'antisocial. Prendre pour thème de son ironie la commune et moyenne bêtise humaine, c'est traiter sans respect une valeur sociale de premier ordre. La bêtise est l' étoffe des préjugés sans lesquels il n'y a pas le vie sociale possible; elle est le ciment de l'édifice social. " La bêtise, dit le Dr Trublet, est le premier bien dans une société policée (6)." - Les conventions sociales ne subsistent que grâce à une bêtise générale qui enveloppe, soutient, garantit, protège et consacre la bêtise des individus. C'est pourquoi l'intelligence critique, ironique et pessimiste est virtuellement un dissolvant social. Elle est irrévérencieuse pour ce qui est socialement respectable: la médiocrité et la bêtise. Elle s'attaque au respect et à la crédulité, éléments conservateurs des sociétés.<br />
<br />
==Notes==<br />
<br />
(1) M. Jean Bourdeau dit de Mérimée : " Mêlé à tous les mondes. il promène à travers cette foule bariolée un esprit sagace et détaché, une intuition lucide, et, comme tous ceux qui regardent de trop près, il en rapporte une assez mauvaise opinion de la nature humaine... Ce qui le frappe dans l'ensemble, c'est la bêtise et la méchanceté; une méchanceté qui va jusqu'à aimer le mal pour le mal, une bêtise qui toujours dépasse ses prévisions. " (Pragmatisme et modernisme, p. 14, F. Alcan.)<br />
<br />
(2) Flaubert, Correspondance, 3. série (1854-1869).<br />
<br />
(3) Loc. cit.<br />
<br />
(4) Voir Taine, Correspondance, t. I, et Etienne Mayran, préface de M. Paul Bourget. <br />
<br />
(5) Taine, Thomas Graindorge, préface.<br />
<br />
(6) Anatole France, Histoire comique.<br />
</div><br />
{{Navigateur|[[Georges Palante:Pessimisme et Individualisme - 4|4 - Le Pessimisme historique]]|[[Georges Palante]]&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;[[Georges Palante:Pessimisme et Individualisme|Pessimisme et individualisme]]|}}</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Henry_Hazlitt:L%27%C3%89conomie_politique_en_une_le%C3%A7on_-_Chapitre_XV_%E2%80%93_Le_fonctionnement_du_syst%C3%A8me_des_prix&diff=114635Henry Hazlitt:L'Économie politique en une leçon - Chapitre XV – Le fonctionnement du système des prix2023-10-20T06:40:42Z<p>Lexington : </p>
<hr />
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<br />
{{titre|[[Henry Hazlitt:L'Économie politique en une leçon|L'Économie politique en une leçon]]|[[Henry Hazlitt]]|Chapitre XV - Le fonctionnement du système des prix}}<br />
<br />
<div class="text"><br />
<br />
Toute l'argumentation de ce livre peut se résumer dans cette affirmation que, pour bien étudier les effets d'une mesure économique quelconque, il faut en examiner non seulement les résultats immédiats mais aussi les résultats lointains, et envisager non seulement ses premières conséquences mais également ses conséquences secondaires, examiner non seulement les résultats qu'elle aura pour un groupe social donné, mais encore ceux qu'elle aura pour le public en général.<br />
<br />
Il s'ensuit qu'il est puéril et erroné d'accorder toute notre attention à l'examen d'un point particulier - de considérer, par exemple, ce qui se passe dans une certaine industrie sans voir ce qui arrive dans toutes les autres. Or c'est précisément de cette habitude paresseuse et persistante de ne s'occuper que d'une industrie particulière ou d'une méthode particulière, en l'isolant des autres, que découlent les plus graves erreurs au point de vue économique. Ces erreurs se retrouvent constamment dans les thèses des auteurs à la solde de tels ou tels intérêts particuliers, et aussi dans celles de certains économistes réputés sérieux.<br />
<br />
C'est ainsi que la doctrine de l'école qui prône "la production en vue de l'utilité publique et non en vue du profit", et qui dénonce les prétendus "vices" du système des prix, est basée en fin de compte sur l'idée fausse que l'isolationnisme peut exister dans le domaine économique. Le problème de la production, nous disent ces gens, est résolu - erreur monumentale qui, nous le verrons, est aussi le point de départ de la plupart des inepties qu'on prononce en ce qui concerne la monnaie et des boniments de charlatans sur le partage des biens. Le problème de la production est résolu, disent-ils. Les savants, les experts, les ingénieurs et les techniciens l'ont résolu. Ils pourraient à leur gré produire n'importe quel bien qu'il vous plairait de nommer, en quantité illimitée. Le mal est que le monde n'est pas régi par des techniciens dont le seul souci est de produire, mais par des hommes ‘affaires qui, eux, ne pensent qu'au profit. Ce sont ces hommes d'affaires qui donnent leurs ordres aux ingénieurs, alors que ce devrait être l'inverse. Ces hommes d'affaires sont prêts à produire n'importe quoi s'ils y trouvent leur profit, mais dès l'instant où un article ne rapporte plus rien, ces méchants hommes d'affaires cesseront de le fabriquer, même si les besoins d'une partie du public ne sont pas satisfaits, et qu'elle que soit la demande de cet article.<br />
<br />
ce point de vue renferme des erreurs si nombreuses qu'il est impossible de les analyser d'un seul coup. Toutefois l'erreur primordiale consiste, ainsi que nous l'avons déjà donné à entendre, à ne tenir compte que d'une industrie unique ou à considérer successivement plusieurs industries, comme si chacune d'elles était un tout isolé. En fait chacune d'elles existe par rapport à toutes les autres, et toute décision importante prise à propos de l'une d'elles affecte toutes les autres.<br />
<br />
Nous nous en rendrons mieux compte si nous comprenons le problème essentiel que toute l'industrie considérée dans son ensemble doit s'efforcer de résoudre. Pour simplifier le plus possible, examinons le problème que doit résoudre un Robinson Crusoé naufragé dans son île déserte. A première vue ses besoins paraissent illimités. Il est trempé jusqu'aux os et frissonne de froid, il a faim et soif. Tout lui manque, l'eau potable, la nourriture, un toit, les moyens de se protéger contre les animaux sauvages, et il n'a ni feu ni lieu. Il lui est radicalement impossible de satisfaire à la fois tous ses besoins, il n'en a ni le temps, ni la force, ni les moyens. Il lui faut parer immédiatement au besoin le plus pressant. Supposons qu'il souffre, avant tout, de la soif : il creuse un trou dans le sable pour recueillir l'eau du ciel, ou il façonne un récipient rudimentaire. Quand il s'est procuré de la sorte une petite quantité d'eau, il lui faut chercher à se procurer de la nourriture avant de pouvoir songer à améliorer de façon durable sa façon de recueillir de l'eau. Il peut essayer de pêcher, mais il lui faut, pour cela, posséder soit une ligne et hameçon, soit un filet, qu'il doit d'abord fabriquer. Ainsi tout ce qu'il fabrique l'empêche de faire une autre chose moins urgente. Il est constamment ramené en face du problème du choix des applications pratiques de son travail et de son temps.<br />
<br />
Pour le Robinson Suisse et sa famille, le problème, il est vrai, paraît un peu plus facile. Il y a plus de bouches à nourrir mais aussi plus de bras au travail ; on peut pratiquer la spécialisation et la division du travail. Le père chasse, la mère prépare les aliments, les enfants ramassent du bois. Mais cette famille elle-même ne peut se permettre de faire faire indéfiniment la même besogne à l'un de ses membres sans tenir compte de l'urgence relative du besoin commun que cette besogne permet de satisfaire, en négligeant l'urgence d'autres besoins encore non satisfaits. Quand les enfants ont amassé un tas de bois d'une certaine hauteur, on ne peut les employer à en empiler davantage. Il est bientôt temps de les envoyer faire autre chose, chercher de l'eau, par exemple. En outre, la famille doit constamment envisager le problème de faire un choix parmi des alternatives possibles de travail, et si elle a la chance de posséder des fusils, du matériel de pêche, un bateau, des haches, des scies, etc., elle devra choisir entre des alternatives possibles d'emploi de son travail et de ses instruments. Il serait d'une inconcevable sottise de la part du membre de la famille préposé au ramassage du bois de se plaindre qu'il pourrait en accumuler davantage si son frère l'aidait toute la journée, au lieu d'aller pêcher le poisson nécessaire au déjeuner familial. Chacun reconnaît avec évidence qu'en ce qui concerne l'individu ou la famille isolée, une occupation déterminée ne peut s'exercer qu'aux dépens de toutes les autres occupations.<br />
<br />
Les illustrations simplifiées du genre de celles que nous venons de donner sont parfois ridiculisées sous le nom de robinsonnades. Malheureusement ceux qui les tournent le plus en ridicule sont ceux précisément qui en ont le plus besoin, ceux qui ne saisissent pas le principe particulier démontré par ce bien simple exemple, ou encore ceux qui le perdent complètement de vue lorsqu'ils examinent l'incroyable complexité d'une grande communauté économique moderne. On le résout précisément grâce au système des prix, grâce au changement continu qui s'opère dans les apports entre prix de revient, prix de vente et bénéfices.<br />
<br />
Les prix sont fixés par [https://www.wikiberal.org/wiki/Loi_de_l%27offre_et_de_la_demande le rapport entre l'offre et la demande], et à leur tour, ces prix influent sur l'offre et sur la demande. Quand un article est demandé plus qu'un autre, on offre davantage pour l'avoir, ce qui fait monter les prix et les bénéfices. Comme il devient plus avantageux de fabriquer le dit article plutôt que tout autre, ceux qui le fabriquaient augmentent leur production, et d'autres personnes seront attirées vers cette industrie. Il en résulte un accroissement de la production et une baisse des prix, ce qui réduit les bénéfices, jusqu'au jour où la marge de profit que laisse la fabrication de l'article en question n'est plus supérieure à celle qu'on tire de la production d'autres articles différents, dans d'autres industries (compte tenu, bien entendu, des risques relatifs). A ce moment, ou bien la demande de l'article considéré se met à faiblir, ou bien la production s'accroît à un degré tel qu'il y a moins d'avantage à le fabriquer qu'à fabriquer autre chose ; peut-être même le fabrique-t-on à perte. En ce dernier cas, les producteurs "marginaux", j'entends les moins adroits ou ceux font les prix de revient sont les plus élevés, seront éliminés du marché. L'article ne sera plus produit que par les meilleurs fabricants, c'est-à-dire qui travaillent à meilleur compte. La production de l'article diminuera ou du moins cessera d'augmenter.<br />
<br />
Ce processus est à l'origine de l'idée selon laquelle les prix de vente sont fonction des prix de revient. Cette doctrine, ainsi énoncée, est fausse. Ce sont l'offre et la demande qui déterminent les prix, et la demande est déterminée par le besoin plus ou moins grand que les gens ont d'une chose, et par ce qu'ils ont offrir en échange. Il est exact que la production est en partie déterminée par le prix de revient, mais ce qu'un article a coûté à produire dans le passé ne saurait en déterminer la valeur. Celle-ci dépendra du rapport présent entre l'offre et la demande. Mais les prévisions des industriels relativement à ce qu'un article coûtera à produire, et à ce qu'il vaudra dans l'avenir, détermineront l'extension de leur fabrication, et celle-ci, à son tour, influera sur l'approvisionnement futur du marché. Le prix d'un article et son coût marginal de production tendent donc constamment à s'égaliser, mais ce n'est pas le coût marginal de production qui influe directement sur le prix.<br />
<br />
On peut donc comparer le système de l'entreprise privée à un millier de machines, réglées chacune par un "régulateur" quasi automatique et qui pourtant sont toutes reliées entre elles et interdépendantes, en sorte qu'elles marchent en fait comme une grande machine unique. Nous avons tous observé le régulateur automatique d'une machine à vapeur : il est généralement constitué par deux boules ou deux poids mus par la force centrifuge. Au fur et à mesure que s'accroît la vitesse de la machine, ces boules s'éloignent du piston auquel elles sont reliées et diminuent ainsi, ou ferment complètement, l'ouverture d'une soupape qui régularise l'entrée de la vapeur et ralentit ainsi la vitesse. Si au contraire la machine va trop lentement, les boules en retombant, élargissent l'ouverture de la soupape, ce qui augmente la vitesse. Ainsi chaque écart de la vitesse initiale met en jeu des forces qui tendent à le corriger.<br />
<br />
Il en est exactement de même dans le monde économique où la demande relative de milliers de machines se trouve régularisée grâce au système de la concurrence des entreprises privées. Chaque fois que la demande d'une marchandise s'accroît, la concurrence des acheteurs en fait hausser le prix. Cela augmente les bénéfices du fabricant, et cela même l'incite à produire davantage. Cela aussi incite les fabricants d'autres produits à interrompre leur fabrication antérieure et à se mettre à fabriquer ce produit qui est d'un meilleur bénéfice. Mais alors ce produit inonde le marché, tandis que d'autres se raréfient. Son prix tombe par rapport à celui des autres et le fabricant n'est plus incité à en accroître la production.<br />
<br />
De la même manière, si la demande d'un produit s'effondre, son prix, ainsi que le bénéfice du fabricant, diminue, et la production s'en ralentit.<br />
<br />
C'est ce dernier développement de l'opération économique qui scandalise ceux qui ne peuvent arriver à comprendre ce "système des prix" qu'ils dénoncent. Ils l'accusent de créer la rareté. Pourquoi, demandent-ils indignés, le fabricant arrête-t-il la production des chaussures quand il arrive au point où il ne retire plus aucun bénéfice de sa production ? Pourquoi se laisse-t-il guider uniquement par l'appât du gain ? Pourquoi se laisse-t-il guider par l'évolution du marché ? Pourquoi ne fabrique-t-il pas de chaussures "jusqu'à la pleine capacité des moyens de la technique moderne ?" Le système des prix et de l'entreprise privée, concluent nos philosophes de la "production en vue de l'utilité" n'est qu'une forme de l'économie de rareté.<br />
<br />
Ces questions et les conclusions qu'on en tire proviennent, elles aussi, de l'erreur qui consiste à considérer telle industrie isolément, de ne voir qu'un arbre et d'ignorer la forêt. Il est certes nécessaire de fabriquer des chaussures, mais il faut aussi produire des manteaux, des chemises, des pantalons, des maisons, des charrues, des pelles, des usines, des ponts, du lait et du pain. Il serait, en effet, absurde de continuer à fabriquer des montagnes de chaussures en excédent, parce que cela est possible, tandis que des centaines de besoins urgents resteraient non satisfaits.<br />
<br />
Mais, dans une économie en équilibre, nulle industrie ne peut se développer qu'aux dépens des autres. Car, à tout moment, les facteurs de la production sont en quantité limitée. Une industrie qui se développe ne peut le faire que si elle s'assure la main-d'oeuvre, la terre et le capital qui autrement seraient au service d'autres entreprises. Et s'il arrive que cette industrie réduise ou arrête ses fabrications, cela ne veut pas nécessairement dire que l'ensemble de la production connaisse un déclin. Il se peut que la réduction de production dans cette industrie n'ait fait que libérer de la main-d'oeuvre et du capital, ce qui va permettre à d'autres industries de naître et grandir. Il est donc faux de conclure que si la production faiblit dans un secteur, la production entière faiblit également.<br />
<br />
On peut donc simplifier et affirmer que tout objet n'est fabriqué qu'aux dépens d'un autre. Les coûts de production eux-mêmes pourraient être définis comme des choses qu'on a sacrifiées (les loisirs et les plaisirs, les matières premières avec les divers emplois qu'on aurait pu en faire) en vue de créer l'objet qu'on a choisi de faire.<br />
<br />
Il s'ensuit que dans une économie saine et dynamique, il est tout aussi essentiel de laisser mourir les industries languissantes ou malades que d'aider à grandir celles qui sont florissantes. Et ce n'est guère que le système des prix tant décrié qui peut résoudre le problème compliqué de savoir ajuster les unes aux autres les quantités respectives qu'il y a lieu de produire dans les dizaines de milliers de catégories d'objets et de services dont la société a besoin. Ces sortes d'équations, effarantes de complexité, trouvent leur solution presque automatiquement grâce au jeu du système : prix, profits et coûts. Elles le trouvent ainsi beaucoup mieux que si n'importe quel groupe de bureaucrates devait s'en charger. Car elles sont résolues grâce à un système où, chaque jour, chaque consommateur jette librement sur le marché son bulletin de vote ou même une douzaine de bulletins nouveaux.<br />
<br />
Le bureaucrate qui voudrait résoudre lui-même le problème ne donnerait pas forcément aux consommateurs ce qu'ils désirent, mais déciderait lui-même de ce qui leur convient.<br />
<br />
Pourtant, bien que les bureaucrates ne comprennent pas le système quasi automatique du marché, ils ne cessent d'en être troublés et de vouloir le corriger ou l'amender, la plupart du temps sous la pression réitérée de certains groupes dont il sert ainsi les intérêts particuliers.<br />
<br />
Nous verrons, dans les chapitres suivants, quelques-uns des effets de cette intervention.<br />
<br />
<br />
</div><br />
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<hr />
<div>{{titre|Pourquoi la propriété|[[Henri Lepage]]|1985<br>Hachette, coll. "Pluriel"}}<br />
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<div class="text"><br />
* Introduction - [[Henri Lepage:Pourquoi la propriété - introduction|Pourquoi la propriété]]<br />
* Chapitre 1 - [[Henri Lepage:Pourquoi la propriété - 1|Droit et propriété : l'enjeu]] <br />
* Chapitre 2 - [[Henri Lepage:Pourquoi la propriété - 2|Le Droit de propriété : histoire d'un concept]]<br />
* Chapitre 3 - [[Henri Lepage:Pourquoi la propriété - 3|La propriété privée : pourquoi ?]]<br />
* Chapitre 4 - [[Henri Lepage:Pourquoi la propriété - 4|L'entreprise et la propriété I. Les sources du pouvoir capitaliste]]<br />
* Chapitre 5 - [[Henri Lepage:Pourquoi la propriété - 5|L'entreprise et la propriété II. L'ère des managers : un problème mal posé]]<br />
<br />
== Lien externe ==<br />
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<hr />
<div>{{titre|Les Soirées de la rue Saint-Lazare<br>Entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété|[[Gustave de Molinari]]<br><small>Membre de la Société d'économie politique de Paris</small>|Publié en 1849 par Guillaumin et Cie, Libraires}}<br />
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:''Il faut bien se garder d'attribuer aux lois physiques les maux qui sont la juste et inévitable punition de la violation de l'ordre même de ces lois, instituées pour opérer le bien. F. QUESNAY.''<br />
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<div>{{titre|Les Soirées de la rue Saint-Lazare<br>Entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété|[[Gustave de Molinari]]<br><small>Membre de la Société d'économie politique de Paris</small>|Publié en 1849 par Guillaumin et Cie, Libraires}}<br />
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:''Il faut bien se garder d'attribuer aux lois physiques les maux qui sont la juste et inévitable punition de la violation de l'ordre même de ces lois, instituées pour opérer le bien. F. QUESNAY.''<br />
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{{Autres projets|<br />
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<div class=text><br />
<small>Du point de vue que l'on a choisi dans cette étude. — Influence générale de la guerre sur l'esprit et sur le caractère de la nation. — Comparaison de cette situation elle-même et de toutes les institutions qui s'y rapportent chez nous. — Inconvénients divers de l'état de guerre par rapport au développement intérieur de l'homme. — Grand principe qui ressort de cette comparaison.</small><br />
<br />
Revenons à notre sujet. En ce qui concerne la sûreté contre les ennemis extérieurs, j'aurais à peine besoin de dire un mot, si l'application de l'idée générale faite successivement à tous les objets ne lui donnait plus de clarté. Et ce travail sera d'autant moins inutile que je me bornerai à examiner l'influence de la guerre sur le caractère de la nation, et qu'ainsi je ne quitterai pas le point de vue choisi par moi comme étant le point de vue dominant dans cette étude tout entière. Les choses ainsi considérées, la guerre me paraît être l'un des phénomènes les plus salutaires au [[:wl:progrès|progrès]] du genre humain, et c'est avec peine que je la vois disparaître de plus en plus de la scène du monde<ref>Humboldt a eu le temps de se consoler de 1792 à 1815.</ref>. Sans doute, c'est l'extrémité redoutable qui fait que toute âme active s'éprouve, se retrempe en luttant contre le danger, le labeur, la peine, qu'elle se modifie par suite en une foule de nuances à travers la vie humaine, et qu'elle donne à la personnalité entière la fores et la variété, sans laquelle la légèreté n'est que la faiblesse, l'unité que le vide.<br />
<br />
On me répondra qu'à côté de la [[:wl:guerre|guerre]] il existe des moyens analogues de développement; qu'il est des dangers physiques dans beaucoup de professions; qu'il est, si je puis ainsi parler, des dangers moraux de toute nature, qui peuvent atteindre le grave et ferme [[:wl:politique|politique]] dans son cabinet, comme le libre philosophe dans sa cellule solitaire. Mais il m'est impossible d'abandonner l'idée que dans ce cas-ci, comme toujours, toute entité purement intellectuelle n'est que la fleur d'une entité physique<ref>Ces mots renferment l'application d'une théorie qui jouit quelque temps d'une grande vogue dans l'école romantique allemande. On peut lui donner en français le nom de Philosophie de l'identité (Identitätsphilosophia). Elle établit, entre l'ordre physique et l'ordre intellectuel, un parallélisme bien plus rigoureux que ne le lit l'école sensualiste de [[:wl:Condillac|Condillac]]. Suivant ses adeptes, toute pensée, tout sentiment repose sur un fait, ou plus exactement, sur un objet matériel correspondant. Par conséquent, suivant Humboldt, le danger purement moral qui assiège les résolutions du politique, ou let Spéculations du penseur, dans leur cabinet d'étude, manque de base, de réalité et par suite d'efficacité, Pour que le danger puisse agir efficacement sur le développement humain, il faut que ce danger presse tout à la fois l'intelligence et le corps, Pense et le vie; or, la guerre seule réunit à un haut degré cette double condition. —Telle est, en quelques mots, l'idée métaphysique et l'application qu'en fait [[:wl:Wilhelm von Humboldt|Humboldt]] dans ce passage. Contentons-nous d'observer que, pour le plus grand nombre, la guerre ne présente qu'un danger purement physique? Quand deux de ces armées comme notre temps sait les organiser se trouvent en présence, est-ce que le simple soldat a à faire vraiment œuvre d'intelligence? Evidemment non. Et quant à l'enthousiasme, on le lui représente souvent comme mauvais. Par suite la guerre, telle qu'elle existe aujourd'hui, ne peut aider que bien rarement le développement de l'homme. Il n'en peut être ainsi que quand chaque soldat sait et veut ce pour quoi il se bat. Voyez du reste ce qui est dit un peu plus loin.</ref>. Sans doute le tronc sur lequel cette fleur peut naître vit dans le passé. Mais la pensée du passé s'éloigne sans cesse; les hommes sur lesquels elle agit deviennent de plus en plus rares dans le peuple; et sur ceux-là même son action devient de jour en jour plus faible. Les autres travaux, bien que dangereux, tels que la navigation, l'exploitation des mines, etc., sont plus ou moins dépourvus de cette idée de grandeur et de gloire qui se rattache étroitement à la guerre. Et, en réalité, cette idée n'est pas chimérique. Elle repose sur la conception de la puissance supérieure. On s'efforce d'échapper à l'action des éléments, de la subir avec résignation plutôt que de la vaincre :<br />
:Aucun homme<br />
:Ne doit se mesurer<br />
:Avec les dieux<ref>Goethe, ''Poésies'', ''Des limites de l'humanité''</ref>.<br />
<br />
Le sauvetage n'est pas la victoire. Ce que le sort favorable nous envoie, et dont tirent parti le courage ou la sensibilité de l'homme, n'est ni le fruit ni la preuve de la puissance suprême. Ajoutons que dans la guerre chacun croit avoir le droit de son côté; chacun croit venger une offense. Et l'homme simple, sous l'empire d'un sentiment que, de son côté, l'homme le plus civilisé ne saurait nier, songe bien plus à laver son honneur qu'à prendre ce dont il a besoin pour vivre.<br />
<br />
Personne ne voudra me concéder que la mort du guerrier qui tombe en combattant soit plus belle que la mort héroïque d'un Pline, ou, pour citer des hommes que peut-être on n'admire pas assez, que la mort d'un Robert ou d'un Pilâtre de Rozier. Mais ces exemples sont rares ; et qui sait si, outre ceux-là, on en pourrait découvrir d'autres? Aussi n'ai-je choisi pour la guerre aucun cas particulièrement favorable. Qu'on prenne les Spartiates aux Thermopyles. Je demande à tout venant quelle est l'influence d'un tel exemple sur une nation? Je sais bien que l'on peut montrer, que l'on montre en effet, le même courage dans toutes les situations de la vie. Mais ira-t-on blâmer l'homme sensé qui se laisse entraîner par ce qui est la plus vivante manifestation de ces sentiments? Peut-on nier qu'une telle manifestation agit du moins sur la foule en général? Et, malgré tout ce que j'ai entendu dire de maux qui seraient plus terribles que la mort, je n'ai encore vu aucun homme qui jouit de la plénitude de la vie, et qui, à moins d'être un fanatique, méprisât la mort. Il est vrai qu'il existait de tels hommes dans l'antiquité; en ces temps où l'on estimait encore la chose plus que le nom, le présent plus que l'avenir. Ce que je dis ici des guerriers ne s'applique qu'à ceux qui, moins éclairés que ceux de la ''République'' de [[:wl:Platon|Platon]], prennent les choses, la vie et la mort, pour ce qu'elles sont, qu'à ces guerriers qui ont devant leurs yeux la grandeur et qui prennent la grandeur pour enjeu. Toutes les situations où les extrêmes se touchent, pour ainsi parler, Sont les plus intéressantes et les plus fertiles en enseignements. Mais, où voyons-nous qu'il en soit ainsi en dehors de la guerre, dans laquelle le penchant et le devoir, le devoir de l'homme et celui du citoyen paraissent être en lutte continuelle, et où, cependant, toutes ces collisions trouvent la plus complète solution, pourvu que ce soit la légitime défense qui ait fait prendre les armes?<br />
<br />
Le point de vue où je me place, et qui me fait considérer la guerre comme salutaire et nécessaire, fait déjà voir suffisamment de quelle manière je pense qu'il faille en user dans l'État. L'esprit qui la soulève doit pouvoir avec certitude se manifester librement dans tous les membres de la nation<ref>Ce correctif plein de sens doit être rapproché de ce qui est dit au commencement de ce chapitre.</ref>. Ceci combat tout d'abord l'institution des armées permanentes. Ces armées et tous les procédés modernes de faire la guerre sont bien loin de l'idéal qui serait si nécessaire au progrès de l'Homme. S'il faut déjà que le guerrier fasse d'Une manière générale le sacrifice de sa liberté et qu'il devienne une machine, il en est ainsi à un bien plus haut degré dans nos guerres contemporaines, où la part, de la force, de la bravoure, de l'habileté individuelles, est si restreinte. Combien de maux arriveront fatalement si des parties considérables de la nation sont retenues dans cette vie mécanique pendant la paix, et seulement en vue d'une guerre possible, non pas durant quelques années, mais souvent pendant leur existence entière.<br />
<br />
Peut-être est-ce ici plus que partout ailleurs le cas de dire qu'avec le développement de la théorie des entreprises humaines, celles-ci perdent de leur utilité pour ceux qui y prennent part<ref>La multiplicité croissante des règles formulées, l'habitude bien vite acquise de les suivre aveuglément, fait que l'esprit de ressource disparaît, que l'imprévu dans les résolutions devient plus rare. La gloire des capitaines éminents, des généraux de la république française, par exemple, est d'avoir substitué aux principes reçus de l'ancienne tactique des procédés nouveaux qui leur appartenaient en propre. (Voyez plus haut chap. II)</ref>. Il est incontestable que l'art de la guerre a fait chez les modernes d'immenses progrès; mais il est aussi incontestable que la noblesse du caractère des guerriers est devenue plus rare; on ne le rencontre dans toute sa beauté que dans l'histoire de l'antiquité<ref>Dans Homère, oui, mais non dans l'histoire. (Voyez l'Introduction, vers la fin.)</ref>, ou du moins, — à supposer que l'on voie ici une exagération, — chez nous trop souvent l'esprit guerrier n'entraîne que des conséquences fâcheuses pour les nations, tandis que dans l'antiquité nous le voyons bien souvent en produire de fort salutaires. Mais nos armées permanentes apportent la guerre jusqu'au sein de la paix, si je puis ainsi parler. Le courage et la discipline militaires ne sont honorables que quand ils s'allient, celui-là aux plus belles vertus de la paix, celle-ci au profond sentiment de la liberté. S'ils s'en séparent, et combien cette séparation n'est-elle pas favorisée par le soldat armé en temps de paix — la discipline dégénère facilement en esclavage, l'esprit militaire en licence et en brutalité.<br />
<br />
A côté de cette critique des armées permanentes, qu'il me soit permis de rappeler que je n'en parle ici qu'autant que mon point de vue l'exige. Loin de moi la pensée de méconnaître leur grande et incontestable utilité ; c'est cette utilité qui les fait résister aux causes de dissolution provenant des vices qui leur sont inhérents et qui les entraîneraient, comme toutes les choses humaines, à une perte irrésistible. Elles sont une partie de l'ensemble construit, non par les vaines conceptions de la raison humaine, mais par l'infaillible main de la destinée. Ce serait la tâche d'un historien futur qui entreprendrait de nous comparer d'une manière impartiale et complète avec une époque plus reculée, ce serait sa tâche de dépeindre l'influence des armées permanentes sur tous les faits propres à notre temps, et leur part de mérite et de responsabilité dans le bien et le mal qui peut nous distinguer.<br />
<br />
Mais il faudrait que j'eusse été bien malheureux dans l'exposition de mes idées, si l'on pouvait en conclure que, suivant moi, l'État doit de temps en temps faire la guerre. Qu'il donne la liberté, et que l'[[:wl:État|État]] voisin jouisse de la même [[:wl:liberté|liberté]]. En tout temps les hommes sont hommes et ne perdent point leurs passions originelles. La guerre naîtra d'elle-même ; et, si elle ne naît point, on sera certain que la paix n'est ni imposée par la force, ni produite par une paralysie artificielle. De cette manière la paix des nations sera un bien aussi supérieur en bienfaisance que l'image du laboureur paisible est plus douce que celle du guerrier couvert de sang. Et, si l'on songe aux progrès de l'humanité entière faits par chaque génération, il est clair que les temps à venir deviendront de jour en jour plus pacifiques. Quand la paix proviendra des facultés intérieures des êtres, les hommes, et surtout les hommes libres seront devenus pacifiques. Aujourd'hui — l'histoire de l'Europe pendant une année le prouve — nous jouissons des fruits de la paix, mais non de ceux du calme. Les forces humaines tendant toujours et indéfiniment à l'action, du moment qu'elles se rencontrent, s'unissent ou se combattent. Quelle forme prendra le combat? Sera-ce la guerre, ou la [[:wl:concurrence|concurrence]], ou telle autre nuance quelconque ? Cela dépendra surtout du degré de perfectionnement des facultés humaines.<br />
<br />
Je dois maintenant tirer de ces prémisses un principe servant à mon but final.<br />
<br />
L'[[:wl:État|État]] ne doit en aucune manière provoquer la guerre ; il doit aussi peu l'empêcher violemment, quand les faits la rendent nécessaire ; il doit laisser son influence sur l'esprit et le caractère s'exercer librement sur toute la nation ; il doit surtout s'abstenir de toutes prescriptions positives pour former la nation à la guerre; ou, du moins, quand elles sont absolument indispensables, comme le sont les exercices militaires des citoyens, il doit leur donner une direction telle qu'elles ne se bornent pas à produire la bravoure, l'habileté, la subordination du soldat, mais l'esprit du vrai guerrier; ou plutôt qu'elles suscitent de nobles citoyens toujours prêts à combattre pour leur patrie.<br />
<br />
== Notes et références == <br />
<references /><br />
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<div class=text><br />
<small>Ce soin est nécessaire; — il constitue le véritable but de l'État. — Grand principe tiré de ce chapitre. — Sa justification par l'histoire.</small><br />
<br />
Aucun accord entre les États ne serait nécessaire si le mal, qui pousse les désirs de l'homme à empiéter sans cesse sur le domaine d'autrui en violant les justes limites à eux opposées<ref>Ce que je définis ainsi, les Grecs l'expriment par le seul mot pleonexia, dont je ne trouve l'équivalent exact dans aucune autre langue. Peut-être pourrait-on le traduire en allemand par ces mots : ''Regierde nach mehr'' (désir du plus); mais encore ils n'expriment pas l'idée d'illégitimité qui se trouve dans le mot grec, sinon par son étymologie du moins (autant que j'en puis juger), par l'acception où le prennent les auteurs. On pourrait le traduire pour l'usage, avec une exactitude non pas absolue mais plus grande, par le mot ''Uebervorlheilung'', prétention injuste. (Note de l'auteur.) — La pleonexia, parfaitement définie par le texte, est le désir d'accaparer plus que sa part d'avantages (voy. [[:wl:John Stuart Mill|John Stuart Mill]], On Liberty, chap. Iv ; et p. 235 de la traduction de M. Dupont-White, 2e édit.).— On se rappelle les vers de la Fontaine : Fureur d'accumuler, monstre de qui les yeux|Regardent comme un point tous les bienfaits des dieux (Fables,VIII,27.) — On peut dire que le désir d'organiser la résistance contre la pleonexia a fait naître tous les systèmes [[:wl:socialisme|socialistes]].</ref>, et qui excite la discorde fille de cette violation, ressemblait aux maux physiques de la nature ou aux maux moraux qui s'en rapprochent sur ce point et qui aboutissent aux ravages, soit par l'excès de la jouissance ou des privations, soit par d'autres faits qui ne concordent point avec les conditions nécessaires à la conservation. Aux premiers maux s'opposerait le courage, la bravoure, la prudence des hommes ; aux seconds, on opposerait leur sagesse éclairée par l'expérience et, dans les deux cas, il faudrait toujours en finir par un combat. Il n'existe donc nécessairement aucun pouvoir suprême et inviolable qui détermine nettement l'idée de l'[[:wl:État|État]]. II en est tout autrement des discussions des hommes; elles appellent toujours et fatalement une puissance de cette nature. Car dans la discorde, les luttes naissent des luttes. L'offense provoque la vengeance et la vengeance est une nouvelle offense. Il faut donc en arriver à une vengeance qui ne permette aucune nouvelle vengeance, — c'est-à-dire à la peine infligée par l'État<ref>Ces lignes contiennent la réfutation, — d'ailleurs facile, — de la théorie de Droit pénal appartenant à M. de Girardin, et consistant à remplacer toute peine légale par une inévitable et universelle [[:wl:publicité|publicité]] donnée aux méfaits. Que le lecteur se reporte à la polémique de MM. de Girardin et de Lourdoueix, aujourd'hui réunie en un volume sous ce titre : ''La Liberté'', il y trouvera la discussion de cette idée plus hardie que justifiable; il y verra surtout le modèle de l'urbanité la plus exquise, conservée de part et d'autre dans un débat prolongé.</ref>, — ou une décision qui force les parties à rentrer dans le calme, à la décision du juge. Aussi le commandement obligatoire et l'obéissance absolue ne sont-ils jamais aussi nécessaires que dans les entreprises des hommes contre les hommes, qu'il s'agisse de repousser l'ennemi étranger, qu'il s'agisse de maintenir la tranquillité dans l'État. Sans la sûreté, l'homme ne peut ni développer ses facultés, ni jouir de leurs fruits; car sans sûreté il n'est point de liberté. C'est là un bien que, seul, l'homme ne peut pas se procurer à luimême. Cette vérité est établie par les raisons que nous n'avons fait qu'indiquer plutôt que nous ne les avons approfondies; elle l'est encore par l'expérience. Nos États, que tant de traités et d'obligations lient les uns aux autres, où la crainte empêche si souvent l'explosion des violences, sont dans une situation bien plus favorable qu'il n'est nécessaire pour pouvoir songer à l'homme dans son état naturel; et cependant ils n'ont pas la sûreté dont jouissent les plus humbles citoyens, même sous la [[:wl:constitution|constitution]] [[:wl:politique|politique]] la plus défectueuse. Si j'ai repoussé précédemment sur bien des points l'intervention de l'État, par le motif qu'aussi bien que lui la nation peut se procurer toutes ces choses sans qu'elles soient accompagnées de tous les inconvénients qu'entraîne l'action de l'Étal; parla même raison, je dirige cette action vers la sûreté comme vers la seule chose que l'homme isolé, livré à ses seules forces, ne puisse pas se procurer, à lui-même<ref>La sûreté et la liberté personnelle sont les seules choies qu'un être isolé ne puisse s'assurer par lui-même. ([[:wl:Mirabeau|Mirabeau]], ''sur l'Education publique'', p. 119.) (Note de l'auteur.)</ref>. Je crois donc pouvoir poser ici ce premier principe positif, sauf, par la suite, à le définir plus nettement et à le limiter; à savoir que la conservation de la sûreté, soit contre les ennemis du dehors, soit contre les troubles intérieurs, est le but que doit se proposer l'État, et l'objet sur lequel il doit exercer son action. Jusqu'ici, j'avais essayé d'établir ce principe négativement, en disant que l'État ne doit point étendre davantage les bornes de son influence.<br />
<br />
Cette proposition est justifiée par l'Histoire. Non voyons, en effet, qu'à l'origine les rois n'ont été chez toutes les nations que des chefs pendant la guerre, ou des juges pendant la paix. Je dis les rois; car, qu'on me permette cette digression, l'histoire, chose remarquable, ne nous montre que des rois ou des monarchies précisément à l'époque où le sentiment de sa liberté est le plus cher à l'Homme qui, n'ayant encore que fort peu de propriété, ne connaît, ne prise que la force personnelle, et place sa plus grande jouissance dans la possibilité de l'accroître sans entraves. Telle fut la forme politique adoptée par les États de l'Asie, de l'ancienne Grèce, de l'Italie, et par les tribus germaniques, de toutes les plus jalouses de leur liberté<ref>« Reges (nam in terris nomen imperii id primum fuit), etc., » Sallust. in Catilina, c. ii. —Dionys. Halicarn., Hist. Rom., 1. V (àl'origine toutes les villes grecques étaient gouvernées par des rois). (Note de l'auteur.) — Il faudrait écrire plus que quelques lignes pour contrôler la justesse de cet aperçu historique. Est-ce que la liberté eut d'aussi fervents adorateurs en Asie qu'en Grèce? dans les troupeaux humains que Xercès lançait à coups de fouet, que dans les armées de Thémistocle et d'Epaminondas? L'individualité s'épanouit-elle aussi puissante et aussi originale sous les successeurs de Romulus qu'à côté des ''rois'' germains? Humboldt paraît être tombé ici dans une de ces embûches que tendent si souvent les mots ; et même, la traduction qu'il donne du passage de Denys d'Halicarnasse n'est pas irréprochable.</ref>.<br />
<br />
Si l'on réfléchit sur la cause de ce fait, on est saisi de cette vérité que le choix d'une monarchie est la preuve de la grande liberté de ceux qui choisissent. L'idée d'un maître, qui commande, ne vient, comme on l'a déjà dit, que du sentiment qu'un chef ou un arbitre est nécessaire. Un homme qui dirige ou qui juge, voilà évidemment ce qu'on veut avoir<ref>C'était précisément ce que les grenouilles, lasses de l'état démocratique, demandèrent si haut à Jupiter. On sait comment le dieu les contenta.</ref>. L'homme vraiment libre ne sait même pas qu'un chef ou qu'un arbitre puisse devenir un maître; il n'en soupçonne pas la possibilité; il ne donne à aucun homme le pouvoir de subjuguer sa liberté, et n'attribue à aucun homme libre la volonté de devenir son maître. En réalité, même l'ambitieux qui ne peut comprendre tout ce que la liberté a de beau, n'aime l'esclavage que parce qu'il ne veut pas, lui, être esclave; il en est ainsi de la morale vis-à-vis du vice, de la théologie vis-à-vis de l'hérésie, de la politique vis-à-vis de la servitude. Seulement, il est certain que nos monarques ne parlent pas une langue aussi douce que le miel, comme les rois d'Homère ou d'Hésiode<ref>[[Fichier:Hesiode.jpg]]<br>Celui d'entre les rois issus des dieux, que les filles<br><br />
Du grand Jupiter honorent, celui sur la naissance de qui leur regard<br><br />
Dont elles humectent la langue d'une rosée favorable, [brille,]<br><br />
Celui-là laisse tomber de ses lèvres un langage doux comme le miel<br><br />
Les rois éclairés dominent parce qu'ils ramènent les peuples<br><br />
Troublés par la discorde, de la confusion à l'union,<br><br />
En les apaisant par de douces paroles.</ref>.<br />
<br />
<br />
<br />
== Notes et références == <br />
<references /><br />
</div><br />
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<div class=text><br />
<small>Étendue de cette division. — Le soin de l'Etat pour le bien matériel des citoyens est mauvais : — il produit l'uniformité ; — il diminue la force ; — il troublé et empêche l'influence des actes extérieurs et purement corporels, et celle des rapports extérieurs, sur l'esprit et le caractère des hommes; — il s'exerce nécessairement sur une foule hétérogène ; — il compromet ainsi l'individu par des règles générales, qui ne pèsent sur chacun que par suite d'[[:wl:erreur|erreurs]] considérables; — il empêche le développement de l'individualité et de l'originalité personnelle de l'homme; — il rend plus difficile l'administration même de l'Etat, multiplie les charges nécessaires pour y arriver, et devient la source d'inconvénients de toute sorte ; — enfin il déplace les points de vue justes et naturels de l'homme , dans les plus graves matières. —Justification contre la prétendue exagération des inconvénients signalés. — Avantages du système opposé au système que l'on combat. — Principe fondamental tiré de ce chapitre. - Moyens employés par l'Etat dans sa préoccupation pour le bien positif des citoyens. — Différence du cas où une chose est faite par l'Etat, comme Etat, et celui où elle est faite par les citoyens isolés. — Examen d'une objection : Le soin de l'Etat pour le bien positif des citoyens n'est-il pas nécessaire? Sans lui, ne serait-il pas impossible d'arriver au même but, d'obtenir les mêmes résultats nécessaires? Preuve de cette possibilité, surtout grâce à l'action spontanée et commune des citoyens. — Supériorité de cette action sur l'action de l'Etat.</small><br />
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En se servant d'une formule tout à fait générale, on pourrait déterminer comme suit la véritable étendue de l'action de l'État : tout ce qu'il pourrait faire pour le bien de la société sans porter atteinte au principe établi plus haut<ref>A savoir, que le vrai but de l'homme est le développement le plus large et le mieux proportionné de ses forces dans leur ensemble, et que la liberté et la variété des situations sont indispensables pour atteindre ce but. (Relire les premières lignes du chapitre précédent.)</ref>. Et l'on peut dès maintenant donner cette définition : l'État s'ingère à tort dans les affaires privées des citoyens, toutes les fois qu'elles n'ont pas un rapport immédiat avec une atteinte portée au droit de l'un par les autres. Toutefois, pour épuiser entièrement la question proposée, il est nécessaire de passer en revue les divers aspects de l'influence ordinaire ou possible de l'État.<br />
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Son but peut être double. Il recherche le bonheur, ou bien il se borne à empêcher le mal ; et, dans ce dernier cas, à empocher le mal venant de la nature ou le mal causé par les hommes. S'il ne s'attaque qu'au second de ces maux, c'est la sûreté seule qu'il cherche ; et c'est cette sûreté que j'opposerai à tous les autres buts possibles compris sous le nom de bien positif. La différence des moyens employés par l'État donne à son action une étendue diverse. En effet, ou bien il cherche à réaliser immédiatement son vœu, soit par la contrainte, par les lois prohibitives et impératives, par les peines ; ou bien, de quelque manière que ce soit, il donne à la situation des citoyens la forme favorable à la réalisation de ses vues, et les empêche d'agir dans un autre sens; ou enfin il tend à mettre leurs inclinations en harmonie avec sa volonté, à agir sur leurs pensées et sur leurs sentiments. Dans le premier cas il ne restreint que des actes isolés; dans le second, il détermine déjà davantage leur façon d'agir en général; dans le troisième, enfin, il détermine leur caractère et leur manière de penser. Aussi, dans le premier cas l'influence de la délimitation est-elle fort petite, dans le second plus grande ; énorme dans le troisième, en partie parce que l'on agit sur la source d'où découlent plus d'actions, en partie parce que la possibilité de l'action même exige plus de dispositions.<br />
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Toutefois, autant les branches de l'influence de l'[[:wl:État|État]] paraissent différentes, autant il est difficile de trouver une disposition de l'État qui ne touche pas à plusieurs choses à la fois : c'est ainsi, par exemple, que la sûreté et le bonheur dépendent étroitement l'un de l'autre. Ce qui ne restreint que des actions isolées agit d'une manière générale sur le caractère, lorsque la fréquence de l'emploi qu'on en fait devient une habitude. Il serait fort difficile de trouver une distribution de tout ceci convenable pour la marche de notre étude. Le mieux est avant tout de rechercher si l'État doit se proposer pour but le bien-être positif de la nation, ou seulement sa sûreté, d'examiner dans toutes ses prescriptions ce qu'elles ont surtout pour objet et pour conséquences, et d'étudier les moyens que l'Étal essaye pour atteindre chacun de ces deux buts.<br />
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Je parle ici de tout travail de l'État pour augmenter le bien-être positif de la nation, de tout soin pour la population du pays, pour l'entretien des habitants, soit direct, par l'établissement de maisons de charité, soit indirect, par l'encouragement de l'agriculture, de l'industrie et du commerce ; je parle de toutes les opérations financières et monétaires, de toutes les prohibitions d'importer ou d'exporter (en tant qu'elles sont établies pour cette fin); en un mot, de toutes les dispositions prises pour éviter ou réparer les dommages causés par la nature ; enfin, de toute disposition de l'État, ayant pour but de maintenir ou de créer le bien matériel de la nation. Quant au bien moral, en effet, ce n'est pas précisément pour lui-même, mais pour le maintien de la sécurité qu'on le recherche. C'est là le premier des points que j'aborderai par la suite.<br />
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Toutes ces dispositions ont, suivant moi, des conséquences fâcheuses ; elles ne sont pas conformes à la vraie politique, celle qui procède de points de vue élevés, mais toujours humains. <br />
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1° L'esprit du gouvernement domine dans chacune de ces dispositions; et, quelque sage, quelque salutaire que soit cet esprit, il impose à la nation l'uniformité ; il lui impose une manière d'agir étrangère à elle-même. Les hommes alors obtiennent des biens au grand préjudice de leurs facultés, au lieu d'entrer dans l'état social pour y augmenter leurs forces, fût-ce au prix de quelques-uns de leurs avantages ou de leurs jouissances naturels. C'est précisément la diversité naissant de l'union de plusieurs individus qui constitue le plus grand bien que puisse donner la société ; et cette diversité croît à mesure que décroît l'ingérance de l'État. Les membres d'une nation où la vie est en commun n'ont plus de caractère propre ; ce sont des sujets séparés, mis en rapport avec l'État, c'est-à-dire avec l'esprit qui domine dans le gouvernement ; et ce rapport est tel que la puissance supérieure de l'État entrave bientôt le libre jeu des forces. Semblables causes, semblables effets. Plus l'État concourt à l'action, plus la ressemblance grandit, non-seulement entre les agents, mais encore entre les actes. C'est là précisément le désir des États. Ils veulent le bien-être et la tranquillité. On obtient toujours facilement l'un et l'autre à un degré tel que les Intérêts individuels luttent moins vivement entre eux. Mais ce que l'homme considère, ce qu'il doit considérer, est tout autre chose, c'est la variété et l'activité. Elles seules forment les caractères riches et puissants; et certes il n'est pas d'homme, si abaissé qu'il soit, qui préfère pour lui le bien-être et le bonheur à la grandeur. Mais quand on raisonne ainsi pour les autres, on se fait tout naturellement soupçonner de méconnaître l'humanité et de vouloir transformer les hommes en machines.<br />
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2° Le second mal causé par ces dispositions de l'Etat est qu'elles énervent la force de la nation. De même que la forme qui naît d'une matière douée d'une activité consciente d'elle-même donne à la matière plus de plénitude et de beauté} — car le beau est-il autre chose que l'alliance d'éléments qui d'abord se combattaient ? alliance à laquelle l'indication de nouveaux points de jonction, et, par suite, un grand nombre de découvertes nouvelles, est toujours nécessaire; alliance qui grandit toujours en même temps que la diversité qui existait avant elle ; — de même la matière est anéantie par la forme qu'on veut lui donner en la prenant hors d'elle-même. En effet, le Néant supprime l'Être. Tout dans l'homme est organisation. Tout ce qui doit croître en lui doit être semé en lui. Toute force suppose l'enthousiasme et peu de choses l'alimentent autant que l'idée que ce qui l'inspire est une propriété présente ou à venir<ref>La [[:wl:propriété|propriété]] est considérée ici comme cause productive de l'enthousiasme, mais non comme cause unique. Il est certain en effet que l'enthousiasme, et le plus violent peut-être, provient souvent de la foi, loclale, politique, religieuse, philosophique, artistique, littéraire; causes qui ne touchent que bien peu ou point du tout au sentiment ou à l'espérance de la propriété. Cette réserve faite, l'aperçu de [[:wl:Wilhelm von Humboldt|Humboldt]] reste profondément vrai. Michelet l'a merveilleusement développé dans son livre ''Le Peuple'', à propos de la propriété de la terre</ref>.<br />
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L'homme considère comme à lui, non pas tant ce qu'il possède que ce qu'il fait, et l'ouvrier qui cultive un jardin en est peut-être plus exactement le propriétaire que l'homme oisif et désœuvré qui en jouit<ref>Ceci est une manière de parler. Qui dit propriété dit [[:wl:travail|travail]], mais dit aussi jouissance absolue et exclusive, faculté d'user et de disposer de l'objet du droit. Or, le jardinier n'a que le premier lot, le travail, rémunéré par un [[:wl:salaire|salaire]], point par une portion quelconque du droit de jouissance ou de disposition. Ce qu'on pourrait dire, c'est que dans ce cas, et à aptitude égale, le travail sera rarement aussi bien fait par un étranger que par le propriétaire. L'enthousiasme, fils de la propriété, y manquera, mais il pourra dire remplace par le sentiment du devoir qui lui aussi sait, grâce à Dieu, créer l'enthousiasme, — (Rapprocher ce passage d'un autre passage de ce chapitre, vers la fin, et les notes.)</ref>. Peut-être ce raisonnement ne paraît-il permettre aucune application à la réalité des faits. Peut-être même paraît-il que l'extension de beaucoup de sciences, attribuée surtout par nous à ces dispositions de l'Etat, lequel ne peut faire que des essais en gros, est plus utile au développement des facultés intellectuelles, de la civilisation et surtout du caractère. Mais toute acquisition nouvelle de connaissances ne conduit pas immédiatement à un perfectionnement même des seules facultés intellectuelles, et quand ce perfectionnement se produit en réalité, il profite non pas à la nation tout entière, mais à une partie seulement, à la partie qui tient en main le gouvernement. En général, l'intelligence de l'homme et toutes ses autres forces ne progressent que par son activité propre, son industrie propre, ou par l'usage qu'il tire lui-même -des découvertes étrangères. Les dispositions de l'État sont toujours plus ou moins accompagnées de contrainte, et même lorsqu'il n'en est point ainsi, elles habituent l'homme h compter sur un enseignement étranger, sur une direction étrangère, sur un secours étranger, plutôt qu'à chercher luimême des ressources. La façon presque unique dont l'État peut instruire les citoyens n'est pas autre que celle-ci : ce qu'il croit le meilleur, c'est-à-dire ce qu'il a trouvé, il le pose; puis il y conduit les citoyens, soit directement par une loi, soit indirectement par quelque institution toujours obligatoire pour eux, ou par son crédit, par la proposition de récompenses, par quelque autre moyen d'encouragement; ou bien enfin il se borne à le recommander parle seul raisonnement. Mais quelle que soit celle de ces méthodes qu'il prenne, il s'éloigne toujours beaucoup du meilleur procédé à suivre. Celui-là consiste sans nul doute à présenter toutes les solutions possibles du problème, afin de préparer l'homme à choisir lui-même la plus heureuse, ou mieux encore afin de le préparer à trouver cette solution, en se bornant à la dégager des obstacles qui l'entourent. L'État ne peut suivre cette méthode d'enseignement envers des citoyens formés, d'une manière négative, que par la liberté qui, tout en laissant naître les obstacles, en confie l'enlèvement à leur force et à leur habileté ; d'une manière positive, en se formant lui-même tout d'abord par une éducation vraiment nationale. On examinera plus amplement par la suite l'objection qui se présente ici. Elle consiste à dire que le soin des affaires dont nous parlons a pour effet l'accomplissement de la chose plutôt que l'enseignement de celui qui l'exécute ; il fait que le champ soit bien cultivé, mais il fait moins que celui qui le laboure devienne un habile agriculteur.<br />
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Les soins trop étendus de l'État font souffrir encore davantage l'énergie active et le caractère moral. Ceci n'exige guère plus de développement. Celui qui est fortement et souvent mené en arrive à sacrifier presque volontairement ce qui lui reste d'activité propre. Il se croit dispensé du soin qu'il voit dans des mains étrangères ; il croit assez faire en attendant leur direction et en la suivant. Les notions du mérite et de la faute se déplacent en lui. L'idée du mérite ne l'enflamme plus ; le sentiment importun de la faute ne se fait sentir en lui que plus rarement et d'une manière moins efficace<ref>Ceci a été admirablement développé par Proudhon :«.... Comment sous cette loi qui ne procéderait plus de son individualité pure, l'homme pourrait-il être encore vertueux ou lâche, coupable ou repentant? Comment serait-il moral? On conçoit très bien le remords procédant du péché contre soi-même : que sera-t-il né de la désobéissance à une loi factice, adventice, étrangère ? Qui s'arrogera le droit de punir, même en alléguant le bien du coupable, le soin de son âme, le salut de sa dignité? Quel accord possible entre la société et le moi? Et si l'accord est impossible, si la société doit toujours, nécessairement, même sans compensation, prévaloir, que devient l'individualité, obligée de s'effacer, d'abdiquer?... Que vont devenir la [[:wl:liberté|liberté]], l'audace, le génie entreprenant, toutes nos manifestations les plus généreuses, sans lesquelles notre existence n'est plus rien ? » (''De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise, étude première, chap. II.)</ref>; il la met sur le compte de sa situation et de ceux qui la lui ont faite. S'il en vient à penser que les intentions de l'État ne sont pas entièrement justes, s'il croit voir que l'État ne cherche pas seulement son avantage et qu'il a encore un autre but secondaire quelque peu étranger à celui-là, ce n'est plus seulement l'énergie, c'est la pureté de sa volonté morale qui est atteinte. Non-seulement il se considère comme affranchi de tout devoir qui ne lui est pas expressément imposé par l'État, mais les améliorations même qu'on tenterait d'apporter à sa situation lui sont suspectes ; il craint qu'il n'y ait là quelque occasion pour l'État d'en tirer profit. Il cherche à transgresser autant qu'il le peut les lois de l'État lui-même. Chaque violation à ses yeux est un gain. Quand on songe qu'une partie notable de la nation ne conçoit pas de morale au delà des lois et des ordonnances de l'État, n'eskce pas un décourageant spectacle de voir les plus saints devoirs et les ordres les plus arbitraires formulés par la même bouche, ayant souvent pour sanction la même peine ? Cette influence pernicieuse n'agit pas moins sûrement sur les rapports des citoyens les uns avec les autres. Comme chacun se confie soi-même à la sollicitude de l'État, chacun se repose bien mieux encore sur elle du sort de ses concitoyens. La conscience qu'ils ont de l'intervention de l'État affaiblit l'intérêt qu'ils devraient se porter les uns aux autres et les pousse à l'Indifférence réciproque. Au contraire, l'aide donnée en commun est d'autant plus active que chaque homme sent plus vivement que tout dépend de lui-même; et, l'expérience nous l'apprend, c'est dans les classes opprimées, abandonnées du gouvernement, que le sentiment de l'union redouble d'énergie. Mais quand le citoyen n'a qu'indifférence pour son concitoyen, il en est de même de l'époux pour son époux, du père pour sa famille.<br />
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Abandonné en tout au mouvement et à l'action, privé de tout secours étranger qu'il ne se serait pas procuré lui-même, l'homme sans doute, par sa faute ou sans sa faute, serait souvent en butte à l'embarras et au malheur. Mais le bonheur réservé à l'homme n'est autre que celui qu'il se procure à lui-même par sa propre force ; et c'est là ce qui aiguise l'intelligence et forme le caractère. Quand l'État entrave l'activité individuelle par une intervention trop spéciale, combien de maux ne surgissent-ils pas? Ils surgissent et abandonnent à un sort bien plus désespéré l'homme qui a pris une fois l'habitude de se confier à une-force étrangère. Autant, en effet, la lutte et le travail actif allègent le malheur, autant, et dix fois davantage, l'attente sans espoir, déçue peut-être, le rend plus amer. Dans les cas même les plus heureux, les États dont je parle ressemblent trop souvent à ces médecins qui attirent la maladie et éloignent la mort. Avant qu'il existai dos médecins, on ne connaissait que la santé ou la mort<ref>On reconnaît ici l'influence de la lecture de [[:wl:Platon|Platon]]. (Voy. République, liv. 111.)</ref>.<br />
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3° Tout ce qui occupe l'homme, qu'il tende directement ou indirectement à satisfaire ses besoins physiques; qu'il marche vers un but extérieur quelconque, tout cela se relie intimement à ses sentiments intérieurs. Quelquefois aussi le but extérieur est accompagné d'un autre but intérieur; et parfois c'est celui-ci qu'on se propose surtout d'atteindre. Quant à l'autre, on ne fait que l'y rattacher nécessairement ou accidentellement. Plus l'homme a d'unité, plus l'objet extérieur qu'il choisit jaillit librement de son être intérieur ; et l'un se relie à l'autre d'une manière d'autant plus étroite et fréquente qu'il n'a pas été choisi librement. C'est ainsi que l'homme digne d'intérêt est digne d'intérêt dans toutes ses situations et dans tous ses actes ; c'est ainsi qu'il fleurit et arrive à une beauté sublime, dans une existence qui concorde avec son caractère.<br />
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C'est ainsi peut-être que tous, paysans et ouvriers, deviendraient des artistes, c'est-à-dire des hommes qui aimeraient leur industrie pour elle-même, qui l'amélioreraient par une direction et un génie à eux propres, qui, par là même, cultiveraient leurs forces intellectuelles, anobliraient leur caractère, élèveraient leurs jouissances. C'est ainsi que l'humanité serait anoblie par ces choses, qui, quoique belles en elles-mêmes, ne servent souvent qu'à la déshonorer. Plus l'homme est habitué à vivre dans le monde des idées et des sentiments, plus son intelligence et sa moralité sont vigoureuses et délicates, plus il recherche les situations extérieures qui enrichissent son moi intérieur, ou du moins les côtés qui présentent cet avantage dans toutes celles que le destin lui attribue. On ne saurait dire combien l'homme gagne en grandeur et en beauté quand il s'applique sans relâche à donner toujours la première place à son être intérieur, quand il le considère comme la cause première et le but final de tout son labeur, quand le corps n'est pour lui qu'une enveloppe, les objets extérieurs que des outils.<br />
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Pour choisir un exemple, combien le caractère développé dans un peuple par l'[[:wl:agriculture|agriculture]] laissée libre<ref>C'est la gloire des économistes [[:wl:physiocratie|physiocrates]] d'avoir les premiers réclamé cette liberté</ref> ne se montre-t-il pas nettement dans l'histoire ? Le travail qu'il consacre au sol et la récolte qui l'en dédommage rapprochent tendrement l'homme de son champ et de son foyer. La participation à la fatigue bénie, la jouissance en commun de ce qu'on a gagné, établissent dans chaque [[:wl:famille|famille]] une douce liaison, dont n'est pas exclu l'animal lui-même, compagnon du travail. Les fruits qu'il faut semer et récolter, mais qui poussent chaque année et ne trompent que rarement l'espérance, rendent l'homme patient, confiant, économe. Le don toujours reçu directement des mains de la nature ; le sentiment toujours vivant que, si c'est la main de l'homme qui répand la semence, ce n'est pas elle qui la fait germer et croître; la continuelle dépendance de la saison favorable ou défavorable donne aux cœurs la pensée tantôt terrible, tantôt douce d'êtres supérieurs ; elle inspire tour à tour la crainte et l'espoir ; elle pousse à la prière et à la reconnaissance. L'image vivante de la grandeur simple, de l'ordre indestructible, de l'immense bonté, donne aux âmes la grandeur, la simplicité, la douceur, la soumission libre et heureuse aux lois et à la morale. Toujours habituée à produire, jamais à détruire, l'agriculture est pacifique ; elle est ennemie de la cruauté et de la violence ; mais, remplie du sentiment que toute agression non provoquée est injuste, elle est animée d'une haine insurmontable contre tout destructeur de sa paix.<br />
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Toutefois la liberté est la condition absolument nécessaire, sans laquelle les actes qui portent le plus nettement le cachet de l'âme ne peuvent entraîner aucune de ces conséquences salutaires. Ce que l'homme ne choisit pas lui-même, ce en quoi il est gêné ou vers quoi il est mené, ne s'identifie jamais avec son être et lui reste toujours étranger. Pour l'accomplir, il emploie, non ses forces d'homme, mais une adresse de mécanique. Les anciens, les Grecs surtout, considéraient comme mauvaise et déshonorante toute occupation ayant pour objet, non le développement du moi, mais seulement celui des forces corporelles ou l'acquisition de biens extérieurs. Leurs philosophes les plus philanthropes approuvaient à cause de cela l'esclavage. Pour eux, c'était un moyen, injuste et barbare sans doute d'assurer le développement de la force et de la beauté d'une partie du genre humain par le sacrifice de l'autre partie. Mais le jugement et l'expérience font aisément voir l'erreur qui sert de base à ce raisonnement. Tout travail peut anoblir l'homme, lui donner une forme bien définie et digne de son être. Ce résultat ne dépend que de la manière dont l'homme se livre à ce travail ; et l'on peut considérer comme règle générale qu'il produit de salutaires effets tant que lui-même et l'énergie qui s'y rattache remplissent principalement Tâme de l'homme<ref>L'espolf que nous éprouvons de triompher des obstacles qui nous séparent de tel ou tel résultat, et de nous prouver ainsi à nous-mêmes notre force, est plus excitant que l'espoir d'obtenir ce résultat. C'est là l'explication de ce que l'on appelle la curiosité. L'archevêque Whately l'a fort bien dit : "Men are never so ready to study the interior of a subject, as when there is something of a veil thrown » over the exterior. » (''Thoughts and Apophthegms''. London, 1850)</ref>; qu'au contraire, ses effets sont moins bons, qu'ils sont même souvent pernicieux quand l'homme voit surtout le résultat auquel il conduit, et quand il ne considère plus le travail que comme un moyen. Car tout ce qui est attrayant en soi excite l'estime et l'amour; ce qui ne représente qu'un moyen utilitaire n'éveille que les intérêts ; et, autant l'homme est anobli par l'estime et l'amour, autant il est exposé à être ravalé par les intérêts. Si donc l'État prend des soins positifs de la nature de ceux dont je parle, il ne peut se placer qu'au point de vue des résultats, et que fixer les règles dont l'observation est la plus utile pour leur bon accomplissement. Ce point de vue étroit n'est jamais plus pernicieux que quand le véritable but de l'homme est purement intellectuel ou moral; ou lorsque l'objet lui-même, indépendamment de ses conséquences, et ces conséquences elles-mêmes, ne font que s'y rattacher fatalement ou accidentellement. Il en est ainsi des études scientifiques, des opinions religieuses, de tous les liens qui unissent les hommes les uns aux autres,-et du lien le plus naturel de tous, de celui qui, pour les individus comme pour l'État, est le plus important, du mariage.<br />
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Une union de personnes de sexe différent, fondée principalement sur cette différence de sexe, suivant la définition la plus exacte peut-être qu'on puisse donner au [[:wl:mariage|mariage]], peut se comprendre d'autant de manières diverses qu'il y a de manières diverses de comprendre cette différence, et, par suite, qu'il existe de penchants de cœur, de buts proposés par la raison. Pour tout homme, c'est une occasion d'éprouver avec sûreté son caractère moral tout entier, et principalement la force et la nature de sa sensibilité. L'homme se propose-t-il surtout d'atteindre un but extérieur, ou au contraire donne't-il la prééminence à son moi intérieur? Est-ce l'intelligence qui en lui est la plus active, ou bien est-ce le sentiment? A-t-il l'entreprise prompte et l'abandon facile? ou bien est-ce le contraire? Les liens qu'il se donne sont-ils éphémères ou solides? Jusqu'à quel point conserve-t-il son activité personnelle et spontanée dans l'union la plus intime ? Tous ces points, et d'autres encore en nombre infini, modifient de manière ou d'autre ses rapports dans la vie conjugale. Mais de quelque manière qu'ils soient déterminés, leur action sur la personnalité, sur le bonheur de l'homme, est évidente. L'effort qu'il fait pour réaliser son idéal réussit bien ou réussit mal ; mais de là dépend en grande partie l'élévation ou l'affaissement de son être. Cette influence est grande surtout sur la partie la plus intéressante de l'humanité, sur ceux dont l'organisation morale est tendre et délicate, dont la sensibilité est profonde. Dans cette classe il faut ranger les femmes plutôt que les hommes ; et le caractère de celles-là dépend de la nature qu'ont les rapports de famille dans une nation. Dispensées d'un grand nombre d'occupations extérieures ; livrées principalement à celles qui laissent le moi intérieur presque à l'abri de tout trouble; plus fortes par ce qu'elles peuvent être que par ce qu'elles peuvent faire, plus expressives dans le silence que dans la description de leurs sentiments, plus richement douées de la faculté d'exprimer directement et sans le secours des signes, possédant une organisation physique plus délicate, un œil, plus mobile, une voix plus saisissante; destinées dans leurs rapports avec autrui à attendre et à recevoir plutôt qu'à aller au-devant ; plus faibles par elles-mêmes, mais s'attachant plus profondément par l'admiration de la grandeur et de la force d'autrui ; aspirant sans cesse, dans l'union, à recevoir de l'Otre auquel elles sont unies, à former en elles ce qu'elles ont reçu, et à le rendre tout formé; plus animées du courage qu'inspire la préoccupation de l'amour et le sentiment de la force qui ne brave pas l'adversité, mais qui ne succombe pas à la douleur, les femmes approchent plus que l'homme de l'idéal de l'humanité ; et, s'il est vrai qu'elles l'atteignent plu» rarement, c'est uniquement parce qu'il est toujours plus difficile de suivre le sentier direct que de prendre le détour. Mais aussi, n'esl-il pas besoin de rappeler combien un être qui a en soi tant de charme et d'unité, en qui, par conséquent, tout est influence, et dont chaque influence sur nous est non point partielle mais universelle, combien un tel être est profondément troublé par les froissements extérieurs. Toutefois, on ne saurait énumérer tout ce qui, dans la société, dépend du développement du caractère de la femme. Si je ne me trompe, et si je puis ainsi parler, toute qualité éminente apparaît dans une certaine classe d'êtres : le caractère de la femme est de sauvegarder le trésor des mœurs,<br />
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:L'homme veut la liberté, la femme la pureté<ref>Goethe, ''Torquaio Tasso'', acte II, scène 1ère.</ref>.<br />
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et, suivant ce mot profond et vrai du poëte, si l'homme s'efforce de reculer les barrières extérieures qui font obstacle à sa croissance, la main soigneuse de la femme pose les bienfaisantes limites intérieures sans lesquelles la force ne saurait fleurir jusqu'à la plénitude ; elle établit ces limites avec d'autant plus de délicatesse qu'elle connaît plus profondément l'existence intérieure de l'homme, et qu'elle pénètre mieux ses rapports multiples; en effet, sa faculté de perception n'est jamais entravée et la dispense d'employer ces raisons nements subtils qui obscurcissent si souvent la vérité. Si cela était nécessaire, l'histoire pourrait prêter son appui à cette proposition, et montrer combien la moralité des nations se relie étroitement à la considération dont jouissent les femmes. De ce qui précède, il résulte que les effets du mariage sont aussi divers que les caractères des individus, et que les conséquences les plus fâcheuses peuvent se produire si l'État cherche à définir par les lois un lien aussi étroitement uni à la nature personnelle des individus, ou à le rendre, par ses décrets, dépendant d'autres choses que de la seule volonté. Il en sera de même s'il peut, ne fût-ce que se préoccuper des conséquences du mariage, de la population, de l'[[:wl:éducation|éducation]] des enfants<ref>L'auteur n'entend parler ici que d'un mode particulier d'éducation que l'Etat prétendrait imposer directement ou indirectement, (Voyez plus loin les chapitres vi et xiv.)</ref>, etc. A la vérité, il est facile de prouver jusqu'à l'évidence que ces choses conduisent aux mêmes résultats, quand elles sont accompagnées de beaucoup de soin pour la beauté de l'existence intérieure. Des études consciencieuses ont fait voir que l'union indissoluble et perpétuelle de l'homme et de la femme est la plus favorable à la population, et qu'évidemment aucune autre ne saurait découler de l'amour vrai, naturel et libre<ref>Il est, je pense, inutile de dire que sous ce dernier mot il faut comprendre l'amour qui n'est point troublé par les dispositions arbitraires de l'Etat : ''unverstimmte Liebe'', dit le texte.</ref>. Cet amour-là ne conduit pas à d'autres rapports que ceux que les mœurs et la loi établissent parmi nous, tels que l'éducation physique des enfants, l'enseignement privé, l'association de la vie, la communauté des biens, la direction des affaires extérieures par l'homme, le gouvernement de la maison par la femme. Le mal consiste selon moi en ce que la loi commande, alors que de tels rapports ne peuvent naître que de la volonté, point de prescriptions étrangères; et, lorsque la contrainte ou la direction imposée contrarient la volonté, celle-ci nous ramène d'autant moins au droit chemin. Aussi pense-je que l'État, nonseulement devrait rendre les liens plus libres et plus larges, mais, — s'il m'est permis de me prononcer ici, seulement d'après les considérations présentées plus haut, alors qu'il est question, non du mariage en général, mais d'un inconvénient spécial, saisissant, qui provient des prescriptions restrictives de l'[[:wl:État|État]], —je pense encore qu'il devrait s'abstenir de toute action sur le mariage, l'abandonner avec les divers contrats qui en découlent en général, et dans leurs modifications, au libre arbitre des individus. La crainte de bouleverser par ce procédé tous les rapports de famille, ou peut-être d'en empêcher la formation, — quelque fondée qu'elle soit, à cause de telles ou telles circonstances locales, — ne m'effraye point, en tant que je considère exclusivement la nature des hommes et des États en général. Car l'expérience nous fait voir souvent que les mœurs défendent ce que la loi permet; l'idée de contrainte extérieure est entièrement étrangère à ces rapports qui, comme le mariage, reposent uniquement sur le penchant et le devoir intérieur. D'ailleurs, les conséquences des institutions [[:wl:coercition|coercitives]] ne répondent en rien au but que l'on se propose en les édictant<ref>Voyez sur ce grave sujet, traité ici d'une manière quelque peu paradoxale, ce qui en est dit au chapitre xi de l'ouvrage. — C'est là que se termine le morceau inséré par Schiller dans la Thalia, et que se trouve cette malheureuse lacune dont il est parlé dans la notice du traducteur</ref>.<br />
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4° [Le soin pour le bien positif des citoyens a de plus grands inconvénients encore, car il s'applique à une foule composée d'éléments divers; les individus se trouvent froissés par des règles générales qui ne s'appliquent à chacun d'eux qu'avec des erreurs considérables.<br />
<br />
5° Il empêche le développement de l'individualité et du caractère propre de l'homme...] Dans la vie morale et, en général, dans la vie pratique, l'homme, pourvu qu'il observe à peu près les règles qui n'ont peut-être d'autres limites que les principes du [[:wl:droit|droit]], a sans cesse devant les yeux le point de vue élevé de son propre développement original et de celui d'autrui; et surtout il fait librement plier tout autre intérêt devant celui-là, sans y être en rien poussé par le motif grossier d'une, loi positive et expresse. Mais tous les côtés que l'homme peut cultiver en lui sont fort étroitement unis; si cette liaison dans l'ordre des choses intellectuelles, sans être plus profonde, est déjà plus importante et plus remarquable qu'elle ne l'est dans l'ordre des choses physiques, elle l'est encore bien davantage dans le monde moral. Les hommes doivent donc s'unir les uns aux autres pour faire disparaître, non leur personnalité originale, mais leur état d'isolement exclusif. L'union ne doit pas fondre un être dans un autre, mais ouvrir les voies de l'un à l'autre, si l'on peut ainsi parler ; chacun doit comparer ce qu'il possède de son propre fonds avec ce qu'il reçoit d'autrui; il doit modifier, mais non laisser étouffer l'un par l'autre. De mémo, en effet, que dans l'ordre intellectuel pour la vérité, de même dans le domaine de la morale, la vraie dignité de l'homme "n'est jamais en conflit avec elle-même, et, par conséquent, les liens étroits et variés qui unissent entre eux les caractères originaux sont aussi nécessaires pour anéantir ce qui ne peut subsister entre eux, et ce qui, par suite, ne peut donner à chacun ni grandeur ni beauté, que pour conserver, alimenter, renouveler et faire renaître plus belle la partie de nous-mêmes qui reste intacte dans nos rapports les uns avec les autres. De là un effort et un désir continu de bien comprendre le caractère le plus profondément personnel d'autrui, de l'utiliser et d'agir sur lui, tout en conservant le plus grand respect pour ce caractère qui est la propriété d'un être libre. Pour cette action, contenue par le respect dont nous parlons, un seul moyen sera permis : se montrer soi-même à découvert et se livrer aux yeux d'autrui comme objet de comparaison. C'est là le principe le plus élevé de l'art des relations, celui de tous peut-être qui a été le plus négligé jusqu'aujourd'hui. Pour tenter d'excuser cette négligence, si l'on disait que les relations doivent être un délassement, non un travail fatigant, et que malheureusement bien des gens ont à peine en eux un côté intéressant et original dont on puisse tirer profit, il s'ensuivrait que chacun aurait trop de respect envers soi-même pour rechercher d'autres délassements que l'échange d'un travail intéressé, ne rechercherait que ceux qui laissent inactives les plus nobles facultés; et que chacun aurait trop de respect envers l'humanité pour déclarer un seul de ses membres entièrement incapable d'être utilisé ou modifié par l'influence d'un autre. Mais du moins cette règle doit toujours être présente à l'esprit de ceux qui font profession de manier et de gouverner les hommes. Par suite, quand l'État prend un soin positif, ne fût-ce que de ce bien extérieur et physique qui se relie intimement à l'Ôtre intérieur, il ne peut s'empêcher de devenir un obstacle au développement de la personnalité. C'est là une nouvelle raison de ne jamais prendre un tel soin hors des cas de nécessité absolue,<br />
<br />
Telles sont à peu près les conséquences les plus fâcheuses qu'entraînent les soins positifs pris par l'État pour le bien-être des citoyens; elles se rattachent, il est vrai, aux divers modes dont on peut appliquer ces soins dans la pratique ; mais on ne saurait, à mon avis, les en séparer d'une manière générale. Jusqu'ici, je n'ai voulu parler que du soin pour le bien physique; je suis toujours parti de ce point de vue, et j'ai laissé de Côté tout ce qui concerne exclusivement le bien moral. Mais je rappelais, en commençant, que ce sujet ne permet aucune distinction. Les développements que j'ai fournis peuvent donc presque toujours servir à décider les questions qui s'élèvent; ils s'appliquent, la plupart du temps, au soin positif, quel que soit l'objet auquel il s'applique. Toutefois, j'ai supposé jusqu'ici que les institutions de l'État doul nous parlons étaient déjà formulées et existantes ; je dois maintenant m'occuper de certaines difficultés qui se produisent dans leur établissement même.<br />
<br />
6° Évidemment, il serait tout à fait nécessaire, lors de cet établissement, de peser les avantages que l'on trouve dans ces mesures, contre les inconvénients et surtout les restrictions à la liberté qui s'y rattachent toujours. Mais une telle comparaison ne se ferait que difficilement; peut-être serait-il impossible de l'établir d'une manière exacte et complète. Car toute disposition restrictive est en lutte avec la manifestation libre et naturelle des facultés; elle crée jusqu'à l'infini de nouveaux rapports, et il est impossible de prévoirions ceux qu'elle traîne après elle, même en supposant la plus grande régularité dans la marche des événements, et en faisant abstraction de toutes les conjonctures graves et imprévues qui ne manquent cependant jamais de se produire. Tout homme qui a l'occasion de mettre la main au gouvernement supérieur do l'État reconnaît par expérience, et à ne point s'y tromper, combien les règles générales sont rarement de nécessité immédiate et absolue, combien d'entre elles, au contraire, n'ont qu'une nécessité purement relative, médiate, dépendante d'autres rapports qui les précèdent et les dominent. Aussi une quantité bien plus considérable de moyens devient nécessaire, et ces moyens eux-mêmes nous éloignent du but à atteindre. Non-seulement un tel État a besoin de plus d'argent, mais il exige une organisation plus compliquée pour le maintien de la véritable sûreté politique. Moins les parties ont de cohésion entre elles, plus le soin de l'État doit être actif. De là naît la question difficile et malheureusement trop négligée de savoir si les forces naturelles de l'État sont suffisantes à produire tous les moyens forcément nécessaires dans ce système? Si ce calcul est inexactement fait, il en résulte un véritable chaos ; des dispositions nouvelles et compliquées viennent donner aux ressorts de l'État une tension exagérée. C'est là un mal dont souffrent, et pour bien d'autres raisons encore, un grand nombre d'États modernes.<br />
<br />
Il ne faut surtout point oublier un inconvénient qui se produit ici, car il touche de très-près à l'homme et à son développement. Ce mal vient de ce que l'administration proprement dite des affaires d'État est tellement enchevêtrée que, pour ne pas devenir une vraie confusion, elle rend nécessaire une foule, de dispositions de détail et occupe un grand nombre de personnes qui, pour la plupart, n'ont qu'à noircir du papier et à remplir des formulaires. Non-seulement un grand nombre et d'excellents esprits peut-être sont empêchés de penser, beaucoup de mains qui pourraient s'occuper plus utilement sont détournées du vrai [[:wl:travail|travail]]<ref>Union entre la liberté individuelle et l'économie politique</ref>; mais de plus, les forces intellectuelles elles-mêmes souffrent de cette occupation ou vaine, ou trop spéciale. De là vient communément un résultat nouveau : c'est que le soin des affaires d'État rend les serviteurs de l'Élat aussi complètement dépendant» de la partie gouvernante, qui les paye, que de la nation<ref>Union entre la liberté individuelle et l'économie politique</ref>. Et combien d'autres maux encore l'expérience ne nous montre-t-elle pas d'une manière incontestable : l'attente du secours de l'État, le manque d'initiative personnelle, la fausse présomption, la paresse- et l'insuffisance. Le vice d'où naissent Ces maux est ensuite engendré par eux. Ceux qui traitent ainsi les affaires d'État tendent de plus en plus à négliger les choses elles-mêmes pour n'en considérer que la forme; ils apportent à celle-ci des améliorations peut-être réelles; mais, comme ils n'accordent pas à la chose principale une attention suffisante, ces améliorations lui sont souvent funestes. De là naissent des formes nouvelles, de nouvelles complications, souvent de nouvelles prescriptions restrictives, qui tout naturellement donnent lieu à un nouveau renfort de fonctionnaires. De là tous les dix ans, dans la plupart des États, une extension du personnel des employés, un agrandissement de la bureaucratie, une restriction à la liberté des sujets<ref>Ces opinions se retrouvent dans le mémoire écrit par Humboldt vingt-sept ans plus tard,en 1819, sur ''l'Organisation constitutionnelle de la Prusse''. (Voyez l'Introduction.)</ref>. Dans une pareille administration, tout dépend de la surveillance la plus stricte, de l'activité ponctuelle et consciencieuse, car les occasions de manquer à cette surveillance et à cette activité sont d'autant plus nombreuses. Aussi s'efforce-t-on alors, et avec une sorte de raison, de faire tout passer par le plus de mains qu'il se peut afin d'empêcher jusqu'à la possibililé d'une erreur ou d'une malversation. Mais aussi un tel système est cause que les affaires se font mécaniquement et que les hommes deviennent des machines; la véritable habileté, la probité, disparaissent de plus en plus, et avec elles la confiance. Enfin ces occupations, dont je parle, prennent aux yeux de chacun une importance énorme, de telle sorte que forcément le point de vue de l'importance et du peu d'importance des choses, de l'honneur et de la honte, du but principal et du but accessoire en est entièrement bouleversé. Et comme la nécessité d'occupations de cette nature a des conséquences salutaires qui sautent aux yeux et qui dédommagent de leurs inconvénients, je m'arrête ici et je passe à la dernière considération, à laquelle tous les développements qui précèdent n'étaient qu'une préparation nécessaire, pour réfuter les raisons générales invoquées en faveur du soin positif de l'État.<br />
<br />
7° Rattachons cette partie de notre étude à une considération générale qui découle des points de vue les plus élevés. On néglige les hommes pour s'occuper des choses, et les facultés pour ne voir que les résultats. D'après ce système, un État ressemble à un amas d'instruments, morts ou vifs, d'influence et de jouissance, plutôt qu'à une réunion de forces capables d'agir et de jouir. En négligeant la spontanéité personnelle des êtres actifs, il semble qu'on ne travaille qu'à leur bonheur et à leur jouissance. Mais, en supposant même qu'il en soit vraiment ainsi, car après tout c'est la sensibilité de l'être qui jouit qui est le seul juge de sa félicité et de sa jouissance, cela serait toujours contraire à la dignité humaine. S'il en était autrement, on ne pourrait pas s'étonner de ce que ce système, qui n'a d'autre visée que le calme, renonce à la plus élevée des jouissances humaines, par crainte, pour ainsi dire, de ce qui lui est contraire. L'homme jouit surtout dans les moments où il se sent en pleine possession de sa force et de son unité. Sans doute, l'homme alors est bien près d'être aussi malheureux qu'il peut l'être. Car l'instant de la tension est forcément suivi d'une tension pareille ; mais c'est l'insurmontable destin qui nous lance vers le bonheur ou vers la souffrance. Toutefois, du moment où le sentiment de ce qu'il y a de plus élevé dans l'homme mérite seul le nom de bonheur, la douleur et la souffrance prennent une forme nouvelle. Le moi intérieur de l'homme devient le siège du bonheur ou du malheur, il ne varie pas suivant les agitations du courant qui l'emporte. Ce système conduit, suivant moi, à de terribles efforts faits pour échapper à la douleur. Celui qui se connaît vraiment en bonheur supporte la douleur, qui sait bien joindre ceux qui la fuient, et se réjouit incessamment de la marche inflexible de la destinée<ref>Cette philosophie est bonne en présence de faits qui échappent à nos forces et à no:re activité; c'est alors de la résignation rationnelle; elle est mauvaise dans les autres cas; ce n'est plus qu'un paresseux fatalisme digne de Turcs.</ref>. Que les choses naissent ou disparaissent, la vue de la grandeur est pour lui douce et attachante. L'homme en arrive ainsi à sentir que le moment de sa propre destruction est pour lui un de ces moments de délices réservés quelquefois, mais bien rarement, aux imaginations exaltées.<br />
<br />
Peut-être m'accusera-t-on d'avoir exagéré les inconvénients qu'on vient d'énumérer. Mais je devais dépeindre en entier l'influence exercée par l'immixtion de l'État, dont il est question ici. On comprend sans peine que tous ces inconvénients sont très-différents selon le mode et le degré d'énergie de cette ingérance. Je supplie que pour tout ce que ces pages contiennent de général, on veuille bien ne faire aucun rapprochement ni comparaison avec les faits. Dans la réalité on trouve bien rarement un cas simple et complet; ce qui fait que l'on ne voit pas distinctement l'action particulière de chaque chose séparée. II ne faut pas oublier non plus, qu'étant donnée une fois l'existence d'influences mauvaises, le mal fait de bien rapides progrès. De même qu'une grande force unie à une grande force en produit une deux fois plus grande, de même la faiblesse unie à la faiblesse produit une faiblesse infime. Quelle pensée oserait déterminer la rapidité de ce mouvement? Toutefois, en admettant même que les inconvénients soient moins considérables, il me semble que la théorie ci-dessus développée est plus qu'amplement justifiée par les avantages incalculables qu'en présenterait l'application, en supposant, ce qui peut faire doute, que cette application soit de tout point possible. En effet, par la nature même des choses, la force toujours active, jamais oisive, combat toute institution qui lui est contraire, provoque toute institution qui lui est salutaire ; de telle sorte qu'on peut dire en toute vérité que l'agitation la plus ardente produit nécessairement et toujours plus de bien qu'elle ne peut produire de mal.<br />
<br />
Je pourrais ici présenter comme contraste l'heureux tableau d'un peuple vivant au milieu de la liberté la plus complète et la plus illimitée, vivant pour luimême au milieu de la plus grande variété de rapports existant en lui et autour de lui; je pourrais montrer combien l'originalité, la diversité des forces y paraitrait plus belle, plus grande, plus admirable que dans cette antiquité superbe où le caractère propre d'un peuple moins cultivé est toujours plus rude et plus grossier, où les forces et la richesse même du caractère grandissent avec la délicatesse, où l'union presque infinie de toutes les nations et de toutes les parties du monde donnent une bien plus grande richesse d'éléments; je pourrais montrer quelle vigueur se développerait nécessairement si chacun s'arrangeait soi-même, si chacun, entouré sans cesse de forces excellentes, s'assimilait ces forces avec une activité spontanée sans limites et toujours excitée par la liberté; je pourrais faire voir combien l'existence intérieurc de Fhomme deviendrait tendre et délicate, combien ses occupations se multiplieraient, combien tout ce qui est physique et extérieur pénétrerait l'être intérieur, moral Ct intellectuel, combien le lien qui unit les deux natures de l'homme gagnerait de force durable, si rien ne venait plus troubler la libre réaction des travaux humains sur l'esprit et le caractère ; je pourrais faire voir comment personne ne serait sacrifié à autrui, comment chacun conserverait pour soi la force qui lui a été départie, et serait par suite plus noblement disposé à lui imprimer une direction salutaire à ses semblables; combien, si chacun grandissait dans son originalité propre, le caractère humain gagnerait de nuances variées, délicates et belles; combien l'aptitude exclusive deviendrait rare, car elle n'est en général que la conséquence dela petitesse et de la débilité;comme quoi chacun n'ayant plus rien qui le contraindrait à se faire semblable aux autres, serait plus fortement poussé à se modifier d'après eux par la nécessité toujours croissante de l'union avec autrui; comment, chez un tel peuple, toutes les facultés et toutes les mains travailleraient à l'élévation et au bonheur de la vie humaine; je pourrais montrer enfin comment chacun n'aurait d'autre mobile que celui-là, et serait détourné de tout autre but faux ou moins digne de l'humanité. Je pourrais terminer en faisant remarquer combien les effets salutaires d'une telle constitution, répandus chez un peuple, quel qu'il soit, enlèveraient à ses misères, qu'il est impossible, hélas! de faire entièrement disparaître, aux ravages de la nature, à l'action mauvaise des passions hostiles, aux excès des penchants assouvis, une immense part de leur horreur. Mais il me suffit d'en avoir esquissé le contraste ; je me contente de crayonner des idées et de les offrir à un examen plus approfondi. Si j'essaye de tirer la conclusion de tout ceci, je trouve que le premier principe fondamental de cette partie de mon étude est celui-ci :<br />
<br />
Que l'État se dispense de tout soin pour le bien positif des citoyens; qu'il n'agisse jamais plus qu'il n'est nécessaire pour leur procurer la sécurité entre eux et vis-à-vis des ennemis extérieurs; qu'il ne restreigne jamais leur liberté en faveur d'un autre but.<br />
<br />
Je devrais maintenant m'occuper des moyens suivant lesquels un tel soin peut être exercé activement; mais comme mes principes me conduisent à le désapprouver en lui-même, je puis garder le silence sur ces moyens et me contenter de remarquer en général que les moyens par lesquels on restreint la liberté dans l'intérêt du bien-être peuvent être de nature fort diverse. Ils peuvent être directs, tels que les lois, les encouragements, les primes ; ou indirects, tels que la situation faite au souverain, lequel est le propriétaire le plus important, les concessions qu'il fait à des citoyens isolés de privilèges, de monopoles, etc. Tous, suivant le degré et le mode dont on les emploie, entrainent des maux divers. A supposer même qu'on ne soulève aucune objection contre ma critique, il paraît étrange de vouloir interdire à l'État ce que chacun peut faire : établir des récompenses, distribuer des secours, être propriétaire. S'il était possible en pratique, comme il est concevable en théorie, que l'Ét t jouât ainsi un double rôle, il n'y aurait rien à dire là contre. Ce serait là exactement ce qui a lieu lorsqu'un particulier acquiert une grande influence. Mais, sans tenir compte de la profonde différence qui existe entre la théorie et la pratique, l'action d'un particulier peut être arrêtée par la concurrence des autres citoyens, par la dépense de ses biens, par la mort, et par d'autres causes encore qui n'existent plus quand il s'agit de l'État<ref>Voyez plus bas une importante application de ceci, en matière de religion (chap. vi).</ref>. Reste donc toujours ce principe que l'État ne doit se mêler en rien de ce qui ne concerne pas exclusivement la sûreté; ce devoir d'abstention est d'autant plus certain que ce principe ne repose pas seulement sur des motifs tirés exclusivement de la nature de la contrainte. Les actions des particuliers ont d'autres mobiles que celles de l'État. Qu'un citoyen par exemple propose des récompenses : en admettant qu'elles aient la même influence que celles proposées par l'État, ce qui n'a jamais lieu, ce citoyen agit ainsi un peu dans son propre intérêt. Mais son intérêt, à lui qui est en commerce permanent avec le reste des citoyens et qui se trouve dans la même condition qu'eux, est en rapport intime avec l'intérêt ou le préjudice des autres citoyens et par suite avec leur situation. Le résultat qu'il veut obtenir est préparé d'une manière déterminée dans le présent, et, par suite, son influence est salutaire. Tout au rebours, les mobiles de l'État se composent d'idées ou de principes sur lesquel-s le jugement, même le plus sain, se trompe souvent; il existe même de ces mobiles qui naissent de la situation privée de l'État, laquelle, dé sa nature, n'est que trop souvent opposée au bien-être et à la sûreté des citoyens, et n'est d'ailleurs jamais la même que celle de ces derniers. Si cette similitude existait, ce ne serait plus par le fait l'État qui agirait, et la nature de ce raisonnement fait qu'on ne peut l'invoquer<ref>En effet'c'est une pétition de principe. La majeure du raisonnement repose sur ce fait que l'Etat, en agissant comme être privé, peut dépouiller l'influence excessive et malgré lui despotique qu'il possède ; ce qui est démontré faux suivant l'auteur.</ref>.<br />
<br />
En ceci et dans tout ce qui précède, on s'est placé à ces points de vue d'où l'on ne considère que la force de l'homme, comme homme, et son perfectionnement intérieur. Le reproche d'exclusivisme pourrait nous être adressé, si l'on négligeait absolument les résultats dont l'existence est si nécessaire, et sans lesquels cette force ne peut agir. Aussi se présente maintenant la question de savoir si ces choses, du soin desquelles l'État doit s'abstenir, peuvent prospérer toutes seules et sans lui. Ce serait le moment d'examiner séparément les divers modes de l'industrie, de l'agriculture, du [[:wl:commerce|commerce]], de toutes ces choses dont je m'occupe en bloc, et de dire, en connaissance de cause, quels sont pour chacune d'elles les avantages et les inconvénients de la liberté et de l'activité livrée à elle-même. Le manque de connaissances techniques m'empêche d'entreprendre cet examen. Je considère d'ailleurs qu'il n'est pas nécessaire à mon sujet. Toutefois, s'il était bien fait, surtout au point de vue historique, il pourrait être fort utile<ref>Ce travail est fort avancé aujourd'hui, grâce aux travaux des économistes français et anglais dont les idées ont triomphé en 1859, grâce aux écrits de M. Laboulaye sur l'histoire des Etats-Unis.</ref>; il recommanderait davantage ces idées, il démontrerait la possibilité de leur application largement modifiée, car dans l'ordre de choses existant, on n'oserait la permettre d'une manière absolument libre dans aucun État peut-être. Je me contente de quelques observations générales. Toute chose, quelle qu'elle soit, est mieux faite quand on agit plutôt pour elle-même que par amour pour ce qui peut en résulter. Cela est tellement dans la nature de l'homme que bien souvent une chose entreprise pour sa seule utilité finit par présenter du charme. Cela vient de ce que l'action est plus douce que la possession, pourvu que cette action soit libre et spontanée. Car l'homme le plus vigoureux et le plus actif préférerait le désœuvrement au travail forcé. De plus, l'idée de la propriété ne s'éveille qu'avec l'idée de la liberté, et nous devons surtout à l'idée de la propriété l'énergie de notre activité<ref>Voyez plus haut, même chapitre, § 2, note.</ref>. L'unité dans l'organisation est nécessaire à l'obtention de tout grand résultat. Cela est certain. Elle est nécessaire encore pour empêcher ou détourner les grands fléaux : la famine, les inondations, etc. Mais on peut arriver à cette unité au moyen de dispositions prises par la nation, et non pas seulement au moyen de dispositions édictées par l'État. Pour cela il ne faut qu'une chose: donner aux diverses parties de la nation et à la nation tout entière elle-même la liberté de contracter des obligations. Il existe toujours évidemment une différence profonde entre les dispositions prises par la nation et les prescriptions de l'État. Les premières ont un pouvoir médiat, les secondes un pouvoir immédiat. Les premières, par suite, laissent plus de liberté pour former, dissoudre ou modifier l'obligation. A l'origine, tous les engagements contractés par les États n'étaient probablement que des alliances entre les nations. Mais l'expérience nous montre ici les conséquences funestes qui se produisent quand le désir de conserver la sùrelé se relie à d'autres buts encore. Il faut que celui qui doit mettre la main à ces choses possède, en ce qui concerne la sûreté, un pouvoir absolu. Mais il l'étend et en use pour tout le reste; et plus l'institution s'éloigne de son origine, plus le pouvoir grandit et plus le souvenir du pacte fondamental s'efface<ref>Adoption de la théorie de [[:wl:Jean-Jacques Rousseau|Rousseau]], du Contrat social. Humboldt ne voit pas que cette théorie favorable au pouvoir du peuple, est meurtrière pour la liberté individuelle.</ref>. Or, une mesure ne peut avoir de force dans l'État qu'autant qu'elle maintient l'existence et l'autorité de ce pacte. Cette raison seule pourra bien déjà paraître suffisante. Mais alors même que le pacte fondamental serait entièrement respecté, que le contrat passé par l'État serait, dans le sens le plus strict du mot, un contrat national, la volonté des individus séparés ne pourrait encore s'exprimer que par la représentation ; et il est tout à fait impossible que le représentant de plusieurs personnes soit un organe absolument fidèle de l'intérêt de ses représentés pris isolément. Or, tout ce qui vient d'être dit suppose la nécessité de l'adhésion de chaque individu. Cela exclut la décision à la majorité des voix, et pourtant on n'en peut concevoir une autre pour les obligations de l'État ayant un objet qui se rattache au bien positif des citoyens. Il ne reste donc aux dissidents qu'à sortir de la société pour se soustraire à sa compétence, et pour rendre nulles à leur égard les décisions prises par la majorité<ref>Lire sur ces questions surtout politiques le Gouvernement représentatif de [[:wl:John Stuart Mill|John Stuart Mill]], et la Liberté politique de M. Dupont-White.</ref>. Mais ceci est rendu difficile jusqu'à l'impossibilité, si sortir de cette [[:wl:société|société]] c'est sortir de l'État. D'ailleurs, il vaut mieux contracter des obligations déterminées pour des raisons déterminées, que d'en contracter de générales pour les besoins indéterminés de l'avenir. Enfin, les associations d'hommes libres dans une nation se forment très-difficilement. En admettant d'un côté que les obstacles qui s'y opposent nuisent à l'obtention des résultats, il ne faut pas oublier que ce qui se forme difficilement a plus de durée et de solidité, les forces longtemps éprouvées se réunissant avec une cohésion plus énergique. Mais en admettant tout cela, il n'en reste pas moins certain que toute association vaste est peu salutaire. Plus l'homme agit pour lui-même, plus il se développe. Dans une grande association, il devient trop aisément un outil. Souvent encore, ces associations sont cause que le signe prend la place de la chose même, ce qui est un obstacle à tout [[:wl:progrès|progrès]]<ref>Ceci a déjà été dit des Etats qui ne savent pas limiter leur action. Le même vice affecte les vastes associations, parce que celles-ci tendent le plus souvent à imiter les façons de faire de l'État. (Voyez l'introduction.)</ref>. Les hiéroglyphes morts ne peuvent nous enthousiasmer comme la nature vivante. Pour tout exemple, je rappellerai ici les maisons de charité. Est-il une chose qui tue plus complètement toute compassion vraie, qui arrête toute demande pleine d'espoir et de douceur, toute confiance de l'homme dans l'homme? Qui donc ne mépriserait le mendiant qui aimerait mieux être tranquillement nourri à l'année dans un hôpital que d'être assisté dans ses souffrances, non par une main distraite, mais par un cœur compatissant<ref>Que j'aime bien mieux les idées de M. [[:wl:Jules Simon|Jules Simon]] sur le même sujet : « Quand l'Etat élève des asiles pour l'enfance, pour la vieillesse et pour les malades, il obéit simplement à l'une de ses obligations les plus étroites. Cet enfant, sur le seuil de la vie, est abandonné par ses parents? A l'Etat de punir les coupables s'il y en a, et d'élever leur victime. Ce vieillard impotent n'a plus la force de gagner sa vie? C'est un ouvrier qui a servi à son heure et qui, maintenant, a le droit de se reposer. S'il reste à ses enfants un morceau de pain, qu'ils le partagent avec lui. S'il meurt le dernier des siens, c'est une épave de l'Etat : l'Etat n'est tenu qu'au nécessaire ; cela seul est de [[:wl:justice|justice]], le reste est de générosité. Encore doit-il mettre une sage mesure dans sa munificence et ne pas rendre l'abandon et l'isolement désirables en faisant d'un hospice un palais. Même en matière d'assistance il ne doit pas se substituer à la famille, il ne doit que la remplacer quand elle fait défaut. » (''La Liberté'', 2e édit., t. Ier, p. 379-380.)</ref>? Je concède volontiers que sans ces vastes groupes, en qui, si je puis ainsi parler, l'humanité a agi pendant ces derniers siècles, nous n'aurions pas fait tous nos progrès rapides, mais seulement rapides. Les fruits seraient venus plus lentement mais ils auraient mûri; et ne seraient-ils pas devenus plus doux? Je crois donc devoir écarter cette objection. Il en reste deux autres qui seront examinées par la suite. L'une consiste à demander si, avec l'insouciance de l'État, telle qu'on l'a dépeinte, la conservation de la sécurité est possible ; l'autre à demander si du moins la création des moyens jugés nécessaires pour que l'action de l'État puisse s'exercer multiplie fatalement les atteintes portées aux rapports des citoyens par les rouages de la machine [[:wl:gouvernement|gouvernementale]].<br />
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== Notes et références == <br />
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<div><div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">'''Thèmes'''</div><br />
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<div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">[[Image:8056-hikaruto-Dossiersanglejaune.png|24px]] '''[[:Catégorie:Histoire|Histoire]]'''</div><br />
[[Gustave de Molinari:Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future|Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future]] {{100}} - [[Ludwig von Mises:Le Gouvernement omnipotent|Le Gouvernement omnipotent]] {{100}} - [[Paul-Louis Courier:Lettre à Messieurs de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres|Lettre à Messieurs de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres]] {{100}} - [[Thomas Jefferson:Déclaration unanime des treize États unis d’Amérique|Déclaration unanime des treize États unis d’Amérique]] {{100}}<br />
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<div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">[[Image:8058-hikaruto-Dossiersanglerouge.png|24px]] '''[[:Catégorie:Romans|Romans]]'''</div><br />
[[1984]] {{100}} - [[La Ferme des animaux]] {{100}} - [[Ken Schoolland:Les aventures de Jonathan Gullible|Les aventures de Jonathan Gullible]] {{25}}<br />
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<div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">[[Image:8057-hikaruto-Dossiersanglebleu.png|24px]] '''[[:Catégorie:Philosophie|Philosophie]]'''</div><br />
[[Ludwig von Mises:Le Libéralisme|Le Libéralisme]] {{100}} - [[Ludwig von Mises:Le Socialisme|Le Socialisme]] {{100}} - [[Gustave de Molinari:Les Soirées de la rue Saint-Lazare|Les Soirées de la rue Saint-Lazare]] {{100}} - [[Friedrich A. Hayek:La Constitution de la liberté|La Constitution de la liberté]] {{00}} - [[Benjamin Constant:Mélanges de littérature et de politique|Mélanges de littérature et de politique]] {{50}}- [[Benjamin Constant:Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri|Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri]] {{50}} - [[Arthur Schopenhauer:Injustice, droit naturel, loi et État|Injustice, droit naturel, loi et État]] {{100}} - [[Ernest Renan:Qu'est-ce qu'une nation ?|Qu'est-ce qu'une nation ?]] {{100}} - [[François Quesnay:Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société|Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société]] {{75}} - [[Henry David Thoreau:La Désobéissance civile|La Désobéissance civile]] {{100}} - [[Lysander Spooner:Les Vices ne sont pas des crimes|Les Vices ne sont pas des crimes]] {{75}} - [[Georges Palante:La Sensibilité individualiste|La Sensibilité individualiste]] {{100}} - [[Georges Palante:Pessimisme et Individualisme|Pessimisme et Individualisme]] {{100}} - [[Benjamin Constant:Principes de politique|Principes de politique]] {{100}} - [[Destutt de Tracy:éléments d'idéologie|Eléments d'idéologie]] {{25}} - [[Walter Lippmann:La Cité libre|La Cité libre]] {{75}} - [[Herbert Spencer:L'individu contre l'État|L'individu contre l'État]] {{50}} - [[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État|Essai sur les limites de l'action de l'État]] {{25}}<br />
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[[Charles Gave:Un libéral nommé Jésus|Un libéral nommé Jésus]] {{100}} - [[Alain Madelin:Quand les autruches relèveront la tête|Quand les autruches relèveront la tête]] {{100}}<br />
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<div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">[[Image:8060-hikaruto-Dossiersangleblver.png|24px]] '''[[:Catégorie:économie|Economie]]'''</div><br />
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[[Ludwig von Mises:L'Action humaine|L'Action humaine]] {{100}} - [[Ludwig von Mises:Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique|Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique]] {{100}} - [[Henri Lepage:Pourquoi la propriété|Pourquoi la propriété]] {{100}} - [[Turgot:Réflexions sur la formation et la distribution des richesses|Réflexions sur la formation et la distribution des richesses]] {{100}} - [[Frédéric Bastiat:Sophismes Économiques|Sophismes Économiques]] {{100}}[[Gustave de Molinari:Questions économiques à l’ordre du jour|Questions économiques à l’ordre du jour]]{{100}} - [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique|Traité d'économie politique]] {{100}} - [[Maurice Bourguin: Les systèmes socialistes et l'évolution économique|Les systèmes socialistes et l'évolution économique]] {{75}}<br />
<br/></div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Wilhelm_von_Humboldt:Essai_sur_les_limites_de_l%27action_de_l%27%C3%89tat&diff=2721Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État2009-12-10T13:52:30Z<p>Lexington : </p>
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<div>{{Titre|Essai sur les limites de l'action de l'État|[[Wilhelm von Humboldt]]|[[:wl:1792|1792]] - trad. française [[:wl:1863|1863]]}}<br />
{{Autres projets|<br />
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<div class=text><br />
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* [[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - introduction|Introduction]]<br />
* [[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 1|Chapitre 1 : Étude de l'homme considéré comme individu, et des fins dernières les plus élevées de son existence]]<br />
* [[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 2|Chapitre 2 : Transition à notre véritable étude. — Division. — Du soin de l'État pour le bien positif, et en particulier pour le bien-être physique des citoyens]]<br />
* [[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 3|Chapitre 3 : Du soin de l'État pour le bien négatif des citoyens, pour leur sûreté]]<br />
* [[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 4|Chapitre 4 : Du soin de l'État pour la sûreté contre les ennemis extérieurs]]<br />
* Chapitre 5 : Du soin de l'État pour la sûreté des citoyens les uns vis-à-vis des autres. — Moyens d'atteindre ce but. — Dispositions concernant le perfectionnement de l'esprit et du caractère des citoyens. — De l'éducation publique <br />
* Chapitre 6 : De la religion<br />
* Chapitre 7 : De l'amélioration des mœurs<br />
* Chapitre 8 : Détermination plus nette et positive du soin de l'État pour la sûreté. — Développement de l'idée de la sûreté<br />
* Chapitre 9 : Du soin de l'État pour la sûreté, relativement à la détermination des actes des citoyens qui n'ont trait d'une manière immédiate et directe qu'aux agents eux-mêmes (Lois de police)<br />
* Chapitre 10 : Du soin de l'État pour la sûreté, au moyen de la détermination des actes individuels qui touchent autrui d'une manière immédiate et directe (Lois civiles)<br />
* Chapitre 11 : Du soin de l'État pour la sûreté au moyen de la décision juridique des difficultés qui naissent entre les citoyens<br />
* Chapitre 12 : Du soin de l'État pour la sûreté, par la punition des transgressions aux lois édictées par lui (Lois pénales)<br />
* Chapitre 13 : Du soin de l'État pour la sûreté, au point de vue de la situation à donner à ces personnes qui ne sont pas en pleine possession des forces naturelles de l'humanité (des mineurs et des insensés). Observation générale sur ce chapitré et les quatre précédents<br />
* Chapitre 14 : Du rapport qui existe entre les moyens nécessaires à la conservation de l'édifice social en général et la théorie ci-dessus développée<br />
* Chapitre 15 : Application aux faits de la théorie ci-dessus développée.<br />
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[[catégorie:philosophie]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Wilhelm_von_Humboldt:Essai_sur_les_limites_de_l%27action_de_l%27%C3%89tat_-_Chapitre_1&diff=2720Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 12009-12-10T13:51:38Z<p>Lexington : Page créée avec « {{Navigateur|Essai sur les limites de l'action de l'État - Introduction|[[Wilhelm von Hu... »</p>
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<div>{{Navigateur|[[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - introduction|Essai sur les limites de l'action de l'État - Introduction]]|[[Wilhelm von Humboldt]]&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;[[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État|Essai sur les limites de l'action de l'État]]|[[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 2|Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 2]]}}<br />
{{Titre|[[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État|Essai sur les limites de l'action de l'État]]|[[Wilhelm von Humboldt]]|Chapitre 1 - Etude de l'homme considéré comme individu, et des fins dernières les plus élevées de son existence.}}<br />
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<div class=text><br />
<small>La dernière et la plus haute fin de chaque homme est le développement le plus élevé et le mieux proportionné de ses forces dans leur individualité propre et particulière. — Les conditions nécessaires pour qu'elle soit atteinte sont la liberté d'action et la variété des situations. — Application immédiate de ces principes à la vie intérieure de l'homme. — Leur justification par l'histoire. — Principe fondamental pour cette étude tout entière auquel conduisent ces considérations.</small><br />
<br />
Le vrai but de l'homme, non pas celui que le penchant mobile de chacun, mais celui que la raison éternelle et immuable lui assigne, c'est le développement le plus large et le mieux proportionné de ses forces dans leur ensemble. Toutefois l'extension des forces humaines exige encore une autre condition qui se relie étroitement à la [[:wl:liberté|liberté]], la diversité des situations. L'homme, même le plus libre, le plus indépendant, quand il est placé dans un milieu uniforme, progresse moins<ref>Cette condition, exigée par Humboldt, l'a été rarement chez nous. Beaucoup, et des meilleurs, paraissent même la repousser. [[:wl:Charles de Rémusat|M. de Rémusat]] n'est pas de ce nombre. Il dépeint et combat la tendance de ceux pour qui la formation d'une matière sociale similaire et malléable dans toutes ses parties a été, en [[:wl:France|France]], la véritable oeuvre nationale du Pouvoir (voy. Politique libérale, p. 59 et suiv.). — D'autres sont tombés dans une méprise différente. Ceux-ci ont reconnu l'importance de la diversité comme élément de la liberté ; puis, frappés du caractère uniforme de nos lois actuelles et du caractère tout opposé des lois de l'ancienne France, ils ont affirmé que celles-ci étaient plus favorables au libre développement des forces humaines. C'est ce que l'on trouve dans le livre de M. Raudot : ''La France avant la Révolution'', 1847. L'erreur est manifeste, et [[:wl:Alexis de Tocqueville|Tocqueville]] a bien su s'en garder (voir. ''l'Ancien régime et la Révolution''). Dans l'ancienne France cette diversité n'était que la diversité dans le pouvoir, sinon dans le despotisme. Ce n'est certes pas celle-là Que [[:wl:Wilhelm von Humboldt|Humboldt]] réclame et que les amis de la liberté doivent désirer. — Notre auteur revient plus loin sur cette idée pour la metire plus vivement en lumière. (Voyez le chapitre suivant, § 1.)</ref>. Cette diversité est d'abord une conséquence de la liberté, et puis c'est une répression qui, loin d'enchaîner l'homme, donne aux objets qui l'entourent une forme quelconque ; de sorte que ces deux choses n'en sont pour ainsi dire qu'une seule. Il est bon cependant, pour la clarté des idées, de les bien séparer et de les distinguer l'une de l'autre. Chaque homme ne peut agir en une fois qu'avec une seule et même force ou plutôt son être ne se livre tout entier qu'une seule fois à une action donnée. Aussi l'homme parait-il créé pour la spécialité exclusive, puisque son énergie s'affaiblit dès qu'elle s'étend à plusieurs objets. Mais il échappe à ce spécialisme étroit quand il travaille à réunir ses forces isolées, souvent exercées isolément, à faire agir, dans chaque période de sa vie, celles qui sont près de s'éteindre en même temps que celles qui commencent à briller, et à multiplier ces forces au lieu de multiplier les objets sur lesquels il agit. Ce que produit ainsi l'union du passé et de l'avenir avec le présent résulte encore, dans la société, de l'union avec nos semblables. Dans toutes les périodes de la vie, chaque homme n'atteint cependant que l'une des perfections qui forment pour ainsi dire le caractère de tout le genre humain. Par les rapports qui naissent des qualités essentielles des êtres, les uns doivent nécessairement s'approprier les richesses des autres. Un tel lien, favorable au progrès du caractère, que l'expérience nous montre existant chez tous les peuples, c'est, par exemple, l'union des deux sexes. Mais si, dans ce cas, la diversité aussi bien que le désir de l'union se manifestent d'une façon moins énergique, ni la première ni le second ne sont moins forts; ils sont seulement moins apparents, quoiqu'ils agissent plus puissamment, même quand cette diversité disparaît, et entre personnes du même sexe. Ces idées, mieux étudiées et plus exactement développées, conduiraient peut-être à une plus juste explication d'un phénomène utilisé dans l'antiquité, surtout chez les Grecs, par le législateur lui-même ; je veux parler de ces liaisons que l'on a souvent et toujours à tort appelées, soit amour ordinaire, soit simplement amitié. L'utilité de pareilles liaisons pour le [[:wl:progrès|progrès]] de l'homme se reconnaît au degré d'indépendance que garde chacune des parties, dans l'intimité qui les unit. Car sans cette intimité, l'un ne peut pas suffisamment comprendre l'autre; mais, d'un autre côté, l'indépendance est nécessaire pour faire que celui qui comprend puisse s'approprier ce qu'il a compris. Toutefois ces deux conditions exigent la force des individus et une différence pas trop grande, afin que l'on puisse comprendre l'autre; et pas trop petite, afin que l'un puisse admirer et désirer pour soi-même ce que l'autre possède. Cette énergie et cette différence variée s'unissent dans l'originalité de la force et de l'éducation, d'où dépend en dernière analyse toute la grandeur de l'homme, vers laquelle l'[[:wl:individu|individu]] doit toujours tendre, et que celui qui veut agir sur les hommes ne doit jamais oublier. De même que cette [[:wl:propriété|propriété]], que ce caractère propre est le produit de la liberté de l'action et de la diversité des agents, de même elle les crée à son tour. La nature inanimée elle-même, dont la marche est toujours régulière et soumise à des lois immuables, paraît cependant avoir plus d'originalité aux yeux de l'homme qui s'est formé lui-même. 11 se fond en elle pour ainsi parler, et il est vrai de dire, dans le sens le plus élevé, que chacun aperçoit l'abondance et la beauté qui l'entourent, suivant qu'il la garde l'une et l'autre dans son sein<ref>''Système de l'identité du subjectif et de l'objectif''. Comp. chap. v. et les notes</ref>. Mais combien l'influence de cette cause ne s'exerce-t-elle pas davantage quand l'homme ne se borne plus à sentir et à percevoir des impressions extérieures, mais quand il devient lui-même actif?<br />
<br />
Cherche-t-on à déterminer ces idées avec plus d'exactitude, en les appliquant plus immédiatement à l'individu, tout se réduit ici à la Forme et à la Matière. La forme la plus pure, avec la plus délicate enveloppe, nous la nommons idée ; la matière la moins pourvue de forme, nous la nommons perception sensible. La forme naît de la combinaison des matières. Plus la matière est abondante et variée, plus la forme est sublime. Un enfant divin ne peut être le fruit que de parents immortels. La forme redevient pour ainsi dire la matière d'une forme plus belle encore. Ainsi la fleur se change en fruit, et ce fruit lui-même fournit la semence d'une nouvelle tige qui se couvrira de fleurs. Plus la variété augmente avec la délicatesse de la matière, plus grande est la force, car plus intime est la liaison. La forme paraît pour ainsi dire se fondre dans la matière et la matière dans la forme; ou bien, pour parler sans figure, plus les sentiments de l'homme contiennent d'idées et plus ses. idées contiennent de sentiments, plus sa supériorité devient inaccessible. De cet accouplement éternel de la forme et de la matière, de la diversité et de l'unité dépend la fusion de l'homme dans l'homme, des deux natures réunies, et de cette fusion dépend sa grandeur. Mais la force de cette union dépend de la force de ceux qui s'unissent. Le plus beau moment dans la vie de l'homme est le moment de la fleur<ref>''De la fleur, de la maturité'' (Nouveau Muséum allemand, 1791, 22, 23 juin). (Note de l'auteur.)</ref>. Le fruit de la forme la moins gracieuse, la plus simple, fait deviner la beauté de la fleur qui sortira de lui pour s'épanouir. Tout se précipite vers la floraison. L'objet qui naît immédiatement est bien éloigné de la forme charmante à laquelle il arrivera plus tard. La tige grosse et lourde, les feuilles larges, pendant chacune de leur côté, ont besoin d'une forme plus achevée. Elle apparaît graduellement aux yeux, quand on considère la tige ; des feuilles plus tendres se montrent comme pour s'unir; elles se resserrent plus étroitement, jusqu'à oe que le calice paraisse donner satisfaction au désir de la plante<ref>Goethe, ''Des métamorphoses des plantes''. (Note de l'auteur.}</ref>. Cependant le rêgne, végétal n'est pas favorisé du sort. La fleur tombe et le fruit reproduit immédiatement la tige, qui, d'abord informe, se parfait aussitôt. Quand la fleur se flétrit chez l'homme, elle fait place au fruit qui est plus beau; et l'infini éternellement insondable voile à nos yeux le charme du fruit le plus magnifique. Or, ce que l'homme reçoit du dehors n'est que la semence. Si belle qu'elle soit en elle-même, c'est l'énergie de son activité qui doit la rendre féconde. Mais sa bienfaisante influence sur l'homme existe toujours en proportion de ce qu'elle est elle-même originale et vigoureuse, Pour moi, l'idéal le plus élevé de la société des êtres humains serait l'État ou chacun se développerait par lui-même et suivant sa propre volonté. La nature physique et morale rapproche ces hommes les uns des autres, et, de môme que les luttes de la guerre sont plus glorieuses que celles du cirque, de même que les combats des citoyens irrités sont plus honorables que ceux des mercenaires qu'on pousse, de même les luttes entre les forces de tels hommes prouveraient et produiraient en même temps la suprême énergie.<br />
<br />
N'est-ce pas là ce qui nous attache si vivement à l'antiquité grecque et romaine? Et non-seulement nous, mais tous les âges, si éloignée, si reculée que soit pour eux cette époque ? N'est-ce pas parce que les hommes dans ces temps eurent à soutenir de si rudes combats contre Je sort et contre leurs semblables ? Chacun d'eux y puisa de la force, agrandit ses qualités originelles ; chacun y trouva pour soi-même une forme nouvelle et admirable. Chaque âge qui suit doit être au-dessous de ceux qui l'ont précédé; — et avec quelle rapidité cette décadence ne g'augmentera-t-elle pas dans l'avenir! — Il est au-dessous pour la variété : variété de la nature, les immenses forêts sont défrichées, les marais desséchés, etc.; variété de l'homme, elle se détruit par le progrès de communication et d'union dans les œuvres humaines ; et cela par leg deux raisons indiquées plus haut<ref>Cette observation a été faite une seule fois par Rousseau dans Emile. (Note de l'auteur.) — Voici en quels termes : « Il faut avouer que les caractères originaux des peuples, s'effaçant de jour en jour, deviennent en même raison plus difficiles à saisir. A mesure que les races se mêlent et que les peuples se confondent, on voit peu à peu disparaître ces différences nationales qui frappaient jadis au premier coup d'oeil. Autrefois chaque nation restait plus renfermée en ellemême ; il y avait moins de communications, moins de voyages, moins d'intérêts communs ou contraires, moins de liaisons politiques et civiles de peuple à peuple, point du tout de ces tracasseries royales appelées négociations, point d'ambassadeurs ordinaires ou résidant continuellement ; les grandes navigations étaient rares ; il y avait peu de [[:wl:commerce|commerce]] éloigné, et le peu qu'il y en avait était fait, ou par le prince même, qui s'y servait d'étrangers, ou par des gens méprisés qui ne donnaient le ton à personne et ne rapprochaient point les natlions. Il y a cent fois plus de liaisons maintenant entre l'Europe et l'Asie qu'il n'y en avait jadis entre la Gaule et l'Espagne : l'Europe seule était plus éparse que la terre entière ne l'est aujourd'hui. » Voilà pourquoi les antiques distinctions des races, les qualités de l'air et du terroir marquaient plus fortement de peuple à peuple les tempéraments, les figures, les mœurs, les caractères, que tout cela ne peut se marquer de nos jours, où l'inconstance européenne ne laisse à nulle cause naturelle le temps de faire ses impressions, et où les forêts abattues, les marais desséchés, la terre plus uniformément, quoique plus mal cultivée, ne laissent- plus, même au physique, la même différence de peuple à peuple et de pays à pays. » (Emile, lib. V, Des Voyages.)</ref>, C'est là une des principales causes qui rendent si rare l'idée du beau, de l'insolite, de l'étonnant, La stupéfaction, la couardise, la découverte de ressources nouvelles et inconnues rendent aussi moins souvent nécessaires les résolutions subites, imprévues et pressantes. Car d'abord la pression des faits extérieurs sur l'homme est moins considérable parce que l'homme est muni de plus d'instruments pour y obvier; ensuite, il n'est plus guère possible de leur résister avec les seules forces que la nature a données à chacun et que chacun n'a qu'à employer. Enfin la science plus perfectionnée rend l'invention moins nécessaire, et l'enseignement qu'on reçoit vient encore émousser la faculté que nous avons d'apprendre<ref>Voyez plus loin (chapitre V) une application de ceci faite à l'art militaire</ref>. Mais il est incontestable que quand la variété physique s'amoindrit, une variété morale et intellectuelle plus riche et plus consolante'vient prendre sa place; des nuances, des différences frappent notre esprit plus raffiné; elles pénètrent notre caractère moins fortement accusé, mais plus délicatement cultivé, et influent sur la vie pratique. Si ces nuances eussent existé, sans doute l'Antiquité, ou du moins les penseurs de ce temps ne les eussent pas laissées passer inaperçues. Il en a été du genre humain tout entier comme de l'individu. Ce qu'il y avait de grossier a disparu; ce qu'il y avait de délicat est resté. Sans doute cela serait heureux si le genre humain était un homme, ou si la force d'une époque, de même que ses livres et ses découvertes, passait aux Ages suivants. Mais il n'en est pas ainsi. Il est vrai que notre civilisation a aussi son genre de force ; et c'est peut-être par la mesure de sa délicatesse qu'elle surpasse la force de l'antiquité ; mais reste à savoir si tout ne doit pas commencer par une civilisation primitive, fille de la barbarie. Partout la sensibilité est le premier germe et la plus vive expression de toute idée. Ce n'est pas ici le lieu, ne fût-ce que de tenter cette recherche. De ce qui précède, il résulte que nous devons veiller sur notre force, sur notre originalité, et sur tous les moyens de les entretenir.<br />
<br />
Je considère donc comme acquis que ''la vraie raison ne peut désirer pour l'homme d'autre état que celui où non-seulement il jouit de la plus entière liberté de développer en lui-même et autour de lui sa personnalité propre ; mais encore où la nature ne reçoit des mains de l'homme d'autre forme que celle que lui donne librement chaque individu, dans la mesure de ses besoins et de ses penchants bornée seulement par les limites de sa force et de son droit''. À mon sens, la raison doit maintenir ce principe dans son intégrité, sauf ce qui concerne la conservation de l'homme. Cela doit toujours servir de base dans toute étude politique, et spécialement pour la solution de notre question.<br />
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== Notes et références == <br />
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{{Titre|[[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État|Essai sur les limites de l'action de l'État]]|[[Wilhelm von Humboldt]]|Introduction}}<br />
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<div class=text><br />
<small>Définition de l'objet de cette étude. Il a été rarement examiné, bien qu'il soit fort important. — Coup d'oeil historique sur les bornes que les États eux-mêmes ont réellement posées à leur influence. — Différence entre les Etats dans l'antiquité et dans les temps modernes. — Quel est le but auquel tend en général le lien social? Est-ce seulement la sûreté? est-ce le bonheur de la nation? — Controverse. — Législateurs et philosophes affirment que c'est le bonheur. — Cependant un examen plus rigoureux de cette proposition est nécessaire. — Cet examen doit procéder de l'homme considéré comme [[:wl:individu|individu]], et de ses plus hautes destinées.</small><br />
<br />
Quand on compare entre eux les [[:wl:gouvernement|gouvernements]] les plus dignes d'être observés, quand on en rapproche les opinions des philosophes et des politiques les plus autorisés, on s'étonne, non sans raison peut-être, de voir qu'un problème qui pourrait mériter toute leur attention a été si incomplètement examiné et résolu avec si peu de précision. Ce problème, le voici : Quel doit être le but de l'organisation sociale tout entière? Quelles sont les limites qu'elle doit poser à son action? Définir les parts différentes qui reviennent à la nation ou à quelques-uns de ses membres dans le gouvernement ; distinguer les diverses branches de l'administration ; proposer des moyens pour qu'une partie des membres ne violent pas à leur profit les droits de l'autre partie : voilà ce qui a exclusivement occupé presque tous ceux qui ont, ou proposé des plans de réformes politiques, ou même réformé des Etats. Il me semble cependant que dans tout travail nouveau d'organisation sociale, on doit avoir sans cesse devant les yeux deux objets; et si l'on oublie l'un des deux, on s'expose à coup sûr à de graves inconvénients : il faut définir d'abord les deux parties, gouvernante et gouvernée, de la nation, puis la part qui revient à chacune d'elles dans la constitution du gouvernement; il faut ensuite déterminer les objets sur lesquels l'État, une fois constitué, pourra ou ne pourra pas exercer son action. Ce dernier point qui touche particulièrement à la vie privée des citoyens, qui donne la mesure de leur liberté et de l'indépendance de leur action, est en réalité le vrai, le principal butà se proposer; l'autre n'est qu'un moyen nécessaire pour arriver à celui-ci<ref>Cette proposition a été soutenue avec éclat et énergie par M. Berlauld (voy. Philosophie politique de l'histoire de France, chap. xvi).</ref>. Toutefois, quand l'homme poursuit avec une attention plus tendue ce premier but, il manifeste son activité dans sa marche ordinaire. Tendre à un but, y parvenir en dépensant beaucoup de force physique et morale, c'est là qu'est le bonheur des hommes ayant quelque puissance et quelque vigueur. La possession, permettant à la force qui s'est exercée de se reposer, n'agit sur nous que par la puissance de l'imagination. A la vérité, dans cette situation de l'homme, où la force est toujours tendue vers l'action, où la nature qui l'entoure l'invite sans cesse à l'action, le repos et la jouissance n'existent qu'à l'état d'idées. Mais pour l'homme exclusif le repos est identique avec la cessation de toute manifestation extérieure de son existence; et pour l'homme sans culture, un seul objet ne permet pas à son activité extérieure de se développer suffisamment. Par suite, ce que l'on dit de la satiété causée par la possession, particulièrement dans la sphère des sensations délicates, ne s'applique nullement à l'homme idéal que l'imagination peut créer ; cela s'applique entièrement à l'homme sans culture, et s'applique à lui de moins en moins, à mesure que la culture qu'il donne à son âme le rapproche de cet idéal. De même que, pour le conquérant, la victoire est plus douce que la terre conquise; de même que le réformateur préfère la périlleuse agitation de sa réforme à la paisible jouissance des fruits qu'elle rapporte, de même pour l'homme en général, le commandement a plus de charme que la liberté, ou du moins le soin de conserver la [[:wl:liberté|liberté]] a plus de douceur que la jouissance même de la liberté. La liberté n'est, pour ainsi dire, que la possibilité d'une activité variée à force d'être illimitée; la domination, le commandement, c'est l'activité isolée, mais réelle. Le désir de la liberté ne vient trop souvent que du sentiment qu'elle nous manque. Il demeure donc incontestable que la recherche du but et des limites de l'action de l'État a une importance grande, plus grande peut-être qu'aucune autre étude politique. On a déjà remarqué qu'elle constitue l'objet définitif, pour ainsi dire, de toute la science politique. Mais elle est encore d'une application plus aisée et plus étendue. Les révolutions d'État proprement dites, les changements de constitution gouvernementale ne sont pas possibles sans le concours de circonstances nombreuses et souvent fortuites; elles entraînent toujours diverses conséquences pernicieuses. Au contraire, tout gouvernant, qu'il soit dans un milieu [[:wl:démocratie|démocratique]], [[:wl:aristocratie|aristocratique]] ou [[:wl:monarchie|monarchique]], peut toujours étendre ou resserrer les bornes de son action sans troubles et sans bruit; plus il évite les innovations à grand effet, plus il atteindra avec sûreté son but. Les meilleurs travaux de l'homme sont ceux où il imite le plus exactement le travail de la nature. Le petit germe inconnu que la terre reçoit silencieusement rapporte plus que l'éruption du volcan, nécessaire sans doute, mais toujours accompagnée de ravages. Il n'existe point de moyens de réformes qui, mieux que ceux-là, conviennent à notre temps pour qu'il puisse à juste titre se vanter de la supériorité de ses lumières. L'importante étude des limites de l'action de l'État doit en effet, comme on l'aperçoit facilement, conduire à la plus entière liberté des facultés et à la plus grande variété des situations. La possibilité d'existence d'une grande liberté exige toujours un non moins grand développement de civilisation. Le moindre besoin d'action uniforme et unie exige une plus grande force et une richesse plus variée chez les agents individuels. Si notre temps se distingue par la possession de ces lumières, de cette force et de cette richesse, il faut aussi lui accorder cette liberté à laquelle il prétend avec raison. De même les moyens par lesquels la réforme pourrait se faire sont bien mieux appropriés à une culture progressive, pourvu que nous en admettions l'existence. Si, dans d'autres occasions, le glaive menaçant de la nation limite la puissance matérielle du souverain, ici ce sont les [[:wl:Lumières|lumières]] et la civilisation qui l'emportent sur ses caprices et sa volonté; et néanmoins la transformation des choses paraît être son ouvrage plutôt que celui de la nation. En effet, si c'est un beau et noble spectacle que celui d'un peuple qui, fort de la certitude de ses droits humains et civiques, brise ses fers ; c'en est encore un plus beau et plus noble que celui d'un prince qui brise les liens de son peuple et lui garantit la liberté, non par bienfaisance ou par bonté, mais parce qu'il considère cela comme le premier et le plus absolu de ses devoirs : ce qui vient du respect et de la soumission à la [[:wl:loi|loi]] est plus noble et plus beau que ce qui a pour mobile le besoin ou la nécessité. La liberté à laquelle une nation marche en changeant sa [[:wl:constitution|constitution]] ressemble à la liberté que peut donner un État constitué comme l'espoir ressemble à la jouissance, l'ébauche à la perfection.<br />
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wikiberal=Essai sur les limites de l'action de l'État |<br />
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Si l'on jette un coup d'œil sur l'histoire des constitutions, on voit qu'il serait difficile de limiter avec précision l'étendue qu'elles ont réservée à leur action; aucune d'elles n'a suivi en cela un plan réfléchi, imposant sur des principes simples. Toujours on a restreint la liberté des citoyens en se plaçant à deux points de vue : ou à cause de la nécessité d'organiser, d'assurer le gouvernement, ou à cause de l'utilité qu'on trouva à prendre soin de l'état physique et moral de la nation. Suivant que le [[:wl:pouvoir|Pouvoir]], en possession d'une force intrinsèque, a plus ou moins besoin d'autres appuis, ou suivant que les législateurs ont étendu plus ou moins loin leurs regards, on s'est arrêté tantôt à l'un, tantôt à l'autre de ces points de vue. Souvent aussi on a agi en vertu des deux considérations à la fois. Dans les anciens États, presque toutes les dispositions qui touchent à la vie privée des citoyens sont politiques, dans le vrai sens du mot. En effet, comme le gouvernement avait peu d'autorité réelle sur eux, sa durée dépendant essentiellement de la volonté nationale, il devait songer à trouver une foule de moyens pour faire concorder son caractère avec cette volonté. Il en est encore de même aujourd'hui dans les petites [[:wl:république|républiques]]; et, en considérant les choses de ce seul point de vue, on peut dire sans se tromper que la liberté de la vie privée grandit à mesure que décroît la liberté publique, tandis que la sûreté suit toujours la même progression que cette dernière. Les anciens législateurs se sont souvent, et les anciens philosophes se sont toujours préoccupés de l'homme, dans le sens le plus strict du mot; et dans l'homme ce fut toujours la dignité moraie qui leur parut la chose capitale. C'est ainsi que la République de Platon, suivant la remarque fort juste de Rousseau<ref>« Voulez-vous prendre une idée de l'éducation publique, lisez la République de [[:wl:Platon|Platon]]. Ce n'est point un ouvrage de politique comme le pensent ceux qui ne jugent les livres que par leurs titres ; c'est le plus beau traité d'[[:wl:éducation|éducation]] qu'on ait jamais fait. » (''Emile'', liv. Ier).</ref>, est un traité d'éducation bien plus qu'un traité de politique. Si l'on passe aux Etats modernes, il est impossible de ne pas apercevoir l'intention de travailler pour les citoyens eux-mêmes et pour leur bien, dans cette multitude de lois et d'institutions qui, souvent, donnent à la vie privée une forme si définie, La constitution intérieure plus forte de nos gouvernements, leur indépendance complète du caractère des nations; l'influence plus énergique des théoriciens, qui, suivant leur nature, sont en état de prendre les choses de plus haut et de plus loin ; une foule d'inventions qui apprennent à mieux tirer parti des objets communs sur lesquels s'exerce l'activité de la nation ; enfin et surtout certaines notions religieuses qui rendent le souverain responsable de la moralité et du bonheur futur des citoyens, se sont réunies pour empêcher ce changement. Si l'on parcourt seulement l'histoire de certaines lois et ordonnances de police, on voit qu'elles naissent souvent du besoin tantôt réel, tantôt feint, qu'a le Pouvoir de lever des [[:wl:impôt|impôts]] sur ses sujets; et l'on retrouve la ressemblance avec les anciens États, en ce point que ces dispositions ont également pour but le maintien de la constitution. Mais quant aux restrictions qui ne concernent pas tant l'État que les individus qui le composent, il existe toujours une profonde différence entre les anciens et les modernes États. Les anciens se préoccupaient de la force et du développement de l'homme comme homme; les nouveaux se préoccupent de son bien-être, de sa fortune, de ses moyens de gagner. Les anciens recherchaient la vertu, les nouveaux recherchent le bonheur. Aussi les restrictions à la liberté dans les anciens États étaient-elles d'un côté plus pesantes et plus dangereuses, car elles s'attaquaient à l'élément vraiment constitutif de l'homme, à son moi intérieur. Aussi les peuples de l'antiquité présentent-ils tous un caractère d'exclusivisme qui, sans parler de leur civilisation toute rudimentaire et de l'absence de toute communication générale, fut en grande partie causé et alimenté par l'éducation publique introduite partout, et par la vie commune des citoyens organisée d'après un plan préconçu. D'un autre côté, chez les anciens, toutes ces lois de l'État maintenaient et augmentaient la force active de l'homme. Et précisément ce point de vue, le désir de former des citoyens énergiques et contents de peu, donna pourtant plus de ressort à l'esprit et au caractère. Chez nous au contraire, l'homme est directement moins gêné, mais les choses qui l'entourent le compriment; et c'est pourquoi il paraît possible de commencer à diriger ses forces intérieures contre ces liens extérieurs. Aujourd'hui, comme le désir de nos États est de toucher plutôt à ce que l'homme possède qu'à ce qui est l'homme lui-même; comme ils ne tendent nullement à exercer ses forces physiques, intellectuelles et morales, ainsi que le faisaient les anciens, bien que d'une manière exclusive, mais à imposer comme des lois leurs idées et rien que leurs idées, la nature des restrictions apportées par eux à la liberté supprime l'énergie, cette source de toute vertu active, cette condition nécessaire de tout développement large et complet. Chez les anciens, l'augmentation de la force compensait l'exclusivisme; chez les modernes, le mal qui résulte de l'amoindrissement de la force est augmenté par l'exclusivisme. Partout cette différence entre les anciens et les modernes est évidente. Dans les derniers siècles, ce qui attire surtout notre attention, c'est la rapidité des pas faits en avant, la foule et la vulgarisation des inventions industrielles, la grandeur des œuvres fondées. Ce qui nous attire surtout dans l'antiquité, c'est la grandeur qui s'attache à toutes les actions de la vie d'un homme et qui disparaît avec lui; c'est l'épanouissement de l'imagination, la profondeur de l'esprit, la force de la volonté, l'unité de l'existence entière, qui seule donne à l'homme sa véritable valeur<ref>Voyez, sur ces préférences pour l'antiquité, ce qui est dit vers la fin de la notice du traducteur</ref>. L'homme, et spécialement sa force, son développement, voilà ce qui excitait toute l'activité; chez nous, on ne s'occupe trop souvent que d'un ensemble abstrait dans lequel on paraît presque oublier les individus; ou, du moins, on ne songe nullement à leur moi intérieur, mais à leur tranquillité, à leur bien-être, à leur bonheur. Les anciens cherchaient le bonheur dans la vertu; les modernes se sont appliqués trop longtemps à développer la vertu par le bonheur<ref>Cette différence n'est jamais plus frappante que dans les jugements portés sur les philosophes anciens par les modernes. J'extrais comme exemple un fragment de Tiedemann sur l'un des plus beaux morceaux de la République de Platon : Quanquam aulem per se sit justitia grata nobis ; tamen si exercitium ejus imllam omnino afl'erret utllitatem, si justo ea omnia essent palienda, quœ fratres commemorant, injustitia justitiœ foret preeferenda qnsn enim ad felicitatem maxime faciunt nostram, sunt absquedubiu aliis preeponenda. Jarn corporis cruciatus, omnium rerum inopia, fames, infamia, quseque alia evenire justo fratres dixerunt, animi illam e justitia manantem voluptatem dubio procul longe superant, essetque adeo injustitia justitiœ antehabenda et in virtutum numero collo» canda. (Tiedemann, ''In argumentis Dialogarum Platonis'', lib. II, de Republica.) . (Noie de l'auteur.)</ref> et celui-là même qui vit et exposa la morale dans sa plus haute pureté<ref> Kant, ''Du plus grand bien dans les éléments de la métaphysique des mœurs'' (plus exactement ''Principes fondamentaux de la métaphysique des mœurs'', Riga, 1785), et dans la ''Critique de la raison pratique''. (Note de l'auteur.)</ref> croit devoir, par une série de déductions artificielles, donner le bonheur à son homme idéal, non pas comme un bien propre, mais comme une récompense étrangère. Je ne veux plus insister sur cette différence, et je finis par une citation de l'''Ethique'' d'[[:wl:Aristote|Aristote]] : « ce qui est propre à chacun, suivant sa nature, est la chose la meilleure et la plus douce. Aussi, plus l'homme vivra selon la raison, mais sans s'en écarter jamais, plus il sera heureux ».<br />
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Les auteurs qui ont écrit sur le droit public ont déjà plus d'une fois discuté la question de savoir si l'État doit avoir en vue seulement la sûreté, ou le bien général, matériel et moral, de la nation. La préoccupation de la liberté de la vie privée a conduit à la première de ces deux assertions, tandis que l'idée naturelle que l'État peut donner autre chose encore que la sûreté, jointe à une restriction abusive, possible mais non nécessaire de la liberté, a fait admettre la seconde<ref>L'histoire nous montre celte dernière théorie existant nonseulement dans les livres des philosophes ou dans les lois des Etats, mais encore dans le sentiment public. Dans l'ancienne France, par exemple, les circonstances firent « qu'on voulut la royauté ; qu'on la voulut forte pour'qu'elle contînt les grands, et capable d'opprimer les petits, afin qu'elle eût le moyen de les protéger. » Ce point a été justement signalé par un écrivain éminent, dont le caractère et la position considérable conservent aujourd'hui, dans le midi de la France, les traditions d'un large [[:wl:libéralisme|libéralisme]], professé par lui alors qu'il était au pouvoir. (Voir [[:wl:Charles de Rémusat|M. de Rémusat]], ''Politique libérale'', p. 30.)</ref>. Celle-ci est incontestablement la plus répandue dans la théorie comme dans l'application. On le voit dans les principaux systèmes de droit public, dans les codes modernes, faits d'après les théories philosophiques, et dans l'histoire des ordonnances de la plupart des États. Agriculture, métiers, industrie de tout genre, commerce, arts, sciences même, tout tire sa vie et sa direction de l'État. Ces principes ont fait que l'étude des sciences politiques a changé de forme, comme le prouvent les sciences de l'économie politique et de la police, d'où sont nées des branches d'administration entièrement neuves, telles que des chambres de commerce, d'[[:wl:économie politique|économie politique]] et de finances. Si général que soit ce principe, il me semble qu'il mérite d'être plus rigoureusement étudié, et cette étude<ref>C'est ici que commence, dans le manuscrit original, la lacune dont il est parlé dans l'introduction du traducteur.</ref>... [on doit lui donner pour base l'homme considéré comme individu et ses plus hautes destinées].<br />
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== Notes et références == <br />
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{{Titre|[[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État|Essai sur les limites de l'action de l'État]]|[[Wilhelm von Humboldt]]|Introduction}}<br />
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wikiberal=Walter Lippmann|<br />
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<div class=text><br />
<small>Définition de l'objet de cette étude. Il a été rarement examiné, bien qu'il soit fort important. — Coup d'oeil historique sur les bornes que les États eux-mêmes ont réellement posées à leur influence. — Différence entre les Etats dans l'antiquité et dans les temps modernes. — Quel est le but auquel tend en général le lien social? Est-ce seulement la sûreté? est-ce le bonheur de la nation? — Controverse. — Législateurs et philosophes affirment que c'est le bonheur. — Cependant un examen plus rigoureux de cette proposition est nécessaire. — Cet examen doit procéder de l'homme considéré comme [[:wl:individu|individu]], et de ses plus hautes destinées.</small><br />
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Quand on compare entre eux les [[:wl:gouvernement|gouvernements]] les plus dignes d'être observés, quand on en rapproche les opinions des philosophes et des politiques les plus autorisés, on s'étonne, non sans raison peut-être, de voir qu'un problème qui pourrait mériter toute leur attention a été si incomplètement examiné et résolu avec si peu de précision. Ce problème, le voici : Quel doit être le but de l'organisation sociale tout entière? Quelles sont les limites qu'elle doit poser à son action? Définir les parts différentes qui reviennent à la nation ou à quelques-uns de ses membres dans le gouvernement ; distinguer les diverses branches de l'administration ; proposer des moyens pour qu'une partie des membres ne violent pas à leur profit les droits de l'autre partie : voilà ce qui a exclusivement occupé presque tous ceux qui ont, ou proposé des plans de réformes politiques, ou même réformé des Etats. Il me semble cependant que dans tout travail nouveau d'organisation sociale, on doit avoir sans cesse devant les yeux deux objets; et si l'on oublie l'un des deux, on s'expose à coup sûr à de graves inconvénients : il faut définir d'abord les deux parties, gouvernante et gouvernée, de la nation, puis la part qui revient à chacune d'elles dans la constitution du gouvernement; il faut ensuite déterminer les objets sur lesquels l'État, une fois constitué, pourra ou ne pourra pas exercer son action. Ce dernier point qui touche particulièrement à la vie privée des citoyens, qui donne la mesure de leur liberté et de l'indépendance de leur action, est en réalité le vrai, le principal butà se proposer; l'autre n'est qu'un moyen nécessaire pour arriver à celui-ci<ref>Cette proposition a été soutenue avec éclat et énergie par M. Berlauld (voy. Philosophie politique de l'histoire de France, chap. xvi).</ref>. Toutefois, quand l'homme poursuit avec une attention plus tendue ce premier but, il manifeste son activité dans sa marche ordinaire. Tendre à un but, y parvenir en dépensant beaucoup de force physique et morale, c'est là qu'est le bonheur des hommes ayant quelque puissance et quelque vigueur. La possession, permettant à la force qui s'est exercée de se reposer, n'agit sur nous que par la puissance de l'imagination. A la vérité, dans cette situation de l'homme, où la force est toujours tendue vers l'action, où la nature qui l'entoure l'invite sans cesse à l'action, le repos et la jouissance n'existent qu'à l'état d'idées. Mais pour l'homme exclusif le repos est identique avec la cessation de toute manifestation extérieure de son existence; et pour l'homme sans culture, un seul objet ne permet pas à son activité extérieure de se développer suffisamment. Par suite, ce que l'on dit de la satiété causée par la possession, particulièrement dans la sphère des sensations délicates, ne s'applique nullement à l'homme idéal que l'imagination peut créer ; cela s'applique entièrement à l'homme sans culture, et s'applique à lui de moins en moins, à mesure que la culture qu'il donne à son âme le rapproche de cet idéal. De même que, pour le conquérant, la victoire est plus douce que la terre conquise; de même que le réformateur préfère la périlleuse agitation de sa réforme à la paisible jouissance des fruits qu'elle rapporte, de même pour l'homme en général, le commandement a plus de charme que la liberté, ou du moins le soin de conserver la [[:wl:liberté|liberté]] a plus de douceur que la jouissance même de la liberté. La liberté n'est, pour ainsi dire, que la possibilité d'une activité variée à force d'être illimitée; la domination, le commandement, c'est l'activité isolée, mais réelle. Le désir de la liberté ne vient trop souvent que du sentiment qu'elle nous manque. Il demeure donc incontestable que la recherche du but et des limites de l'action de l'État a une importance grande, plus grande peut-être qu'aucune autre étude politique. On a déjà remarqué qu'elle constitue l'objet définitif, pour ainsi dire, de toute la science politique. Mais elle est encore d'une application plus aisée et plus étendue. Les révolutions d'État proprement dites, les changements de constitution gouvernementale ne sont pas possibles sans le concours de circonstances nombreuses et souvent fortuites; elles entraînent toujours diverses conséquences pernicieuses. Au contraire, tout gouvernant, qu'il soit dans un milieu [[:wl:démocratie|démocratique]], [[:wl:aristocratie|aristocratique]] ou [[:wl:monarchie|monarchique]], peut toujours étendre ou resserrer les bornes de son action sans troubles et sans bruit; plus il évite les innovations à grand effet, plus il atteindra avec sûreté son but. Les meilleurs travaux de l'homme sont ceux où il imite le plus exactement le travail de la nature. Le petit germe inconnu que la terre reçoit silencieusement rapporte plus que l'éruption du volcan, nécessaire sans doute, mais toujours accompagnée de ravages. Il n'existe point de moyens de réformes qui, mieux que ceux-là, conviennent à notre temps pour qu'il puisse à juste titre se vanter de la supériorité de ses lumières. L'importante étude des limites de l'action de l'État doit en effet, comme on l'aperçoit facilement, conduire à la plus entière liberté des facultés et à la plus grande variété des situations. La possibilité d'existence d'une grande liberté exige toujours un non moins grand développement de civilisation. Le moindre besoin d'action uniforme et unie exige une plus grande force et une richesse plus variée chez les agents individuels. Si notre temps se distingue par la possession de ces lumières, de cette force et de cette richesse, il faut aussi lui accorder cette liberté à laquelle il prétend avec raison. De même les moyens par lesquels la réforme pourrait se faire sont bien mieux appropriés à une culture progressive, pourvu que nous en admettions l'existence. Si, dans d'autres occasions, le glaive menaçant de la nation limite la puissance matérielle du souverain, ici ce sont les [[:wl:Lumières|lumières]] et la civilisation qui l'emportent sur ses caprices et sa volonté; et néanmoins la transformation des choses paraît être son ouvrage plutôt que celui de la nation. En effet, si c'est un beau et noble spectacle que celui d'un peuple qui, fort de la certitude de ses droits humains et civiques, brise ses fers ; c'en est encore un plus beau et plus noble que celui d'un prince qui brise les liens de son peuple et lui garantit la liberté, non par bienfaisance ou par bonté, mais parce qu'il considère cela comme le premier et le plus absolu de ses devoirs : ce qui vient du respect et de la soumission à la [[:wl:loi|loi]] est plus noble et plus beau que ce qui a pour mobile le besoin ou la nécessité. La liberté à laquelle une nation marche en changeant sa [[:wl:constitution|constitution]] ressemble à la liberté que peut donner un État constitué comme l'espoir ressemble à la jouissance, l'ébauche à la perfection.<br />
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Si l'on jette un coup d'œil sur l'histoire des constitutions, on voit qu'il serait difficile de limiter avec précision l'étendue qu'elles ont réservée à leur action; aucune d'elles n'a suivi en cela un plan réfléchi, imposant sur des principes simples. Toujours on a restreint la liberté des citoyens en se plaçant à deux points de vue : ou à cause de la nécessité d'organiser, d'assurer le gouvernement, ou à cause de l'utilité qu'on trouva à prendre soin de l'état physique et moral de la nation. Suivant que le [[:wl:pouvoir|Pouvoir]], en possession d'une force intrinsèque, a plus ou moins besoin d'autres appuis, ou suivant que les législateurs ont étendu plus ou moins loin leurs regards, on s'est arrêté tantôt à l'un, tantôt à l'autre de ces points de vue. Souvent aussi on a agi en vertu des deux considérations à la fois. Dans les anciens États, presque toutes les dispositions qui touchent à la vie privée des citoyens sont politiques, dans le vrai sens du mot. En effet, comme le gouvernement avait peu d'autorité réelle sur eux, sa durée dépendant essentiellement de la volonté nationale, il devait songer à trouver une foule de moyens pour faire concorder son caractère avec cette volonté. Il en est encore de même aujourd'hui dans les petites [[:wl:république|républiques]]; et, en considérant les choses de ce seul point de vue, on peut dire sans se tromper que la liberté de la vie privée grandit à mesure que décroît la liberté publique, tandis que la sûreté suit toujours la même progression que cette dernière. Les anciens législateurs se sont souvent, et les anciens philosophes se sont toujours préoccupés de l'homme, dans le sens le plus strict du mot; et dans l'homme ce fut toujours la dignité moraie qui leur parut la chose capitale. C'est ainsi que la République de Platon, suivant la remarque fort juste de Rousseau<ref>« Voulez-vous prendre une idée de l'éducation publique, lisez la République de [[:wl:Platon|Platon]]. Ce n'est point un ouvrage de politique comme le pensent ceux qui ne jugent les livres que par leurs titres ; c'est le plus beau traité d'[[:wl:éducation|éducation]] qu'on ait jamais fait. » (''Emile'', liv. Ier).</ref>, est un traité d'éducation bien plus qu'un traité de politique. Si l'on passe aux Etats modernes, il est impossible de ne pas apercevoir l'intention de travailler pour les citoyens eux-mêmes et pour leur bien, dans cette multitude de lois et d'institutions qui, souvent, donnent à la vie privée une forme si définie, La constitution intérieure plus forte de nos gouvernements, leur indépendance complète du caractère des nations; l'influence plus énergique des théoriciens, qui, suivant leur nature, sont en état de prendre les choses de plus haut et de plus loin ; une foule d'inventions qui apprennent à mieux tirer parti des objets communs sur lesquels s'exerce l'activité de la nation ; enfin et surtout certaines notions religieuses qui rendent le souverain responsable de la moralité et du bonheur futur des citoyens, se sont réunies pour empêcher ce changement. Si l'on parcourt seulement l'histoire de certaines lois et ordonnances de police, on voit qu'elles naissent souvent du besoin tantôt réel, tantôt feint, qu'a le Pouvoir de lever des [[:wl:impôt|impôts]] sur ses sujets; et l'on retrouve la ressemblance avec les anciens États, en ce point que ces dispositions ont également pour but le maintien de la constitution. Mais quant aux restrictions qui ne concernent pas tant l'État que les individus qui le composent, il existe toujours une profonde différence entre les anciens et les modernes États. Les anciens se préoccupaient de la force et du développement de l'homme comme homme; les nouveaux se préoccupent de son bien-être, de sa fortune, de ses moyens de gagner. Les anciens recherchaient la vertu, les nouveaux recherchent le bonheur. Aussi les restrictions à la liberté dans les anciens États étaient-elles d'un côté plus pesantes et plus dangereuses, car elles s'attaquaient à l'élément vraiment constitutif de l'homme, à son moi intérieur. Aussi les peuples de l'antiquité présentent-ils tous un caractère d'exclusivisme qui, sans parler de leur civilisation toute rudimentaire et de l'absence de toute communication générale, fut en grande partie causé et alimenté par l'éducation publique introduite partout, et par la vie commune des citoyens organisée d'après un plan préconçu. D'un autre côté, chez les anciens, toutes ces lois de l'État maintenaient et augmentaient la force active de l'homme. Et précisément ce point de vue, le désir de former des citoyens énergiques et contents de peu, donna pourtant plus de ressort à l'esprit et au caractère. Chez nous au contraire, l'homme est directement moins gêné, mais les choses qui l'entourent le compriment; et c'est pourquoi il paraît possible de commencer à diriger ses forces intérieures contre ces liens extérieurs. Aujourd'hui, comme le désir de nos États est de toucher plutôt à ce que l'homme possède qu'à ce qui est l'homme lui-même; comme ils ne tendent nullement à exercer ses forces physiques, intellectuelles et morales, ainsi que le faisaient les anciens, bien que d'une manière exclusive, mais à imposer comme des lois leurs idées et rien que leurs idées, la nature des restrictions apportées par eux à la liberté supprime l'énergie, cette source de toute vertu active, cette condition nécessaire de tout développement large et complet. Chez les anciens, l'augmentation de la force compensait l'exclusivisme; chez les modernes, le mal qui résulte de l'amoindrissement de la force est augmenté par l'exclusivisme. Partout cette différence entre les anciens et les modernes est évidente. Dans les derniers siècles, ce qui attire surtout notre attention, c'est la rapidité des pas faits en avant, la foule et la vulgarisation des inventions industrielles, la grandeur des œuvres fondées. Ce qui nous attire surtout dans l'antiquité, c'est la grandeur qui s'attache à toutes les actions de la vie d'un homme et qui disparaît avec lui; c'est l'épanouissement de l'imagination, la profondeur de l'esprit, la force de la volonté, l'unité de l'existence entière, qui seule donne à l'homme sa véritable valeur<ref>Voyez, sur ces préférences pour l'antiquité, ce qui est dit vers la fin de la notice du traducteur</ref>. L'homme, et spécialement sa force, son développement, voilà ce qui excitait toute l'activité; chez nous, on ne s'occupe trop souvent que d'un ensemble abstrait dans lequel on paraît presque oublier les individus; ou, du moins, on ne songe nullement à leur moi intérieur, mais à leur tranquillité, à leur bien-être, à leur bonheur. Les anciens cherchaient le bonheur dans la vertu; les modernes se sont appliqués trop longtemps à développer la vertu par le bonheur<ref>Cette différence n'est jamais plus frappante que dans les jugements portés sur les philosophes anciens par les modernes. J'extrais comme exemple un fragment de Tiedemann sur l'un des plus beaux morceaux de la République de Platon : Quanquam aulem per se sit justitia grata nobis ; tamen si exercitium ejus imllam omnino afl'erret utllitatem, si justo ea omnia essent palienda, quœ fratres commemorant, injustitia justitiœ foret preeferenda qnsn enim ad felicitatem maxime faciunt nostram, sunt absquedubiu aliis preeponenda. Jarn corporis cruciatus, omnium rerum inopia, fames, infamia, quseque alia evenire justo fratres dixerunt, animi illam e justitia manantem voluptatem dubio procul longe superant, essetque adeo injustitia justitiœ antehabenda et in virtutum numero collo» canda. (Tiedemann, ''In argumentis Dialogarum Platonis'', lib. II, de Republica.) . (Noie de l'auteur.)</ref> et celui-là même qui vit et exposa la morale dans sa plus haute pureté<ref> Kant, ''Du plus grand bien dans les éléments de la métaphysique des mœurs'' (plus exactement ''Principes fondamentaux de la métaphysique des mœurs'', Riga, 1785), et dans la ''Critique de la raison pratique''. (Note de l'auteur.)</ref> croit devoir, par une série de déductions artificielles, donner le bonheur à son homme idéal, non pas comme un bien propre, mais comme une récompense étrangère. Je ne veux plus insister sur cette différence, et je finis par une citation de l'''Ethique'' d'[[:wl:Aristote|Aristote]] : « ce qui est propre à chacun, suivant sa nature, est la chose la meilleure et la plus douce. Aussi, plus l'homme vivra selon la raison, mais sans s'en écarter jamais, plus il sera heureux ».<br />
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Les auteurs qui ont écrit sur le droit public ont déjà plus d'une fois discuté la question de savoir si l'État doit avoir en vue seulement la sûreté, ou le bien général, matériel et moral, de la nation. La préoccupation de la liberté de la vie privée a conduit à la première de ces deux assertions, tandis que l'idée naturelle que l'État peut donner autre chose encore que la sûreté, jointe à une restriction abusive, possible mais non nécessaire de la liberté, a fait admettre la seconde<ref>L'histoire nous montre celte dernière théorie existant nonseulement dans les livres des philosophes ou dans les lois des Etats, mais encore dans le sentiment public. Dans l'ancienne France, par exemple, les circonstances firent « qu'on voulut la royauté ; qu'on la voulut forte pour'qu'elle contînt les grands, et capable d'opprimer les petits, afin qu'elle eût le moyen de les protéger. » Ce point a été justement signalé par un écrivain éminent, dont le caractère et la position considérable conservent aujourd'hui, dans le midi de la France, les traditions d'un large [[:wl:libéralisme|libéralisme]], professé par lui alors qu'il était au pouvoir. (Voir [[:wl:Charles de Rémusat|M. de Rémusat]], ''Politique libérale'', p. 30.)</ref>. Celle-ci est incontestablement la plus répandue dans la théorie comme dans l'application. On le voit dans les principaux systèmes de droit public, dans les codes modernes, faits d'après les théories philosophiques, et dans l'histoire des ordonnances de la plupart des États. Agriculture, métiers, industrie de tout genre, commerce, arts, sciences même, tout tire sa vie et sa direction de l'État. Ces principes ont fait que l'étude des sciences politiques a changé de forme, comme le prouvent les sciences de l'économie politique et de la police, d'où sont nées des branches d'administration entièrement neuves, telles que des chambres de commerce, d'[[:wl:économie politique|économie politique]] et de finances. Si général que soit ce principe, il me semble qu'il mérite d'être plus rigoureusement étudié, et cette étude<ref>C'est ici que commence, dans le manuscrit original, la lacune dont il est parlé dans l'introduction du traducteur.</ref>... [on doit lui donner pour base l'homme considéré comme individu et ses plus hautes destinées].<br />
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== Notes et références == <br />
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* [[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - introduction|Introduction]]<br />
* [[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 1|Chapitre 1 : Étude de l'homme considéré comme individu, et des fins dernières les plus élevées de son existence]]<br />
* Chapitre 2 : Transition à notre véritable étude. — Division. — Du soin de l'État pour le bien positif, et en particulier pour le bien-être physique des citoyens<br />
* Chapitre 3 : Du soin de l'État pour le bien négatif des citoyens, pour leur sûreté <br />
* Chapitre 4 : Du soin de l'État pour la sûreté contre les ennemis extérieurs<br />
* Chapitre 5 : Du soin de l'État pour la sûreté des citoyens les uns vis-à-vis des autres. — Moyens d'atteindre ce but. — Dispositions concernant le perfectionnement de l'esprit et du caractère des citoyens. — De l'éducation publique <br />
* Chapitre 6 : De la religion<br />
* Chapitre 7 : De l'amélioration des mœurs<br />
* Chapitre 8 : Détermination plus nette et positive du soin de l'État pour la sûreté. — Développement de l'idée de la sûreté<br />
* Chapitre 9 : Du soin de l'État pour la sûreté, relativement à la détermination des actes des citoyens qui n'ont trait d'une manière immédiate et directe qu'aux agents eux-mêmes (Lois de police)<br />
* Chapitre 10 : Du soin de l'État pour la sûreté, au moyen de la détermination des actes individuels qui touchent autrui d'une manière immédiate et directe (Lois civiles)<br />
* Chapitre 11 : Du soin de l'État pour la sûreté au moyen de la décision juridique des difficultés qui naissent entre les citoyens<br />
* Chapitre 12 : Du soin de l'État pour la sûreté, par la punition des transgressions aux lois édictées par lui (Lois pénales)<br />
* Chapitre 13 : Du soin de l'État pour la sûreté, au point de vue de la situation à donner à ces personnes qui ne sont pas en pleine possession des forces naturelles de l'humanité (des mineurs et des insensés). Observation générale sur ce chapitré et les quatre précédents<br />
* Chapitre 14 : Du rapport qui existe entre les moyens nécessaires à la conservation de l'édifice social en général et la théorie ci-dessus développée<br />
* Chapitre 15 : Application aux faits de la théorie ci-dessus développée.<br />
<br />
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[[catégorie:philosophie]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Wilhelm_von_Humboldt&diff=2716Wilhelm von Humboldt2009-12-09T16:44:16Z<p>Lexington : Page créée avec « {{Infobox Auteur|nom=Wilhelm von Humboldt |image = |dates = 1767 - 1835 |tendance = minarchiste |citations = |liens = [[:wl:Wilhelm von Humboldt|Wikibé... »</p>
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:::::''asservi par ses vices''<br><br />
:::::''préfère l'esclavage à la liberté,''<br><br />
:::::''les douceurs de l'esclavage aux labeurs''<br><br />
:::::''de la liberté.''<br />
<br />
:::::[[:wl:John Milton|Milton]], ''Samson Agonistes''<br />
<br />
* [[Walter Lippmann:La Cité libre - préface|Préface d'André Maurois]]<br />
* [[Walter Lippmann:La Cité libre - introduction|Introduction]]<br />
<br />
'''LIVRE I - L'ETAT PROVIDENCE'''<br />
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* [[Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 2 - les Dieux de la machine|Les Dieux de la machine]]<br />
* [[Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 3 - le gouvernement de la postérité|Le Gouvernement de la postérité]]<br />
<br />
'''LIVRE II - LE MOUVEMENT COLLECTIVISTE'''<br />
* [[Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 4 - l'ascension intellectuelle du collectivisme|L'ascension intellectuelle du collectivisme]]<br />
* [[Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 5 - les régimes totalitaires|Les régimes totalitaires]]<br />
* [[Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 6 - l'abondance planifiée en temps de paix|L'abondance planifiée en temps de paix]]<br />
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* [[Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 8 - les guerres d'un monde collectiviste|Les guerres d'un monde collectiviste]]<br />
<br />
'''LIVRE III - LA RECONSTRUCTION DU LIBERALISME'''<br />
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<div>{{titre|Lettre sur la tolérance|[[John Locke]]|Traduction française de 1710}}<br />
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Monsieur,<br />
<br />
Puisque vous jugez à propos de me demander quelle est mon opinion sur la tolérance que les différentes sectes des chrétiens doivent avoir les unes pour les autres, je vous répondrai franchement qu'elle est, à mon avis, le principal caractère de la véritable Église. Les uns ont beau se vanter de l'antiquité de leurs charges et de leurs titres, ou de la pompe de leur culte extérieur, les autres, de la réformation de leur discipline, et tous en général, de l'orthodoxie de leur foi (car chacun se croit orthodoxe) ; tout cela, dis-je, et mille autres avantages de cette nature, sont plutôt des preuves de l'envie que les hommes ont de dominer les uns sur les autres, que des marques de l'Église de Jésus-Christ. Quelques justes prétentions que l'on ait à toutes ces prérogatives, si l'on manque de charité, de douceur et de bienveillance pour le genre humain en général, même pour ceux qui ne sont pas chrétiens, à coup sûr, l'on est fort éloigné d'être chrétien soi-même. « Les rois des nations dominent sur elles, disait notre Seigneur à ses disciples ; mais il n'en doit pas être de même parmi vous. » (Luc XXII, 25, 26.) Le but de la véritable religion est tout autre chose : elle n'est pas instituée pour établir une vaine pompe extérieure, ni pour mettre les hommes en état de parvenir à la domination ecclésiastique, ni pour contraindre par la force ; elle nous est plutôt donnée pour nous engager à vivre suivant les règles de la vertu et de la piété. Tous ceux qui veulent s'enrôler sous l'étendard de Jésus-Christ doivent d'abord déclarer la guerre à leurs vices et à leurs passions. C'est en vain que l'on prend le titre de chrétien, si l'on ne travaille à se sanctifier et à corriger ses mœurs ; si l'on n'est doux, affable et débonnaire. « Que tout homme qui prononce le nom du seigneur s'éloigne des sentiers de l'iniquité. » (Epist., Il, ad Timoth., 11, 19.)<br />
<br />
« Lors donc que vous serez revenu à vous-même, disait notre Sauveur à saint Pierre, affermissez vos frères. » (Luc, XXII, 32) En effet, un homme à qui je vois négliger son propre salut, aurait bien de la peine à me persuader qu'il s'intéresse beaucoup au mien; car il est impossible que ceux qui n'ont pas embrassé le christianisme du fond du cœur travaillent de bonne foi à y amener les autres. Si l'on peut compter sur ce que l'Évangile et les apôtres nous disent, l'on ne saurait être chrétien sans la charité et sans cette foi qui agit par la charité (ad Gal., V, 6), et non point par le fer et par le feu. Or, j'en appelle ici à la conscience de ceux qui persécutent, qui tourmentent, qui ruinent et qui tuent les autres sous prétexte de religion, et je leur demande s'ils les traitent de cette manière par un principe d'amitié et de tendresse. Pour moi, je ne le croirai jamais, si ces furieux zélateurs n'en agissent pas de même envers leurs parents et leurs amis, pour les corriger des péchés qu'ils commettent, à la vue de tout le monde, contre les préceptes de l'Évangile. Lorsque je les verrai poursuivre par le fer et par le feu les membres de leur propre communion, qui sont entachés de vices énormes, et en danger de périr éternellement, s'ils ne se repentent ; quand je les verrai employer ainsi les tourments, les supplices et toutes sortes de cruautés, comme des marques de leur amour et du zèle qu'ils ont pour le salut des âmes ; alors, et pas plus tôt, je les croirai sur leur parole. Car, enfin, si c'est par un principe de charité et d'amour fraternel qu'ils dépouillent les autres de leurs biens, qu'ils leur infligent des peines corporelles, qu'ils les font périr de faim et de froid dans des cachots obscurs, en un mot, qu'ils leur ôtent la vie, et tout cela, comme ils le prétendent, pour les rendre chrétiens et leur procurer leur salut, d'où vient qu'ils souffrent que l'injustice, la fornication, la fraude, la malice et plusieurs autres crimes de cette nature qui, au jugement de l'apôtre, méritent la mort (ad Rom. 1, 29) et sont la livrée du paganisme, dominent parmi eux et infectent leurs troupeaux ? Sans contredit, tous ces dérèglements sont plus opposés à la gloire de Dieu, à la pureté de l'Église et au salut des âmes, que de rejeter, par un principe de conscience, quelques décisions ecclésiastiques, ou de s'abstenir du culte public, si d'ailleurs cette conduite est accompagnée de la vertu et des bonnes mœurs. Pourquoi est-ce que ce zèle brûlant pour la gloire de Dieu, pour les intérêts de l'Église et le salut des âmes, ce zèle qui brûle à la lettre et qui emploie le fagot et le feu, pourquoi, dis-je, ne punit-il pas ces vices et ces désordres, dont tout le monde reconnaît l'opposition formelle au christianisme ; et d'où vient qu'il met tout en oeuvre pour introduire des cérémonies ou pour établir des opinions, qui roulent pour la plupart sur des matières épineuses et délicates, qui sont au-dessus de la portée du commun des hommes ? L'on ne saura qu'au dernier jour, lorsque la cause de la séparation qui est entre les chrétiens viendra à être jugée, lequel des partis opposés a eu raison dans ces disputes, et lequel d'eux a été coupable de schisme et d'hérésie ; si c'est le parti dominant, ou celui qui souffre. Assurément ceux qui suivent Jésus-Christ, qui embrassent sa doctrine et qui portent son joug, ne seront point alors jugés hérétiques, quoiqu'ils aient abandonné père et mère, qu'ils aient renonce aux assemblées publiques et aux cérémonies de leur pays, ou à toute autre chose qu'il vous plaira.<br />
<br />
D'ailleurs supposé que les divisions qu'il y a entre les sectes forment de grands obstacles au salut des âmes, l'on ne saurait nier, avec tout cela, que « l'adultère, la fornication, l'impureté, l'idolâtrie et autres choses semblables, ne soient des oeuvres de la chair; et que l'apôtre n'ait déclaré, en propres termes, que ceux qui les commettent ne posséderont point le royaume de Dieu. » (ad Gal. V, 19 à 21) C'est pourquoi toute personne qui s'intéresse de bonne foi pour le royaume de Dieu, et qui croit qu'il est de son devoir d'en étendre les bornes parmi les hommes, doit s'appliquer avec autant de soin et d'industrie à déraciner tous ces vices qu'à extirper les sectes. Mais s'il en agit d'une autre manière, et si, pendant qu'il est cruel et implacable envers ceux qui ne sont pas de son opinion, il a de l'indulgence pour les vices et les dérèglements, qui vont à la ruine du christianisme ; que cet homme se pare, tant qu'il voudra, du nom de l'Église, il fait voir par ses actions qu'il a tout autre avancement en vue que celui du règne de Jésus-Christ.<br />
<br />
J'avoue qu'il me paraît fort étrange (et je ne crois pas être le seul de mon avis), qu'un homme qui souhaite avec ardeur le salut de son semblable, le fasse expirer au milieu des tourments, lors même qu'il n'est pas converti. Mais il n'y a personne, je m'assure, qui puisse croire qu'une telle conduite parte d'un fond de charité, d'amour ou de bienveillance. Si quelqu'un soutient qu'on doit contraindre les hommes, par le fer et par le feu, à recevoir de certains dogmes, et à se conformer à tel ou tel culte extérieur, sans aucun égard à leur manière de vivre ; si, pour convertir ceux qu'il suppose errants dans la foi, il les réduit à professer de bouche ce qu'ils ne croient pas, et qu'il leur permette la pratique des choses mêmes que l'Évangile défend; on ne saurait douter qu'il n'ait envie de voir une assemblée nombreuse unie dans la même profession que lui. Mais que son but principal soit de composer par là une Église vraiment chrétienne, c'est ce qui est tout à fait incroyable. On ne saurait donc s'étonner si ceux qui ne travaillent pas de bonne foi à l'avancement de la vraie religion et de l'église de Jésus-Christ emploient des armes contraires à l'usage de la milice chrétienne. Si, à l'exemple du capitaine de notre salut, ils souhaitaient avec ardeur de sauver les hommes, ils marcheraient sur ses traces, et ils imiteraient la conduite de ce prince de paix qui, lorsqu'il envoya ses soldats pour subjuguer les nations et les faire entrer dans son Église, ne les arma ni d'épées ni d'aucun instrument de contrainte, mais leur donna pour tout appareil l'Évangile de paix, et la sainteté exemplaire de leurs mœurs. C'était là sa méthode. Quoique, à vrai dire, si les infidèles devaient être convertis par la force, si les aveugles ou les obstinés devaient être amenés à la vérité par des armées de soldats, il lui était beaucoup plus facile d'en venir à bout avec des légions célestes, qu'aucun fils de l'église, quelque puissant qu'il soit, avec tous ses dragons.<br />
<br />
La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l'évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu'on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu'il y ait des gens assez aveugles, pour n'en voir pas la nécessité et l'avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne. Je ne m'arrêterai pas ici à accuser l'orgueil et l'ambition des uns, la passion et le zèle peu charitable des autres. Ce sont des vices dont il est presque impossible qu'on soit jamais délivré à tous égards ; mais ils sont d'une telle nature, qu'il n'y a personne qui en veuille soutenir le reproche, sans les pallier de quelque couleur spécieuse, et qui ne prétende mériter ces éloges, lors même qu'il est entraîné par la violence de ses passions déréglées. Quoi qu'il en soit, afin que les uns ne couvrent pas leur esprit de persécution et leur cruauté anti-chrétienne, des belles apparences de l'intérêt public, et de l'observation des lois ; et afin que les autres, sous prétexte de religion, ne cherchent pas l'impunité de leur libertinage et de leur licence effrénée, en un mot, afin qu'aucun ne se trompe soi-même ou n'abuse les autres, sous prétexte de fidélité envers le prince ou de soumission à ses ordres, et de scrupule de conscience ou de sincérité dans le culte divin ; je crois qu'il est d'une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l'exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre. Sans cela, il n'y aura jamais de fin aux disputes qui s'élèveront entre ceux qui s'intéressent, ou qui prétendent s'intéresser, d'un côté au salut des âmes, et de l'autre au bien de l'État.<br />
<br />
l'État, selon mes idées, est une société d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la conservation et de l'avancement de leurs INTÉRÊTS CIVILS.<br />
<br />
J'appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que sont l'argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature.<br />
<br />
Il est du devoir du magistrat civil d'assurer, par l'impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. Si quelqu'un se hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la conservation de tous ces biens, sa témérité doit être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à le dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts civils, dont il aurait pu et même dû jouir sans cela. Mais comme il n'y a personne qui souffre volontiers d'être privé d'une partie de ses biens, et encore moins de sa liberté ou de sa vie, c'est aussi pour cette raison que le magistrat est armé de la force réunie de tous ses sujets, afin de punir ceux qui violent les droits des autres.<br />
<br />
Or, pour convaincre que la juridiction du magistrat se termine à ces biens temporels, et que tout pouvoir civil est borné à l'unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation, sans qu'il puisse ni qu'il doive en aucune manière s'étendre jusques au salut des âmes, il suffit de considérer les raisons suivantes, qui me paraissent démonstratives.<br />
<br />
Premièrement, parce que Dieu n'a pas commis le soin des âmes au magistrat civil, plutôt qu'à toute autre personne, et qu'il ne paraît pas qu'il ait jamais autorisé aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion. Le consentement du peuple même ne saurait donner ce pouvoir au magistrat ; puisqu'il est comme impossible qu'un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même et à laisser au choix d'un autre, soit prince ou sujet, de lui prescrire la foi ou le culte qu'il doit embrasser. Car il n'y a personne qui puisse, quand il le voudrait, régler sa foi sur les préceptes d'un autre. Toute l'essence et la force de la vraie religion consiste dans la persuasion absolue et intérieure de l'esprit ; et la foi n'est plus foi, si l'on ne croit point. Quelques dogmes que l'on suive, à quelque culte extérieur que l'on se joigne, si l'on n'est pleinement convaincu que ces dogmes sont vrais, et que ce culte est agréable à Dieu, bien loin que ces dogmes et ce culte contribuent à notre salut, ils y mettent de grands obstacles. En effet, si nous servons le Créateur d'une manière que nous savons ne lui être pas agréable, au lieu d'expier nos péchés par ce service, nous en commettons de nouveaux, et nous ajoutons à leur nombre l'hypocrisie et le mépris de sa majesté souveraine.<br />
<br />
En second lieu, le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste, comme nous venons de le marquer, dans la persuasion intérieure de l'esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement est d'une telle nature, qu'on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses.<br />
<br />
On me dira sans doute, que « le magistrat peut se servir de raisons, pour faire entrer les hérétiques dans le chemin de la vérité, et leur procurer le salut. » je l'avoue; mais il a cela de commun avec tous les autres hommes. En instruisant, enseignant et corrigeant par la raison ceux qui sont dans l'erreur, il peut sans doute faire ce que tout honnête homme doit faire. La magistrature ne l'oblige à se dépouiller ni de la qualité d'homme, ni de celle de chrétien. Mais persuader ou commander, employer des arguments ou des peines, sont des choses bien différentes. Le pouvoir civil tout seul a droit à l'une, et la bienveillance suffit pour autoriser tout homme à l'autre. Nous avons tous mission d'avertir notre prochain que nous le croyons dans l'erreur, et de l'amener à la connaissance de la vérité par de bonnes preuves. Mais donner des lois, exiger la soumission et contraindre par la force, tout cela n'appartient qu'au magistrat seul. C'est aussi sur ce fondement que je soutiens que le pouvoir du magistrat ne s'étend pas jusques à établir, par ses lois, des articles de foi ni des formes de culte religieux. Car les lois n'ont aucune vigueur sans les peines ; et les peines sont tout à fait inutiles, pour ne pas dire injustes, dans cette occasion, puisqu'elles ne sauraient convaincre l'esprit. Il n'y a donc ni profession de tels ou tels articles de foi, ni conformité à tel ou tel culte extérieur (comme nous l'avons déjà dit), qui puissent procurer le salut des âmes, si l'on n'est bien persuadé de la vérité des uns et que l'autre est agréable à Dieu. Il n'y a que la lumière et l'évidence qui aient le pouvoir de changer les opinions des hommes ; et cette lumière ne peut jamais être produite par les souffrances corporelles, ni par aucune peine extérieure.<br />
<br />
En troisième lieu, le soin du salut des âmes ne saurait appartenir au magistrat, parce que, si la rigueur des lois et l'efficace des peines ou des amendes pouvaient convaincre l'esprit des hommes, et leur donner de nouvelles idées, tout cela ne servirait de rien pour le salut de leurs âmes. En voici la raison, c'est que la vérité est unique, et qu'il n'y a qu'un seul chemin qui conduise au ciel. Or, quelle espérance qu'on y amènera plus de gens, s'ils n'ont d'autre règle que la religion de la cour; s'ils sont obligés de renoncer à leurs propres lumières, de combattre le sentiment intérieur de leur conscience, et de se soumettre en aveugles à la volonté de ceux qui gouvernent, et à la religion que l'ignorance, l'ambition, ou même la superstition, ont peut-être établie dans le pays où ils sont nés ? Si nous considérons la différence et la contrariété des sentiments qu'il y a sur le fait de la religion, et que les princes ne sont pas moins partagés là-dessus qu'au sujet de leurs intérêts temporels, il faut avouer que le chemin du salut, déjà si étroit, le deviendrait encore davantage. Il n'y aurait plus qu'un seul pays qui suivît cette route, et tout le reste du monde se trouverait engage a suivre ses princes dans la voie de la perdition. Ce qu'il y a de plus absurde encore, et qui s'accorde fort mal avec l'idée d'une divinité, c'est que les hommes devraient leur bonheur ou leur malheur éternels aux lieux de leur naissance.<br />
<br />
Ces raisons seules, sans m'arrêter à bien d'autres que j'aurais pu alléguer ici, me paraissent suffisantes pour conclure que tout le pouvoir du gouvernement civil ne se rapporte qu'à l'intérêt temporel des hommes ; qu'il se borne au soin des choses de ce monde, et qu'il ne doit pas se mêler de ce qui regarde le siècle à venir.<br />
<br />
Examinons à présent ce qu'on doit entendre par le mot d'Église. Par ce terme, j'entends une société d'hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu'ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut.<br />
<br />
Je dis que c'est une société libre et volontaire, puisqu'il n'y a personne qui soit membre né d'aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels ; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu'il jouit de ses terres ; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici donc de quelle manière il faut concevoir la chose. Il n'y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu'à une autre ; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est plus agréable à Dieu. Comme l'espérance du salut a été la seule cause qui l'a fait entrer dans cette communion, c'est aussi par ce seul motif qu'il continue d'y demeurer. Car s'il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d'irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d'en sortir qu'il l'a été d'y entrer ? Les membres d'une société religieuse ne sauraient y être attachés par d'autres liens que ceux qui naissent de l'attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin.<br />
<br />
Il faut donc examiner à présent quel est le pouvoir de cette Église, et à quelles lois elle est assujettie.<br />
<br />
Tout le monde avoue qu'il n'y a point de société, quelque libre qu'elle soit, ou pour quelque légère occasion qu'elle se soit formée (soit qu'elle se compose de philosophes pour vaquer à l'étude, de marchands pour négocier, ou d'hommes de loisir pour converser ensemble), il n'y a point, dis-je, d'Église ou de compagnie, qui puisse durer bien longtemps, et qui ne soit bientôt détruite, si elle n'est gouvernée par quelques lois, et si tous les membres ne consentent à l'observation de quelque ordre. Il faut convenir du lieu et du temps des assemblées ; il faut établir des règles pour admettre ou exclure des membres; on ne doit pas négliger non plus la distinction des offices, ni la régularité dans la conduite des affaires, ni rien de tout ce qui regarde la bienséance et les autres choses de cette nature. Mais, comme nous avons déjà prouvé que l'union de plusieurs membres, pour former un corps d'Église, est tout à fait libre et volontaire, il s'ensuit de là nécessairement que le droit de faire des lois ne peut appartenir qu'à la société elle-même, ou du moins qu'à ceux qu'elle autorise d'un commun consentement à y travailler; ce qui revient à la même chose.<br />
<br />
Quelques-uns objecteront peut-être, « qu'une pareille société ne saurait avoir le caractère d'une vraie Église, à moins qu'elle n'ait un évêque ou un prêtre, qui la gouverne avec une autorité dérivée des apôtres eux-mêmes, et continuée jusques a ce jour par une succession non interrompue ».<br />
<br />
Je leur demanderai d'abord qu'ils me fassent voir l'ordre par lequel Jésus-Christ a imposé cette loi à son Église. Je ne crois pas même que l'on puisse m'accuser d'indiscrétion si, dans une affaire de cette importance, j'exige que les termes de cet ordre soient exprès et positifs. Car la promesse qu'il nous a faite, que partout où il y aurait deux ou trois personnes assemblées en son nom, il serait au milieu d'elles (Matth. XVIII, V, 20), semble signifier tout le contraire. je les prie donc d'examiner si une pareille assemblée manque de quelque chose qui lui soit nécessaire pour la rendre une vraie Église. Pour moi, je suis persuadé qu'elle ne manque de rien pour obtenir le salut ; et cela doit suffire pour l'objet que je me propose.<br />
<br />
Ensuite, si l'on prend garde aux dissentiments très prononcés qu'il y a toujours eu entre ceux-là mêmes qui ont tant fait valoir l'institution divine et la succession continuée d'un certain ordre de directeurs dans l'Église, on trouvera que cette dissension nous engage de toute nécessité à l'examen, et nous donne par conséquent la liberté de choisir ce qui nous paraît le meilleur.<br />
<br />
Enfin, je consens à ce que ces personnes-là aient un chef de leur Église, établi par une aussi longue succession qu'elles le jugent nécessaire, pourvu qu'elles me laissent en même temps la liberté de me joindre à la société où je crois trouver tout ce qui est nécessaire au salut de mon âme. Alors, tous les partis jouiront de la liberté ecclésiastique, et ils n'auront d'autre législateur que celui qu'ils auront choisi.<br />
<br />
Mais, puisque l'on est si fort en peine de savoir quelle est la vraie Église, je demanderai seulement ici en passant s'il n'est pas plus du caractère de l'Église de Jésus-Christ d'exiger pour conditions de sa communion les seules choses que l'Écriture sainte déclare en termes exprès être nécessaires au salut, que d'imposer aux autres ses propres inventions, ou ses explications particulières, comme si elles étaient appuyées sur une autorité divine, et d'établir par des lois ecclésiastiques, comme absolument nécessaires à la profession du christianisme, des choses dont l'Écriture ne dit pas un mot, ou du moins qu'elle ne commande pas en termes clairs et positifs. Tous ceux qui, pour admettre quelqu'un à leur communion ecclésiastique, exigent de lui des choses que Jésus-Christ n'exige point pour lui faire obtenir la vie éternelle, peuvent bien former une société qui s'accorde avec leurs opinions et leur avantage temporel ; mais je ne conçois pas qu'on lui puisse donner le titre d'Église de Jésus-Christ, puisqu'elle n'est pas fondée sur ses lois, et qu'elle exclut de sa communion des personnes qu'il recevra lui-même un jour dans le royaume des cieux. Mais, comme ce n'est pas ici le lieu d'examiner quelles sont les marques de la vraie Église, je me contenterai d'avertir ces ardents défenseurs des dogmes de leur société, qui crient sans relâche, l'Église, l'Église, avec autant de force et peut-être dans la même vue que les orfèvres de la ville d'Ephèse exaltaient leur Diane, je me contenterai, dis-je, de les avertir que l'Église témoigne partout que les véritables disciples de Jésus-Christ souffriront de grandes persécutions : mais je ne sache pas avoir lu, dans aucun endroit du nouveau Testament, que l'église de ce divin sauveur doive persécuter les autres, et les contraindre, par le fer et par le feu, à recevoir ses dogmes et sa créance.<br />
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Le but de toute société religieuse, comme nous l'avons déjà dit, est de servir Dieu en public, et d'obtenir par ce moyen la vie éternelle. C'est donc là que doit tendre toute la discipline, et c'est dans ces bornes que toutes les lois ecclésiastiques doivent être renfermées. Aucun des actes d'une pareille société ne peut ni ne doit être relatif à la possession des biens civils ou temporels. Il ne s'agit point ici d'employer, pour quelque raison que ce soit, aucune force extérieure. Car la force appartient au magistrat civil ; et la possession de tous les biens extérieurs est soumise à sa juridiction.<br />
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On me demandera peut-être : « Quelle vigueur donc restera-t-il aux lois ecclésiastiques, et comment sera-t-il possible de les faire exécuter, si l'on en bannit toute sorte de contrainte ? » je réponds qu'elles doivent être établies par des moyens conformes à la nature d'un ordre de choses dont l'observation extérieure est inutile, si elle n'est accompagnée de la persuasion du cœur. En un mot, les exhortations, les avis et les conseils sont les seules armes que cette société doive employer pour retenir ses membres dans le devoir. Si tout cela n'est pas capable de ramener les égarés, et qu'ils persistent dans l'erreur ou dans le crime, sans donner aucune espérance de leur retour, il ne lui reste alors d'autre parti à prendre qu'à les éloigner de sa communion. C'est le plus haut degré où le pouvoir ecclésiastique puisse atteindre ; et toute la peine qu'il inflige se réduit à rompre la relation qu'il y avait entre le corps et le membre qui a été retranché, en sorte que celui-ci ne fasse plus partie de cette Église.<br />
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Cela posé, examinons quels sont les devoirs où la tolérance engage, et ce qu'elle exige de chaque individu.<br />
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Et d'abord, je soutiens qu'aucune Église n'est obligée, par le devoir de la tolérance, à garder dans son sein un membre qui, après en avoir été averti, continue à pécher contre ses lois ; parce qu'elles sont les conditions de sa communion, l'unique lien qui la conserve, et que, s'il était permis de les violer impunément, elle ne saurait plus subsister. Avec tout cela, il faut prendre garde que ni l'acte d'excommunication ni son exécution ne soient accompagnés de paroles injurieuses, ni d'aucune violence qui blesse le corps, ou qui porte aucun préjudice aux biens de la personne excommuniée. Car l'emploi de la force n'appartient qu'au magistrat, comme nous l'avons déjà dit plus d'une fois, et il n'est permis aux particuliers que pour leur propre défense, en cas d'agression injuste. L'excommunication ne peut ôter à l'excommunié aucun des biens civils qu'il possédait, parce qu'ils regardent l'état civil, et qu'ils sont sous la protection du magistrat. Toute la force de l'excommunication se réduit à ceci : c'est qu'après avoir déclaré la résolution de la société, l'union qu'il y avait entre ce corps et l'un de ses membres est rompue, et que de cette manière la participation à certaines choses, que cette société accorde à ses membres, et auxquelles il n'y a personne qui ait un droit civil, vient aussi à discontinuer. Du moins l'excommunié ne reçoit aucune injure civile si, dans la célébration de la Cène du seigneur, le ministre d'une église lui refuse du pain et du vin, qui n'ont pas été achetés de son propre argent.<br />
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En second lieu, il n'y a point de particulier qui ait le droit d'envahir, ou de diminuer en aucune manière les biens civils d'un autre, sous prétexte que celui-ci est d'une autre Église, ou d'une autre religion. Il faut conserver inviolablement à ce dernier tous les droits qui lui appartiennent comme homme, ou comme citoyen : ils ne sont nullement du ressort de la religion, et l'on doit s'abstenir de toute violence et de toute injure à son égard, qu'il soit chrétien ou païen. Bien plus, il ne faut pas s'arrêter dans les simples bornes de la justice ; il faut y ajouter la bienveillance et la bonté. Voilà ce que l'Évangile ordonne, ce que la raison persuade, ce qu'exige la société, que la nature a établie entre les homme. Si un homme s'écarte du droit chemin, c'est un malheur pour lui, et non un dommage pour vous ; et vous ne devez pas le dépouiller des biens de cette vie, parce que vous supposez qu'il sera misérable dans celle qui est à venir.<br />
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Ce que je viens de dire de la tolérance mutuelle que se doivent les particuliers, qui diffèrent de sentiment sur le fait de la religion, doit aussi s'entendre des Églises particulières, qu'on peut regarder, en quelque manière, comme des personnes privées, les unes à l'égard des autres. Aucune d'elles n'a aucune sorte de juridiction sur une autre, non pas même lorsque l'autorité civile se trouve de son côté, comme il arrive quelquefois ; parce que l'État ne peut donner aucun nouveau privilège à l'Église, non plus que l'Église à l'État. l'Église demeure toujours ce qu'elle était auparavant (c'est-à-dire une société libre et volontaire), soit que le magistrat se joigne à sa communion, ou qu'il l'abandonne ; et, qui plus est, elle ne saurait acquérir, par son union avec lui, le droit du glaive, ni perdre, par sa séparation, celui qu'elle avait d'instruire ou d'excommunier. Ce sera toujours un droit immuable de toute société volontaire de pouvoir bannir de son sein ceux de ses membres qui ne se conforment pas aux règles de son institution, sans acquérir pourtant aucune juridiction sur les personnes qui sont dehors, par l'accession de quelque nouveau membre que ce soit. C'est pourquoi les différentes Églises doivent toujours entretenir la paix, la justice et l'amitié entre elles, de même que les simples particuliers, sans prétendre à aucune supériorité ni juridiction les unes sur les autres.<br />
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Pour rendre la chose plus claire par un exemple, supposons qu'il y ait deux Églises à Constantinople, l'une de Calvinistes, et l'autre d'Arméniens. Dira-t-on que les uns ont le droit de priver les autres de leur liberté, de les dépouiller de leurs biens, de les envoyer en exil, ou de les punir même de mort (comme on l'a vu pratiquer ailleurs), parce qu'ils diffèrent entre eux à l'égard de quelques dogmes ou de quelques cérémonies; tandis que le Turc demeurerait tranquille spectateur de ces fureurs, et rirait de voir les chrétiens se porter à un tel excès de cruauté et de rage les uns contre les autres ? Mais, si l'une des deux Églises a ce pouvoir de maltraiter l'autre, je voudrais bien savoir à laquelle il appartient, et de quel droit ? L'on me répondra sans doute, que les orthodoxes ont de droit l'autorité sur les hérétiques. Mais ce sont là de grands mots et des termes spécieux, qui ne signifient absolument rien. Chaque Église est orthodoxe à son égard, quoiqu'elle soit hérétique à l'égard des autres ; elle prend pour vérité tout ce qu'elle croit, et traite d'erreur l'opinion contraire à la sienne ; de sorte que la dispute entre ces deux Églises, sur la vérité de la doctrine et la pureté du culte, est égale de part et d'autre, et qu'il n'y a point de juge vivant à Constantinople, ni même sur toute la terre, qui la puisse terminer. La décision de cette question n'appartient qu'au souverain juge de tous les hommes, et c'est lui seul aussi qui a le droit de punir ceux qui sont dans l'erreur. je laisse donc à penser quel est le crime de ceux qui joignent l'injustice à l'orgueil, si ce n'est pas même à l'erreur, lorsqu'ils persécutent et qu'ils déchirent, avec autant d'insolence que de témérité, les serviteurs d'un autre maître, qui ne relèvent point d'eux à cet égard.<br />
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Il y a plus : supposé qu'on pût découvrir laquelle de ces deux Églises est véritablement orthodoxe ; cet avantage ne lui donnerait pas le droit de ruiner l'autre, parce que les sociétés ecclésiastiques n'ont aucune juridiction sur les biens temporels, et que le fer et le feu ne sont pas des instruments propres pour convaincre les hommes de leurs erreurs et les amener à la connaissance de la vérité. Supposons néanmoins que le magistrat civil incline en faveur de l'une de ces Églises, qu'il lui confie son glaive, et qu'il lui permette d'en agir avec les opposants de la manière qu'il lui plaira. Peut-on dire que cette permission, accordée par un empereur turc, donne le droit à des chrétiens de persécuter leurs frères ? Un infidèle, qui lui-même n'a pas le droit de les punir à cause de la religion qu'ils professent, ne saurait donner ce qu'il n'a pas. D'ailleurs, il faut entendre ceci de tous les États chrétiens. Ce serait le cas à Constantinople, et la raison en est la même, pour quelque royaume chrétien que ce soit. Le pouvoir civil est partout le même, en quelque main qu'il se trouve, et un prince chrétien ne saurait donner plus d'autorité à une Église qu'un prince infidèle, c'est-à-dire aucune. Peut-être aussi qu'il ne sera pas mal à propos de remarquer en passant que tous ces zélés défenseurs de la vérité, tous ces ennemis jurés des erreurs et du schisme, ne font presque jamais éclater le zèle ardent qu'ils ont pour la gloire de Dieu que dans les endroits où le magistrat les favorise. Dès qu'ils ont obtenu la protection du gouvernement civil, et qu'ils sont devenus supérieurs à leurs ennemis, il n'y a plus de paix, ni de charité chrétienne; mais ont-ils le dessous, ils ne parlent que de tolérance mutuelle. S'ils n'ont pas la force en main, ni le magistrat de leur côté, ils sont paisibles, et ils endurent patiemment l'idolâtrie, la superstition et l’hérésie, dont le voisinage leur fait tant de peur en d'autres occasions. Ils ne s'amusent point à combattre les erreurs que la cour adopte, quoique la dispute, soutenue par de bonnes raisons, et accompagnée de douceur et de bienveillance, soit l'unique moyen de répandre la vérité.<br />
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Il n'y a donc aucune personne, ni aucune Église, ni enfin aucun État, qui ait le droit, sous prétexte de religion, d'envahir les biens d'un autre, ni de le dépouiller de ses avantages temporels. S'il se trouve quelqu'un qui soit d'un autre avis, je voudrais qu'il pensât au nombre infini de procès et de guerres qu'il exciterait par là dans le monde. Si l'on admet une fois que l'empire est fondé sur la grâce, et que la religion se doit établir par la force et par les armes, on ouvre la porte au vol, au meurtre et à des animosités éternelles ; il n'y aura plus ni paix, ni sûreté publique, et l'amitié même ne subsistera plus entre les hommes.<br />
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En troisième lieu, voyons quel est le devoir que la tolérance exige de ceux qui ont quelque emploi dans l'Église, et qui se distinguent des autres hommes, qu'il leur plaît de nommer LAÏQUES, par les titres d'ÉVÊQUES, de DIACRES, de MINISTRES, et par tels autres noms. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher l'origine du pouvoir ou de la dignité du clergé; je dis seulement que, quelle que soit la source de ce pouvoir, puisqu'il est ecclésiastique, il faut sans doute qu'il soit renfermé dans les bornes de l'Église, et qu'il ne saurait, en aucune manière, s'étendre aux affaires civiles, parce que l'Église elle-même est entièrement séparée et distincte de l'État. Les bornes sont fixes et immuables de part et d'autre. C'est confondre le ciel avec la terre que de vouloir unir ces deux sociétés, qui sont tout à fait distinctes, et entièrement différentes l'une de l'autre, soit par rapport à leur origine, soit par rapport à leur but ou à leurs intérêts. Quelque charge ecclésiastique qu'ait donc un homme, il n'en saurait punir un autre qui n'est pas de son Église, ni lui ôter, sous prétexte de religion, aucune partie de ses biens temporels, ni le priver de sa liberté, et encore moins de la vie. Car, ce qui n'est pas permis à toute l'Église en corps, ne saurait devenir légitime, par le droit ecclésiastique, dans aucun de ses membres.<br />
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Mais il ne suffit pas aux ecclésiastiques de s'abstenir de toute violence, de toute rapine et de toute persécution : puisqu'ils se disent les successeurs des apôtres, et qu'ils se chargent d'instruire les peuples, il faut qu'ils leur enseignent à conserver la paix et l'amitié avec tous les hommes, et qu'ils exhortent à la charité, à la douceur et à la tolérance mutuelle les hérétiques et les orthodoxes, tant ceux qui se trouvent de leur opinion que ceux qui en diffèrent; tant les particuliers que les magistrats, s'il y en a quelqu'un qui soit membre de leur Église. En un mot, il faut qu'ils travaillent à éteindre cette animosité, qu'un zèle indiscret, ou que l'adresse de certaines gens allume dans l'esprit des différentes sectes qui partagent le christianisme. Si l'on prêchait partout cette doctrine de paix et de tolérance, je n'ose dire quel fruit il en reviendrait à l'Église et à l'État, de peur de faire tort à des personnes dont je voudrais que tout le monde respectât la dignité, et qu'ils n'y fissent eux-mêmes aucune tache. Il est du moins certain que c'est leur devoir; et si quelqu'un de ceux qui se disent les ministres de la Parole de Dieu et les prédicateurs de l'Évangile de paix, enseigne une autre doctrine, il ignore sa mission ou il la néglige, et il en rendra compte un jour au Prince de la Paix. S'il faut exhorter les chrétiens a s'abstenir de la vengeance, quand même on les aurait provoqués par des injustices réitérées, combien plus doit-on s'abstenir de toute colère et de toute action violente envers des personnes de qui l'on n'a reçu aucun mal, ou qui même ne pensent qu'à leurs véritables intérêts et à servir Dieu de la manière qui leur paraît lui être la plus agréable, ou qui enfin embrassent la religion où ils croient pouvoir mieux faire leur salut ? Lorsqu'il s'agit de la disposition des biens temporels et de la santé du corps, il est permis à chacun de se gouverner, à cet égard, comme il le juge à propos. Il n'y a personne qui se mette en colère de ce que son voisin gouverne mal ses affaires domestiques, ou de ce qu'il n'a pas semé son champ comme il faut, ou de ce qu'il a mal marié sa fille. On ne s'inquiète point pour ramener un homme qui se ruine par ses débauches ou au cabaret : qu'il édifie, ou qu'il renverse, qu'il prodigue son bien à tort et à travers ; tout cela est permis, et on lui laisse toute liberté. Mais s'il ne fréquente pas l'Église, s'il ne se conforme pas exactement aux cérémonies prescrites ; s'il ne présente pas ses enfants pour être initiés dans les mystères de telle ou telle communion, alors on n'entend dans tout le voisinage que murmures, que clameurs et qu'accusations ; chacun est prêt à venger un crime si énorme, et peu s'en faut que les zélés n'en viennent au pillage et à la violence, jusqu'à ce que le prétendu criminel soit traîné devant le juge, mis en prison, et condamné à la mort ou à la perte de ses biens. Sans doute, il est permis aux ministres de toutes les sectes de combattre les erreurs qui sont opposées à leurs croyances, et d'y employer toute la force de raisonnement dont ils sont capables ; mais qu'ils épargnent au moins les personnes. Qu'ils ne suppléent pas au manque de preuves solides, en recourant aux instruments de la force, qui appartiennent à une autre juridiction, et qui conviennent mal aux mains des gens d'Église ; qu'ils n'appellent pas au secours de leur éloquence et de leur doctrine le glaive du magistrat, de peur que, peut-être, tout en prétendant montrer leur amour pour la vérité, ce zèle trop ardent, qui ne respire que le fer et le feu, ne trahisse leur ambition, et ne découvre qu'ils cherchent la domination, plus que tout autre chose. Du moins, on aurait de la peine à persuader à des hommes de bon sens qu'on souhaite avec ardeur le salut de ses frères, et qu'on travaille de bonne foi à les garantir des flammes éternelles de l'enfer, pendant qu'on les livre ici-bas pour être brûlés vifs par la main du bourreau, et qu'on regarde cet affreux spectacle d'un oeil sec et d'un air content.<br />
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En dernier lieu, il faut examiner quels sont les devoirs du magistrat à l'égard de la tolérance, et, certes, ils sont très importants.<br />
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Nous avons déjà prouvé que le soin des âmes n'appartient pas au magistrat, s'il est vrai que l'autorité de celui-ci consiste à prescrire des lois et à contraindre par la voie des châtiments; mais tout le monde peut exercer la charité envers ses frères, les instruire, les avertir et les persuader par de bonnes raisons. Ainsi, chacun a le droit d'avoir soin de son âme, et on ne saurait le lui ôter. Mais, dira-t-on peut-être, s'il néglige ce soin? Mais s'il néglige la santé de son corps, et les affaires domestiques, où la société civile est beaucoup plus intéressée, faudra-t-il que le magistrat publie une ordonnance pour lui défendre de s'appauvrir et de tomber malade ? Autant qu'il se peut, les lois mettent les biens et la santé des sujets à couvert de toute insulte et de toute fraude étrangère ; mais elles ne sauraient les garantir contre leur propre négligence et leur mauvaise conduite. On ne saurait forcer personne à se bien porter, ou à devenir riche, bon gré malgré qu'il en ait. Dieu lui-même ne sauvera pas les hommes contre leur volonté. Supposons cependant qu'un prince veuille obliger ses sujets à acquérir des richesses et à se conserver la force et la santé du corps ; faudra-t-il qu'il ordonne par une loi qu'on ne consulte que les médecins de Rome, et qu'on n'ait à suivre pour sa diète que les règles qu'ils prescriront ? Faudra-t-il qu'on ne prenne aucun remède ni aucune viande, que ce qui aura été préparé au Vatican ou à Genève? et, afin que les sujets vivent chez eux dans l'abondance et dans les délices, seront-ils tous obligés à être marchands ou à devenir musiciens ? faudra-t-il qu'ils deviennent tous rôtisseurs, ou charpentiers, parce qu'il y en a quelques-uns qui se sont enrichis à faire ces métiers-là, et que leurs familles vivent dans l'aisance? On me dira, sans doute, qu'il y a mille moyens de gagner de l'argent, et qu'il n'y a qu'un seul chemin qui conduise au salut. C'est ce que disent, en effet, tous ceux qui veulent nous contraindre à suivre des routes opposées ; les uns celle-ci, les autres celle là : car s'il y en avait plusieurs, il ne resterait pas le moindre prétexte d'y employer la force et la violence. Si, par exemple, je veux aller à Jérusalem, et que, suivant la carte géographique de la Terre sainte, je prenne le droit chemin, où je marche de toutes mes forces, pourquoi me maltraite-t-on parce que je ne suis pas monté sur des brodequins, ou que je n'ai pas fait certaines ablutions et reçu quelque tonsure ; parce que je mange de la viande en chemin, et que je me sers de la nourriture qui est propre à mon estomac et à l'état faible et débile de ma santé ; parce que j'évite quelques détours qui me paraissent conduire dans des précipices ou des broussailles ; parce que, entre plusieurs sentiers qui aboutissent au même endroit, je choisis celui qui me paraît le moins tortu et le moins sale; que je préfère la compagnie de ceux qui me semblent les plus modestes et de la meilleure humeur; ou, enfin parce que j'ai pris, ou je n'ai pas pris pour mon guide un homme paré d'une mitre ou couvert d'une robe blanche ? Car, si l'on examine les choses de près, il se trouvera que ce qui divise aujourd'hui la plupart des chrétiens, et qui les anime avec tant d'aigreur les uns contre les autres, n'est guère plus considérable que tout ce que je viens de rapporter, et qu'on peut le pratiquer ou le négliger, pourvu que l'on soit exempt de superstition et d'hypocrisie, sans aucun préjudice à la religion et au salut des âmes. Ce sont, dis-je, des choses de ce genre qui entretiennent des haines implacables entre les chrétiens qui sont tous d'accord sur la partie substantielle et véritablement fondamentale de la religion.<br />
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Mais accordons à ces zélateurs, qui condamnent tout ce qui n'est pas conforme à leurs opinions, que de toutes les circonstances que j'ai déjà marquées, il en naisse autant de chemins opposés, qui ont différentes issues ; que faudra-t-il conclure de là ? Est-ce que de tous ces chemins, il n'y en a qu'un seul qui conduise au salut? Eh bien, soit. Mais entre ce nombre infini de routes que les hommes prennent, il s'agit de savoir quelle est la véritable ; et je ne crois pas que le soin du gouvernement public ni le droit de faire des lois serve au magistrat à découvrir le chemin qui conduit au Ciel, avec plus de certitude que l'étude et l'application n'en donnent à un particulier. Si je suis attaqué d'une maladie grave qui me fait traîner une vie languissante, et qu'il n'y ait pour me guérir qu'un seul remède, qui est inconnu; le magistrat sera-t-il en droit de me prescrire un remède, parce que celui qui peut me guérir est unique en son espèce, et qu'il est inconnu ? sera-t-il sûr pour moi de faire tout ce qu'ordonne le magistrat, parce qu'il ne me reste qu'un seul parti à prendre, si je veux éviter la mort ? Ce que tous les hommes doivent rechercher avec tout le soin, l'étude, l'application et la sincérité dont ils sont capables, ne doit pas être regardé comme constituant la profession d'aucune sorte de personnes. A vrai dire, la naissance rend les princes supérieurs en pouvoir aux autres hommes ; mais par la nature ils sont égaux : et le droit ou l'art de gouverner les peuples n'emporte pas avec soi la connaissance certaine des autres choses, et beaucoup moins celle de la vraie religion. Car, s'il en était ainsi, d'où viendrait, je vous prie, que les rois et les souverains de la terre sont si peu d'accord sur cet article-là ? Mais accordons, si l'on veut, que le chemin qui mène à la vie éternelle est mieux connu du prince que de ses sujets; ou que du moins, dans l'incertitude où l'on se trouve à cet égard, il est plus commode et plus sûr pour les particuliers d'obéir à ses ordres. Cela posé, me direz-vous, si le prince vous condamnait à vous appliquer au négoce pour gagner votre vie, est-ce que vous refuseriez de lui obéir, sous prétexte que vous êtes incertain si vous réussirez ou non ? Point du tout : je lui obéirais, au contraire, de bon cœur, parce que, si le succès ne répondait pas à mon attente, il est assez puissant pour me dédommager d'un autre côté, et que, s'il a bonne envie de me tirer de la misère, comme il veut me le persuader, il lui est facile d'en venir à bout, quand même j'aurais eu le malheur de perdre tout mon bien dans le négoce. Mais il n'en est pas de même pour ce qui regarde la vie éternelle. Si je n'ai pas pris le chemin qui peut y conduire, si j'ai échoué dans cette entreprise, il n'est plus au pouvoir du magistrat de réparer ma perte, ni en tout, ni en partie. Quelle garantie peut-on donner, quand il s'agit du royaume des cieux ?<br />
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L'on me dira peut-être, « que ce n'est pas au magistrat civil que l'on attribue ces décisions infaillibles auxquelles tout le monde est tenu de se conformer, sur les matières de la foi et du salut, mais à l'Église ; que le magistrat civil ne fait qu'ordonner l'observation de ce que l'Église a défini, et qu'il empêche seulement par son autorité que l'on croie, ou que l'on enseigne autre chose que la pure doctrine de l'Église ; en sorte que la décision est toujours au pouvoir de celle-ci, et que le magistrat ne fait qu'obéir lui-même, et qu'exiger l'obéissance des autres ». Mais qui ne voit que ce nom d'Église, qui était si vénérable du temps des apôtres, n'a servi bien des fois, dans les siècles suivants, qu'à jeter de la poussière aux yeux du peuple ? Quoi qu'il en soit, il ne nous est d'aucun secours dans l'affaire dont il s'agit. je soutiens que le chemin étroit qui conduit au ciel, n'est pas plus connu du magistrat que des simples particuliers, et qu'ainsi je ne saurais le prendre pour mon guide infaillible dans cette route, puisqu'il ne la sait peut-être pas mieux que moi, et que d'ailleurs il n'y a nulle apparence qu'il s'intéresse à mon salut plus que moi-même. Entre tous les rois des Juifs, combien n'y en eut-il pas qui abandonnèrent le culte du vrai dieu, et qui auraient engagé dans l'idolâtrie et la perdition tous les israélites qui auraient eu la faiblesse de leur rendre une obéissance aveugle ? Cependant, vous m'exhortez à avoir bon courage, et vous m'assurez même qu'il n'y a point de risque, parce qu'aujourd'hui le magistrat n'ordonne pas au peuple de suivre ses règlements sur le chapitre de la religion, et qu'il ne fait qu'autoriser par une loi civile les décrets de l'Église. Mais de quelle Église me parlez-vous, je vous prie ? n'est-ce pas celle que le prince adopte, et alors ne juge-t-il pas de la religion, lui qui me contraint par les lois et par la violence de me joindre à telle ou telle Église ? Qu'importe qu'il me guide lui-même, ou qu'il me remette à la conduite des autres ? je dépends toujours de sa volonté; et, de quelque manière qu'on le prenne, il décide de mon salut éternel. Si un Juif, par l'ordre du roi, avait sacrifié à Baal, s'en serait-il mieux trouvé quand on lui aurait dit que le roi ne pouvait rien établir de son chef sur la religion, ni ordonner aucune sorte de culte à ses sujets, qu'avec l'approbation des prêtres et des docteurs de la loi ? Si la doctrine d'une Église devient vraie et salutaire, parce que ses prêtres, ses ministres et ses dévots en parlent avec de grands éloges, et l'élèvent jusques aux nues, quelle religion pourra jamais être déclarée erronée, fausse et pernicieuse ? La doctrine des Sociniens me paraît douteuse ; le culte des catholiques romains et des Luthériens m'est suspect ; y aura-t-il pour moi plus de sûreté à me joindre à l'une ou à l'autre de ces Églises par l'ordre du magistrat, parce qu'il ne commande et n'établit rien sur la religion que de l'avis et par l'autorité des ecclésiastiques qui les composent ? Quoique, à dire le vrai, il arrive souvent que l'Église (si l'on peut du moins donner ce titre à une assemblée d'ecclésiastiques qui dressent des articles de foi) s'accommode plutôt à la cour, que la cour à l'Église. Tout le monde sait ce que fut autrefois l'Église, sous des princes successivement orthodoxes et ariens. Mais si cet exemple est trop éloigné de notre temps, l'histoire d'Angleterre nous en fournit de beaucoup plus modernes. Sous les règnes de Henri VIII, de Marie et d'Elizabeth, avec quelle complaisance et quelle promptitude les ecclésiastiques ne changèrent-ils pas leurs articles de foi, la forme du culte, et toutes choses en un mot, suivant le bon plaisir de ces princes ? Cependant ces rois et ces reines avaient des idées si différentes sur la religion, qu'à moins que d'être fou, pour ne pas dire athée, on ne saurait prétendre qu'un honnête homme, et qui craint Dieu, aurait pu, en conscience, obéir aux ordres opposés qu'ils donnaient à cet égard. En un mot, soit qu'un prince suive ses propres lumières, ou l'autorité de l'Église, pour déterminer la religion des autres, tout cela revient à la même chose. Le jugement des ecclésiastiques, dont les disputes et les animosités ne sont que trop connues dans le monde, n'est ni plus sûr ni plus infaillible que le sien ; et tous leurs suffrages réunis ensemble ne sauraient donner la moindre force au pouvoir civil : outre que les princes ne s'avisent guère de consulter les ecclésiastiques qui ne sont pas de leur religion.<br />
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Mais ce qu'il y a de capital et qui tranche le nœud de la question, c'est qu'en supposant que la doctrine du magistrat soit la meilleure, et que le chemin qu'il ordonne de suivre soit le plus conforme à l'Évangile, malgré tout cela, si je n'en suis pas persuadé moi-même du fond du cœur, mon salut n'en est pas plus assuré. je n'arriverai jamais au séjour des bienheureux par une route que ma conscience désapprouve. je puis m'enrichir à faire un métier qui me déplaît, et opérer ma guérison par l'usage de certains remèdes dont la vertu m'est suspecte ; mais je ne saurais obtenir le salut par la voie d'une religion que je soupçonne être fausse, ni par la pratique d'un culte que j'abhorre. C'est en vain qu'un incrédule affecte de professer extérieurement un culte qui n'est pas le sien; il n'y a que la foi et la sincérité du cœur qui puissent plaire à Dieu. C'est en vain qu'on me vante les effets merveilleux d'une médecine, si mon estomac la rejette d'abord; et l'on ne doit pas forcer un homme à prendre un remède que son tempérament et la nature de ses humeurs ne manqueront pas de changer aussitôt en poison. Quelques doutes que l'on puisse avoir sur les différentes religions qu'il y a dans le monde, il est toujours certain que celle que je ne crois pas véritable, ne saurait être véritable ni profitable pour moi. C'est donc en vain que les princes forcent leurs sujets à entrer dans la communion de leur Église, sous prétexte de sauver leurs âmes : si ces derniers croient la religion du prince bonne, ils l'embrasseront d'eux-mêmes ; et s'ils ne la croient pas telle, ils ont beau s'y joindre, leur perte n'en est pas moins assurée. En un mot, quelque grand empressement, quelque zèle que l'on prétende avoir pour le salut des hommes, on ne saurait jamais les forcer à se sauver malgré eux ; et après tout, il faut toujours finir par les abandonner à leur propre conscience.<br />
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Après avoir ainsi délivré les hommes de la tyrannie qu'ils exercent les uns sur les autres en matière de religion, considérons ce qui leur reste à faire ensuite. Tout le monde est d'accord qu'il faut servir Dieu en public, et si cela n'était, pourquoi les contraindrait-on à se trouver aux assemblées publiques ? Puis donc qu'ils sont libres à cet égard, ils doivent établir quelque société religieuse, afin de se réunir ensemble, non seulement pour leur édification mutuelle, mais aussi pour témoigner à tout le monde qu'ils adorent Dieu, et qu'ils n'ont pas honte de lui rendre un culte qu'ils croient lui être agréable ; afin d'engager les autres, par la pureté de leur doctrine, la sainteté de leurs mœurs et la bienséance des cérémonies, à aimer la religion et la vertu; en un mot, afin de pouvoir acquitter en corps tous les actes religieux, dont les particuliers ne sont pas capables.<br />
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J'appelle ces sociétés religieuses, des Églises, et je dis que le magistrat les doit tolérer; parce qu'elles ne font autre chose que ce qui est permis à chaque homme en particulier; c'est-à-dire, d'avoir soin du salut de leurs âmes : et il n'y a, dans ce cas, aucune différence entre l'Église nationale et les autres congrégations qui en sont séparées.<br />
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Mais comme, dans toute Église, il y a deux choses principales à considérer, savoir le culte extérieur ou les rites, et la doctrine ou les articles de foi, nous traiterons séparément de l'un et de l'autre, afin de donner une idée plus claire et plus exacte de la tolérance.<br />
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A l'égard du culte extérieur, je soutiens, en premier lieu, que le magistrat n'a nul droit d'établir aucunes cérémonies religieuses dans son Église, et encore moins dans les assemblées des autres; non seulement parce que ces sociétés sont libres, mais aussi parce que tout ce qui regarde le culte de Dieu, ne peut être justifié qu'autant que ses adorateurs croient qu'il lui est agréable. Tout ce qui se fait sans cette persuasion, ne saurait lui plaire, et devient illégitime. N'est-ce pas d'ailleurs une contradiction manifeste, que d'accorder à un homme la liberté du choix sur la religion, dont le but est de plaire à Dieu, et de lui commander en même temps de l'offenser, par un culte qu'il croit indigne de sa majesté souveraine ? Mais on conclura peut-être de là que je prive le magistrat du pouvoir dans les choses indifférentes, et que dès lors il ne lui restera plus rien sur quoi il puisse exercer son autorité législative. Point du tout : je lui abandonne de bon cœur les choses indifférentes ; et peut-être n'y a-t-il que celles-là qui soient soumises au pouvoir législatif.<br />
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Mais il ne s'ensuit pas de là qu'il soit permis au magistrat d'ordonner ce qu'il lui plaît sur tout ce qui est indifférent. Le bien public est la règle et la mesure des lois. Si une chose est inutile à l'État, quoiqu'elle soit indifférente en elle-même, on ne doit pas d'abord en faire une loi.<br />
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Au reste, quelque indifférentes que soient des choses de leur nature, elles ne dépendent pas du magistrat, du moment où elles regardent l'Église et le culte de Dieu, parce qu'alors elles n'ont aucune relation avec les affaires civiles. Il ne s'agit dans l'Église que du salut des âmes, et il n'importe point à l'État, ni à personne, que l'on y suive tels ou tels rites. L'observance ou l'omission de quelques cérémonies ne peut faire aucun préjudice à la vie, à la liberté, ou aux biens des autres. Par exemple, supposé que ce soit une chose indifférente de laver un enfant qui vient de naître, et qu'il soit permis au magistrat d'établir cette coutume par une loi, sous prétexte que cette ablution est utile aux enfants pour les guérir d'une maladie à laquelle ils sont sujets, ou les en garantir ; me dira-t-on là-dessus que le magistrat a le même droit d'ordonner aux prêtres de baptiser les enfants sur les fonts sacrés, pour la purification de leurs âmes ? Qui ne voit, au premier coup d'œil, que ce sont là des choses tout à fait différentes ? L'on n'a qu'à supposer qu'il s'agisse, dans ce cas, de l'enfant d'un juif, et la chose parlera d'elle-même. Car, qui empêche qu'un prince chrétien n'ait des juifs au nombre de ses sujets ? Si donc vous croyez qu'il est injuste d'en agir de cette manière avec un juif, dans une chose qui est indifférente de sa nature, et qu'on ne doit pas le contraindre à pratiquer un culte religieux qu'il désapprouve, comment pouvez-vous maintenir que l'on puisse faire quelque chose de pareil à l'égard d'un chrétien ?<br />
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De plus, il n'y a point d'autorité humaine qui puisse introduire des choses indifférentes de leur nature dans le culte qu'on rend à Dieu, par cela même qu'elles sont indifférentes, quelles n'ont ainsi aucune vertu propre et naturelle d'apaiser la divinité et de nous la rendre favorable, et que tout le pouvoir des hommes joint ensemble ne saurait leur donner cette efficace. Dans tout ce qui regarde la vie civile, l'usage des choses indifférentes, que Dieu n'a pas expressément défendues, nous est permis ; et, en ce cas, l'autorité humaine peut avoir lieu : mais il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit de la religion. Dans le culte divin, les choses indifférentes ne deviennent légitimes que par l'institution de Dieu, qui a jugé à propos de les élever à cette dignité, et qui, dans sa grande compassion pour de misérables pécheurs, les veut bien recevoir comme des marques de leur obéissance. Lorsque ce juge suprême nous demandera un jour, qui a requis cela de vos mains ? il ne suffira pas de lui répondre, que le magistrat l'a commandé. Si le pouvoir civil s'étend jusque-là, qu'y a-t-il qu'on ne puisse légitimement introduire dans la religion ? Quel amas confus de cérémonies, quelles inventions superstitieuses n'appuiera-t-on pas sur l'autorité du magistrat, pour en accabler la conscience des adorateurs de Dieu ? Car la plus grande partie de ces rites ne consiste que dans l'usage religieux de certaines choses qui sont indifférentes de leur nature ; et il ne devient criminel que parce que Dieu n'en est pas l'auteur. Il n'y a rien de plus indiffèrent de sa nature, ni de plus commun dans la vie ordinaire, que l'usage de l'eau, du pain et du vin : s'ensuit-il de là qu'on les pouvait introduire dans le culte religieux, sans l'institution expresse de la divinité ? Si cela dépendait du magistrat, d'où vient qu'il ne pourrait pas aussi commander qu'on mangeât du poisson et qu'on bût de la bière dans la célébration de l'Eucharistie ; qu'on immolât des bêtes et qu'on en répandît le sang dans les temples; qu'on fit des lustrations, et plusieurs autres choses de cette nature, qui, bien qu'indifférentes en elles-mêmes, sont aussi abominables à Dieu, que l'était autrefois le sacrifice d'un chien ? Car quelle différence y a-t-il entre un chien et un bouc, par rapport à la nature divine, qui est également et infiniment éloignée de toute sorte de matière ? si ce n'est qu'elle voulait admettre le dernier des animaux dans le culte qu'on lui rendait, et en exclure l'autre. Nous voyons donc, que les choses indifférentes en elles-mêmes, quoique soumises en général au pouvoir du magistrat civil, ne sauraient, sous ce prétexte, être introduites dans le service divin, ni être prescrites aux sociétés religieuses ; parce qu'elles ne sont plus indifférentes, dès qu'on les admet dans le service divin. Celui qui adore Dieu, le fait dans la vue de lui plaire et d'obtenir sa faveur; mais il ne saurait y parvenir si, par l'ordre du magistrat, il offre à Dieu un culte qu'il croit lui être désagréable, parce qu'il ne l'a pas commandé lui-même. Bien loin de lui plaire et d'apaiser son indignation, c'est l'irriter par un mépris manifeste, qui est incompatible avec la nature du culte qu'on lui doit.<br />
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Mais, me demandera-t-on, si les hommes ne peuvent rien prescrire dans le culte religieux, d'où vient qu'on permet aux Églises de fixer le temps, le lieu et plusieurs autres choses qui regardent le culte public ? Je réponds qu'il faut distinguer ce qui fait partie du culte, d'avec ce qui n'en est qu'une simple circonstance. Tout ce qu'on croit être exigé de Dieu même et lui être agréable, fait partie de son culte et devient par là nécessaire. Mais les circonstances, quoiqu'on ne puisse pas les séparer absolument du culte, ne sont point fixes ni déterminées, au moins dans le détail et pour les cas particuliers, et c'est ce qui les rend indifférentes. Par exemple, le lieu où l'on doit adorer, le temps auquel on doit se trouver aux assemblées publiques, les habits et la posture des adorateurs, sont des circonstances de cet ordre, lorsque Dieu ne les a point expressément prescrites. Mais, chez les Juifs, tout cela faisait partie de leur culte ; et, s'il venait à y manquer la moindre chose, ou à s'en introduire quelqu'une qui différât de l'institution, ils ne pouvaient pas se flatter qu'elle serait agréable à Dieu. Il n'en est pas de même à l'égard des chrétiens, que l'Évangile a délivrés du joug des cérémonies ; ce ne sont pour eux que de simples circonstances, qu'il est permis à chaque Église de régler de la manière qui lui paraît la plus séante et la plus propre à l'édification de ses membres : quoiqu'à l'égard de ceux qui sont persuadés que Dieu a institué le dimanche pour lui être consacré, la célébration de ce jour n'est plus une simple circonstance, mais fait partie essentielle du culte divin, qu'ils ne peuvent ni changer ni négliger sans crime.<br />
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Ensuite, le magistrat n'ayant nul droit de prescrire à quelque Église que ce soit les rites et les cérémonies qu'elle doit suivre, il n'a pas non plus le pouvoir d'empêcher aucune Église de suivre les cérémonies et le culte qu'elle juge à propos d'établir : parce que, autrement, il détruirait l'Église même, dont le but est uniquement de servir Dieu avec liberté et à sa manière.<br />
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Suivant cette règle, dira-t-on peut-être, si les membres d'une Église voulaient immoler des enfants, et s'abandonner hommes et femmes, à un mélange criminel, ou à d'autres impuretés de cette nature (comme on reprochait autrefois, sans aucun sujet, aux premiers chrétiens), faudrait-il pour cela que le magistrat les tolérât, parce que cela se ferait dans une assemblée religieuse ? Point du tout : parce que de telles actions doivent toujours être défendues, dans la vie civile même, soit en public ou en particulier, et qu'ainsi l'on ne doit jamais les admettre dans le culte religieux d'aucune société. Mais si l'envie prenait à quelques personnes d'immoler un veau, je ne crois pas que le magistrat eût droit de s'y opposer. Par exemple, Mélibée a un veau qui lui appartient en propre ; il lui est permis de le tuer chez lui, et d'en brûler telle portion qu'il lui plaît, sans faire de tort à personne, ni diminuer le bien des autres. De même, l'on peut égorger un veau dans le culte que l'on rend à Dieu ; mais, de savoir si cette victime lui est agréable, ou non, cela n'intéresse que ceux qui la lui offrent. Le devoir du magistrat est seulement d'empêcher que le public ne reçoive aucun dommage, et qu'on ne porte aucun préjudice à la vie ou aux biens d'autrui. Du reste, ce qu'on pouvait employer à un festin, peut aussi bien être employé à un sacrifice. Mais s'il arrivait, par hasard, qu'il fût de l'intérêt du public que l'on s'abstînt pour quelque temps de tuer des bœufs, pour en laisser croître le nombre, qu'une grande mortalité aurait fort diminue ; qui ne voit que le magistrat peut, en pareil cas, défendre à tous ses sujets de tuer aucun veau, quelque usage qu'ils en voulussent faire ? Seulement il faut observer qu'alors la loi ne regarde pas la religion, mais la politique, et qu'elle ne défend pas d'immoler des veaux, mais de les tuer.<br />
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On voit par là quelle différence il y a entre l'Église et l'État. Rien de ce qui est permis dans l'État ne saurait être interdit par le magistrat dans l'Église. La loi ne saurait empêcher aucune assemblée religieuse, ni les prêtres d'aucune secte, de tourner à un saint usage ce qui est permis à tous les autres sujets dans la vie ordinaire. Si l'on peut manger du pain chez soi, ou boire du vin, être assis ou à genoux, sans qu'il y ait de crime, le magistrat ne saurait défendre cette pratique dans l'Église, quoique le pain et le vin y soient appliqués aux mystères de la foi et aux rites du culte divin. Mais tout ce qui peut être dommageable à l'État, et que les lois défendent pour le bien commun de la société, ne doit pas être souffert dans les rites sacrés des Églises ni mériter l'impunité ; seulement, il faut que le magistrat prenne bien garde à ne pas abuser de son pouvoir, et à ne point opprimer la liberté d'aucune Église, sous prétexte du bien public; tout au contraire, ce qui est permis dans la vie commune et en dehors du culte divin ne peut pas davantage être prohibé par la loi civile dans les choses qui se rapportent au culte de Dieu et dans les lieux sacrés.<br />
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« Quoi, dira-t-on peut-être, le magistrat devra-t-il tolérer aussi une Église qui est idolâtre? » Mais je demanderai, à mon tour, si le même pouvoir, qui autorise le magistrat à supprimer cette église idolâtre, ne lui pourra pas servir dans l'occasion, à ruiner celle qui est orthodoxe ? Car il ne faut pas oublier que le pouvoir du magistrat est partout le même, et que la religion du prince est toujours la seule orthodoxe à ses yeux, de sorte que, si le magistrat civil a le droit de se mêler de ce qui concerne la religion (comme celui de Genève par exemple), il pourra extirper, par des violences sanguinaires, la religion qu'il regarde comme idolâtre; tandis que celui de quelque autre pays voisin aura le même droit de persécuter la religion réformée, et qu'on opprimera le christianisme dans les Indes. Ou le pouvoir civil eut tout changer dans la religion suivant la volonté du prince, ou il n'y peut rien changer. S'il lui est permis d'employer la force et les supplices, pour introduire quelque chose dans la religion, il n'y a plus de bornes qui puissent l'arrêter, et il pourra, avec autant de droit et avec les mêmes armes, imposer tout ce qu'il s'imagine être véritable. Il n'y a donc personne que l'on doive priver de ses biens temporels à cause de la religion. Les peuples mêmes de l'Amérique, assujettis à un prince chrétien, ne doivent pas être dépouillés de leurs vies et de leurs terres, parce qu'ils n'embrassent pas le christianisme. S'ils croient plaire à Dieu et obtenir le salut, par la pratique des cérémonies qu'ils ont héritées de leurs ancêtres, nous devons les abandonner à eux-mêmes et à la miséricorde divine. Mais allons au fond de la question : supposons qu'un petit nombre de chrétiens, faibles et dénués de tout, arrivent dans quelque pays d'idolâtres; qu'ils les prient d'abord, au nom de l'humanité, d'avoir compassion d'eux, et de leur fournir ce qui est nécessaire à la vie; qu'ils l'obtiennent; qu'on leur donne des habitations, et qu'enfin ils s'unissent avec les naturels du pays, et ne forment qu'un seul peuple. Supposons ensuite que la religion chrétienne y jette de profondes racines, qu'elle s'y répande de toutes parts ; que, durant ces progrès insensibles, on voie régner entre eux la paix, l'union, la bonne foi et la justice. Enfin, ces étrangers, devenus les plus forts par la conversion du magistrat au christianisme, ne songent plus qu'à fouler aux pieds les droits les plus inviolables et les traités les plus solennels, sous prétexte d'extirper l'idolâtrie. Alors, si les naturels du pays, quoique rigides observateurs de l'équité naturelle, et quoiqu'ils n'aient rien fait contre les bonnes mœurs ni contre les lois de la société civile, si ces pauvres malheureux, dis-je, ne veulent pas abandonner leur ancien culte pour en adopter un nouveau, sera-t-on en droit de les dépouiller de leurs biens et de la vie même ? On voit donc par là ce qu'un prétendu zèle pour l'Église, accompagné du désir de la domination, est capable de produire ; et que, sous prétexte de religion et du salut des âmes, on ouvre la porte aux meurtres, à la rapine, aux brigandages et à une licence effrénée.<br />
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Or, quiconque ose soutenir qu'on doit extirper partout l'idolâtrie par la rigueur des lois, des amendes et des supplices, en un mot, par le fer et par le feu, n'a qu'à s'appliquer la supposition que je viens de faire ; elle s'adresse à lui. Certes, il n'y a pas plus de justice à ravir leurs biens aux infidèles de l'Amérique, qu'à les ôter, en Europe, aux sectaires, qui ne suivent pas la religion que fait dominer une faction qui compose l'Église de la Cour; et il ne faut jamais, sous ce prétexte, violer, ici non plus que là, les droits les plus légitimes de la nature et de la société.<br />
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« Mais, dit-on, l'idolâtrie est un péché et, par conséquent, on ne doit pas la souffrir. » Si vous disiez, il faut donc l'éviter avec soin, votre conséquence serait juste ; mais il ne s'ensuit pas que le magistrat la doive punir, parce que c'est un péché : autrement il aurait le droit d'employer le glaive contre tout ce qu'il regarde comme des péchés envers Dieu. L'avarice, la dureté envers les pauvres, l'oisiveté et plusieurs autres défauts sont des péchés, de l'aveu de tout le monde : mais qui s'est jamais avisé de dire que le magistrat a le droit de les punir ? Comme ces défauts ne portent aucun préjudice aux biens des autres, et qu'ils ne troublent point le repos public, les lois civiles ne les punissent pas dans les lieux mêmes où ils sont reconnus pour des péchés. Ces lois ne prononcent pas non plus de peines contre le mensonge, ni contre le parjure, à moins que ce ne soit en certains cas, où l'on n'a nul égard à la turpitude du crime, ni à la divinité offensée, mais à l'injustice faite au public et aux particuliers. D'ailleurs, si un prince, païen ou mahométan, croit que la religion chrétienne est fausse et désagréable à Dieu, ne pourra-t-il pas l'extirper avec le même droit, 54 que vous prétendez avoir pour abolir la sienne.<br />
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L'on m'objectera peut-être encore que la loi de Moïse ordonnait d'exterminer les idolâtres. Je l'avoue ; mais les chrétiens ne sont nullement soumis à cette loi, et personne ne croit que nous soyons obligés de suivre tout ce qu'elle imposait aux Juifs. L'on aurait beau distinguer, avec les théologiens, entre la loi morale, la loi judiciaire et la loi cérémonielle ; cette distinction commune serait tout à fait inutile dans le cas présent, puisque toute loi positive n'oblige que ceux à qui elle est donnée. Ces premiers mots du Décalogue, Écoute, ô Israël, font assez voir que la loi de Moïse ne regardait que la nation des Juifs. Quoique cette considération toute seule pût suffire pour répondre à ceux qui fondent la persécution des idolâtres sur la loi mosaïque, il ne sera pas hors de propos de développer un peu plus cet argument, et de le remettre dans tout son jour.<br />
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Les idolâtres peuvent être considérés sous un double point de vue dans la république des Juifs. Premièrement, il y en avait qui, après avoir été initiés dans les rites de Moïse et incorporés dans cette république, abandonnaient le culte du Dieu d'Israël. Ceux-là étaient poursuivis comme des traîtres et des criminels de lèse-majesté ; car la république des Juifs, fort différente en cela de toutes les autres, était une pure théocratie, et il n'y avait ni ne pouvait y avoir aucune distinction entre l'Église et l'État. Les lois qui prescrivaient à cette nation le culte d'un seul Dieu, tout-puissant et invisible, étaient politiques, et faisaient partie du gouvernement civil, dont Dieu lui même était l'auteur. Or, si l'on peut me montrer qu'il y ait actuellement une république ainsi établie, j'avouerai que les lois ecclésiastiques y doivent être confondues avec les lois civiles, et que le magistrat y a droit d'empêcher par la force que ses sujets embrassent un culte différent du sien. Mais, sous l'Évangile, il n'y a point à la rigueur de république chrétienne. Les divers peuples et royaumes qui ont embrassé le christianisme, n'ont fait que retenir l'ancienne forme de leur gouvernement, sur lequel Jésus-Christ n'a rien du tout ordonné. Content d'enseigner aux hommes comment ils peuvent, par la foi et les bonnes œuvres, obtenir la vie éternelle, il n'a institué aucune espèce de gouvernement, et il n'a point armé le magistrat du glaive, pour contraindre les hommes a quitter leurs opinions et à recevoir sa doctrine.<br />
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En second lieu, les étrangers qui n'étaient pas membres de la république d'Israël, n'étaient pas forcés à observer les rites de la loi de Moïse. Au contraire, dans le même endroit de l'exode (XXII, 20, 21), où il est dit que tout Israélite idolâtre sera mis à mort, il est défendu de vexer et d'opprimer les étrangers. Il est vrai qu'on devait exterminer entièrement les sept nations qui possédaient la terre promise aux Israélites. Mais leur idolâtrie n'en fut point la cause; autrement, pourquoi aurait-on épargné les Moabites, et d'autres nations idolâtres ? En voici la raison. Dieu, qui était le roi des juifs d'une manière toute particulière, ne pouvait pas souffrir qu'on adorât dans son royaume, c'est-à-dire dans le pays de Canaan, un autre souverain. Ce crime de lèse-majesté au premier chef était absolument incompatible avec le gouvernement politique et civil que Dieu exerçait dans l'étendue de ce pays-là. Il fallait donc en extirper toute idolâtrie qui portait les sujets à reconnaître un autre Dieu pour leur roi, contre les lois fondamentales de l'empire. Il fallait aussi en chasser les habitants, afin que les Israélites en eussent une pleine et entière possession. C'est pour cela même que la postérité d'Esaü et de Loth extermina les Emims et les Horims, dont Dieu lui avait destiné les terres, par le même droit (Deuter., II, 12). Mais, quoiqu'on bannît de cette manière toute idolâtrie du pays de Canaan, l'on ne fit pas mourir néanmoins tous les idolâtres. La famille de Rahab et les Gabaonites obtinrent bonne composition de Josué, et il y avait quantité d'esclaves idolâtres parmi les Hébreux. David et Salomon poussèrent leurs conquêtes au-delà des bornes de la terre promise, et ils soumirent à leur obéissance divers pays, qui s'étendaient jusqu'à l'Euphrate. Cependant, de tout ce nombre infini de captifs, de tous ces peuples subjugués, nous ne lisons point qu'aucun d'eux fût châtié à cause de l'idolâtrie, dont ils étaient assurément tous coupables, ni qu'on les forçât, par des supplices et des gênes, à embrasser la religion de Moïse et le culte du vrai Dieu. D'ailleurs, si un prosélyte voulait devenir membre de la république d'Israël, il fallait qu'il se soumît aux lois de l'État, c'est-à-dire à la religion de ce peuple ; mais il recherchait ce privilège de son plein gré, sans y être contraint par aucune violence. Aussitôt qu'il avait acquis ce droit de bourgeoisie, il était sujet aux lois de la république, qui défendaient l'idolâtrie dans toute l'étendue de la terre de Canaan, mais qui n'établissaient rien à l'égard des peuples qui se trouvaient hors de ces bornes<br />
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J'ai parlé jusques ici du culte extérieur, j'en viens à présent aux ARTICLES DE FOI.<br />
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Les dogmes de chaque Église regardent la pratique ou la spéculation ; et, quoique les unes et les autres aient la vérité pour objet, ceux-ci ne s'adressent qu'à l'entendement, au lieu que les premiers influent en quelque manière sur la volonté et sur les mœurs. Pour ce qui est des dogmes spéculatifs, qu'on appelle articles de foi, et qui n'exigent autre chose de nous que la croyance, ils ne sauraient être imposés à aucune église par la loi de l'État; car il est absurde de prescrire aux hommes, en vertu de la loi, des choses qu'il n'est pas en leur pouvoir d'accomplir. Or, quand même nous le voudrions, il ne dépend pas de nous de croire que telle ou telle chose soit véritable. Mais, sans répéter ce que j'ai dit là-dessus, me soutiendra-t-on qu'une profession extérieure de ces articles suffit ? Si cela est, oh la belle religion, qui permet aux hommes d'être hypocrites et de mentir à Dieu pour le salut de leurs âmes! Si c'est ainsi que le magistrat civil croit leur procurer la vie éternelle, il me semble qu'il n'en connaît guère le chemin; ou, s'il n'agit pas dans cette vue, pourquoi montre-t-il un zèle si empresse pour les articles de foi, et pourquoi leur donner l'appui de la loi ?<br />
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D'ailleurs, le magistrat n'a nul droit d'empêcher qu'une Église croie ou enseigne des dogmes de spéculation, parce que cela ne regarde point les intérêts civils des sujets. Si un catholique romain croit que ce qu'un autre appelle du pain est le véritable corps de Jésus-Christ, il ne fait aucun tort à son prochain. Si un Juif ne croit pas que le Nouveau Testament soit la parole de Dieu, les autres en jouissent-ils moins de tous leurs droits civils ? Et si un païen rejette le Vieux et le Nouveau Testament, faut-il le punir comme un mauvais citoyen qui est indigne de vivre ? Soit que l'on croie, ou que l'on ne croie pas ces choses, le pouvoir du magistrat et les biens des sujets sont à couvert et en sûreté. J'avoue que ces opinions sont fausses et absurdes ; mais les lois n'ont pas à décider de la vérité des dogmes; elles n'ont en vue que le bien et la conservation de l'État et des particuliers qui le composent. Voilà, du moins, ce qui devrait être, et certes, la vérité peut bien se défendre elle-même, si l'on consent une fois à l'abandonner à ses propres forces. Le pouvoir des grands, qui ne la connaissent guère, et de qui elle n'est pas toujours bien venue, ne lui a jamais donné, et probablement ne lui donnera jamais qu'un faible secours. Elle n'a pas besoin de la violence pour s'insinuer dans l'esprit des hommes, et les lois civiles ne l'enseignent pas. Si elle n'illumine l'entendement par son propre éclat, la force extérieure ne lui sert de rien. Les erreurs au contraire ne dominent que par le secours étranger qu'elles empruntent. Mais en voilà assez sur ces opinions spéculatives; passons à celles qui regardent la pratique.<br />
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Les bonnes mœurs, qui ne sont pas la moindre partie de la religion et de la véritable piété, se rapportent aussi à la vie civile, et le salut de l'État n'en dépend guère moins que celui des âmes; de sorte que les actions morales relèvent de l'une et de l'autre juridiction, extérieure et intérieure, civile et domestique, c'est-à-dire du magistrat et de la conscience. Il est donc fort à craindre que l'une n'empiète sur les droits de l'autre, et qu'il y ait un conflit entre le conservateur de la paix publique, et ceux qui ont la direction des âmes. Mais si l'on pèse bien ce que nous avons déjà dit sur les limites de ces deux sortes de gouvernement, on triomphera facilement de ces difficultés.<br />
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Tout homme a une âme immortelle, capable d'un bonheur ou d'un malheur éternel, et dont le salut dépend de l'obéissance qu'il aura rendue, dans cette vie, aux ordres de Dieu, qui lui a prescrit de faire et de croire certaines choses. Il suit de là, premièrement, que l'homme est obligé sur tout à l'observation de ces ordres, qu'il doit employer tous ses soins et toute la diligence possible pour les connaître et s'y assujettir, puisqu'il n'y a rien dans le monde qui puisse entrer en comparaison avec l'éternité. Il s'ensuit, en second lieu, que, puisqu'un homme qui se trompe dans le culte qu'il rend à Dieu, ou dans les dogmes spéculatifs sur la religion, ne fait aucun tort à son prochain, et que sa perte n'entraîne point celle des autres, chacun a droit de travailler tout seul nu salut de son âme. Ce n'est pas que je veuille bannir de la société les avis charitables et les efforts assidus pour tirer de l'erreur ceux qui s'y trouvent engagés, puisque ce sont les principaux devoirs du chrétien. On peut employer tant d'avis et de raison que l'on voudra, pour contribuer au salut de son frère ; mais on doit s'interdire toute violence et toute contrainte : rien ne doit se faire ici par autorité. Nul n'est obligé, en cette occasion, d'obéir aux conseils d'un égal, ou aux ordres d'un supérieur, qu'autant qu'il se sent persuadé. Chacun doit juger sur cela pour soi-même en dernier ressort, parce qu'il ne s'agit que de son propre intérêt, et que les autres ne peuvent recevoir aucun préjudice de sa détermination à cet égard.<br />
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Mais outre l'âme, qui est immortelle, les hommes ont un corps qui les attache à cette vie périssable et dont la durée est incertaine, et qui a besoin, pour s'entretenir, de plusieurs commodités que ce monde leur fournit, et qu'ils doivent acquérir ou conserver par leur travail et leur industrie. Du moins, la terre ne produit pas d'elle-même tout ce qui est nécessaire pour nous rendre la vie agréable. C'est ce qui engage les hommes à de nouveaux soins, et à s'occuper des choses qui regardent la vie présente. Mais leur corruption est si grande, qu'il y en a plusieurs qui aiment mieux jouir du travail des autres que de s'y adonner eux-mêmes. De sorte que, pour se conserver la jouissance de leurs biens et de leurs richesses, ou de ce qui leur sert à les acquérir, comme sont la force et la liberté du corps, ils sont obligés de s'unir ensemble, afin de se prêter un secours mutuel contre la violence, et que chacun puisse jouir sûrement de ce qui lui appartient en propre. Cependant, ils laissent à chaque particulier le soin de son salut, parce que l'acquisition de ce bonheur éternel dépend de son application, et non pas de celle d'un autre ; qu'il n'y a point de force extérieure qui lui puisse ravir l'espérance qu'il en a conçue, et que sa perte ne fait aucun préjudice aux intérêts d'autrui. D'ailleurs, quoique les hommes aient formé des sociétés pour se protéger mutuellement et s'assurer la possession de leurs biens temporels, ils en peuvent être dépouillés, soit par la fraude et la rapine de leurs concitoyens, ou par les entreprises d'ennemis étrangers. Pour remédier au premier de ces désordres, ils ont fait des lois, et, pour prévenir ou repousser l'autre mal, ils emploient les armes, les richesses et les bras de leurs compatriotes ; et ils ont remis l'exécution et le maniement de toutes ces choses au magistrat civil. C'est là l'origine et le but du pouvoir législatif, qui constitue la souveraineté de chaque État : telles sont les bornes où il est renfermé ; c'est-à-dire que le magistrat doit faire en sorte que chaque particulier possède sûrement ce qu'il a, que le public jouisse de la paix et de tous les avantages qui lui sont nécessaires, qu'il augmente en force et en richesse, et qu'il ait, autant qu'il est possible, les moyens de se défendre par lui-même contre les invasions des étrangers.<br />
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Cela posé, il est clair que le magistrat ne peut faire des lois que pour le bien temporel du public; que c'est l'unique motif qui a porté les hommes à se joindre en société les uns avec les autres, et le seul but de tout gouvernement civil. On voit aussi, par là, que chacun a la pleine liberté de servir Dieu de la manière qu'il croit lui être la plus agréable, puisque c'est du bon plaisir du Créateur que dépend le salut des hommes. Il faut donc qu'ils obéissent premièrement à Dieu, et ensuite aux lois.<br />
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« Mais, dira-t-on, si le magistrat ordonne des choses qui répugnent à la conscience des particuliers, que doivent-ils faire en pareil cas ? » je réponds que cela ne peut arriver que rarement, si les affaires sont administrées de bonne foi, et pour le bien commun des sujets ; mais si, par malheur, il y a un tel édit, alors chaque particulier doit s'abstenir de l'action qu'il condamne en son cœur, et se soumettre à la peine que la loi prescrit, et que du moins il peut subir sans crime. Car le jugement que chacun porte d'une loi politique, faite pour le bien du public, ne dispense pas de l'obligation où l'on est de lui obéir, et l'on ne doit y avoir aucun égard. D'ailleurs, si la loi se rapporte à des choses qui ne sont pas du ressort du magistrat ; si elle exige, par exemple, que tous les sujets, ou une partie d'entre eux, embrassent une autre religion, ceux qui désapprouvent ce culte ne sont pas tenus d'obéir à la loi, parce que la société politique ne s'est formée que pour la conservation des biens temporels de cette vie, et que chacun s'est réservé le soin de son âme, qui n'a jamais pu dépendre du gouvernement civil. Ainsi, la protection de la vie et de toutes les choses qui la regardent est l'affaire du public ; et il est du devoir du magistrat d'en conserver la jouissance à ceux qui les possèdent. Il ne peut donc les ôter ni les donner a qui il lui plaît, ni en dépouiller quelques-uns, pour une cause qui n'est pas du ressort du gouvernement civil ; c'est-à-dire sous prétexte de leur religion, qui, soit qu'elle se trouve fausse ou vraie, ne porte aucun préjudice aux biens temporels des autres citoyens.<br />
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« Mais, ajoute-t-on, si le magistrat croit qu'une pareille ordonnance est utile au bien du public, ne doit-il pas la faire ? » Voici ma réponse : comme le jugement de chaque particulier, s'il est faux, ne l'exempte pas de l'obligation où il se trouve à l'égard des lois, de même le jugement particulier, pour ainsi dire, du magistrat, ne lui acquiert pas un nouveau droit d'imposer des lois au peuple, puisque ce droit ne faisait point partie de la constitution civile, et qu'il ne dépendait pas même du peuple de l'accorder; bien moins encore, s'il en agit de cette manière pour enrichir ceux de sa secte aux dépens du bien des autres. « Mais si le magistrat croit que ce qu'il commande est en son pouvoir et utile au public, et que les sujets en aient une toute autre opinion, qui sera juge de leur différend ? » je réponds : Que c'est Dieu seul, parce qu'il n'y a point de juge ici-bas entre le législateur et le peuple. C'est Dieu, dis-je, qui est le seul arbitre dans ce cas, et qui, au dernier jour, rendra à chacun selon ses œuvres, c'est-à-dire selon que nous aurons travaillé sincèrement et de bonne foi à procurer le bien et la paix du public, à pratiquer la justice, et à suivre la vertu. « Que faire cependant, dira-t-on, et quel remède y a-t-il ? » Il faut que chacun tourne ses premiers soins du côté de son âme, et ensuite qu'il évite, autant qu'il lui sera possible, de troubler la paix de l'État. Mais il y a peu de personnes qui s'imaginent de voir régner la paix dans les lieux où tout est réduit à une triste solitude. Les hommes ont deux voies pour terminer leurs différends, celle de la justice et celle de la force ; mais telle est la nature des choses, que toujours l'une commence là où l'autre finit. Au reste, ce n'est pas mon affaire d'examiner jusqu'où s'étendent les droits des magistrats dans chaque nation : je vois seulement ce qui se pratique dans le monde, lorsqu'il n'y a point de juge pour décider les controverses. « De sorte, me direz-vous, que le magistrat, qui a toujours la force en main, ne manquera pas de faire prévaloir sa volonté et d'exécuter ses desseins. » Cela est vrai ; mais il s'agit ici de la règle du droit et de l'équité, et non pas du bon ou du mauvais succès que peut avoir une entreprise douteuse.<br />
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Cependant pour en venir à un détail plus particulier, je dis, en premier lieu, que le magistrat ne doit tolérer aucun dogme qui soit contraire au bien de l'État et aux bonnes mœurs, si nécessaires pour la conservation de la société civile. Mais, à dire vrai, il y a peu d'Églises où l'on trouve quelque exemple d'une pareille doctrine. En effet, quelle secte porterait la folie jusqu'à ce point que d'enseigner, comme article de foi, des dogmes qui tendent non seulement à la ruine de la société civile, et sont combattus par l'opinion générale de tous les hommes, mais qui vont aussi à la priver elle-même de son repos, de ses biens, de sa réputation, 'et de tout ce qu'elle a de plus cher au monde?<br />
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Mais il y a un autre mal plus caché et plus dangereux que celui-là : je veux dire le privilège que certaines gens s'attribuent contre toute sorte de droit, et à l'exclusion de toutes les autres sectes, et qu'ils couvrent d'une belle apparence et sous l'enveloppe de grands mots propres à éblouir. Par exemple, on ne trouvera presque nulle part des personnes qui enseignent expressément et ouvertement que l'on n'est pas obligé de tenir sa parole ; que les princes peuvent être détrônés par ceux qui ne sont pas de leur religion; des gens, en un mot, qui prétendent qu'eux seuls doivent gouverner tout le reste du monde. S'ils proposaient la chose d'une manière si crue, il ne faut pas douter qu'ils n'excitassent d'abord le magistrat et la république à prévenir les suites de ce poison mortel qu'ils couvent dans leur sein. Cependant, on voit des personnes qui disent la même chose en d'autres termes ; car que veulent dire ceux qui enseignent qu'on ne doit pas garder la foi aux hérétiques ? ne demandent-ils pas, en effet, qu'on leur accorde le privilège de manquer de parole aux autres, puisqu'ils tiennent pour hérétiques tous ceux qui ne sont pas de leur communion, ou qu'ils peuvent déclarer tels toutes les fois que bon leur semble ? Quel est le but de ceux qui avancent qu'un roi excommunié est déchu de son trône, si ce n'est de faire voir qu'ils s'attribuent le droit de dépouiller les rois de leurs couronnes, puisqu'ils soutiennent que le droit d'excommunication n'appartient qu'à leur hiérarchie ? Ceux qui supposent que la domination est fondée sur la grâce, ne prétendent-ils pas jouir en maîtres de tous les biens que les autres possèdent, puisqu'ils ne sont pas assez ennemis d'eux-mêmes pour ne pas croire, ou ne pas dire du moins qu'ils sont les vrais fidèles et le peuple de Dieu ? Ces gens-là et tous ceux qui accordent aux fidèles et aux orthodoxes, c'est-à-dire, qui s'attribuent à eux-mêmes un pouvoir tout particulier dans les affaires civiles, et qui, sous prétexte de religion, veulent dominer sur la conscience des autres, n'ont droit à aucune tolérance de la part du magistrat, non plus que ceux qui refusent d'admettre et de prêcher ce support mutuel en faveur de tous ceux qui ne sont pas de leur communion. Qu'est-ce, en effet, qu'enseignent ces intolérants ? Leur doctrine n'insinue-t-elle pas qu'ils n'attendent qu'une occasion favorable pour envahir les droits de la société, les biens et les privilèges de leurs compatriotes, et qu'ils ne demandent la tolérance du magistrat que pour en priver les autres, dès qu'ils auront les moyens et la force d'en venir à bout ?<br />
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De plus, une Église dont tous les membres, du moment où ils y entrent, passent, ipso facto, au service et sous la domination d'un autre prince, n'a nul droit à être tolérée par le magistrat, puisque celui-ci permettrait alors qu'une juridiction étrangère s'établît dans son propre pays, et qu'on employât ses sujets à lui faire la guerre. On a beau distinguer ici entre la Cour et l'Église, c'est une distinction vaine et trompeuse, qui n'apporte aucun remède au mal, puisque l'une et l'autre sont soumises à l'empire absolu du même homme, qui, dans tout ce qui regarde le spirituel, et dans tout ce qui peut y avoir quelque rapport, insinue tout ce qu'il veut aux membres de son Église, ou le leur commande même sous peine de damnation éternelle. Ne serait-il pas ridicule qu'un mahométan prétendit être le bon et fidèle sujet d'un prince chrétien, s'il avouait d'un autre côté qu'il doit une obéissance aveugle au moufti de Constantinople, qui est soumis lui-même aux ordres de l'empereur ottoman, dont la volonté lui sert de règle dans tous les faux oracles qu'il prononce sur le chapitre de sa religion ? mais ce Turc ne renoncerait-il pas plus ouvertement à la société chrétienne où il se trouve, s'il reconnaissait que la même personne est tout à la fois le souverain de l'État et le chef de son Église ?<br />
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Enfin, ceux qui nient l'existence d'un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l'on bannit du monde la croyance d'une divinité, on ne peut qu'introduire aussitôt le désordre et la confusion générale « D'ailleurs, ceux qui professent l'athéisme n'ont aucun droit à la tolérance sur le chapitre de la religion, puisque leur système les renverse toutes. Pour ce qui est des autres opinions qui regardent la pratique, quoiqu'elles ne soient pas exemptes de toute sorte d'erreurs, si elles ne tendent point à faire dominer un parti, ni à secouer le joug du gouvernement civil, je ne vois pas qu'il y ait aucun lieu de les exclure de la tolérance.<br />
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Il me reste à parler de ces assemblées qu'on croit former le plus grand obstacle au dogme de la tolérance, je veux dire ces Églises qu'on nomme des conventicules, et les pépinières des factions et des révoltes. J'avoue qu'elles peuvent en avoir produit quelquefois ; mais l'on doit plutôt en attribuer la cause à la liberté opprimée ou mal établie qu'à l'esprit particulier de ces assemblées. Si toutes les Églises qui ont droit à la tolérance étaient obligées d'enseigner et de poser, comme le fondement de la liberté dont elles jouissent, qu'elles se doivent supporter les unes les autres, et qu'il ne faut contraindre personne sur la religion, toutes ces accusations s'évanouiraient bientôt, et ces assemblées ne seraient ni moins nuisibles, ni plus en danger de troubler l'État que toute autre réunion. Mais considérons plus particulièrement les principaux reproches qu'on leur adresse.<br />
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On craint, en effet, que ces assemblées nombreuses ne soient dangereuses pour l'État, et ne troublent la tranquillité publique. Mais si cela est, pourquoi permet-on, je vous prie, que le peuple se rende en foule aux marchés publics et dans les cours de judicature ? Pourquoi souffre-t-on ce concours de peuple dans les villes, et cette foule qui se réunit à la bourse ? Vous me répliquerez que ces dernières assemblées ne regardent que le civil, au lieu que les autres, dont il s'agit, ont en vue le spirituel. Est-ce donc que, plus on s'éloigne du maniement des affaires civiles, plus on est disposé à les embrouiller et à y causer du désordre ? Ce n'est pas cela, me direz-vous ; mais les hommes qui s'assemblent pour traiter de leurs intérêts civils sont de différentes religions, au lieu que les membres des assemblées ecclésiastiques professent tous la même croyance. Comme si l'accord en matière de religion était une conspiration contre l'État, ou comme si l'on ne voyait pas tous les jours que moins les sectes ont la liberté de s'assembler en public, plus elles sont unies dans leurs sentiments ? Mais il est permis à tout le monde, ajouterez-vous, de se trouver aux assemblées où il ne s'agit que de la police et du civil, au lieu qu'il n'y a que les sectaires qui se rendent à leurs conventicules, où il est ainsi facile de tramer des machinations secrètes au préjudice de l'État. Cela n'est pas exactement vrai, puisqu'il y a des assemblées où l'on ne traite que d'affaires temporelles, et où l'on n'admet point toute sorte de gens. D'un autre côté, si quelques personnes font des assemblées clandestines pour servir Dieu à leur manière, qui doit-on blâmer, je vous prie, ou ceux qui les célèbrent, ou ceux qui s'y opposent ? Mais la communion du même culte, insisterez-vous, unit étroitement les esprits, et c'est ce qui la rend beaucoup plus dangereuse. je vous dirai à mon tour : Si cela est, d'où vient que le magistrat n'appréhende pas la même chose de la part de son Église, et qu'il ne lui défend pas de s'assembler ? Est-ce parce qu'il en est le chef et l'un de ses membres ? mais n'est-il pas aussi le chef et l'un des membres de tout le peuple ? Avouons la vérité : il craint les Églises non conformistes, et non pas la sienne, parce qu'il protège celle-ci et la comble de ses faveurs, pendant qu'il maltraite et opprime les autres ; parce qu'il caresse les uns comme les enfants de la maison, et qu'il a pour eux une indulgence presque aveugle, pendant qu'il regarde les autres comme des esclaves, qui ne doivent attendre le plus souvent, pour toute récompense d'une vie innocente, que la prison, les fers, l'exil, la perte de leurs biens et la mort même ; enfin, parce qu'il souffre tout aux uns, et que les autres sont punis pour le moindre sujet. Qu'il prenne des mesures tout opposées, ou que les non-conformistes jouissent des mêmes privilèges civils que leurs concitoyens, et il verra bientôt qu'il n'a rien à craindre des assemblées religieuses. Si les hommes pensent à la révolte, ce n'est pas à leur religion ni à leurs conventicules qu'on doit en attribuer la cause, mais plutôt aux châtiments et à l'oppression qu'ils endurent. La tranquillité règne partout où le gouvernement est doux et modéré; au lieu que l'injustice et la tyrannie causent presque toujours le trouble et le désordre. Je sais bien qu'il s'élève souvent des séditions sous le prétexte de la religion : mais il est également vrai que les sujets sont souvent maltraités et persécutés à cause de leur religion. Croyez-moi, cet esprit de révolte, dont on fait tant de bruit, n'est pas attaché à quelques Églises particulières, ou à certaines sociétés religieuses ; il est commun à tous les hommes, qui n'oublient rien pour secouer le joug sous le poids duquel ils gémissent. Supposez, la religion mise à part, qu'un prince s'avisât de distinguer ses sujets, selon la différence du teint ou des traits de leur visage, en sorte que ceux qui auraient les cheveux noirs et les yeux bleus, ne pussent faire aucun commerce, ni exercer aucun métier ; qu'on les dépouillât du soin et de l'éducation de leurs enfants, et qu'on ne leur rendît aucune justice ; ne croirez-vous pas que le prince aurait autant à craindre de la part de ces hommes, que leur ressemblance enveloppe dans la même disgrâce, que de la part de ceux que la même religion associe ? Le désir du gain et des richesses excite les uns à former des sociétés pour le trafic ; l'envie de se divertir fait que les autres ont leur rendez-vous ; le voisinage produit la liaison de ceux-ci, et la religion porte ceux-là à se rendre dans le même temple pour adorer la divinité; mais il n'y a que l'oppression toute seule qui engage le peuple à s'attrouper, à se porter à la révolte, et à courir aux armes.<br />
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Quoi donc! me direz-vous; faut-il que le peuple célèbre des assemblées religieuses contre la volonté du magistrat ? Eh pourquoi contre sa volonté ? n'est-ce pas une chose qui doit être permise, et qui est même nécessaire ? Contre sa volonté ? dites-vous, c'est cela même dont je me plains, c'est là la source de tout le mal. D'où vient que le concours des hommes dans une Église, choque plus qu'au théâtre ou à la promenade ? Sont-ils moins vicieux et moins turbulents ici que là ? non, sans doute, mais le fait est qu'on les maltraite lorsqu'ils s'assemblent pour prier Dieu, et l'on prétend, à cause de cela, qu'ils ne méritent aucune tolérance. Qu'on cesse d'être partial à leur égard ; qu'on rende la même justice à tous; qu'on les délivre des peines et des amendes, et l'on verra bientôt le calme succéder à l'orage, la paix et la tranquillité publique aux murmures et aux séditions. Plus les non-conformistes trouveront de douceur sous un gouvernement, plus ils travailleront à maintenir la paix de l'État ; et toutes les différentes Églises qui le composent, persuadées qu'elles ne peuvent jouir nulle part ailleurs des mêmes avantages, seront comme les gardes fidèles du repos public, et s'observeront les unes les autres, pour empêcher les troubles et les révoltes. Que si l'Église, qui est de la religion du souverain, est regardée comme le plus ferme appui du gouvernement, par cela seul que les lois et le magistrat la favorisent, quelle ne sera pas la force d'un État dans lequel tous les bons citoyens jouiront également de la faveur du prince et de la protection des lois, sans qu'il y ait aucune différence entre eux sous le rapport de leur religion quelle qu'elle soit, et lorsque la sévérité des lois ne sera à craindre que pour les criminels qui cherchent à troubler le repos public ?<br />
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Ajoutons, pour conclure, que tout consiste à accorder les mêmes droits à tous les citoyens d'un État. Est-il permis aux uns de servir Dieu selon les rites de l'Église romaine, qu'il soit permis aux autres de l'adorer à la manière de celle de Genève. L'usage de la langue latine est-il reçu en public, qu'on le permette aussi dans les temples. Peut-on se mettre à genoux chez soi, se tenir debout, demeurer assis ou tenir quelque autre posture, faire tels ou tels gestes, porter un habit blanc ou noir, une robe longue ou une courte : qu'on souffre tout cela dans les Églises, pourvu qu'on ne choque point les règles de la bienséance. Qu'il soit permis d'y manger du pain, d'y boire du vin, d'y faire des ablutions, si quelqu'une de leurs cérémonies le demande; en un mot, que l'on puisse faire, dans l'exercice de sa religion, tout ce qui est légitime dans l'usage ordinaire de la vie ; que, pour toutes ces choses, ou d'autres semblables, on ne fasse souffrir à personne aucun tort, ni dans sa liberté, ni dans ses biens. Vous est-il permis de suivre la discipline presbytérienne dans votre Église, pourquoi ne voudriez-vous pas que les autres eussent la liberté de recevoir l'épiscopale ; Le gouvernement ecclésiastique, qu'il soit administré par un seul ou par plusieurs, est partout le même ; il n'a nul droit sur les affaires civiles, ni le pouvoir de contraindre ; et il n'a pas besoin, pour se soutenir, de gros revenus annuels. La coutume autorise les assemblées religieuses ; et si vous les accordez à une Église ou à une secte, pourquoi les défendriez-vous aux autres ? Si l'on conspire dans quelqu'une de ces assemblées contre le bien de l'État, ou que l'on y tienne des discours séditieux, il faut punir cette action de la même manière, et non autrement, que si elle s'était passée dans un lieu public. Les églises ne doivent pas servir d'asile aux rebelles et aux criminels ; mais le concours des hommes doit y être aussi libre que dans une foire ou dans un marché, et je ne vois pas pour quelle raison l'un serait plus blâmable que l'autre. Chacun doit être responsable de ses propres actions, et l'on ne doit pas rendre un homme odieux ni suspect pour la faute qu'un autre a commise. Qu'on châtie rigoureusement les séditieux, les meurtriers, les brigands, les voleurs, les adultères, les injustes, les calomniateurs, en un mot, toute sorte de criminels, de quelque religion qu'ils soient ; mais qu'on épargne, et qu'on traite avec la même douceur que les autres citoyens, ceux dont la doctrine est pacifique, et dont les mœurs sont pures et innocentes. Si l'on permet aux uns de célébrer des assemblées solennelles et certains jours de fête, de prêcher en public et d'observer d'autres cérémonies religieuses, on ne peut refuser la même liberté aux presbytériens, aux indépendants aux arminiens, aux quakers, aux anabaptistes et autres ; et même, pour dire franchement la vérité, comme les hommes se la doivent les uns aux autres, l'on ne doit exclure des droits de la société civile ni les païens, ni les mahométans, ni les Juifs, à cause de la religion qu'ils professent. Du moins, l'Église, qui ne juge point ceux qui sont dehors, comme dit l'apôtre (Cor., V, 12, 13), n'en a pas besoin; et l'État, qui embrasse et reçoit les hommes, pourvu qu'ils soient honnêtes, paisibles et industrieux, ne l'exige pas. Quoi ! vous permettriez à un païen de négocier chez vous, et vous l'empêcheriez de prier Dieu et de l'honorer à sa manière ! Les juifs peuvent séjourner au milieu de nous, et habiter vos maisons ; pourquoi donc leur refuserait-on des synagogues ? Leur doctrine est-elle plus fausse, leur culte est-il plus abominable et leur union est-elle plus dangereuse en public qu'en particulier ? Mais si l'on doit accorder toutes ces choses aux infidèles, la condition de quelques chrétiens sera-t-elle pire que la leur, dans un État qui professe l'Évangile de Jésus-Christ ?<br />
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Peut-être me direz-vous : « Oui, sans doute, il le faut bien; puisque ceux-ci ont plus de penchant aux factions, aux tumultes et aux guerres civiles. » Mais est-ce la faute, je vous prie, du christianisme ? Si cela est, nous devons reconnaître que c'est la plus dangereuse de toutes les religions du monde ; et, bien loin que vous deviez l'embrasser, elle ne mérite pas qu'aucun magistrat la tolère. Si elle est ennemie du repos public, et qu'elle soit d'un esprit turbulent, l'Église, que le souverain protège, court grand risque de n'être pas toujours innocente. Mais, à Dieu ne plaise que nous ayons une telle idée de la religion chrétienne, qui réprouve l'avarice, l'ambition, les querelles, les animosités et tous les désirs criminels, et qui ne respire que la paix, la douceur et la modération! Il faut donc chercher une autre cause des maux qu'on lui impute ; et, si nous examinons la chose de près, nous trouverons la solution de cette question dans le sujet même que je traite. Ce n'est pas la diversité des opinions, qu'on ne saurait éviter, mais le refus de la tolérance qu'on pourrait accorder, qui a été la source de toutes les guerres et de tous les démêlés qu'il y a eu parmi les chrétiens, sur le fait de la religion. Les chefs et les conducteurs de l'Église, remplis d'avarice et d'un désir insatiable de domination, se prévalant de l'ambition des souverains et de la superstition crédule des peuples inconstants, les ont animés et soulevés contre ceux qui n'adoptaient pas leurs opinions, en leur prêchant, contre les lois de l'Évangile et de la charité chrétienne, qu'il fallait priver de leurs biens les hérétiques et les schismatiques, et les exterminer entièrement ; et c'est ainsi qu'ils ont mêlé et confondu deux choses tout à fait différentes, l'Église et l'État. Or, il est bien difficile que des hommes souffrent avec patience qu'on les dépouille des biens qu'ils ont acquis par leur industrie, et que, contre toute sorte de lois divines et humaines, on les livre à la fureur de leurs compatriotes, surtout d'ailleurs lorsqu'ils sont très innocents, et qu'on les maltraite pour une affaire de conscience qui ne relève que de Dieu. N'est-il pas naturel que, lassés de tous les maux dont on les accable, ils viennent enfin à se persuader qu'il leur est permis de repousser la force par la force, et de prendre les armes pour la défense des droits que Dieu et la nature leur accordent, convaincus que le crime seul les en doit priver, et non pas la religion qu'ils professent ? L'histoire ne témoigne que trop que tel a été jusqu'ici le cours ordinaire des choses; et il n'y a nul doute que cela ne continue dans la suite, tant que les magistrats et les peuples croiront qu'il faut persécuter les hérétiques, et que les ministres de l'Évangile, qui devraient être les hérauts de la paix et de la concorde, exciteront, par tous les moyens possibles, les peuples à s'armer, et emboucheront les trompettes de la guerre. Cependant on pourrait s'étonner que les princes laissent agir ces incendiaires et ces perturbateurs du repos public, si l'on n'avait pas lieu de s'apercevoir qu'ils les ont invités au partage des dépouilles et que les princes se sont prévalu de leur avarice et de leur orgueil, pour augmenter leur propre pouvoir. Qui ne voit, en effet, que ces bonnes gens ont plutôt été des ministres d'État que des ministres de l'Évangile ; que, par une lâche complaisance, ils ont flatté l'ambition et le despotisme des princes et des grands de la terre, et qu'ils ont tout mis en oeuvre pour établir dans l'État une tyrannie, qu'autrement ils n'auraient pas pu introduire dans l'Église ? Tel est le funeste concert que nous voyons exister entre ces deux sortes de gouvernement ; au lieu que si chacun se tenait dans ses justes bornes, il n'y aurait pas la moindre occasion de trouble et de discordes, puisque les uns ne doivent travailler qu'au bien temporel de leurs sujets, et que les autres ne doivent chercher que le salut éternel des âmes. Sed pudet haec opprobria, etc. J'aurais honte de pousser plus loin mes tristes réflexions là-dessus. Dieu veuille que l'Évangile de paix soit enfin annoncé; que les magistrats civils aient plus de soin de se conformer à ses préceptes, que de lier la conscience des autres par des lois humaines ; et qu'en bons pères de la patrie, ils tournent toute leur application à procurer le bonheur temporel de tous leurs enfants, excepté de ceux qui sont revêches, arrogants et injustes envers leurs frères ! Dieu veuille que les ecclésiastiques, qui se vantent d'être les successeurs des apôtres, marchent sur les traces de ces premiers hérauts de l'Évangile ; qu'ils ne se mêlent jamais des affaires d'État; qu'ils soient modestes et paisibles dans toute leur conduite, et qu'ils s'occupent uniquement du salut des âmes, dont ils doivent un jour rendre compte! Adieu.<br />
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Peut-être qu'il ne sera pas mal à propos d'ajouter ici quelque chose sur ce qu'on appelle hérésie et schisme. Un mahométan, par exemple, ne saurait être hérétique, ni schismatique à l'égard d'un chrétien; et si quelqu'un passe de la religion chrétienne au mahométisme, il ne devient pas non plus schismatique ou hérétique, mais un infidèle et un apostat. Il n'y a personne qui doute de ceci : de sorte que les hommes de différentes religions ne peuvent être ni hérétiques ni schismatiques l'un à l'égard de l'autre.<br />
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Il faut donc examiner qui sont ceux qui professent du ne professent pas une même religion; et, sur cela, il est clair que ceux qui admettent la même règle, dans le culte et dans la foi, sont de la même religion; au lieu que ceux qui ne suivent pas une même règle, dans le culte et dans la foi, sont de différentes religions. Car, puisque tout ce qui appartient à une religion est contenu dans une certaine règle, il s'ensuit de toute nécessité que ceux qui reçoivent la même règle sont de la même religion, et tout au contraire les autres. Ainsi, les Turcs et les chrétiens sont de différentes religions, parce que les uns suivent l'Alcoran, et les autres l'Écriture sainte, pour la règle de leur religion. De même, parmi les chrétiens, il peut y avoir de différentes religions ; les catholiques romains, par exemple, et les luthériens, quoique les uns et les autres professent le christianisme, ne sont pas pour cela de la même religion, parce que ceux-ci n'admettent que l'Écriture sainte pour règle de leur foi ; au lieu que les premiers y ajoutent des traditions et les décrets des papes. De même encore les chrétiens qu'on appelle de Saint-Jean, et ceux de Genève, sont de différentes religions, parce que les derniers ne reçoivent que l'Écriture sainte pour leur guide dans le chemin du salut; au lieu que les autres y joignent je ne sais quelles traditions.<br />
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Cela posé, il s'ensuit :<br />
<br />
Premièrement, que l'hérésie est une séparation dans la communion ecclésiastique (entre des hommes qui professent la même religion), à cause de certaines opinions qui ne sont pas contenues dans la règle elle-même.<br />
<br />
Secondement, qu'entre ceux qui ne reconnaissent que l'Écriture sainte pour règle de leur foi, l'hérésie est la séparation dans la communion chrétienne, pour des opinions qui ne se trouvent pas dans les termes exprès de l'Écriture. Or cette séparation peut arriver en deux manières.<br />
<br />
1. Quand la plus nombreuse partie, ou celle qui est la plus forte partie d'une Église, à cause de la faveur du magistrat, abandonne les autres, et les exclut de sa communion, parce qu'ils ne veulent pas professer la croyance de certains dogmes, qui ne sont pas fondés sur les termes exprès de l'Écriture : mais ni le petit nombre de ces derniers, ni l'autorité du magistrat ne saurait jamais faire qu'une personne soit hérétique; celui-là seul mérite ce titre qui, à cause de pareilles opinions, déchire le sein de l'Église, introduit des noms et des marques de distinction, et se sépare volontairement des autres.<br />
<br />
2. Quand on s'éloigne de la communion d'une Église, parce que cette Église ne fait pas une profession publique de certaines opinions, qui ne se trouvent pas dans l'Écriture sainte en termes clairs et positifs.<br />
<br />
Les uns et les autres sont hérétiques, parce qu'ils errent dans ce qu'il y a de fondamental, et qu'ils errent obstinément contre la connaissance. En effet, après avoir admis l'Écriture sainte pour l'unique fondement de leur créance, ils admettent néanmoins comme fondamentales d'autres propositions qui ne sont pas dans l'Écriture ; et, sur ce que leurs frères ne veulent pas recevoir ces opinions qu'ils ont ajoutées, ni les regarder comme fondamentales ou nécessaires pour le salut, ils font une séparation dans l'Église, en se retirant d'avec les autres, ou en les chassant de leur communion. Il ne leur sert à rien de dire que leurs symboles et les articles de leur croyance sont conformes à l'Écriture sainte et à l'analogie de la foi : car, s'ils sont conçus dans les termes exprès de l'Écriture, il ne saurait y avoir de dispute à ce sujet, puisque tous les chrétiens avouent que ce livre est inspiré, et qu'ainsi tout ce qu'il nous enseigne est fondamental. Que s'ils disent que les articles dont ils exigent la profession sont des conséquences tirées de l'Écriture sainte, ils font bien sans doute d'y ajouter foi ; mais ils ont tort de vouloir les imposer à ceux qui ne les trouvent pas conformes à l'Écriture ; et ils deviennent eux-mêmes hérétiques si, pour des dogmes qui ne sont ni ne sauraient être fondamentaux, ils se séparent de la communion générale. Du moins, je ne crois pas qu'il y ait un homme assez extravagant pour oser donner ses explications de l'Écriture sainte et les conséquences qu'il en tire pour des inspirations divines, ni pour comparer à l'autorité de ce même livre les articles de foi qu'il en a composés, selon les faibles lumières de son esprit. Il est vrai qu'il y a de certaines propositions si évidentes, quoiqu'elles ne soient pas conçues dans les termes de l'Écriture, qu'il est facile de s'apercevoir qu'elles en découlent : ce n'est pas aussi de celles-là dont on peut discuter. Je dis seulement que, si clairement que telle ou telle doctrine nous paraisse être déduite de l'Écriture, nous ne devons pas pour cela l'imposer aux autres comme un article de foi nécessaire, a moins que nous ne consentions que d'autres doctrines nous soient imposées de la même manière, et qu'on puisse nous forcer à recevoir et à professer toutes les opinions diverses et contradictoires des Luthériens, des Calvinistes, des Remontrants, des Anabaptistes et des autres sectes que les faiseurs de symboles, de systèmes et de confessions, ont coutume de donner à leurs adeptes pour des déductions naturelles et nécessaires de la sainte Écriture. Pour moi, je ne puis m'empêcher d'être surpris de l'extravagante arrogance de ces gens qui croient pouvoir expliquer les choses nécessaires au salut plus clairement que le Saint Esprit lui-même, que l'éternelle et infinie sagesse de Dieu.<br />
<br />
Voilà ce que j'avais à dire au sujet de l'hérésie, mot qui, dans sa signification ordinaire, ne s'applique qu'à la partie dogmatique de la religion. Considérons maintenant le schisme, genre de crime ou d'imputation qui s'en rapproche beaucoup; du moins, il me semble que l'un et l'autre de ces termes signifient séparation mal fondée à l'égard de la communion ecclésiastique, pour des choses qui ne sont pas nécessaires au salut. Mais, puisque l'usage, qui est la loi suprême du langage, a établi qu'on nommerait hérésie les erreurs dans la foi, et schisme celles qui regardent le culte et la discipline, je prendrai ces mots dans le sens de cette distinction.<br />
<br />
Le schisme donc n'est autre chose qu'une séparation faite dans la communion de l'Église, à l'occasion de quelque chose dans le culte divin, ou dans la discipline ecclésiastique, qui n'en est pas une partie nécessaire. Or, il ne peut y avoir de nécessaire à une communion chrétienne, dans le culte ou la discipline, que ce que Jésus-Christ lui-même, notre souverain Législateur, ou ce que ses apôtres, par l'inspiration du Saint Esprit, ont commandé en termes tout exprès.<br />
<br />
En un mot, celui qui ne nie rien de tout ce qui est enseigné en termes exprès dans l'Écriture sainte, et qui n'abandonne aucune Église à cette occasion, ne peut être schismatique ni hérétique, de quelque nom odieux qu'on le charge d'ailleurs, et quand même toutes les sectes chrétiennes en corps le déclareraient déchu du christianisme.<br />
<br />
Je pourrais mettre cela dans un plus grand jour, et m'y étendre davantage; mais ce peu de mots doivent suffire pour une personne aussi éclairée, et qui a autant de pénétration que vous.<br />
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<hr />
<div>{{Infobox Auteur|nom=John Locke<br />
|image =<br />
|dates = 1632 - 1704<br />
|tendance = [[:wl:minarchistes|minarchiste]]<br />
|citations = <br />
|liens = [[:wl:John Locke|Wikibéral]] - [[:ca:John Locke|Catallaxia]]<br />
}}<br />
* [[John Locke:Lettre sur la tolérance|Lettre sur la tolérance]]<br />
* [[John Locke:Traité du gouvernement civil|Traité du gouvernement civil]]<br />
<br />
{{Autres projets|<br />
wikiberal=John Locke|<br />
catallaxia=John Locke|<br />
}}<br />
<br />
[[Catégorie:Auteurs-L]]<br />
<br />
[[wl:John Locke]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Jean-Baptiste_Say:Trait%C3%A9_d%27%C3%A9conomie_politique&diff=2699Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique2009-10-25T22:30:46Z<p>Lexington : </p>
<hr />
<div>{{titre|''Traité d'économie politique''<br> Simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses|[[Jean-Baptiste Say]] |1803 ; Sixième édition, 1841}}<br />
{{Infobox livre|titre=''Traité d'économie politique''<br />
|original = <br />
|couverture =[[Fichier:Traite deconomie politique.jpg|150px]]<br />
|auteur = Jean-Baptiste Say<br />
|genre = [[:catégorie:économie|économie]]<br />
|année = [[:wl:1841|1841]]<br />
|résumé = résumé<br />
|interwiki = [[Image:Logo-catallaxia.png|20px]] [[:ca:Jean-Baptiste Say|Catallaxia]] - [[Image:Wikiberal2.gif|20px]] [[:wl:Jean-Baptiste Say|Wikiberal]]<br />
|amazon = <br />
}}<br />
{{Autres projets|<br />
wikiberal=Jean-Baptiste Say|<br />
catallaxia=Jean-Baptiste Say|<br />
}}<br />
<div class="text"><br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - discours préliminaire|Discours préliminaire]]<br />
<br />
'''Livre premier - De la production des richesses'''<br />
<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre I|Chapitre I - Ce qu'il faut entendre par production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre II|Chapitre II - Des différentes sortes d'industrie, et comment elles concourent à la production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre III|Chapitre III - Ce que c'est qu'un capital productif, et de quelle manière les capitaux concourent à la production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre IV|Chapitre IV - Des agents naturels qui servent à la production des richesses, et notamment des fonds de terre]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre V|Chapitre V - Comment se joignent l'industrie, les capitaux et les agents naturels pour produire]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre VI|Chapitre VI - Des opérations communes à toutes les industries]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre VII|Chapitre VII - Du travail de l'homme, du travail de la nature, et de celui des machines]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre VIII|Chapitre VIII - Des avantages, des inconvénients et des bornes qui se rencontrent dans la séparation des travaux]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre IX|Chapitre IX - Des différentes manières d'exercer l'industrie commerciale et comment elles concourent à la production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre X|Chapitre X - Quelles transformations subissent les capitaux dans le cours de la production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XI|Chapitre XI - De quelle manière se forment et se multiplient les capitaux]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XII|Chapitre XII - Des capitaux improductifs]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XIII|Chapitre XIII - Des produits immatériels, ou des valeurs qui sont consommées au moment de leur production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XIV|Chapitre XIV - Du droit de propriété]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XV|Chapitre XV - Des débouchés]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XVI|Chapitre XVI - Quels avantages résultent de l'activité de circulation de l'argent et des marchandises]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XVII|Chapitre XVII - Des effets des règlements de l'administration qui ont pour objet d'influer sur la production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XVIII|Chapitre XVIII - Si le gouvernement augmente la richesse nationale en devenant producteur lui-même]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XIX|Chapitre XIX - Des colonies et de leurs produits]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XX|Chapitre XX - Des voyages et de l'expatriation par rapport à la richesse nationale]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXI|Chapitre XXI - De la nature et de l'usage des monnaies]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXII|Chapitre XXII - De la matière dont les monnaies sont faites]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXIII|Chapitre XXIII - Origine de la valeur des monnaies]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXIV|Chapitre XXIV - Que les monnaies faites de différents métaux ne peuvent pas conserver un rapport fixe dans leur valeur]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXV|Chapitre XXV - De l'altération des monnaies]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXVI|Chapitre XXVI - Des papiers-monnaies]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXVII|Chapitre XXVII - Que la monnaie n'est ni un signe ni une mesure]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXVIII|Chapitre XXVIII - D'une attention qu'il faut avoir en évaluant les sommes dont il est fait mention dans l'histoire]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXIX|Chapitre XXIX - Ce que devraient être les monnaies]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXX|Chapitre XXX - Des signes représentatifs de la monnaie]]<br />
<br />
'''Livre second - De la distribution des richesses'''<br />
<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre I|Chapitre I - Des fondements de la valeur des choses]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre II|Chapitre II - Des variations relatives et des variations réelles dans les prix]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre III|Chapitre III - Du prix en argent et du prix nominal]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre IV|Chapitre IV - De ce qui fait l'importance de nos revenus]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre V|Chapitre V - Comment les revenus se distribuent dans la société]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre VI|Chapitre VI - Quels genres de production paient plus largement les services productifs]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre VII|Chapitre VII - Des revenus industriels]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre VIII|Chapitre VIII - Du revenu des capitaux]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre IX|Chapitre IX - Des revenus territoriaux]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre X|Chapitre X - Quels sont les effets des revenus perçus d'une nation dans l'autre]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre XI|Chapitre XI - De la population dans ses rapports avec l'économie politique]]<br />
<br />
'''Livre troisième - De la consommation des richesses'''<br />
<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre I|Chapitre I - Des différentes sortes de consommations]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre II|Chapitre II - Des effets généraux de la consommation]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre III|Chapitre III - Des effets de la consommation reproductive]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre IV|Chapitre IV - Des effets de la consommation improductive en général]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre V|Chapitre V - Des consommations privées, de leurs motifs et de leurs résultats]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre VI|Chapitre VI - De la nature et des effets généraux des consommations publiques]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre VII|Chapitre VII - Des principaux objets de la dépense publique]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre VIII|Chapitre VIII - Par qui sont payées les consommations publiques]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre IX|Chapitre IX - De l'impôt et de ses effets en général]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre X|Chapitre X - Des différentes manières d'asseoir l'impôt, et sur quelles classes de contribuables portent les divers impôts]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre XI|Chapitre XI - De la dette publique]]<br />
<br />
</div><br />
<br />
== Source ==<br />
* http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k89642c<br />
<br />
[[Catégorie:économie]]<br />
<br />
[[Catégorie:économie]]<br />
<br />
[[wl:Jean-Baptiste Say]]<br />
[[wl:Traité d'économie politique]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Mod%C3%A8le:Accueil/Sommaire&diff=2609Modèle:Accueil/Sommaire2009-04-27T04:10:47Z<p>Lexington : </p>
<hr />
<div><div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">'''Thèmes'''</div><br />
<br />
<div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">[[Image:8056-hikaruto-Dossiersanglejaune.png|24px]] '''[[:Catégorie:Histoire|Histoire]]'''</div><br />
[[Gustave de Molinari:Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future|Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future]] {{100}} - [[Ludwig von Mises:Le Gouvernement omnipotent|Le Gouvernement omnipotent]] {{100}} - [[Paul-Louis Courier:Lettre à Messieurs de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres|Lettre à Messieurs de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres]] {{100}} - [[Thomas Jefferson:Déclaration unanime des treize États unis d’Amérique|Déclaration unanime des treize États unis d’Amérique]] {{100}}<br />
<br />
<div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">[[Image:8058-hikaruto-Dossiersanglerouge.png|24px]] '''[[:Catégorie:Romans|Romans]]'''</div><br />
[[1984]] {{100}} - [[La Ferme des animaux]] {{100}}<br />
<br />
<div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">[[Image:8057-hikaruto-Dossiersanglebleu.png|24px]] '''[[:Catégorie:Philosophie|Philosophie]]'''</div><br />
[[Ludwig von Mises:Le Libéralisme|Le Libéralisme]] {{100}} - [[Ludwig von Mises:Le Socialisme|Le Socialisme]] {{100}} - [[Gustave de Molinari:Les Soirées de la rue Saint-Lazare|Les Soirées de la rue Saint-Lazare]] {{100}} - [[Friedrich A. Hayek:La Constitution de la liberté|La Constitution de la liberté]] {{00}} - [[Benjamin Constant:Mélanges de littérature et de politique|Mélanges de littérature et de politique]] {{50}}- [[Benjamin Constant:Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri|Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri]] {{50}} - [[Arthur Schopenhauer:Injustice, droit naturel, loi et État|Injustice, droit naturel, loi et État]] {{100}} - [[Ernest Renan:Qu'est-ce qu'une nation ?|Qu'est-ce qu'une nation ?]] {{100}} - [[François Quesnay:Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société|Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société]] {{75}} - [[Henry David Thoreau:La Désobéissance civile|La Désobéissance civile]] {{100}} - [[Lysander Spooner:Les Vices ne sont pas des crimes|Les Vices ne sont pas des crimes]] {{75}} - [[Georges Palante:La Sensibilité individualiste|La Sensibilité individualiste]] {{100}} - [[Georges Palante:Pessimisme et Individualisme|Pessimisme et Individualisme]] {{100}} - [[Benjamin Constant:Principes de politique|Principes de politique]] {{100}} - [[Destutt de Tracy:éléments d'idéologie|Eléments d'idéologie]] {{25}} - [[Walter Lippmann:La Cité libre|La Cité libre]] {{75}} - [[Herbert Spencer:L'individu contre l'État|L'individu contre l'État]] {{50}}<br />
<br />
<div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">[[Image:8059-hikaruto-Dossiersanglevert.png|24px]] '''[[:Catégorie:Actualité|Actualité]]'''</div><br />
[[Charles Gave:Un libéral nommé Jésus|Un libéral nommé Jésus]] {{100}} - [[Alain Madelin:Quand les autruches relèveront la tête|Quand les autruches relèveront la tête]] {{100}}<br />
<br />
<div style="border-bottom: 1px dashed #9999CC;">[[Image:8060-hikaruto-Dossiersangleblver.png|24px]] '''[[:Catégorie:économie|Economie]]'''</div><br />
<br />
[[Ludwig von Mises:L'Action humaine|L'Action humaine]] {{100}} - [[Ludwig von Mises:Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique|Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique]] {{100}} - [[Henri Lepage:Pourquoi la propriété|Pourquoi la propriété]] {{100}} - [[Turgot:Réflexions sur la formation et la distribution des richesses|Réflexions sur la formation et la distribution des richesses]] {{100}} - [[Frédéric Bastiat:Sophismes Économiques|Sophismes Économiques]] {{100}}[[Gustave de Molinari:Questions économiques à l’ordre du jour|Questions économiques à l’ordre du jour]]{{100}} - [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique|Traité d'économie politique]] {{100}} - [[Maurice Bourguin: Les systèmes socialistes et l'évolution économique|Les systèmes socialistes et l'évolution économique]] {{75}}<br />
<br/></div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Herbert_Spencer:L%27esclavage_du_futur&diff=2608Herbert Spencer:L'esclavage du futur2009-04-20T19:58:02Z<p>Lexington : </p>
<hr />
<div>{{Navigateur|[[Herbert Spencer:Le nouveau torysme|CHAPITRE I - Le nouveau torysme]]|[[Herbert Spencer]]&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;[[Herbert Spencer:L'individu contre l'État|L'individu contre l'État]]|[[Herbert Spencer:Les péchés des législateurs|CHAPITRE III - Les péchés des législateurs]]}}<br />
{{titre|[[Herbert Spencer:L'individu contre l'État|L'individu contre l'État]]|[[Herbert Spencer]]|L'esclavage du futur}}<br />
{{infobox LICE}}<br />
<div class="text"><br />
<br />
Une des preuves de la parenté entre l'amour et 1a. pitié est que celle-ci idéalise son objet. La sympathie pour une personne qui souffre supprime, pour le moment, le souvenir des fautes qu'elle a commises. Le sentiment qui se fait jour dans "pauvre homme !" à la vue d'un individu bien malheureux, exclut la pensée de "mauvais homme", qui pourrait naître dans d'autres moments. Naturellement donc, si les malheureux sont inconnus ou seulement connus vaguement, tous leurs démérites sont ignorés ; de la sorte il arrive que, si à une époque telle que la nôtre on dépeint les misères des pauvres, le public se les représente comme les misères des pauvres méritants au lieu de se les représenter - ce qui dans la plupart des cas serait plus juste - comme les misères des pauvres déméritants. Ceux dont les souffrances sont exposées dans les brochures et proclamées dans des sermons et des discours qui retentissent dans tout le pays, nous sont donnés tous comme des personnages bien dignes, traités avec une injustice cruelle : aucun d'eux n'est présenté comme portant la peine de ses propres méfaits.<br />
<br />
Quand on prend une voiture à Londres, on s'étonne de voir si souvent des personnes, qui s'attendent à recevoir quelque récompense pour leur peine, ouvrir la portière avec complaisance . La surprise diminue si l'on compte le grand nombre de flâneurs autour des cabarets, ou si l'on observe avec quelle rapidité un spectacle dans la rue ou une procession attire un groupe de badauds des cours et des bouges voisins. En voyant combien ils sont nombreux sur une petite surface, il devient évident que des dizaines de mille de gens pareils fourmillent dans Londres. "Ils n'ont pas d'ouvrage" dites-vous. Dites plutôt qu'ou bien ils refusent l'ouvrage, ou ils se font mettre rapidement à la porte des ateliers. Ce sont simplement des vauriens qui, d'une manière ou d'une autre, vivent aux dépens des hom¬mes qui valent quelque chose, des vagabonds et des sots, des criminels ou des individus en voie de le devenir, des jeunes gens qui sont à la charge de parents peinant durement, des maris qui s'approprient l'argent gagné par leurs femmes, des individus qui partagent les gains des prostituées ; et mêlée à tout cela se trouve une classe de femmes correspondante, moins visible et moins nombreuse.<br />
<br />
Est-il naturel que le bonheur soit le lot d'individus de ce genre ? ou est-il naturel qu'ils attirent le malheur sur eux-mêmes et sur ceux qui se rattachent à eux ? N'est-il pas évident qu'il doit exister au milieu de nous une foule de misères qui sont le résultat normal de la mauvaise conduite et qui devraient toujours y être associée. Il y a une idée, plus ou moins répandue de tout temps, mais proclamée de nos jours avec grand fracas, à savoir que toute souffrance sociale peut être écartée et que c'est le devoir de l'un ou de l'autre de la faire disparaître. Ces deux opinions sont fausses. Séparer la souffrance de la mauvaise action, c'est lutter contre la nature des choses et amener une quantité de souffrances encore plus grande. Épargner aux hommes la punition naturelle d'une vie dissolue, nécessite à l'occasion l'infliction de punitions artificielles dans les cellules solitaires, sur les moulins à marcher, et avec le fouet. A mon avis un dicton, dont la vérité est également admise par la croyance commune et par la croyance de la science, peut être considéré comme jouissant d'une autorité incontestable. Eh bien ! le commandement "si quelqu'un ne veut pas travail¬ler, il ne doit pas manger", est simplement l'énoncé chrétien de cette loi de la nature sous l'empire de laquelle la vie atteint son degré actuel, la loi d'après laquelle une créature qui n est pas assez énergique pour se suffire, doit périr ; la seule différence étant que la loi qui, dans un cas, doit être imposée par la force est, dans l'autre cas, une nécessité naturelle. Cependant ce dogme particulier de leur religion, que la science justifie d'une façon si évidente, est celui que les chrétiens semblent le moins disposés à accepter. L'opinion courante est qu'il ne devrait pas y avoir de souffrances, et que la société est responsable de celles qui existent.<br />
<br />
"Mais certainement nous avons une certaine responsabilité, même quand ce sont des gens indignes de tout intérêt qui souffrent."<br />
<br />
Si par ce mot "nous" on veut désigner non seulement nous-mêmes, mais encore nos ancêtres, et surtout ceux d'entre eux qui firent les lois, je n ai rien à répondre. J'admets que ceux qui ont fait, modifié et exécuté l'ancienne loi des pauvres sont responsables d'avoir produit une terrible démoralisation dont les effets n'auront pas disparu avant plusieurs générations. J'admets que les législateurs récents et actuels sont en partie responsables des mesures qui ont produit un corps permanent de vagabonds allant d'une association à l'autre, et qu'ils sont responsables également de la présence parmi nous d'une quantité constante de criminels, puisqu'ils ont permis le retour des convicts dans des conditions qui les forcent presque à commettre de nouveaux crimes. En outre j'admets que les philanthropes ont aussi leur part de responsabilité, puisque, pour aider les enfants de gens indignes, ils désavantagent les enfants des gens méritants, en imposant à leurs parents des contributions locales toujours plus élevées. De plus, j'admets même que ces essaims de vauriens, nourris et multipliés par des institutions publiques et privées, ont, par diverses ingérences pernicieuses, souffert plus qu'ils n'auraient souffert autrement. Sont-ce là les responsabilités dont on veut parler ? Je ne le crois pas.<br />
<br />
Si maintenant nous laissons de côté la question des responsabilités, de quelque façon qu'on la comprenne, et si nous considérons seulement le mal en lui-même, que dirons-nous de la manière dont on le traite ? Commençons par un fait.<br />
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Un de mes oncles défunts, le révérend Thomas Spencer, titulaire pendant environ vingt ans du Hinton Charterhouse, près de Bath, ne fut pas plutôt entré en fonction, qu'il témoigna sa sollicitude pour le bien-être des pauvres en établissant une école, une bibliothèque, une société d'habillement, en faisant distribuer des terrains et en construisant en outre des cottages modèles. Bien plus, jusqu'en 1833, il fut l'ami des indigents, défendant toujours l'indigent contre l'administrateur de la taxe des pauvres. Survinrent cependant les débats sur la loi des pauvres, qui lui firent comprendre les mauvais effets du système alors en vigueur. Quoique philanthrope ardent, il n'était pas un sentimentaliste timide. Aussi, dès que la nouvelle loi des pauvres fut promulguée, il se mit à en appliquer les dispositions dans sa paroisse. Il rencontra une opposition presque universelle ; car il eut contre lui non seulement les pauvres, mais même les fermiers sur qui tomba le fardeau des lourdes contributions pour les pauvres. En effet, chose étrange à dire, ils avaient en apparence intérêt au maintien de l'ancien système qui leur imposait de si grandes charges. Voici l'explication. La coutume s'était introduite de payer avec les taxes une partie du salaire de chaque ouvrier de la campagne ; "complément des salaires", ainsi s'appelait la somme. Et quoique les fermiers eussent fourni la plus grande partie des fonds où ce "complément des salaires" était puisé, cependant, puisque tous les autres contribuables y contribuaient, les fermiers semblaient gagner à cet arrangement. Mon oncle, qui ne se laissait pas facile¬ment effrayer, brava toute cette opposition et fit exécuter la loi. Le résultat fut qu'en deux années les contributions furent réduites de 700 livres à 200 livres par an, tandis que la situation de la paroisse fut de beaucoup améliorée. "Ceux qui jusque-là avaient flâné au coin des rues ou aux portes des cabarets eurent autre chose à faire, et l'un après l'autre ils obtinrent de l'ouvrage", de sorte que, sur une population de 800 personnes, dont une cen¬taine recevait auparavant des secours à domicile, quinze seulement durent être envoyées à l'Union de Bath quand celle-ci eût été formée. Si l'on me dit que le télescope de 20 livres, qui fut offert à mon oncle quelques années après, prouva la gratitude des seuls contribuables, je répondrai ceci : quand il se fut tué plus tard en travaillant au delà de ses forces au bien-être du peuple, on le ramena à Hinton pour y être enterré, et son convoi fut suivi non seulement par les gens aisés, mais aussi par les pauvres.<br />
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Plusieurs raisons m'ont engagé à faire cette courte narration. L'une est le désir de prouver que la sympathie pour le peuple et les efforts désintéressés pour son bien-être n'impliquent pas nécessairement l'approbation des secours gratuits. Une autre est le désir de montrer que le bien peut résulter non pas de la multiplication des remèdes artificiels pour mitiger la détresse, mais, au contraire, de la diminution de ces remèdes. Enfin, mon troisième but a été de préparer la voie à une analogie.<br />
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Sous une autre forme, et dans une sphère différente, nous étendons à présent, d'année en année, un système identiquement le même que le système du complément des salaires "make-wages" sous l'ancienne loi des pauvres. Bien que les politiciens ne reconnaissent pas le fait, il est cependant facile de démontrer que ces différentes mesures publiques pour donner le confort à la classe ouvrière, et dont les frais sont payés par les contribuables, sont intrinsèquement les mêmes que celles appliquées autrefois à l'ouvrier rural qui était traité moitié en ouvrier, moitié en indigent. Dans les deux cas, l'ouvrier reçoit, en retour de ce qu'il fait, de l'argent pour acheter un certain nombre des objets dont il a besoin ; tandis que, pour lui fournir le reste, on puise de l'argent dans un fonds commun créé par les contributions. Qu'importe si les objets fournis gratis par les contribuables, au lieu de l'être par le patron sous forme de paiement, sont de telle ou de telle espèce ? le principe est le même. Aux sommes reçues, substituons les marchandises et les jouissances achetées, et voyons ensuite quel est l'état des choses. A l'époque de l'ancienne loi des pauvres, le fermier donnait, pour l'ouvrage fait, l'équivalent soit du loyer, du pain, des vêtements et du chauffage ; tandis que les contribuables fournissaient en pratique à l'individu et à sa famille, les souliers, le thé, le sucre, les chandelles, un peu de lard, etc. Naturellement, la division est arbitraire, mais il est hors de doute que le fermier et les contribuables fournissaient ces objets en commun. Actuellement, l'ouvrier reçoit de son patron, sous forme de salaire, l'équivalent des objets de consommation dont il a besoin, tandis que le public lui fournit de quoi satisfaire d'autres besoins, d'autres- désirs. Aux frais des contribuables il a, dans certains cas, et aura bientôt, dans un plus grand nombre de cas, une maison à un prix inférieur à celui de sa valeur marchande ; car évidemment quand, par exemple, à Liverpool, une municipalité dépense à peu près 200 000 livres pour faire abattre et reconstruire les logements des classes inférieures, et est sur le point d'en dépenser encore autant, on peut en inférer que d'une certaine façon, les contribuables fournis¬sent au pauvre un logement plus commode que celui qu'il aurait pu avoir autrement eu égard au loyer payé. Ces mêmes contribuables paient, en outre, pour l'ouvrier, la plus grande partie des frais de l'instruction de ses enfants, et il est probable que bientôt celle-ci sera donnée gratuitement. Ils lui fournissent aussi les livres et les journaux qu'il peut désirer, ainsi que des endroits convenables où il puisse les lire. Dans certains cas aussi, comme à Manchester, on a établi des gymnases pour ses enfants des deux sexes, aussi bien que des lieux de récréation. C'est-à-dire, l'ouvrier reçoit, grâce à un fonds créé par les taxes locales, certains avantages supérieurs à ceux que la somme reçue pour son travail lui permet de se procurer. La seule différence donc entre ce système et l'ancien système du "complément des salaires", est celle qui existe entre les genres de satisfactions obte¬nues, et cette différence n'affecte en rien la nature de l'arrangement.<br />
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En outre, la même illusion prévaut dans les deux systèmes. Dans un cas comme dans l'autre, ce qui paraît être un don gratuit n'est pas un don gratuit. La somme que, sous l'ancien¬ne loi des pauvres, l'ouvrier moitié indigent recevait de la paroisse pour parfaire son gain hebdomadaire, n'était pas en réalité, comme cela semblait, un boni ; car elle entraînait à sa suite une diminution équivalente de son salaire, comme cela fut bien vite démontré quand le système fut aboli et que les salaires s'élevèrent. Il en est de même de ces faveurs apparentes accordées aux ouvriers dans les villes. Je ne fais pas allusion seulement au fait qu'ils les paient sans s'en apercevoir, en partie sous forme de loyer plus cher, (quand ils ne sont pas contribuables) ; mais je fais allusion au fait que les salaires reçus, comme les salaires de l'ouvrier dans les fermes, sont diminués par ces charges publiques qui retombent sur ceux qui donnent de l'ouvrage. Lisez les derniers comptes-rendus de la grève cotonnière dans le Lancashire ; ils contiennent des preuves, fournies par les ouvriers eux-mêmes, que la marge des bénéfices est si étroite, que les manufacturiers moins habiles, aussi bien que ceux ayant des capitaux insuffisants, font faillite, et que les sociétés coopératives, qui leur font concurrence, peuvent rarement se maintenir ; et à présent, tirez-en les conséquences relativement aux salaires. Parmi les frais de production, il faut compter les contributions générales et locales. Si, comme dans nos grandes villes, les taxes locales se montent maintenant à un tiers des revenus constatés ou davantage, si celui qui donne de l'ouvrage doit payer ce tiers non seulement sur son logement particulier, mais encore sur sa maison de vente, sur sa manufacture et sur ses magasins, etc., il faut que cette somme soit retranchée de l'intérêt du capital, ou puisée dans le fonds des salaires, ou qu'elle soit prise en partie d'un côté, en partie de l'autre. Et si la concurrence entre les capitalistes dans la même industrie ou dans d'autres industries a pour effet de maintenir l'intérêt à un taux si bas que, tandis que les uns gagnent, les autres perdent, et qu'un assez grand nombre se ruinent, si le capital, n'obtenant pas un intérêt rémunérateur se dirige ailleurs et laisse le travail sans emploi ; alors il est évident que l'ouvrier, dans ces conditions, a seulement le choix entre une somme moindre de travail ou un paiement moindre pour le travail fourni . En outre, pour des raisons analogues, ces charges locales augmentent le prix des consommations. Les prix demandés par les détaillants sont, en moyenne, déterminés par le taux courant de l'intérêt du capital employé dans le commerce de détail, et les frais extra du commerce de détail doivent être compensés par des prix extra. Ainsi aujourd'hui l'ouvrier de la ville, comme autrefois l'ouvrier de la campagne, perd d'un côté ce qu'il gagne et de l'autre : il faut ajouter, en outre, les frais occasionnés par l'administration et les dépenses inutiles que celle-ci amène à sa suite. Mais quel rapport tout cela a-t-il avec "l'esclavage futur ?" demandera-t-on. Aucun rapport direct, mais sur bien des points, un rapport indirect, comme nous le verrons après un autre chapitre préliminaire.<br />
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On dit qu'à l'époque où les chemins de fer furent établis en Espagne, des paysans furent assez souvent écrasés, et qu'on attribua ces accidents aux mécaniciens qui n'arrêtaient pas, la pratique agricole n'ayant fourni aucune idée de l'impulsion imprimée à une grande masse, se mouvant avec une grande rapidité. <br />
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Ce fait me revient à la mémoire quand j'examine les idées des soi-disant politiciens "pratiques", qui ne se doutent même pas de l'existence d'une chose telle que le moment poli¬tique, et encore moins d'un moment politique qui, au lieu de diminuer ou de rester constant, va toujours en augmentant. La théorie d'après laquelle le politicien procède habituellement, c'est que le changement opéré par sa mesure s'arrêtera au point où il veut qu'il s'arrête. Il examine attentivement quels seront les résultats de son acte, mais il ne songe guère aux effets éloignés du mouvement qu'il produit, et encore moins aux. effets concomitants. Quand, à l'époque de la guerre, il fallut se procurer de "l'aliment pour la poudre", on encourageait la population ; quand M. Pitt dit ; "Tâchons que les secours accordés aux familles nombreuses soient un droit et un honneur, au lieu d'être un motif d'opprobre et de mépris<ref>"Parliementary History" par Hansard, 22, p. 710.</ref>", on ne croyait guère que la taxe des pauvres serait quadruplée en cinquante ans, qu'en considération du revenu tiré de la caisse des pauvres, on aimerait mieux épouser des filles avec beaucoup de bâtards que d'honnêtes femmes, et qu'une multitude de contribuables descendraient au rang d'indigents. Les législateurs qui, en 1883, votèrent 20 000 livres pour aider à construire des maisons d'école, ne supposaient pas que la mesure alors prise dût amener des contributions forcées, locales et générales, s'élevant maintenant à la somme de six millions de livres ; ils n'avaient pas l'intention d'établir le principe qu'A serait rendu responsable de l'instruction des enfants de B ; ils ne songeaient pas à une contrainte qui priverait de pauvres veuves de l'aide de leurs enfants déjà arrivés à un certain âge, et ils pensaient encore moins que leurs successeurs, en obligeant les parents indigents de s'adresser aux administrateurs du bien des pauvres pour payer la rétribution scolaire dont les comités scolaires exigeaient le paiement, feraient naître l'habitude de s'adresser à ces mêmes administrateurs et créeraient ainsi le paupérisme<ref>"Fortnightly Review," janvier 1884, p. 17.</ref>. Et ceux qui, en 1834, firent une loi réglant le travail des femmes et des enfants dans certaines manufactures, ne s'imaginaient pas que le système ainsi inauguré dût finir par la restriction et l'inspection du travail dans toute espèce d'établissements producteurs où l'on emploie plus de cinquante personnes, et ils ne croyaient pas que l'inspection dût aller jusqu'à exiger d'une "jeune personne" qui désire être employée dans une manufacture, l'autorisation d'un médecin qui se soit assuré par un examen personnel (auquel aucune limite n'est posée), qu'il n'y a ni maladie rendant impropre au travail, ni infirmité corporelle, son verdict décidant si la jeune personne peut ou ne peut pas gagner un salaire<ref>Factories and Workshop Acts, 42 et 42, Vict. Chap. XVI.</ref>. Et, comme je l'ai dit, le politicien, qui se pique d'avoir des vues pratiques, prévoit encore moins les résultats indirects qui seront la conséquence des résultats directs de ses mesures. Ainsi, pour prendre un cas connexe à l'un de ceux cités plus haut, le système du "paiement d'après les résultats" avait uniquement pour but de stimuler les instituteurs d'une manière efficace : on était loin de supposer que le stimulant nuirait à leur santé ; on ne s'attendait pas à ce qu'ils fussent conduits à adopter un système "d'enseigne¬ment indigeste" et à exercer une pression excessive sur les enfants faibles et peu intelligents, souvent à leur grand détriment ; on ne prévoyait pas que, dans bien des cas, il en résultât un affaiblissement physique qui ne peut être compensé par des connaissances grammaticales et géographiques. La défense d'ouvrir un cabaret sans autorisation avait pour but le maintien de l'ordre public ; ceux qui l'ont imaginée n'avaient jamais pensé qu'elle pût avoir une influence puissante et funeste sur les élections. Il ne vint pas à l'idée des politiciens "pratiques" qui imposèrent une ligne de charge obligatoire aux vaisseaux marchands que le crédit des armateurs ferait porter cette ligne de charge à la limite extrême, et que de précédent en précédent, toujours dans le même sens, cette ligne s'élèverait graduellement dans les meilleurs vaisseaux, comme je tiens de bonne source que cela a déjà eu lieu. Les législateurs qui, il y a une quarantaine d'années, forcèrent par une loi les compagnies du chemins de fer à fournir de la locomotion à bon marché, auraient ri si on avait exprimé l'opinion qu'éventuellement leur loi pourrait faire punir ceux qui l'appliqueraient dans le sens le plus étendu ; et cependant tel en a été le résultat pour les compagnies qui ont commencé à admettre des voyageurs de troisième classe dans les trains rapides ; on leur a infligé une amende égale au prix du parcours pour chaque voyageur ainsi transporté. A cet exemple emprunté aux chemins de fer, ajoutons un fait ressortant de la comparaison entre la manière dont ils sont administrés en France et en Angleterre. Les législateurs qui ont pris des mesures pour le retour final des chemins de fer français à l'État, n'ont jamais songé qu'il pourrait en résulter des facilités moindres pour le transport des voyageurs ; ils n'ont' pas prévu que le désir de ne pas déprécier la valeur d'une propriété, devant éventuellement faire retour à l'État, empêcherait d'autoriser la création de lignes concurrentes, et que, faute de concurrence, la locomotion serait relativement lente, coûteuse et les trains moins fréquents ; car le voyageur anglais, comme Sir Thomas Farrer l'a démontré récemment, a de grands avantages sur le voyageur français sous le rapport de l'économie, de la rapidité et de la fréquence avec lesquelles il peut accomplir ses voyages.<br />
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Mais le politicien "pratique" qui, en dépit de telles expériences répétées de génération en génération, continue de penser seulement aux résultats prochains, ne songe naturellement jamais aux résultats encore plus éloignés, encore plus généraux, et encore plus importants que ceux dont nous venons de donner des exemples. Pour répéter la métaphore employée plus haut, il ne se demande jamais si le moment politique mis en action par sa mesure diminuant quelquefois, mais augmentant fortement dans d'autres cas, suivra ou ne suivra pas la même direction générale que d'autres moments analogues, et s'il ne peut pas se réunir à ces derniers pour produire bientôt un mouvement composé qui opère des changements auxquels on n'avait jamais pensé. Contemplant uniquement les effets du courant produit par ses propres lois et ne voyant pas que d'autres courants déjà existants et d'autres encore dus à l'impulsion donnée, suivent la même direction, il ne lui vient jamais à l'idée que tous ces courants peuvent s'unir pour former un torrent qui changera complète¬ment la face des choses. Ou pour parler sans métaphore, il n a pas conscience de cette vérité qu'il aide à créer un certain type de l'organisation sociale, et que des mesures analogues, effectuant des changements analogues d'organisation, tendent avec une force toujours plus grande à rendre ce type général jusqu'à ce que, à un moment donné, la ten¬dance soit tellement forte qu'elle devient irrésistible. De même que chaque société cher¬che, quand cela est possible, à produire dans d'autres sociétés une structure analogue à la sienne propre, de même qu'en Grèce, les Spartiates et les Athéniens s'efforcèrent à l'envi les uns des autres de propager leurs institutions politiques respectives, ou de même qu'à l'époque de la Révolution française, les monarchies absolues de l'Europe cherchèrent à rétablir la monarchie absolue en France, tandis que la république encourageait la formation d'autres républiques ; de même, dans toute espèce de société, chaque espèce de structure tend à se propager. De même que le système de coopération volontaire établi soit par des compagnies, soit par des associations formées dans un but industriel, commercial ou autre, se répand dans toute une communauté ; de même le système contraire de la coopération forcée sous la direction de l'État se propage ; et plus l'un ou l'autre s'étend, plus il gagne en force d'expansion. La question capitale pour l'homme politique devrait toujours être : "Quel type de structure sociale tends-je à produire ?" Mais c'est une question qu'il ne se pose jamais.<br />
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Ici nous voulons l'examiner pour lui. Observons maintenant la tendance générale des changements récents ainsi que le courant d'idées qui les a accompagnés, et voyons où celui-ci nous mène.<br />
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Voici sous sa forme la plus simple une question posée tous les jours : "Nous avons déjà fait ceci ; pourquoi ne ferions nous pas cela ?" Et le respect pour les précédents, qui y est impliqué, pousse toujours à de nouvelles réglementations. S'étendant à des branches de l'industrie de plus en plus nombreuses, les actes du parlement restreignant les heures de travail et prescrivant la manière de traiter les ouvriers, doivent maintenant être appliqués aux magasins. De l'inspection des hôtels garnis pour limiter le nombre des locataires et imposer des conditions de salubrité, nous avons maintenant passé à l'inspection de toutes les maisons au-dessous d'un certain loyer dans lesquelles logent des membres de plus d'une famille, et nous allons bientôt passer à l'inspection de toutes les maisons exiguës<ref>Voyez lettre de "Local Government Board". Times, 2 janvier 1884.</ref>. On s'appuie sur l'achat et l'exploitation des télégraphes par l'État pour réclamer l'achat et l'exploitation des chemins de fer par l'État. La fourniture de nourriture intellectuelle aux enfants par l'administration publique doit être suivie, dans quelques cas, de fourniture d'aliments pour leur corps ; et quand l'usage en sera graduellement généralisé, nous pouvons nous attendre à ce que la gratuité de la fourniture déjà proposée dans un cas le soit aussi plus tard dans l'autre ; cette extension<ref>La preuve vient plus vite que je ne m'y attendais. Cet article a été imprimé depuis le 30 janvier, et dans l'intervalle, à savoir le 13 mars (cet article a été publié le 7 avril), le comité scolaire de Londres a résolu de demander l'autorisation d'employer des fonds de bienfaisance locale pour fournir gratuitement des repas et des vêtements aux enfants indigents. A présent la définition du mot "indigent" sera élargie ; elle comprendra un plus grand nombre d'enfants et on demandera plus de fonds. </ref> est la conséquence logique de l'argument d'après lequel il faut un corps solide aussi bien qu'un esprit solide pour faire un bon citoyen. Et ensuite, en s'appuyant ouvertement sur les précédents fournis par l'église, l'école et la salle de lecture, toutes entretenues aux frais du public, on soutient que "le plaisir, dans le sens où ce mot est généralement pris aujourd'hui, a besoin d'être réglé et organisé par des lois aussi bien que le travail<ref>"Fornightly Review", janvier 1884, p. 21.</ref>."<br />
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Ces empiétements de la réglementation doivent être attribués non-seulement aux précédents, mais encore à la nécessité de suppléer aux mesures inefficaces et de remédier à des maux artificiels qui surgissent continuellement. L'insuccès ne détruit pas la foi dans les moyens employés ; mais il suggère l'idée d'en user d'une manière plus rigoureuse ou de les appliquer dans un plus grand nombre de cas. Comme ces lois contre l'intempérance, remontant aux temps anciens et maintenues jusqu'à notre époque, où de nouvelles restrictions à la vente des liqueurs enivrantes occupent bien des nuits pendant chaque session, n'ont pas produit l'effet attendu, on en réclame de plus sévères qui défendent la vente d'une façon absolue dans certaines localités ; et ici, comme en Amérique, on demandera sans doute plus tard que cette défense salit rendue générale. Les nombreux remèdes pour "extirper" les maladies épidémiques n'ayant pas réussi à empêcher la petite vérole, les fièvres, etc., d'exercer leurs ravages, on sollicite un nouveau remède consistant dans le droit donné à la police de visiter les maisons pour voir s'il y a des personnes atteintes du mal, et dans l'autorisation accordée aux médecins d'examiner n'importe qu'elle personne pour s'assurer qu'elle n'est point atteinte d'une maladie contagieuse ou infectieuse. Des habitudes d'imprévoyance ayant été développées pendant des générations par la loi des pauvres, et le nombre des imprévoyants ayant été augmenté par elle, on propose maintenant de remédier aux maux causés par la charité obligatoire en rendant l'assurance obligatoire.<br />
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Le développement de cette politique, amenant le développement d'idées correspondantes, entretient partout cette opinion d'après laquelle le gouvernement devrait intervenir toutes les fois qu'une chose ne va pas bien. "Certainement vous ne voudriez pas que ce mal continuât !" s'écrie tel ou tel, si vous soulevez quelque objection contre ce. qui se dit ou se fait maintenant. Remarquez ce que cette exclamation implique. D'abord elle admet comme certain que toute souffrance devrait être empêchée, ce qui n'est pas vrai ; beau¬coup de souffrances sont curatives, et les empêcher, ce serait empêcher l'effet d'un remède. En second lieu, elle admet comme certain que tous les maux peuvent être soulagés ; or, la vérité est qu'avec les défauts inhérents à la nature humaine, bien des maux peuvent seulement être changés de place ou de forme, ce changement augmentant souvent leur intensité. L'exclamation implique aussi la ferme croyance que l'État devrait porter remède aux maux de toute espèce. On ne se demande pas s il y a d autres moyens capables de remédier à certaines maux, et si les maux en question sont du nombre de ceux auxquels ces moyens peuvent obvier. Et évidemment plus le gouvernement intervient souvent, plus cette manière de penser s enracine, et plus on réclame son intervention avec insistance.<br />
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Toute extension de la réglementation administrative implique la création de nouveaux agents régulateurs, un plus grand développement du fonctionnarisme et une augmentation de la force des corps de fonctionnaires. Prenez deux plateaux de balance ; mettez un grand nombre de grains de plomb dans l'un et un petit nombre dans l'autre ; enlevez un grain après l'autre du plateau le plus chargé et mettez-les dans le moins chargé. A un certain moment il y aura équilibre, et si vous continuez, la position réciproque des plateaux sera renversée. Supposez que le fléau soit divisé en deux parties inégales et que le plateau le moins chargé soit à l'extrémité d'un très long bras ; alors le transfèrement de chaque grain, produisant un bien plus grand effet, amènera beaucoup plus vite un change¬ment de position. J'emploie cette figure pour montrer quel résultat on obtient en transférant un individus après l'autre de la masse gouvernée de la communauté aux structures gouvernantes. Le transfèrement affaiblit l'une et fortifie les autres bien plus que ne le fait supposer le changement relatif du nombre. Un corps cohérent, relativement petit de fonctionnaires ayant des intérêts communs et agissant sous la direction d'une autorité centrale, a un immense avantage sur un public incohérent qui n'a point de règle fixe de conduite et ne peut être amené à agir de concert que sous l'empire d'une forte provocation. C'est pourquoi une organisation de fonctionnaires, étant arrivée au delà d'une certaine phase de développement, devient de plus en plus irrésistible, comme nous le voyons dans les bureaucraties du continent.<br />
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Non seulement la force de résistance de la partie gouvernée diminue en raison de l'augmentation de la partie gouvernante, mais les intérêts privés de beaucoup d'individus accélèrent encore les variations de la proportion. Les conversations de tous les cercles démontrent qu'à notre époque, où les places du gouvernement sont données au concours, on élève les jeunes gens de façon qu'ils puissent passer ces examens et soient ainsi admis dans les services publics. Il en résulte que les hommes, qui autrement réprouveraient un plus grand développement du fonctionnarisme, sont amenés à le considérer sinon avec faveur, du moins avec tolérance, puisqu'il offre des carrières possibles à leurs protégés ou à leurs parents. Tous ceux qui savent combien dans les hautes et moyennes classes il y a de familles désireuses de placer leurs enfants, verront que l'extension du contrôle législatif est fortement encouragée par ceux qui, si leurs intérêts personnels n'étaient pas en jeu, y seraient hostiles. <br />
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Cette prédilection pour les carrières gouvernementales est encore augmentée par la préférence accordée aux carrières qui sont réputées respectables. "Même si son salaire est petit, son occupation sera celle d'un gentleman", se dit le père qui désire obtenir pour son fils un emploi du gouvernement. Et la dignité relative des employés de l'État comparée à celle des employés de commerce augmente à mesure que l'organisation administrative acquiert plus d'importance et de puissance dans la société, et elle tend de plus en plus à fixer le type de l'honneur. L'ambition prédominante d'un jeune Français est d'obtenir un petit poste officiel dans sa localité, d'arriver ensuite à une place au chef-lieu du départe¬ment, pour parvenir enfin à une direction à Paris. Et en Russie, où cette universalité de la réglementation administrative, qui caractérise le type militant de la société a été portée le plus loin, nous voyons cette ambition poussée à l'extrême. M. Wallace, citant un extrait d'une pièce de théâtre, nous dit : "Tous les hommes, même les boutiquiers et les savetiers, visent à devenir des fonctionnaires publics, et l'homme qui a passé toute sa vie sans avoir eu de rang officiel, ne semble pas être une créature humaine." <br />
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A ces différentes influences agissant de haut en bas correspondent des espérances et des sollicitations de plus en plus fortes venant de bas en haut. Les hommes soumis à un rude labeur et accablés de lourdes charges, qui forment la grande majorité, et encore davantage les incapables qui sont continuellement assistés et sont toujours portés à attendre une assistance plus large, appuient avec empressement tous les projets qui leur promettent tel ou tel bienfait grâce à l'intervention administrative, et sont prêts à croire ceux qui leur disent que ces bienfaits peuvent être accordés et doivent être accordés. Ils ont une foi complète dans tous les constructeurs de châteaux politiques en l'air, depuis les gradués d'Oxford jusqu'aux irréconciliables Irlandais ; et chaque nouvel emploi des fonds publics à leur profit leur fait espérer des mesures ultérieures du même genre. En vérité plus l'intervention de l'État augmente, plus cette notion se répand parmi les citoyens que tout doit être fait pour eux et rien par eux. L'idée que le but désiré doit être atteint par l'action individuelle ou des associations particulières devient de plus en plus étrangère à chaque génération, et l'idée qu'il doit être atteint par le concours du gouvernement devient de plus en plus familière, jusqu'à ce qu'enfin l'intervention du gouvernement vienne à être regardée comme le seul moyen pratique. Ce résultat apparaît d'une façon évidente dans le dernier congrès des associations ouvrières à Paris. Dans leur rapport à leurs commettants, les délégués anglais disaient qu'entre eux et leurs collègues étrangers "le point en litige était de savoir dans quelle mesure il fallait demander à l'État de protéger le travail". Ils faisaient ainsi allusion à ce fait si frappant dans le compte rendu des séances, que les délégués français invoquaient toujours la force gouvernementale comme le seul moyen de satisfaire leurs désirs. <br />
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La diffusion de l'instruction a agi et agira encore davantage dans le même sens. "Il faut instruire nos maîtres", telles sont les paroles bien connues d'un libéral qui vota contre la dernière exemption d'impôts. Oui, si l'instruction était digne de ce nom et contribuait à donner les notions politiques nécessaires, on pourrait en espérer beaucoup. Mais savoir les règles de la syntaxe, être capable de faire une addition exacte, avoir quelques notions géographiques, et une mémoire remplie des dates de l'avènement des rois et des victoires de nos généraux, tout cela n'implique pas plus la capacité d'avoir de bonnes idées politiques que l'habileté dans le dessin n'implique la dextérité à télégraphier, ou que l'adresse dans le jeu du cricket n'implique un talent de violoniste. "Certainement, réplique quelqu'un, la facilité de lire ouvre la voie aux connaissances politiques". Sans doute ; mais la voie sera-t-elle suivie ? Les. conversations de table prouvent que sur dix personnes neuf lisent ce qui les amuse ou les intéresse plutôt que ce qui les instruit, et que la dernière chose qu'elles lisent est un écrit qui leur dit des vérités désagréables ou qui dissipe des espérances mal fondées. Que l'éducation populaire propage la lecture de publications qui entretiennent d'agréables illusions plutôt qu'elle ne porte à lire les écrits qui insistent sur de dures réalités, voilà une vérité hors de toute question. Un artisan écrit dans la Pall Mall Gazette (3 décembre 1883) :<br />
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:"Une bonne éducation primaire inspire le désir de la culture intellectuelle - la culture intellectuelle inspire le désir d'un grand nombre de choses qui sont encore tout à lait hors de la portée des ouvriers..., dans la lutte ardente où la génération actuelle est engagée, il est absolument impossible aux classes pauvres de se les procurer ; c'est pourquoi elles sont mécontentes de l'état de choses actuel, et plus elles sont instruites, plus elles sont mécontentes. C'est pourquoi aussi M. Ruskin et M. Morris sont regardés par un grand nombre d'entre nous comme de vrais prophètes."<br />
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La situation présente de l'Allemagne est une preuve assez évidente de la réalité de la relation entre la cause et l'effet, affirmée dans cet article. <br />
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Comme les gens, auxquels on fait croire que la future réorganisation sociale leur apportera d'immenses bienfaits, possédant le droit électoral, le résultat est celui-ci : pour obtenir leurs votes le candidat doit s'abstenir au moins de leur prouver la fausseté de leurs croyances, si toutefois il ne cède pas à la tentation d'affirmer que ses convictions sont d'accord avec les leurs. Tout candidat au parlement est poussé à proposer ou à soutenir quelque nouvel acte législatif ''ad captandum''. Bien plus, même les chefs de parti, aussi bien ceux qui s'efforcent de se maintenir au pouvoir que ceux qui y aspirent, cherchent, chacun de son côté, à gagner des adhérents en allant l'un plus loin que l'autre. Chacun vise à la popularité en promettant plus que son adversaire n'a promis, comme nous l'avons vu récemment. Ensuite, comme les divisions dans le parlement le démontrent, la fidélité traditionnelle envers la chef empêche de mettre en question la valeur intrinsèque des mesures proposées. Des représentants ont assez peu de conscience pour voter en faveur de propositions dont le principe leur paraît mauvais, parce que des nécessités de parti et le souci de la réélection réclament une telle conduite. Ainsi une mauvaise politique est défendue même par ceux qui en voient les défauts. <br />
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En même temps il se fait au dehors une propagande active qui trouve un auxiliaire dans toutes ces influences. Des théories communistes, endossées on partie, les unes après les autres par le Parlement et appuyées tacitement sinon ouvertement par beaucoup d'hommes politiques qui cherchent à se faire des partisans, sont soutenues plus ou moins bruyamment sous une forme ou une autres par des chefs populaires, tandis qu'elles sont poussées plus loin par des sociétés organisées. Telle est, par exemple, l'agitation pour l'acquisition du sol par l'État ; au point de vue abstrait, le système préconisé est équitable, mais, comme tout le monde le sait, M. George et ses amis veulent établir ce système de propriété en dédaignant complètement les droits des propriétaires actuels et en le prenant comme base d'un projet qui conduit directement au socialisme d'État. Il y a aussi la Fédération démocratique de M. Hyndham et de ses adhérents. Ils nous disent que "la poignée de maraudeurs qui détiennent maintenant le sol n'ont et ne peuvent avoir d'autre droit que la force brutale contre les dizaines de millions qu'ils lèsent." Ils déclament contre "les actionnaires auxquels on a permis de mettre la main sur les grandes communications par chemin de fer". Ils condamnent "surtout la classe active des capitalistes, les banquiers, les fermiers, les exploiteurs des mines, les entrepreneurs, les bourgeois, les seigneurs manufacturiers, ces modernes commandeurs d'esclaves qui veulent faire un bénéfice de plus en plus grand sur les esclaves salariés qu'ils emploient." Et ils pensent qu'il est "grand temps de délivrer l'industrie de la suprématie de l'avidité individuelle<ref>"Socialism made Plain". Reeves 185. Fleet Street.</ref>."<br />
<br />
Il nous reste à montrer que ces différentes tendances sont encore encouragées par la presse qui les appuie chaque jour davantage. Les journalistes, qui se gardent toujours de dire ce qui pourrait déplaire à leurs lecteurs, suivent en certain nombre le courant et en augmentent la force. Les ingérences législatives qu'ils auraient autrefois condamnées, ils les passent maintenant sous silence, s'ils n'en prennent pas la défense, et ils parlent du laissez faire comme d'une doctrine surannée. "L'idée du socialisme ne fait plus peur aux gens", voilà ce que nous lisons un jour. Le lendemain une ville qui n'adopte pas les bibliothèques libres est tournée en dérision comme étant enrayée d'une mesure modérément communiste. Ensuite, les éditeurs, affirmant que cotte évolution se fait et doit être acceptée, on donne la préférence aux articles de ses défenseurs. En même temps ceux qui regardent le courant récent, créé par la législation, comme désastreux, et qui voient que le courant futur le sera probablement davantage, gardent le silence dans la conviction qu'il est inutile de raisonner avec des gens en état d'ivresse politique.<br />
<br />
Voyez donc combien de causes concourent à accélérer continuellement la transformation en voie de s'opérer. Il y a d'abord cette extension de la réglementation dont l'autorité, grâce aux précédents, devient d'autant plus grande que le système suivi a duré davantage. Il y a ce besoin incessant de contrainte et de restrictions administratives résultant des maux imprévus et des insuccès causés par les contraintes et les restrictions antérieures. De plus, chaque nouvelle ingérence de l'État fortifie l'opinion tacite d'après laquelle c'est le devoir de l'État de remédier à tous les maux et d'assurer tous les biens. A mesure que l'organisation administrative acquiert plus de pouvoir en se développant, le rente de la société a moins de force pour résister à ses empiétements et à son contrôle. La multiplication des carrières ouvertes par le développement de la bureaucratie est favorisée par les classes gouvernantes auxquelles elle offre des chances de procurer à leurs dépendants des positions sûres et respectables. Les citoyens, en général, amenés à regarder les bienfaits reçus par l'intermédiaire des agents publics comme des bienfaits gratuits, sont continuellement séduits par l'espoir d'en recevoir davantage. La diffusion de l'instruction, favorisant la diffusion d'erreurs agréables plutôt que celle de dures vérités, rend ces espérances plus vives et plus générales. Et ce qui est encore pire, celles-ci sont encouragées par les candidats aux élections qui augmentent ainsi leurs chances de succès, et par des hommes d'État influents qui courtisent ainsi la faveur populaire dans quelqu'intérêt de parti. Voyant leurs opinions fréquemment confirmées par de nouvelles lois en harmonie avec leur manière de voir, les énergumènes politiques et les philanthropes imprudents continuent leurs agitations avec une confiance et un succès sans cesse grandissants. Le journalisme, qui est toujours l'écho de l'opinion publique, la fortifie tous les jours en se faisant son organe, tandis que l'opinion contraire, de plus en plus découragée, ne trouve plus guère de défenseurs.<br />
<br />
Ainsi des influences de différentes espèces conspirent à augmenter l'action collective et à diminuer l'action individuelle. Et ce changement est aidé de toutes parts par des faiseurs de projets, dont chacun ne pense qu'au sien propre et nullement à la réorganisation générale qu'il prépare par son projet joint à d'autres du même genre. On dit que la [[:wl:Révolution française|Révolution française]] a dévoré ses propres enfants. Ici une catastrophe analogue semble assez probable. Les nombreuses transformations opérées par des actes du parlement, jointes à beaucoup d'autres en voie de s'opérer, amèneront bientôt le socialisme d'État et se confondront dans la grande vague qu'elles ont soulevée insensiblement.<br />
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Mais pourquoi appeler ce changement "l'esclavage futur ?" demanderont encore beau¬coup de gens. La réponse est simple. Tout socialisme implique l'esclavage.<br />
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Qu'est-ce qui constitue l'idée d'esclave ? Nous nous le représentons, en premier lieu, comme un homme possédé par un autre. Cependant, pour que cette possession ne soit pas seulement nominale, il faut qu'elle soit rendue effective par le contrôle des actes de l'esclave, contrôle exercé habituellement au profit du contrôleur. Ce qui en réalité caractérise l'esclave, c'est qu'il travaille par contrainte pour contenter les désirs d'un autre. Ce rapport de dépendance admet divers degrés. Si nous nous rappelons qu'à l'origine l'esclave est un prisonnier dont la vie est à la merci de celui qui l'a pris, il suffit de noter ici qu'il y a une forme dure de l'esclavage où, traité comme un animal, il doit dépenser tous ses efforts au profit de son maître. Sous un système moins dur, quoiqu'il soit principalement occupé à travailler pour son maître, on lui accorde un peu de temps pendant lequel il peut travailler pour lui-même et un peu de terrain où il peut cultiver de quoi se donner un supplément de nourriture. Une amélioration ultérieure lui accorde le droit de vendre les fruits de son lopin de terre et de garder le produit de la vente. Ensuite nous arrivons à la forme encore plus modérée qui apparaît là où, ayant été un homme libre cultivant sa propre terre, il est réduit par la conquête à l'état de servage; dans ce cas, il doit fournir à son maître, chaque année, une quantité déterminée de travail ou de produits, ou des deux à la fois, gardant le reste pour lui-même. Enfin, dans quelques cas, comme en Russie jusqu'à une époque récente, il a la permission de quitter la propriété de son maître et de travailler ou de faire ailleurs le commerce pour lui-même, sous condition de payer une redevance annuelle. Qu'est-ce qui nous fait dire, dans ces cas, que l'esclavage est plus ou moins dur ? Évidemment notre opinion est déterminée par le degré de contrainte sous lequel l'individu travaille au profit d'un autre au lieu de travailler à son propre profit. Si tout le travail de l'esclave est pour son maître, l'esclavage est dur ; si une faible partie seulement, il est léger. Allons maintenant plus loin. Supposons qu'un propriétaire meure, et que sa propriété ainsi que ses esclaves soient mis entre les mains de fidéicommissaires ; ou supposons que la propriété et tout ce qu'elle renferme soit achetée par une compagnie, la condition de l'esclave en sera-t-elle meilleure, si la quantité de son travail forcé reste la même ? Supposons qu'à une compagnie nous substituions la communauté, cela constitue-t-il une différences pour l'esclave si le temps qu'il doit donner au travail des autres est aussi long, et si le temps dont il peut disposer pour lui-même est aussi court qu'auparavant ? La question essentielle est de savoir : Combien de temps est-il forcé de travailler pour les autres, et combien de temps peut-il travailler pour lui-même ? Le degré de son esclavages varie suivant le rapport entre ce qu'il est forcé de donner et ce qu'il peut garder ; que son maître soit un individu ou une société, peu importe. Si, sans option, i1 est obligé de travailler pour la société, et reçoit du fonds commun la portion que la société lui accorde, il devient l'esclave de la société. L'organisation socialiste nécessite un esclavage de ce genre, et tel est l'esclavage où nous sommes entraînés par plus d'une mesure récente et encore davantage par les mesures proposées. Voyons d'abord leurs conséquences prochaines, et ensuite, leurs conséquences. dernières. <br />
<br />
Le système inauguré par les lois sur les habitations ouvrières est susceptible de développement et se développera. En se faisant constructeurs de maisons, les corps municipaux abaissent inévitablement la valeur des maisons différemment construites, et arrêtent la construction d'autres. Chaque prescription touchant la manière de bâtir et la disposition des logements diminue les profits du constructeur, et le pousse à employer son capital là où les bénéfices ne sont pas ainsi diminués. De même, le propriétaire trouvant déjà que les petites maisons imposent plus de travail et beaucoup de pertes, soumis déjà aux ennuis de l'inspection et des ingérences administratives, et aux frais qui en résultent, voyant que sa propriété devient de jour en jour un placement moins avantageux est poussé à vendre ; mais les mêmes raisons écartant les acheteurs, il est obligé de vendre à perte. Et maintenant ces réglementations de plus en plus nombreuses aboutissant peut-être, comme Lord Grey le propose, à exiger du propriétaire qu'il maintienne la salubrité de ses maisons par l'expulsion des habitants malpropres, et à ajouter à ses autres responsabilités celle d'inspecter les ordures, amèneront évidemment de nouvelles ventes et écarteront encore davantage les acheteurs : d'où résulte une plus grande dépréciation. Qu'arrivera-t-il nécessairement ? La construction de maisons, et surtout de petites maisons, rencontrant des difficultés toujours plus nombreuses, l'autorité locale sera encore sollicitée davantage de suppléer ce qui manque. Les corps municipaux ou autres auront à construire un nombre de maisons de plus en plus grand, ou devront acheter les maisons devenues invendables à des particuliers pour les raisons susdites ; ils auront en réalité plus d'avantage à acheter ces dernières, vu la gravide diminution de leur valeur, qu'à en construire de nouvelles. Bien plus, ce processus aura une double conséquence, puisque toute nouvelle contribution locale tend à déprécier davantage la propriété<ref>Si quelqu'un pense que ces craintes sont mal fondées, qu'il réfléchisse à ce fait que de 1867-1868 à 1880-1881, nos dépenses annuelles pour le Royaume-Uni se sont élevées de 36,132,834 à 83,276,283 livres ; et que pendant ces mêmes années, les dépenses municipales en Angleterre et dans le pays de Galles seulement ont monté de 13 millions à 30 millions par an. 0n peut voir comment l'augmentation des charges publiques, réunie à d'autres causes, amènera la propriété publique, par un fait relevé par M. W. Bathbone, M. P., et sur lequel mon attention a été attirée depuis que le paragraphe ci-dessus est sous presse. Il dit : à ma connaissance, les contributions locales à New-York se sont élevées de 12 sh, 6 d p. 100, à 21, 1 sh, 6. d. p. 100, du capital des habitants - charge qui absorberait en moyenne plus que le revenu entier d'un propriétaire anglais"'. Nineteenth Century, février 1883.</ref>des prix insignifiants, on ne sera pas loin de cette organisation qui, dans le programme de la Fédération démocratique, doit suivre l'acquisition du sol par l'État, à savoir "l'organisation d'armées agricoles et industrielles sous le contrôle de l'État et d'après les principes de la coopération".<br />
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Si quelqu'un doute qu'on puisse arriver de cette façon à une telle révolution, on peut lui citer des faits démontrant cette possibilité. Dans la Gaule, pendant le déclin de l'empire romain, "si nombreux étaient ceux qui recevaient en comparaison de ceux qui payaient, si lourd était le fardeau des impôts que le laboureur succomba sous la tâche, les champs furent abandonnés, et des forêts s'élevèrent là où la charrue avait passé<ref>Lactance. De M. Persecut. Ch. VII et XXIII. </ref>". De même à l'approche de la Révolution françaises les charges publiques étaient devenues si lourdes un beaucoup de champs restèrent sans culture et que beaucoup de fermes étaient désertes ; un quart du sol était absolument inculte, et dans quelques provinces une moitié était en friche. En Angleterre nous avons été témoins de faits du même genre. Sous l'ancienne loi des pauvres, les taxes s'étaient élevées dans quelques paroisses jusqu'à la moitié de l'état des revenus, et en quelques endroits les fermes étaient sans fermiers ; dans un cas même, les taxes avaient absorbé tous les produits du sol.<br />
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:"A Cholesbury, dans le Buckinghamshire, en 1832, la taxe des pauvres "cessa subitement parce qu'il était impossible de la faire rentrer, les propriétaires ayant renoncé à leurs fermages, les fermiers à leur location, et le pasteur à son clos et à ses dîmes. Le pasteur, M. Jeston, rapporte qu'en octobre 1832, les administrateurs de la paroisse fermèrent leurs livres, et les indigents réunis en corps à. sa porte pendant. qu'il était encore couché, lui demandèrent des conseils et des aliments. Grâce à ses propres ressources bien faibles, grâce aux secours fournis par des voisins charitables, et à la part contributive imposée aux paroisses voisines, il parvint à les soulager pendant quelque temps"<ref>Report of Commissioners for Inquiry into the Administration and Practical. - Operation of the Poor Laws, p. 37, 20 février 1834</ref>. <br />
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Et les commissaires ajoutent que "le bienfaisant pasteur recommande de partager toutes les terres entre les indigents valides" dans l'espoir que, si on les assistait pendant deux ans, ils pourraient se suffire à eux-mêmes. Ces faits, confirmant la prophétie faite devant le parlement que, si la loi des pauvres était maintenue pendant trente ans, la terre resterait inculte, montrent clairement que l'augmentation des charges publiques peut aboutir à la cultures obligatoire sous le contrôle de l'État.<br />
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Ensuite vient l'État propriétaire des chemins de fer. Il l'est déjà sur une grande partie du continent. Ici ce système a été hautement préconisé il y a quelques années. Et maintenant le mot d'ordre, donné par différents hommes politiques et par des publicistes, est repris de nouveau par la Fédération démocratique qui propose "l'appropriation des che¬mins de fer par l'Etat, avec ou sans compensations". Évidemment, la pression d'en haut jointe à la pression d'en bas amènera probablement ce changement conforme à la politi¬que régnante qui sera suivi d'autres changements concomitants. Car les propriétaires de chemins .de fer, d'abord propriétaires et exploiteurs de chemins de fer seulement, sont devenus les chefs de nombreuses industries rattachées directement ou indirectement aux chemins de fer. Le gouvernement sera donc obligé de racheter aussi ces dernières quand il aura racheté les chemins de fer. Déjà exclusivement chargé du service postal et télégraphique, et sur le point d'avoir le monopole du transport des paquets, l'État non seulement transportera exclusivement les passagers, les marchandises, et les minéraux, mais à ses différents métiers actuels il en joindra beaucoup d'autres. Dès à présent, non seulement il bâtit des établissements pour la marine et pour l'armée de terre, non seule¬ment il construit des ports, des docks, des brise-lame, etc., il fait en outre des vais¬seaux, des fusils, fond des canins, fabrique des munitions de guerre, des vêtements et des chaussures pour l'armée ; et quand il se sera approprié les chemins de fer "avec ou sans compensation" comme disent les membres de la Fédération démocratique, il construira des locomotives, des voitures, il fabriquera du goudron, de la graisse, et deviendra propriétaire de vaisseaux de transport, de houillères, de carrières de pierre, d'omnibus, etc. Dans l'intervalle ses lieutenants locaux, les gouvernements municipaux, se chargeant déjà en beaucoup d'endroits de fournir l'eau, le gaz, possédant et exploitant les tramways, propriétaires de bains, auront sans doute entrepris différents autres métiers. Et quand l'État aura été ainsi mis à la tête directement ou par délégation de nombreux établissements pour la production en grand et la vente en gros, il y aura de bons précédents pour étendre ses fonctions à la vente au détail, suivant l'exemple donné par le gouvernement français qui, depuis longtemps, est marchand de tabac en détail.<br />
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Évidemment alors les changements opérés, les changements en cours d'exécution, et les changements proposés, nous conduiront non seulement à l'État possesseur des terres, des habitations, et des voies de communication, le tout administré et exploité par des fonctionnaires publics, mais encore à l'usurpation par l'État de toutes les industries : les industries privées incapables de lutter contre la concurrence de l'État, qui peut tout disposer à sa convenance, disparaîtront insensiblement, de même que beaucoup d'écoles libres ont disparu en présence des écoles placées sous la surveillance administrative. Et ainsi se réalisera l'idéal des socialistes.<br />
<br />
Or, quand on sera arrivé à cet idéal, vers lequel les hommes politiques "pratiques" d'accord avec les socialistes cherchent à nous mener, idéal si tentant du côté brillant que les socialistes aiment à contempler, quel sera nécessairement le côté sombre dont ils détournent les regards ? Une remarque commune, faite souvent à la veille d'un mariage, c'est que les hommes, qui voient tout en beau, arrêtent habituellement leurs pensées aux plaisirs promis et ne songent pas du tout aux douleurs qui les accompagnent. Un autre exemple de cette vérité nous est fourni par les énergumènes politiques et les révolutionnaires fanatiques. Frappés des misères qui existent dans l'organisation actuelle de la société et ne voulant pas les attribuer aux défauts d'une nature humaine incomplètement adaptée à l'état social, ils s'imaginent qu'on peut y remédier immédiatement par telle ou telle réorganisation . Cependant, même si leurs plans réussissaient, ce ne pourrait être qu'à la condition de substituer un genre de mal à un autre. Une courte réflexion leur montrerait qu'avec leurs réorganisations proposées ils seraient obligés de renoncer à leurs libertés à mesure qu'on augmenterait leur bien-être matériel.<br />
<br />
Car aucune forme de coopération, petite ou grande, ne peut être établie sans réglementations et par conséquent sans la soumission aux agents régulateurs. Même une de leurs propres organisations en vue d'accomplir des changements sociaux leur en fournit une preuve loin des membres du même conseil prétendent que l'État devrait prendre possession des chemins de fer "avec ou sans compensation", nous pouvons présumer que des considérations d'équité n'empêcheraient pas les chefs de la société idéale tant désirée de suivre n'importe quelle politique qu'ils croiraient nécessaire, politique qui s'identifierait toujours avec leur propre suprématie. Il suffirait d'une guerre avec une société adjacente, ou de quelque mécontentement intérieur réclamant la répression par la force, pour transformer d'un seul coup une administration socialiste en une tyrannie écrasante, semblable à celle de l'ancien Pérou. Sous cette administration la masse du peuple, gouvernée par une hiérarchie de fonctionnaires, et surveillée dans tous ses actes intérieurs et extérieurs, travaillait pour maintenir le corps organisé qui exerçait le pouvoir, tandis qu'il ne lui restait que les moyens de traîner une existence misérable. Et ensuite reviendrait complètement, sous une formé différente, ce régime d'État, ce système de coopération obligatoire dont l'ancien torysme représente la tradition affaiblie, et vers laquelle le nouveau torysme nous ramène.<br />
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"Mais nous serons en garde contre tous ces maux, nous prendrons des précautions pour détourner de pareils désastres" diront sans doute les énergumènes. Que ce soient des politiciens "pratiques" avec leurs nouvelles mesures réglementaires, ou des communistes avec leurs projets de réorganisation du travail, leur réplique est toujours la même : "Il est vrai que des plans d'une nature analogue ont échoué par des causes imprévues ou des accidents malheureux ou par suite des méfaits de ceux chargés de les exécuter ; mais cette fois nous profiterons des expériences passées et nous réussirons". Il semble impossible de faire entrer dans la tête des gens cette vérité qui, cependant, est assez évidente, à savoir que la prospérité d'une société et la part de l'équité dans son organisation dépendent au fond du caractère de ses membres ; et qu'aucun progrès ne peut avoir lieu sans ce progrès dans le caractère qui résulte de l'exercice d'une industrie pacifique sous les restrictions imposées par une vie sociale bien réglée. Non seulement les socialistes, mais encore les prétendus libéraux, qui leur préparent la voie, croient qu'avec de l'adresse les défauts de l'humanité peuvent être corrigés par de bonnes institutions. C'est une illusion. Quelle que soit la structure sociale, la nature défectueuse des citoyens se manifestera dans les mauvais effets qu'elle produira. Il n'y a point d'alchimie politique à l'aide de laquelle on puisse transformer des instincts de plomb en une conduite d'or<ref>Depuis que l'article précédent a été publié, deux réponses y ont été faites par des socialistes : - ''Socialisme et Esclavage'' par H. M. Hyndman et ''Herbert Spencer sur le Socialisme'' par Frank Fairman. Je dois me borner à dire ici qu'ils m'attribuent, selon l'habitude des adversaires, des opinions que je ne professe pas. De ce que je désapprouve le socialisme, il ne s'en suit pas nécessairement, comme M. Hyndman le prétend, que j'approuve l'organisation actuelle. Bien des choses qu'il blâme, je les blâme autant que lui ; mais je n'admets pas son remède. La personne qui écrit sous le pseudonyme de "Frank Fairman" me reproche de n'avoir plus les mêmes opinions qu'au moment où j'ai écrit dans la ''Statique sociale'' cette défense sympathique des classes laborieuses ; mais je n'ai nullement conscience de ce changement. L'indulgence pour les gens qui mènent une vie dure n'implique nullement de la tolérance pour les vauriens.</ref><br />
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== Notes ==<br />
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Une des preuves de la parenté entre l'amour et 1a. pitié est que celle-ci idéalise son objet. La sympathie pour une personne qui souffre supprime, pour le moment, le souvenir des fautes qu'elle a commises. Le sentiment qui se fait jour dans "pauvre homme !" à la vue d'un individu bien malheureux, exclut la pensée de "mauvais homme", qui pourrait naître dans d'autres moments. Naturellement donc, si les malheureux sont inconnus ou seulement connus vaguement, tous leurs démérites sont ignorés ; de la sorte il arrive que, si à une époque telle que la nôtre on dépeint les misères des pauvres, le public se les représente comme les misères des pauvres méritants au lieu de se les représenter - ce qui dans la plupart des cas serait plus juste - comme les misères des pauvres déméritants. Ceux dont les souffrances sont exposées dans les brochures et proclamées dans des sermons et des discours qui retentissent dans tout le pays, nous sont donnés tous comme des personnages bien dignes, traités avec une injustice cruelle : aucun d'eux n'est présenté comme portant la peine de ses propres méfaits.<br />
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Quand on prend une voiture à Londres, on s'étonne de voir si souvent des personnes, qui s'attendent à recevoir quelque récompense pour leur peine, ouvrir la portière avec complaisance . La surprise diminue si l'on compte le grand nombre de flâneurs autour des cabarets, ou si l'on observe avec quelle rapidité un spectacle dans la rue ou une procession attire un groupe de badauds des cours et des bouges voisins. En voyant combien ils sont nombreux sur une petite surface, il devient évident que des dizaines de mille de gens pareils fourmillent dans Londres. "Ils n'ont pas d'ouvrage" dites-vous. Dites plutôt qu'ou bien ils refusent l'ouvrage, ou ils se font mettre rapidement à la porte des ateliers. Ce sont simplement des vauriens qui, d'une manière ou d'une autre, vivent aux dépens des hom¬mes qui valent quelque chose, des vagabonds et des sots, des criminels ou des individus en voie de le devenir, des jeunes gens qui sont à la charge de parents peinant durement, des maris qui s'approprient l'argent gagné par leurs femmes, des individus qui partagent les gains des prostituées ; et mêlée à tout cela se trouve une classe de femmes corres¬pondante, moins visible et moins nombreuse.<br />
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Est-il naturel que le bonheur soit le lot d'individus de ce genre ? ou est-il naturel qu'ils attirent le malheur sur eux-mêmes et sur ceux qui se rattachent à eux ? N'est-il pas évident qu'il doit exister au milieu de nous une foule de misères qui sont le résultat normal de la mauvaise conduite et qui devraient toujours y être associée. Il y a une idée, plus ou moins répandue de tout temps, mais proclamée de nos jours avec grand fracas, à savoir que toute souffrance sociale peut être écartée et que c'est le devoir de l'un ou de l'autre de la faire disparaître. Ces deux opinions sont fausses. Séparer la souffrance de la mauvaise action, c'est lutter contre la nature des choses et amener une quantité de souffrances encore plus grande. Épargner aux hommes la punition naturelle d'une vie dissolue, nécessite à l'occa¬sion l'infliction de punitions artificielles dans les cellules solitaires, sur les moulins à marcher, et avec le fouet. A mon avis un dicton, dont la vérité est également admise par la croyance commune et par la croyance de la science, peut être considéré comme jouissant d'une autorité incontestable. Eh bien ! le commandement "si quelqu'un ne veut pas travail¬ler, il ne doit pas manger", est simplement l'énoncé chrétien de cette loi de la nature sous l'empire de laquelle la vie atteint son degré actuel, la loi d'après laquelle une créature qui n est pas assez énergique pour se suffire, doit périr ; la seule différence étant que la loi qui, dans un cas, doit être imposée par la force est, dans l'autre cas, une nécessité natu¬relle. Cependant ce dogme particulier de leur religion, que la science justifie d'une façon si évidente, est celui que les chrétiens semblent le moins disposés à accepter. L'opinion courante est qu'il ne devrait pas y avoir de souffrances, et que la société est responsable de celles qui existent.<br />
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"Mais certainement nous avons une certaine responsabilité, même quand ce sont des gens indignes de tout intérêt qui souffrent."<br />
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Si par ce mot "nous" on veut désigner non seulement nous-mêmes, mais encore nos ancêtres, et surtout ceux d'entre eux qui firent les lois, je n ai rien à répondre. J'admets que ceux qui ont fait, modifié et exécuté l'ancienne loi des pauvres sont responsables d'avoir produit une terrible démoralisation dont les effets n'auront pas disparu avant plusieurs générations. J'admets que les législateurs récents et actuels sont en partie responsables des mesures qui ont produit un corps permanent de vagabonds allant d'une association à l'autre, et qu'ils sont responsables également de la présence parmi nous d'une quantité constante de criminels, puisqu'ils ont permis le retour des convicts dans des conditions qui les forcent presque à commettre de nouveaux crimes. En outre j'admets que les philanthropes ont aussi leur part de responsabilité, puisque, pour aider les enfants de gens indignes, ils désavantagent les enfants des gens méritants, en imposant à leurs parents des contributions locales toujours plus élevées. De plus, j'admets même que ces essaims de vauriens, nourris et multipliés par des institutions publiques et privées, ont, par diverses ingérences pernicieuses, souffert plus qu'ils n'auraient souffert autrement. Sont-ce là les responsabilités dont on veut parler ? Je ne le crois pas.<br />
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Si maintenant nous laissons de côté la question des responsabilités, de quelque façon qu'on la comprenne, et si nous considérons seulement le mal en lui-même, que dirons-nous de la manière dont on le traite ? Commençons par un fait.<br />
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Un de mes oncles défunts, le révérend Thomas Spencer, titulaire pendant environ vingt ans du Hinton Charterhouse, près de Bath, ne fut pas plutôt entré en fonction, qu'il témoi¬gna sa sollicitude pour le bien-être des pauvres en établissant une école, une bibliothèque, une société d'habillement, en faisant distribuer des terrains et en construisant en outre des cottages modèles. Bien plus, jusqu'en 1833, il fut l'ami des indigents, défendant toujours l'indigent contre l'administrateur de la taxe des pauvres. Survinrent cependant les débats sur la loi des pauvres, qui lui firent comprendre les mauvais effets du système alors en vigueur. Quoique philanthrope ardent, il n'était pas un sentimentaliste timide. Aussi, dès que la nouvelle loi des pauvres fut promulguée, il se mit à en appliquer les dispositions dans sa paroisse. Il rencontra une opposition presque universelle ; car il eut contre lui non seulement les pauvres, mais même les fermiers sur qui tomba le fardeau des lourdes contributions pour les pauvres. En effet, chose étrange à dire, ils avaient en apparence intérêt au maintien de l'ancien système qui leur imposait de si grandes charges. Voici l'explication. La coutume s'était introduite de payer avec les taxes une partie du salaire de chaque ouvrier de la campagne ; "complément des salaires", ainsi s'appelait la somme. Et quoique les fermiers eussent fourni la plus grande partie des fonds où ce "complément des salaires" était puisé, cependant, puisque tous les autres contribuables y contribuaient, les fermiers semblaient gagner à cet arrangement. Mon oncle, qui ne se laissait pas facile¬ment effrayer, brava toute cette opposition et fit exécuter la loi. Le résultat fut qu'en deux années les contributions furent réduites de 700 livres à 200 livres par an, tandis que la situation de la paroisse fut de beaucoup améliorée. "Ceux qui jusque-là avaient flâné au coin des rues ou aux portes des cabarets eurent autre chose à faire, et l'un après l'autre ils obtinrent de l'ouvrage", de sorte que, sur une population de 800 personnes, dont une cen¬taine recevait auparavant des secours à domicile, quinze seulement durent être envoyées à l'Union de Bath quand celle-ci eût été formée. Si l'on me dit que le télescope de 20 livres, qui fut offert à mon oncle quelques années après, prouva la gratitude des seuls contribuables, je répondrai ceci : quand il se fut tué plus tard en travaillant au delà de ses forces au bien-être du peuple, on le ramena à Hinton pour y être enterré, et son convoi fut suivi non seulement par les gens aisés, mais aussi par les pauvres.<br />
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Plusieurs raisons m'ont engagé à faire cette courte narration. L'une est le désir de prouver que la sympathie pour le peuple et les efforts désintéressés pour son bien-être n'impliquent pas nécessairement l'approbation des secours gratuits. Une autre est le désir de montrer que le bien peut résulter non pas de la multiplication des remèdes artificiels pour mitiger la détresse, mais, au contraire, de la diminution de ces remèdes. Enfin, mon troisième but a été de préparer la voie à une analogie.<br />
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Sous une autre forme, et dans une sphère différente, nous étendons à présent, d'année en année, un système identiquement le même que le système du complément des salaires "make-wages" sous l'ancienne loi des pauvres. Bien que les politiciens ne reconnaissent pas le fait, il est cependant facile de démontrer que ces différentes mesures publiques pour donner le confort à la classe ouvrière, et dont les frais sont payés par les contri¬buables, sont intrinsèquement les mêmes que celles appliquées autrefois à l'ouvrier rural qui était traité moitié en ouvrier, moitié en indigent. Dans les deux cas, l'ouvrier reçoit, en retour de ce qu'il fait, de l'argent pour acheter un certain nombre des objets dont il a besoin ; tandis que, pour lui fournir le reste, on puise de l'argent dans un fonds commun créé par les contributions. Qu'importe si les objets fournis gratis par les contribuables, au lieu de l'être par le patron sous forme de paiement, sont de telle ou de telle espèce ? le principe est le même. Aux sommes reçues, substituons les marchandises et les jouissances achetées, et voyons ensuite quel est l'état des choses. A l'époque de l'ancienne loi des pauvres, le fermier donnait, pour l'ouvrage fait, l'équivalent soit du loyer, du pain, des vêtements et du chauffage ; tandis que les contribuables fournissaient en pratique à l'indi¬vidu et à sa famille, les souliers, le thé, le sucre, les chandelles, un peu de lard, etc. Natu¬rel¬lement, la division est arbitraire, mais il est hors de doute que le fermier et les contri¬buables fournissaient ces objets en commun. Actuellement, l'ouvrier reçoit de son patron, sous forme de salaire, l'équivalent des objets de consommation dont il a besoin, tandis que le public lui fournit de quoi satisfaire d'autres besoins, d'autres- désirs. Aux frais des con¬tri¬buables il a, dans certains cas, et aura bientôt, dans un plus grand nombre de cas, une maison à un prix inférieur à celui de sa valeur marchande ; car évidemment quand, par exemple, à Liverpool, une municipalité dépense à peu près 200 000 livres pour faire abattre et reconstruire les logements des classes inférieures, et est sur le point d'en dépen¬ser encore autant, on peut en inférer que d'une certaine façon, les contribuables fournis¬sent au pauvre un logement plus commode que celui qu'il aurait pu avoir autrement eu égard au loyer payé. Ces mêmes contribuables paient, en outre, pour l'ouvrier, la plus grande partie des frais de l'instruction de ses enfants, et il est probable que bientôt celle-ci sera donnée gratuitement. Ils lui fournissent aussi les livres et les journaux qu'il peut désirer, ainsi que des endroits convenables où il puisse les lire. Dans certains cas aussi, comme à Manchester, on a établi des gymnases pour ses enfants des deux sexes, aussi bien que des lieux de récréation. C'est-à-dire, l'ouvrier reçoit, grâce à un fonds créé par les taxes locales, certains avantages supérieurs à ceux que la somme reçue pour son travail lui permet de se procurer. La seule différence donc entre ce système et l'ancien système du "complément des salaires", est celle qui existe entre les genres de satisfactions obte¬nues, et cette différence n'affecte en rien la nature de l'arrangement.<br />
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En outre, la même illusion prévaut dans les deux systèmes. Dans un cas comme dans l'autre, ce qui paraît être un don gratuit n'est pas un don gratuit. La somme que, sous l'ancien¬ne loi des pauvres, l'ouvrier moitié indigent recevait de la paroisse pour parfaire son gain hebdomadaire, n'était pas en réalité, comme cela semblait, un boni ; car elle entraînait à sa suite une diminution équivalente de son salaire, comme cela fut bien vite démontré quand le système fut aboli et que les salaires s'élevèrent. Il en est de même de ces faveurs apparentes accordées aux ouvriers dans les villes. Je ne fais pas allusion seulement au fait qu'ils les paient sans s'en apercevoir, en partie sous forme de loyer plus cher, (quand ils ne sont pas contribuables) ; mais je fais allusion au fait que les salaires reçus, comme les salaires de l'ouvrier dans les fermes, sont diminués par ces charges publiques qui retombent sur ceux qui donnent de l'ouvrage. Lisez les derniers comptes-rendus de la grève cotonnière dans le Lancashire ; ils contiennent des preuves, fournies par les ouvriers eux-mêmes, que la marge des bénéfices est si étroite, que les manu¬facturiers moins habiles, aussi bien que ceux ayant des capitaux insuffisants, font faillite, et que les sociétés coopératives, qui leur font concurrence, peuvent rarement se mainte¬nir ; et à présent, tirez-en les conséquences relativement aux salaires. Parmi les frais de production, il faut compter les contributions générales et locales. Si, comme dans nos grandes villes, les taxes locales se montent maintenant à un tiers des revenus constatés ou davantage, si celui qui donne de l'ouvrage doit payer ce tiers non seulement sur son logement particulier, mais encore sur sa maison de vente, sur sa manufacture et sur ses magasins, etc., il faut que cette somme soit retranchée de l'intérêt du capital, ou puisée dans le fonds des salaires, ou qu'elle soit prise en partie d'un côté, en partie de l'autre. Et si la concurrence entre les capitalistes dans la même industrie ou dans d'autres industries a pour effet de maintenir l'intérêt à un taux si bas que, tandis que les uns gagnent, les autres perdent, et qu'un assez grand nombre se ruinent, si le capital, n'obtenant pas un intérêt rémunérateur se dirige ailleurs et laisse le travail sans emploi ; alors il est évident que l'ouvrier, dans ces conditions, a seulement le choix entre une somme moindre de travail ou un paiement moindre pour le travail fourni . En outre, pour des raisons analogues, ces char¬ges locales augmentent le prix des consommations. Les prix demandés par les détail¬lants sont, en moyenne, déterminés par le taux courant de l'intérêt du capital em¬ployé dans le commerce de détail, et les frais extra du commerce de détail doivent être compen¬sés par des prix extra. Ainsi aujourd'hui l'ouvrier de la ville, comme autrefois l'ouvrier de la campagne, perd d'un côté ce qu'il gagne et de l'autre : il faut ajouter, en outre, les frais occasionnés par l'administration et les dépenses inutiles que celle-ci amène à sa suite. Mais quel rapport tout cela a-t-il avec "l'esclavage futur ?" demandera-t-on. Aucun rap¬port direct, mais sur bien des points, un rapport indirect, comme nous le verrons après un autre chapitre préliminaire.<br />
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On dit qu'à l'époque où les chemins de fer furent établis en Espagne, des paysans furent assez souvent écrasés, et qu'on attribua ces accidents aux mécaniciens qui n'arrêtaient pas, la pratique agricole n'ayant fourni aucune idée de l'impulsion imprimée à une grande masse, se mouvant avec une grande rapidité. <br />
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Ce fait me revient à la mémoire quand j'examine les idées des soi-disant politiciens "pratiques", qui ne se doutent même pas de l'existence d'une chose telle que le moment poli¬tique, et encore moins d'un moment politique qui, au lieu de diminuer ou de rester constant, va toujours en augmentant. La théorie d'après laquelle le politicien procède habituellement, c'est que le changement opéré par sa mesure s'arrêtera au point où il veut qu'il s'arrête. Il examine attentivement quels seront les résultats de son acte, mais il ne songe guère aux effets éloignés du mouvement qu'il produit, et encore moins aux. effets concomitants. Quand, à l'époque de la guerre, il fallut se procurer de "l'aliment pour la poudre", on encourageait la population ; quand M. Pitt dit ; "Tâchons que les secours accordés aux familles nombreuses soient un droit et un honneur, au lieu d'être un motif d'opprobre et de mépris<ref>"Parliementary History" par Hansard, 22, p. 710.</ref>", on ne croyait guère que la taxe des pauvres serait quadruplée en cinquante ans, qu'en considération du revenu tiré de la caisse des pauvres, on aimerait mieux épouser des filles avec beaucoup de bâtards que d'honnêtes femmes, et qu'une multitude de contribuables descendraient au rang d'indigents. Les législateurs qui, en 1883, votèrent 20 000 livres pour aider à construire des maisons d'école, ne supposaient pas que la mesure alors prise dût amener des contributions forcées, locales et générales, s'élevant maintenant à la somme de six millions de livres ; ils n'avaient pas l'intention d'établir le principe qu'A serait rendu responsable de l'instruction des enfants de B ; ils ne songeaient pas à une contrainte qui priverait de pauvres veuves de l'aide de leurs enfants déjà arrivés à un certain âge, et ils pensaient encore moins que leurs successeurs, en obligeant les parents indigents de s'adresser aux administrateurs du bien des pauvres pour payer la rétribution scolaire dont les comités scolaires exigeaient le paiement, feraient naître l'habitude de s'adresser à ces mêmes administrateurs et créeraient ainsi le paupérisme<ref>"Fortnightly Review," janvier 1884, p. 17.</ref>. Et ceux qui, en 1834, firent une loi réglant le travail des femmes et des enfants dans certaines manufactures, ne s'imaginaient pas que le système ainsi inauguré dût finir par la restriction et l'inspection du travail dans toute espèce d'établissements producteurs où l'on emploie plus de cinquante personnes, et ils ne croyaient pas que l'inspection dût aller jusqu'à exiger d'une "jeune personne" qui désire être employée dans une manufacture, l'autorisation d'un médecin qui se soit assuré par un examen personnel (auquel aucune limite n'est posée), qu'il n'y a ni maladie rendant impropre au travail, ni infirmité cor¬porelle, son verdict décidant si la jeune personne peut ou ne peut pas gagner un salaire<ref>Factories and Workshop Acts, 42 et 42, Vict. Chap. XVI.</ref>. Et, comme je l'ai dit, le politicien, qui se pique d'avoir des vues pratiques, prévoit encore moins les résultats indirects qui seront la conséquence des résultats directs de ses mesures. Ainsi, pour prendre un cas connexe à l'un de ceux cités plus haut, le système du "paiement d'après les résultats" avait uniquement pour but de stimuler les instituteurs d'une manière efficace : on était loin de supposer que le stimulant nuirait à leur santé ; on ne s'attendait pas à ce qu'ils fussent conduits à adopter un système "d'enseigne¬ment indigeste" et à exercer une pression excessive sur les enfants faibles et peu intelli¬gents, souvent à leur grand détriment ; on ne prévoyait pas que, dans bien des cas, il en résultât un affaiblissement physique qui ne peut être compensé par des connaissances gram¬maticales et géographiques. La défense d'ouvrir un cabaret sans autorisation avait pour but le maintien de l'ordre public ; ceux qui l'ont imaginée n'avaient jamais pensé qu'elle pût avoir une influence puissante et funeste sur les élections. Il ne vint pas à l'idée des politiciens "pratiques" qui imposèrent une ligne de charge obligatoire aux vaisseaux mar¬chands que le crédit des armateurs ferait porter cette ligne de charge à la limite extrême, et que de précédent en précédent, toujours dans le même sens, cette ligne s'élèverait graduellement dans les meilleurs vaisseaux, comme je tiens de bonne source que cela a déjà eu lieu. Les législateurs qui, il y a une quarantaine d'années, forcèrent par une loi les compagnies du chemins de fer à fournir de la locomotion à bon marché, auraient ri si on avait exprimé l'opinion qu'éventuellement leur loi pourrait faire punir ceux qui l'appliqueraient dans le sens le plus étendu ; et cependant tel en a été le résultat pour les compagnies qui ont commencé à admettre des voyageurs de troisième classe dans les trains rapides ; on leur a infligé une amende égale au prix du parcours pour chaque voyageur ainsi trans¬porté. A cet exemple emprunté aux chemins de fer, ajoutons un fait ressortant de la com¬pa¬raison entre la manière dont ils sont administrés en France et en Angleterre. Les législa¬teurs qui ont pris des mesures pour le retour final des chemins de fer français à l'État, n'ont jamais songé qu'il pourrait en résulter des facilités moindres pour le transport des voyageurs ; ils n'ont' pas prévu que le désir de ne pas déprécier la valeur d'une propriété, devant éventuellement faire retour à l'État, empêcherait d'autoriser la création de lignes concurrentes, et que, faute de concurrence, la locomotion serait relativement lente, coû¬teuse et les trains moins fréquents ; car le voyageur anglais, comme Sir Thomas Farrer l'a démontré récemment, a de grands avantages sur le voyageur français sous le rapport de l'économie, de la rapidité et de la fréquence avec lesquelles il peut accomplir ses voyages.<br />
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Mais le politicien "pratique" qui, en dépit de telles expériences répétées de génération en génération, continue de penser seulement aux résultats prochains, ne songe naturellement jamais aux résultats encore plus éloignés, encore plus généraux, et encore plus importants que ceux dont nous venons de donner des exemples. Pour répéter la métaphore employée plus haut, il ne se demande jamais si le moment politique mis en action par sa mesure diminuant quelquefois, mais augmentant fortement dans d'autres cas, suivra ou ne suivra pas la même direction générale que d'autres moments analogues, et s'il ne peut pas se réunir à ces derniers pour produire bientôt un mouvement composé qui opère des changements auxquels on n'avait jamais pensé. Contemplant uniquement les effets du courant produit par ses propres lois et ne voyant pas que d'autres courants déjà existants et d'autres encore dus à l'impulsion donnée, suivent la même direction, il ne lui vient jamais à l'idée que tous ces courants peuvent s'unir pour former un torrent qui changera complè¬te¬ment la face des choses. Ou pour parler sans métaphore, il n a pas conscience de cette vérité qu'il aide à créer un certain type de l'organisation sociale, et que des mesures analogues, effectuant des changements analogues d'organisation, tendent avec une force toujours plus grande à rendre ce type général jusqu'à ce que, à un moment donné, la ten¬dance soit tellement forte qu'elle devient irrésistible. De même que chaque société cher¬che, quand cela est possible, à produire dans d'autres sociétés une structure analogue à la sienne propre, de même qu'en Grèce, les Spartiates et les Athéniens s'efforcèrent à l'envi les uns des autres de propager leurs institutions politiques respectives, ou de même qu'à l'époque de la Révolution française, les monarchies absolues de l'Europe cherchèrent à rétablir la monarchie absolue en France, tandis que la république encourageait la forma¬tion d'autres républiques ; de même, dans toute espèce de société, chaque espèce de struc¬ture tend à se propager. De même que le système de coopération volontaire établi soit par des compagnies, soit par des associations formées dans un but industriel, commercial ou autre, se répand dans toute une communauté ; de même le système contraire de la coopé¬ration forcée sous la direction de l'État se propage ; et plus l'un ou l'autre s'étend, plus il gagne en force d'expansion. La question capitale pour l'homme politique devrait toujours être : "Quel type de structure sociale tends-je à produire ?" Mais c'est une question qu'il ne se pose jamais.<br />
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Ici nous voulons l'examiner pour lui. Observons maintenant la tendance générale des changements récents ainsi que le courant d'idées qui les a accompagnés, et voyons où celui-ci nous mène.<br />
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Voici sous sa forme la plus simple une question posée tous les jours : "Nous avons déjà fait ceci ; pourquoi ne ferions nous pas cela ?" Et le respect pour les précédents, qui y est impliqué, pousse toujours à de nouvelles réglementations. S'étendant à des branches de l'industrie de plus en plus nombreuses, les actes du parlement restreignant les heures de travail et prescrivant la manière de traiter les ouvriers, doivent maintenant être appli¬qués aux magasins. De l'inspection des hôtels garnis pour limiter le nombre des locataires et imposer des conditions de salubrité, nous avons maintenant passé à l'inspection de toutes les maisons au-dessous d'un certain loyer dans lesquelles logent des membres de plus d'une famille, et nous allons bientôt passer à l'inspection de toutes les maisons exiguës<ref>Voyez lettre de "Local Government Board". Times, 2 janvier 1884.</ref>. On s'appuie sur l'achat et l'exploitation des télégraphes par l'État pour réclamer l'achat et l'exploitation des chemins de fer par l'État. La fourniture de nourriture intellec¬tuelle aux enfants par l'administration publique doit être suivie, dans quelques cas, de fourniture d'aliments pour leur corps ; et quand l'usage en sera graduellement généralisé, nous pouvons nous attendre à ce que la gratuité de la fourniture déjà proposée dans un cas le soit aussi plus tard dans l'autre ; cette extension<ref>La preuve vient plus vite que je ne m'y attendais. Cet article a été imprimé depuis le 30 janvier, et dans l'intervalle, à savoir le 13 mars (cet article a été publié le 7 avril), le comité scolaire de Londres a résolu de demander l'autorisation d'employer des fonds de bienfaisance locale pour fournir gratuitement des repas et des vêtements aux enfants indigents. A présent la définition du mot "indigent" sera élargie ; elle comprendra un plus grand nombre d'enfants et on demandera plus de fonds. </ref> est la conséquence logique de l'argument d'après lequel il faut un corps solide aussi bien qu'un esprit solide pour faire un bon citoyen. Et ensuite, en s'appuyant ouvertement sur les précédents fournis par l'église, l'école et la salle de lecture, toutes entretenues aux frais du public, on soutient que "le plaisir, dans le sens où ce mot est généralement pris aujourd'hui, a besoin d'être réglé et organisé par des lois aussi bien que le travail<ref>"Fornightly Review", janvier 1884, p. 21.</ref>."<br />
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Ces empiétements de la réglementation doivent être attribués non-seulement aux précédents, mais encore à la nécessité de suppléer aux mesures inefficaces et de remédier à des maux artificiels qui surgissent continuellement. L'insuccès ne détruit pas la foi dans les moyens employés ; mais il suggère l'idée d'en user d'une manière plus rigoureuse ou de les appliquer dans un plus grand nombre de cas. Comme ces lois contre l'intempérance, remontant aux temps anciens et maintenues jusqu'à notre époque, où de nouvelles restric¬tions à la vente des liqueurs enivrantes occupent bien des nuits pendant chaque session, n'ont pas produit l'effet attendu, on en réclame de plus sévères qui défendent la vente d'une façon absolue dans certaines localités ; et ici, comme en Amérique, on demandera sans doute plus tard que cette défense salit rendue générale. Les nombreux remèdes pour "extirper" les maladies épidémiques n'ayant pas réussi à empêcher la petite vérole, les fièvres, etc., d'exercer leurs ravages, on sollicite un nouveau remède consistant dans le droit donné à la police de visiter les maisons pour voir s'il y a des personnes atteintes du mal, et dans l'autorisation accordée aux médecins d'examiner n'importe qu'elle personne pour s'assurer qu'elle n'est point atteinte d'une maladie contagieuse ou infectieuse. Des habitudes d'imprévoyance ayant été développées pendant des générations par la loi des pauvres, et le nombre des imprévoyants ayant été augmenté par elle, on propose mainte¬nant de remédier aux maux causés par la charité obligatoire en rendant l'assurance obligatoire.<br />
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Le développement de cette politique, amenant le développement d'idées correspondan¬tes, entretient partout cette opinion d'après laquelle le gouvernement devrait intervenir toutes les fois qu'une chose ne va pas bien. "Certainement vous ne voudriez pas que ce mal continuât !" s'écrie tel ou tel, si vous soulevez quelque objection contre ce. qui se dit ou se fait maintenant. Remarquez ce que cette exclamation implique. D'abord elle admet comme certain que toute souffrance devrait être empêchée, ce qui n'est pas vrai ; beau¬coup de souffrances sont curatives, et les empêcher, ce serait empêcher l'effet d'un remède. En second lieu, elle admet comme certain que tous les maux peuvent être soula¬gés ; or, la vérité est qu'avec les défauts inhérents à la nature humaine, bien des maux peuvent seulement être changés de place ou de forme, ce changement augmentant souvent leur intensité. L'exclamation implique aussi la ferme croyance que l'État devrait porter remède aux maux de toute espèce. On ne se demande pas s il y a d autres moyens capables de remédier à certaines maux, et si les maux en question sont du nombre de ceux auxquels ces moyens peuvent obvier. Et évidemment plus le gouvernement intervient souvent, plus cette manière de penser s enracine, et plus on réclame son intervention avec insistance.<br />
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Toute extension de la réglementation administrative implique la création de nouveaux agents régulateurs, un plus grand développement du fonctionnarisme et une augmentation de la force des corps de fonctionnaires. Prenez deux plateaux de balance ; mettez un grand nombre de grains de plomb dans l'un et un petit nombre dans l'autre ; enlevez un grain après l'autre du plateau le plus chargé et mettez-les dans le moins chargé. A un certain moment il y aura équilibre, et si vous continuez, la position réciproque des plateaux sera renversée. Supposez que le fléau soit divisé en deux parties inégales et que le plateau le moins chargé soit à l'extrémité d'un très long bras ; alors le transfèrement de chaque grain, produisant un bien plus grand effet, amènera beaucoup plus vite un change¬ment de position. J'emploie cette figure pour montrer quel résultat on obtient en transfé¬rant un individus après l'autre de la masse gouvernée de la communauté aux structures gouvernantes. Le transfèrement affaiblit l'une et fortifie les autres bien plus que ne le fait supposer le changement relatif du nombre. Un corps cohérent, relativement petit de fonc¬tion¬naires ayant des intérêts communs et agissant sous la direction d'une autorité centrale, a un immense avantage sur un public incohérent qui n'a point de règle fixe de conduite et ne peut être amené à agir de concert que sous l'empire d'une forte provocation. C'est pourquoi une organisation de fonctionnaires, étant arrivée au delà d'une certaine phase de développement, devient de plus en plus irrésistible, comme nous le voyons dans les bureaucraties du continent.<br />
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Non seulement la force de résistance de la partie gouvernée diminue en raison de l'augmentation de la partie gouvernante, mais les intérêts privés de beaucoup d'individus accélèrent encore les variations de la proportion. Les conversations de tous les cercles démontrent qu'à notre époque, où les places du gouvernement sont données au concours, on élève les jeunes gens de façon qu'ils puissent passer ces examens et soient ainsi admis dans les services publics. Il en résulte que les hommes, qui autrement réprouveraient un plus grand développement du fonctionnarisme, sont amenés à le considérer sinon avec faveur, du moins avec tolérance, puisqu'il offre des carrières possibles à leurs protégés ou à leurs parents. Tous ceux qui savent combien dans les hautes et moyennes classes il y a de familles désireuses de placer leurs enfants, verront que l'extension du contrôle législatif est fortement encouragée par ceux qui, si leurs intérêts personnels n'étaient pas en jeu, y seraient hostiles. <br />
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Cette prédilection pour les carrières gouvernementales est encore augmentée par la préférence accordée aux carrières qui sont réputées respectables. "Même si son salaire est petit, son occupation sera celle d'un gentleman", se dit le père qui désire obtenir pour son fils un emploi du gouvernement. Et la dignité relative des employés de l'État comparée à celle des employés de commerce augmente à mesure que l'organisation administrative acquiert plus d'importance et de puissance dans la société, et elle tend de plus en plus à fixer le type de l'honneur. L'ambition prédominante d'un jeune Français est d'obtenir un petit poste officiel dans sa localité, d'arriver ensuite à une place au chef-lieu du départe¬ment, pour parvenir enfin à une direction à Paris. Et en Russie, où cette universalité de la réglementation administrative, qui caractérise le type militant de la société a été portée le plus loin, nous voyons cette ambition poussée à l'extrême. M. Wallace, citant un extrait d'une pièce de théâtre, nous dit : "Tous les hommes, même les boutiquiers et les savetiers, visent à devenir des fonctionnaires publics, et l'homme qui a passé toute sa vie sans avoir eu de rang officiel, ne semble pas être une créature humaine." <br />
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A ces différentes influences agissant de haut en bas correspondent des espérances et des sollicitations de plus en plus fortes venant de bas en haut. Les hommes soumis à un rude labeur et accablés de lourdes charges, qui forment la grande majorité, et encore davantage les incapables qui sont continuellement assistés et sont toujours portés à atten¬dre une assistance plus large, appuient avec empressement tous les projets qui leur pro¬met¬tent tel ou tel bienfait grâce à l'intervention administrative, et sont prêts à croire ceux qui leur disent que ces bienfaits peuvent être accordés et doivent être accordés. Ils ont une foi complète dans tous les constructeurs de châteaux politiques en l'air, depuis les gradués d'Oxford jusqu'aux irréconciliables Irlandais ; et chaque nouvel emploi des fonds publics à leur profit leur fait espérer des mesures ultérieures du même genre. En vérité plus l'inter¬vention de l'État augmente, plus cette notion se répand parmi les citoyens que tout doit être fait pour eux et rien par eux. L'idée que le but désiré doit être atteint par l'action individuelle ou des associations particulières devient de plus en plus étrangère à chaque génération, et l'idée qu'il doit être atteint par le concours du gouvernement devient de plus en plus familière, jusqu'à ce qu'enfin l'intervention du gouvernement vienne à être regardée comme le seul moyen pratique. Ce résultat apparaît d'une façon évidente dans le dernier congrès des associations ouvrières à Paris. Dans leur rapport à leurs commettants, les délégués anglais disaient qu'entre eux et leurs collègues étrangers "le point en litige était de savoir dans quelle mesure il fallait demander à l'État de protéger le travail". Ils faisaient ainsi allusion à ce fait si frappant dans le compte rendu des séances, que les délégués français invoquaient toujours la force gouvernementale comme le seul moyen de satisfaire leurs désirs. <br />
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La diffusion de l'instruction a agi et agira encore davantage dans le même sens. "Il faut instruire nos maîtres", telles sont les paroles bien connues d'un libéral qui vota contre la dernière exemption d'impôts. Oui, si l'instruction était digne de ce nom et contribuait à donner les notions politiques nécessaires, on pourrait en espérer beaucoup. Mais savoir les règles de la syntaxe, être capable de faire une addition exacte, avoir quelques notions géographiques, et une mémoire remplie des dates de l'avènement des rois et des victoires de nos généraux, tout cela n'implique pas plus la capacité d'avoir de bonnes idées politiques que l'habileté dans le dessin n'implique la dextérité à télégraphier, ou que l'adresse dans le jeu du cricket n'implique un talent de violoniste. "Certainement, réplique quelqu'un, la facilité de lire ouvre la voie aux connaissances politiques". Sans doute ; mais la voie sera-t-elle suivie ? Les. conversations de table prouvent que sur dix person¬nes neuf lisent ce qui les amuse ou les intéresse plutôt que ce qui les instruit, et que la dernière chose qu'elles lisent est un écrit qui leur dit des vérités désagréables ou qui dissipe des espérances mal fondées. Que l'éducation populaire propage la lecture de publications qui entretiennent d'agréables illusions plutôt qu'elle ne porte à lire les écrits qui insistent sur de dures réalités, voilà une vérité hors de toute question. Un artisan écrit dans la Pall Mall Gazette (3 décembre 1883) :<br />
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:"Une bonne éducation primaire inspire le désir de la culture intellectuelle - la culture intellectuelle inspire le désir d'un grand nombre de choses qui sont encore tout à lait hors de la portée des ouvriers..., dans la lutte ardente où la génération actuelle est engagée, il est absolument impossible aux classes pauvres de se les procurer ; c'est pourquoi elles sont mécontentes de l'état de choses actuel, et plus elles sont instruites, plus elles sont mécontentes. C'est pourquoi aussi M. Ruskin et M. Morris sont regardés par un grand nombre d'entre nous comme de vrais prophètes."<br />
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La situation présente de l'Allemagne est une preuve assez évidente de la réalité de la relation entre la cause et l'effet, affirmée dans cet article. <br />
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Comme les gens, auxquels on fait croire que la future réorganisation sociale leur apportera d'immenses bienfaits, possédant le droit électoral, le résultat est celui-ci : pour obtenir leurs votes le candidat doit s'abstenir au moins de leur prouver la fausseté de leurs croyances, si toutefois il ne cède pas à la tentation d'affirmer que ses convictions sont d'accord avec les leurs. Tout candidat au parlement est poussé à proposer ou à soutenir quelque nouvel acte législatif ''ad captandum''. Bien plus, même les chefs de parti, aussi bien ceux qui s'efforcent de se maintenir au pouvoir que ceux qui y aspirent, cherchent, chacun de son côté, à gagner des adhérents en allant l'un plus loin que l'autre. Chacun vise à la popularité en promettant plus que son adversaire n'a promis, comme nous l'avons vu récemment. Ensuite, comme les divisions dans le parlement le démontrent, la fidélité traditionnelle envers la chef empêche de mettre en question la valeur intrinsèque des mesures proposées. Des représentants ont assez peu de conscience pour voter en faveur de propositions dont le principe leur paraît mauvais, parce que des nécessités de parti et le souci de la réélection réclament une telle conduite. Ainsi une mauvaise politique est défendue même par ceux qui en voient les défauts. <br />
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En même temps il se fait au dehors une propagande active qui trouve un auxiliaire dans toutes ces influences. Des théories communistes, endossées on partie, les unes après les autres par le Parlement et appuyées tacitement sinon ouvertement par beaucoup d'hommes politiques qui cherchent à se faire des partisans, sont soutenues plus ou moins bruyamment sous une forme ou une autres par des chefs populaires, tandis qu'elles sont poussées plus loin par des sociétés organisées. Telle est, par exemple, l'agitation pour l'acquisition du sol par l'État ; au point de vue abstrait, le système préconisé est équitable, mais, comme tout le monde le sait, M. George et ses amis veulent établir ce système de propriété en dédaignant complètement les droits des propriétaires actuels et en le prenant comme base d'un projet qui conduit directement au socialisme d'Etat. Il y a aussi la Fédération démocratique de M. Hyndham et de ses adhérents. Ils nous disent que "la poignée de maraudeurs qui détiennent maintenant le sol n'ont et ne peuvent avoir d'autre droit que la force brutale contre les dizaines de millions qu'ils lèsent." Ils déclament contre "les actionnaires auxquels on a permis de mettre la main sur les grandes communi¬cations par chemin de fer". Ils condamnent "surtout la classe active des capitalistes, les banquiers, les fermiers, les exploiteurs des mines, les entrepreneurs, les bourgeois, les seigneurs manufacturiers, ces modernes commandeurs d'esclaves qui veulent faire un bénéfice de plus en plus grand sur les esclaves salariés qu'ils emploient." Et ils pensent qu'il est "grand temps de délivrer l'industrie de la suprématie de l'avidité individuelle<ref>"Socialism made Plain". Reeves 185. Fleet Street.</ref>."<br />
<br />
Il nous reste à montrer que ces différentes tendances sont encore encouragées par la presse qui les appuie chaque jour davantage. Les journalistes, qui se gardent toujours de dire ce qui pourrait déplaire à leurs lecteurs, suivent en certain nombre le courant et en augmentent la force. Les ingérences législatives qu'ils auraient autrefois condamnées, ils les passent maintenant sous silence, s'ils n'en prennent pas la défense, et ils parlent du laissez faire comme d'une doctrine surannée. "L'idée du socialisme ne fait plus peur aux gens", voilà ce que nous lisons un jour. Le lendemain une ville qui n'adopte pas les bibliothèques libres est tournée en dérision comme étant enrayée d'une mesure modérément communiste. Ensuite, les éditeurs, affirmant que cotte évolution se fait et doit être accep¬tée, on donne la préférence aux articles de ses défenseurs. En même temps ceux qui regardent le courant récent, créé par la législation, comme désastreux, et qui voient que le courant futur le sera probablement davantage, gardent le silence dans la conviction qu'il est inutile de raisonner avec des gens en état d'ivresse politique.<br />
<br />
Voyez donc combien de causes concourent à accélérer continuellement la transforma¬tion en voie de s'opérer. Il y a d'abord cette extension de la réglementation dont l'autorité, grâce aux précédents, devient d'autant plus grande que le système suivi a duré davantage. Il y a ce besoin incessant de contrainte et de restrictions administratives résultant des maux imprévus et des insuccès causés par les contraintes et les restrictions antérieures. De plus, chaque nouvelle ingérence de l'État fortifie l'opinion tacite d'après laquelle c'est le devoir de l'Etat de remédier à tous les maux et d'assurer tous les biens. A mesure que l'organisation administrative acquiert plus de pouvoir en se développant, le rente de la société a moins de force pour résister à ses empiétements et à son contrôle. La multiplica¬tion des carrières ouvertes par le développement de la bureaucratie est favorisée par les classes gouvernantes auxquelles elle offre des chances de procurer à leurs dépendants des positions sûres et respectables. Les citoyens, en général, amenés à regarder les bienfaits reçus par l'intermédiaire des agents publics comme des bienfaits gratuits, sont conti¬nuel¬lement séduits par l'espoir d'en recevoir davantage. La diffusion de l'instruction, favori¬sant la diffusion d'erreurs agréables plutôt que celle de dures vérités, rend ces espérances plus vives et plus générales. Et ce qui est encore pire, celles-ci sont encouragées par les candidats aux élections qui augmentent ainsi leurs chances de succès, et par des hommes d'État influents qui courtisent ainsi la faveur populaire dans quelqu'intérêt de parti. Voyant leurs opinions fréquemment confirmées par de nouvelles lois en harmonie avec leur manière de voir, les énergumènes politiques et les philanthropes imprudents conti¬nuent leurs agitations avec une confiance et un succès sans cesse grandissants. Le journa¬lisme, qui est toujours l'écho de l'opinion publique, la fortifie tous les jours en se faisant son organe, tandis que l'opinion contraire, de plus en plus découragée, ne trouve plus guère de défenseurs.<br />
<br />
Ainsi des influences de différentes espèces conspirent à augmenter l'action collective et à diminuer l'action individuelle. Et ce changement est aidé de toutes parts par des fai¬seurs de projets, dont chacun ne pense qu'au sien propre et nullement à la réorgani¬sation générale qu'il prépare par son projet joint à d'autres du même genre. On dit que la Révolu¬tion française a dévoré ses propres enfants. Ici une catastrophe analogue semble assez probable. Les nombreuses transformations opérées par des actes du parlement, jointes à beaucoup d'autres en voie de s'opérer, amèneront bientôt le socialisme d'État et se confondront dans la grande vague qu'elles ont soulevée insensiblement.<br />
<br />
Mais pourquoi appeler ce changement "l'esclavage futur ?" demanderont encore beau¬coup de gens. La réponse est simple. Tout socialisme implique l'esclavage.<br />
<br />
Qu'est-ce qui constitue l'idée d'esclave ? Nous nous le représentons, en premier lieu, comme un homme possédé par un autre. Cependant, pour que cette possession ne soit pas seulement nominale, il faut qu'elle soit rendue effective par le contrôle des actes de l'es¬clave, contrôle exercé habituellement au profit du contrôleur. Ce qui en réalité caractérise l'esclave, c'est qu'il travaille par contrainte pour contenter les désirs d'un autre. Ce rapport de dépendance admet divers degrés. Si nous nous rappelons qu'à l'origine l'esclave est un prisonnier dont la vie est à la merci de celui qui l'a pris, il suffit de noter ici qu'il y a une forme dure de l'esclavage où, traité comme un animal, il doit dépenser tous ses efforts au profit de son maître. Sous un système moins dur, quoiqu'il soit principalement occupé à travailler pour son maître, on lui accorde un peu de temps pendant lequel il peut travailler pour lui-même et un peu de terrain où il peut cultiver de quoi se donner un supplément de nourriture. Une amélioration ultérieure lui accorde le droit de vendre les fruits de son lopin de terre et de garder le produit de la vente. Ensuite nous arrivons à la forme encore plus modérée qui apparaît là où, ayant été un homme libre cultivant sa propre terre, il est réduit par la conquête à l'état de servage; dans ce cas, il doit fournir à son maître, chaque année, une quantité déterminée de travail ou de produits, ou des deux à la fois, gardant le reste pour lui-même. Enfin, dans quelques cas, comme en Russie jusqu'à une époque récente, il a la permission de quitter la propriété de son maître et de travailler ou de faire ailleurs le commerce pour lui-même, sous condition de payer une redevance annuelle. Qu'est-ce qui nous fait dire, dans ces cas, que l'esclavage est plus ou moins dur ? Évidem¬ment notre opinion est déterminée par le degré de contrainte sous lequel l'individu tra¬vaille au profit d'un autre au lieu de travailler à son propre profit. Si tout le travail de l'esclave est pour son maître, l'esclavage est dur ; si une faible partie seulement, il est léger. Allons maintenant plus loin. Supposons qu'un propriétaire meure, et que sa pro¬priété ainsi que ses esclaves soient mis entre les mains de fidéicommissaires ; ou suppo¬sons que la propriété et tout ce qu'elle renferme soit achetée par une compagnie, la condition de l'esclave en sera-t-elle meilleure, si la quantité de son travail forcé reste la même ? Supposons qu'à une compagnie nous substituions la communauté, cela constitue-t-il une différences pour l'esclave si le temps qu'il doit donner au travail des autres est aussi long, et si le temps dont il peut disposer pour lui-même est aussi court qu'aupara¬vant ? La question essentielle est de savoir : Combien de temps est-il forcé de travailler pour les autres, et combien de temps peut-il travailler pour lui-même ? Le degré de son esclavages varie suivant le rapport entre ce qu'il est forcé de donner et ce qu'il peut garder ; que son maître soit un individu ou une société, peu importe. Si, sans option, i1 est obligé de travailler pour la société, et reçoit du fonds commun la portion que la société lui accorde, il devient l'esclave de la société. L'organisation socialiste nécessite un esclavage de ce genre, et tel est l'esclavage où nous sommes entraînés par plus d'une mesure récente et encore davantage par les mesures proposées. Voyons d'abord leurs conséquences prochaines, et ensuite, leurs conséquences. dernières. <br />
<br />
Le système inauguré par les lois sur les habitations ouvrières est susceptible de déve¬lop¬pe¬ment et se développera. En se faisant constructeurs de maisons, les corps munici¬paux abaissent inévitablement la valeur des maisons différemment construites, et arrêtent la construction d'autres. Chaque prescription touchant la manière de bâtir et la disposition des logements diminue les profits du constructeur, et le pousse à employer son capital là où les bénéfices ne sont pas ainsi diminués. De même, le propriétaire trouvant déjà que les petites maisons imposent plus de travail et beaucoup de pertes, soumis déjà aux ennuis de l'inspection et des ingérences administratives, et aux frais qui en résultent, voyant que sa propriété devient de jour en jour un placement moins avantageux est poussé à vendre ; mais les mêmes raisons écartant les acheteurs, il est obligé de vendre à perte. Et mainte¬nant ces réglementations de plus en plus nombreuses aboutissant peut-être, comme Lord Grey le propose, à exiger du propriétaire qu'il maintienne la salubrité de ses maisons par l'expulsion des habitants malpropres, et à ajouter à ses autres responsabilités celle d'ins¬pec¬ter les ordures, amèneront évidemment de nouvelles ventes et écarteront encore davantage les acheteurs : d'où résulte une plus grande dépréciation. Qu'arrivera-t-il nécessairement ? La construction de maisons, et surtout de petites maisons, rencontrant des difficultés toujours plus nombreuses, l'autorité locale sera encore sollicitée davantage de suppléer ce qui manque. Les corps municipaux ou autres auront à construire un nombre de maisons de plus en plus grand, ou devront acheter les maisons devenues invendables à des particuliers pour les raisons susdites ; ils auront en réalité plus d'avantage à acheter ces dernières, vu la gravide diminution de leur valeur, qu'à en construire de nouvelles. Bien plus, ce processus aura une double conséquence, puisque toute nouvelle contribution locale tend à déprécier davantage la propriété<ref>Si quelqu'un pense que ces craintes sont mal fondées, qu'il réfléchisse à ce fait que de 1867-1868 à 1880-1881, nos dépenses annuelles pour le Royaume-Uni se sont élevées de 36,132,834 à 83,276,283 livres ; et que pendant ces mêmes années, les dépenses municipales en Angleterre et dans le pays de Galles seulement ont monté de 13 millions à 30 millions par an. 0n peut voir comment l'augmentation des charges publiques, réunie à d'autres causes, amènera la propriété publique, par un fait relevé par M. W. Bathbone, M. P., et sur lequel mon attention a été attirée depuis que le paragraphe ci-dessus est sous presse. Il dit : à ma connaissance, les contributions locales à New-York se sont élevées de 12 sh, 6 d p. 100, à 21, 1 sh, 6. d. p. 100, du capital des habitants - charge qui absorberait en moyenne plus que le revenu entier d'un propriétaire anglais"'. Nineteenth Century, février 1883.</ref>des prix insignifiants, on ne sera pas loin de cette organisation qui, dans le programme de la Fédération démocratique, doit suivre l'acquisition du sol par l'Etat, à savoir "l'organi¬sation d'armées agricoles et industrielles sous le contrôle de l'Etat et d'après les principes de la coopération".<br />
<br />
Si quelqu'un doute qu'on puisse arriver de cette façon à une telle révolution, on peut lui citer des faits démontrant cette possibilité. Dans la Gaule, pendant le déclin de l'empire romain, "si nombreux étaient ceux qui recevaient en comparaison de ceux qui payaient, si lourd était le fardeau des impôts que le laboureur succomba sous la tâche, les champs furent abandonnés, et des forêts s'élevèrent là où la charrue avait passé<ref>Lactance. De M. Persecut. Ch. VII et XXIII. </ref>". De même à l'approche de la Révolution françaises les charges publiques étaient devenues si lourdes un beaucoup de champs restèrent sans culture et que beaucoup de fermes étaient désertes ; un quart du sol était absolument inculte, et dans quelques provinces une moitié était en friche. En Angleterre nous avons été témoins de faits du même genre. Sous l'ancienne loi des pauvres, les taxes s'étaient élevées dans quelques paroisses jusqu'à la moitié de l'état des revenus, et en quelques endroits les fermes étaient sans fermiers ; dans un cas même, les taxes avaient absorbé tous les produits du sol.<br />
<br />
:"A Cholesbury, dans le Buckinghamshire, en 1832, la taxe des pauvres "cessa subitement parce qu'il était impossible de la faire rentrer, les proprié¬taires ayant renoncé à leurs fermages, les fermiers à leur location, et le pasteur à son clos et à ses dîmes. Le pasteur, M. Jeston, rapporte qu'en octobre 1832, les administrateurs de la paroisse fermèrent leurs livres, et les indi¬gents réunis en corps à. sa porte pendant. qu'il était encore couché, lui demandèrent des conseils et des aliments. Grâce à ses propres ressources bien faibles, grâce aux secours fournis par des voisins charitables, et à la part contributive imposée aux paroisses voisines, il parvint à les soulager pendant quelque temps<ref>Report of Commissioners for Inquiry into the Administration and Practical. - Operation of the Poor Laws, p. 37, 20 février 1834</ref>." <br />
<br />
Et les commissaires ajoutent que "le bienfaisant pasteur recommande de partager toutes les terres entre les indigents valides" dans l'espoir que, si on les assistait pendant deux ans, ils pourraient se suffire à eux-mêmes. Ces faits, confirmant la prophétie faite devant le parlement que, si la loi des pauvres était maintenue pendant trente ans, la terre resterait inculte, montrent clairement que l'augmentation des charges publiques peut aboutir à la cultures obligatoire sous le contrôle de l'Etat.<br />
<br />
Ensuite vient l'État propriétaire des chemins de fer. Il l'est déjà sur une grande partie du continent. Ici ce système a été hautement préconisé il y a quelques années. Et mainte¬nant le mot d'ordre, donné par différents hommes politiques et par des publicistes, est repris de nouveau par la Fédération démocratique qui propose "l'appropriation des che¬mins de fer par l'Etat, avec ou sans compensations". Évidemment, la pression d'en haut jointe à la pression d'en bas amènera probablement ce changement conforme à la politi¬que régnante qui sera suivi d'autres changements concomitants. Car les propriétaires de chemins .de fer, d'abord propriétaires et exploiteurs de chemins de fer seulement, sont devenus les chefs de nombreuses industries rattachées directement ou indirectement aux chemins de fer. Le gouvernement sera donc obligé de racheter aussi ces dernières quand il aura racheté les chemins de fer. Déjà exclusivement chargé du service postal et télégraphique, et sur le point d'avoir le monopole du transport des paquets, l'État non seulement transportera exclusivement les passagers, les marchandises, et les minéraux, mais à ses différents métiers actuels il en joindra beaucoup d'autres. Dès à présent, non seulement il bâtit des établissements pour la marine et pour l'armée de terre, non seule¬ment il construit des ports, des docks, des brise-lame, etc., il fait en outre des vais¬seaux, des fusils, fond des canins, fabrique des munitions de guerre, des vêtements et des chaus¬sures pour l'armée ; et quand il se sera approprié les chemins de fer "avec ou sans com¬pen¬sation" comme disent les membres de la Fédération démocratique, il construira des locomotives, des voitures, il fabriquera du goudron, de la graisse, et deviendra pro¬prié¬taire de vaisseaux de transport, de houillères, de carrières de pierre, d'omnibus, etc. Dans l'intervalle ses lieutenants locaux, les gouvernements municipaux, se chargeant déjà en beaucoup d'endroits de fournir l'eau, le gaz, possédant et exploitant les tramways, proprié¬taires de bains, auront sans doute entrepris différents autres métiers. Et quand l'Etat aura été ainsi mis à la tête directement ou par délégation de nombreux établissements pour la production en grand et la vente en gros, il y aura de bons précédents pour étendre ses fonctions à la vente au détail, suivant l'exemple donné par le gouvernement français qui, depuis longtemps, est marchand de tabac en détail.<br />
<br />
Evidemment alors les changements opérés, les changements en cours d'exécution, et les changements proposés, nous conduiront non seulement à l'État possesseur des terres, des habitations, et des voies de communication, le tout administré et exploité par des fonctionnaires publics, mais encore à l'usurpation par l'État de toutes les industries : les industries privées incapables de lutter contre la concurrence de l'État, qui peut tout dispo¬ser à sa convenance, disparaîtront insensiblement, de même que beaucoup d'écoles libres ont disparu en présence des écoles placées sous la surveillance administrative. Et ainsi se réalisera l'idéal des socialistes.<br />
<br />
Or, quand on sera arrivé à cet idéal, vers lequel les hommes politiques "pratiques" d'accord avec les socialistes cherchent à nous mener, idéal si tentant du côté brillant que les socialistes aiment à contempler, quel sera nécessairement le côté sombre dont ils détournent les regards ? Une remarque commune, faite souvent à la veille d'un mariage, c'est que les hommes, qui voient tout en beau, arrêtent habituellement leurs pensées aux plaisirs promis et ne songent pas du tout aux douleurs qui les accompagnent. Un autre exemple de cette vérité nous est fourni par les énergumènes politiques et les révolution¬naires fanatiques. Frappés des misères qui existent dans l'organisation actuelle de la société et ne voulant pas les attribuer aux défauts d'une nature humaine incomplètement adaptée à l'état social, ils s'imaginent qu'on peut y remédier immédiatement par telle ou telle réorganisation . Cependant, même si leurs plans réussissaient, ce ne pourrait être qu'à la condition de substituer un genre de mal à un autre. Une courte réflexion leur montrerait qu'avec leurs réorganisations proposées ils seraient obligés de renoncer à leurs libertés à mesure qu'on augmenterait leur bien-être matériel.<br />
<br />
Car aucune forme de coopération, petite ou grande, ne peut être établie sans réglemen¬tations et par conséquent sans la soumission aux agents régulateurs. Même une de leurs propres organisations en vue d'accomplir des changements sociaux leur en fournit une preuve loin des membres du même conseil prétendent que l'État devrait prendre posses¬sion des chemins de fer "avec ou sans compensation", nous pouvons présumer que des considérations d'équité n'empêcheraient pas les chefs de la société idéale tant désirée de suivre n'importe quelle politique qu'ils croiraient nécessaire, politique qui s'identifierait toujours avec leur propre suprématie. Il suffirait d'une guerre avec une société adjacente, ou de quelque mécontentement intérieur réclamant la répression par la force, pour trans¬former d'un seul coup une administration socialiste en une tyrannie écrasante, sem¬blable à celle de l'ancien Pérou. Sous cette administration la masse du peuple, gouvernée par une hiérarchie de fonctionnaires, et surveillée dans tous ses actes intérieurs et exté¬rieurs, travaillait pour maintenir le corps organisé qui exerçait le pouvoir, tandis qu'il ne lui restait que les moyens de traîner une existence misérable. Et ensuite reviendrait complè¬tement, sous une formé différente, ce régime d'État, ce système de coopération obligatoire dont l'ancien torysme représente la tradition affaiblie, et vers laquelle le nouveau torysme nous ramène.<br />
<br />
"Mais nous serons en garde contre tous ces maux, nous prendrons des précautions pour détourner de pareils désastres" diront sans doute les énergumènes. Que ce soient des politiciens "pratiques" avec leurs nouvelles mesures réglementaires, ou des communistes avec leurs projets de réorganisation du travail, leur réplique est toujours la même : "Il est vrai que des plans d'une nature analogue ont échoué par des causes imprévues ou des accidents malheureux ou par suite des méfaits de ceux chargés de les exécuter ; mais cette fois nous profiterons des expériences passées et nous réussirons". Il semble impossible de faire entrer dans la tête des gens cette vérité qui, cependant, est assez évidente, à savoir que la prospérité d'une société et la part de l'équité dans son organisation dépendent au fond du caractère de ses membres ; et qu'aucun progrès ne peut avoir lieu sans ce progrès dans le caractère qui résulte de l'exercice d'une industrie pacifique sous les restrictions imposées par une vie sociale bien réglée. Non seulement les socialistes, mais encore les prétendus libéraux, qui leur préparent la voie, croient qu'avec de l'adresse les défauts de l'humanité peuvent être corrigés par de bonnes institutions. C'est une illusion. Quelle que soit la structure sociale, la nature défectueuse des citoyens se manifestera dans les mau¬vais effets qu'elle produira. Il n'y a point d'alchimie politique à l'aide de laquelle on puisse transformer des instincts de plomb en une conduite d'or<ref>Depuis que l'article précédent a été publié, deux réponses y ont été faites par des socialistes : - ''Socialisme et Esclavage'' par H. M. Hyndman et ''Herbert Spencer sur le Socialisme'' par Frank Fairman. Je dois me borner à dire ici qu'ils m'attribuent, selon l'habitude des adversaires, des opinions que je ne professe pas. De ce que je désapprouve le socialisme, il ne s'en suit pas nécessairement, comme M. Hyndman le prétend, que j'approuve l'organisation actuelle. Bien des choses qu'il blâme, je les blâme autant que lui ; mais je n'admets pas son remède. La personne qui écrit sous le pseudonyme de "Frank Fairman" me reproche de n'avoir plus les mêmes opinions qu'au moment où j'ai écrit dans la ''Statique sociale'' cette défense sympathique des classes laborieuses ; mais je n'ai nullement conscience de ce changement. L'indulgence pour les gens qui mènent une vie dure n'implique nullement de la tolérance pour les vauriens.</ref><br />
<br />
== Notes ==<br />
<references/><br />
</div><br />
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{{Navigateur|[[Herbert Spencer:Le nouveau torysme|CHAPITRE I - Le nouveau torysme]]|[[Herbert Spencer]]&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;[[Herbert Spencer:L'individu contre l'État|L'individu contre l'État]]|[[Herbert Spencer:Les péchés des législateurs|CHAPITRE III - Les péchés des législateurs]]}}</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Jean-Baptiste_Say:Trait%C3%A9_d%27%C3%A9conomie_politique&diff=2561Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique2009-03-07T20:06:10Z<p>Lexington : </p>
<hr />
<div>{{titre|''Traité d'économie politique''<br> Simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses|[[Jean-Baptiste Say]] |1803 ; Sixième édition, 1841}}<br />
{{Infobox livre|titre=''Traité d'économie politique''<br />
|original = <br />
|couverture =[[Fichier:Traite deconomie politique.jpg|150px]]<br />
|auteur = Jean-Baptiste Say<br />
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}}<br />
{{Autres projets|<br />
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<div class="text"><br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - discours préliminaire|Discours préliminaire]]<br />
<br />
'''Livre premier - De la production des richesses'''<br />
<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre I|Chapitre I - Ce qu'il faut entendre par production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre II|Chapitre II - Des différentes sortes d'industrie, et comment elles concourent à la production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre III|Chapitre III - Ce que c'est qu'un capital productif, et de quelle manière les capitaux concourent à la production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre IV|Chapitre IV - Des agents naturels qui servent à la production des richesses, et notamment des fonds de terre]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre V|Chapitre V - Comment se joignent l'industrie, les capitaux et les agents naturels pour produire]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre VI|Chapitre VI - Des opérations communes à toutes les industries]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre VII|Chapitre VII - Du travail de l'homme, du travail de la nature, et de celui des machines]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre VIII|Chapitre VIII - Des avantages, des inconvénients et des bornes qui se rencontrent dans la séparation des travaux]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre IX|Chapitre IX - Des différentes manières d'exercer l'industrie commerciale et comment elles concourent à la production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre X|Chapitre X - Quelles transformations subissent les capitaux dans le cours de la production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XI|Chapitre XI - De quelle manière se forment et se multiplient les capitaux]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XII|Chapitre XII - Des capitaux improductifs]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XIII|Chapitre XIII - Des produits immatériels, ou des valeurs qui sont consommées au moment de leur production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XIV|Chapitre XIV - Du droit de propriété]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XV|Chapitre XV - Des débouchés]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XVI|Chapitre XVI - Quels avantages résultent de l'activité de circulation de l'argent et des marchandises]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XVII|Chapitre XVII - Des effets des règlements de l'administration qui ont pour objet d'influer sur la production]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XVIII|Chapitre XVIII - Si le gouvernement augmente la richesse nationale en devenant producteur lui-même]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XIX|Chapitre XIX - Des colonies et de leurs produits]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XX|Chapitre XX - Des voyages et de l'expatriation par rapport à la richesse nationale]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXI|Chapitre XXI - De la nature et de l'usage des monnaies]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXII|Chapitre XXII - De la matière dont les monnaies sont faites]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXIII|Chapitre XXIII - Origine de la valeur des monnaies]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXIV|Chapitre XXIV - Que les monnaies faites de différents métaux ne peuvent pas conserver un rapport fixe dans leur valeur]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXV|Chapitre XXV - De l'altération des monnaies]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXVI|Chapitre XXVI - Des papiers-monnaies]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXVII|Chapitre XXVII - Que la monnaie n'est ni un signe ni une mesure]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXVIII|Chapitre XXVIII - D'une attention qu'il faut avoir en évaluant les sommes dont il est fait mention dans l'histoire]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXIX|Chapitre XXIX - Ce que devraient être les monnaies]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXX|Chapitre XXX - Des signes représentatifs de la monnaie]]<br />
<br />
'''Livre second - De la distribution des richesses'''<br />
<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre I|Chapitre I - Des fondements de la valeur des choses]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre II|Chapitre II - Des variations relatives et des variations réelles dans les prix]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre III|Chapitre III - Du prix en argent et du prix nominal]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre IV|Chapitre IV - De ce qui fait l'importance de nos revenus]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre V|Chapitre V - Comment les revenus se distribuent dans la société]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre VI|Chapitre VI - Quels genres de production paient plus largement les services productifs]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre VII|Chapitre VII - Des revenus industriels]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre VIII|Chapitre VIII - Du revenu des capitaux]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre IX|Chapitre IX - Des revenus territoriaux]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre X|Chapitre X - Quels sont les effets des revenus perçus d'une nation dans l'autre]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre XI|Chapitre XI - De la population dans ses rapports avec l'économie politique]]<br />
<br />
'''Livre troisième - De la consommation des richesses'''<br />
<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre I|Chapitre I - Des différentes sortes de consommations]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre II|Chapitre II - Des effets généraux de la consommation]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre III|Chapitre III - Des effets de la consommation reproductive]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre IV|Chapitre IV - Des effets de la consommation improductive en général]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre V|Chapitre V - Des consommations privées, de leurs motifs et de leurs résultats]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre VI|Chapitre VI - De la nature et des effets généraux des consommations publiques]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre VII|Chapitre VII - Des principaux objets de la dépense publique]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre VIII|Chapitre VIII - Par qui sont payées les consommations publiques]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre IX|Chapitre IX - De l'impôt et de ses effets en général]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre X|Chapitre X - Des différentes manières d'asseoir l'impôt, et sur quelles classes de contribuables portent les divers impôts]]<br />
:* [[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre XI|Chapitre XI - De la dette publique]]<br />
<br />
</div><br />
<br />
== Source ==<br />
* http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k89642c<br />
<br />
[[Catégorie:économie]]<br />
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[[Catégorie:économie]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Fichier:Traite_deconomie_politique.jpg&diff=2560Fichier:Traite deconomie politique.jpg2009-03-07T20:05:31Z<p>Lexington : Couverture de la seconde édition du ''Traité d'économie politique'' de Jean-Baptiste Say</p>
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<div>Couverture de la seconde édition du ''[[:wl:Traité d'économie politique|Traité d'économie politique]]'' de [[Jean-Baptiste Say]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Mod%C3%A8le:Accueil/Sommaire&diff=2559Modèle:Accueil/Sommaire2009-03-06T22:50:07Z<p>Lexington : </p>
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<br />
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[[1984]] {{100}} - [[La Ferme des animaux]] {{100}}<br />
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{{titre|[[Herbert Spencer:L'individu contre l'État|L'individu contre l'État]]|[[Herbert Spencer]]|Le nouveau torysme}}<br />
{{infobox LICE}}<br />
<div class="text"><br />
La plupart de ceux qui passent à présent pour des libéraux, sont des torys d'un nouveau type. Voilà le paradoxe que je me propose de justifier. Pour faire cette preuve, je suis obligé de montrer d'abord ce qu'étaient ces deux partis politiques à l'origine, et de prier ensuite le lecteur de m'excuser si je lui rappelle des faits qui lui sont familiers, ne pouvant autrement lui faire bien comprendre la nature intrinsèque du vrai torysme et du vrai libéralisme.<br />
<br />
Si nous remontons à une époque antérieure à l'existence de leur nom, les deux partie politiques représentaient originairement deux types opposés de l'organisation sociale, le type militant et le type industriel, le premier caractérisé par le régime de l'État, presque universel dans les temps anciens, le second par le régime du contrat, qui s'est généralisé de nos jours, principalement parmi les nations occidentales, et surtout chez nous et chez les Américains. Si, au lieu d'employer le mot "coopération" dans un sens restreint, nous l'employons dans son sens le plus large pour désigner les activités combinées des citoyens sous n'importe quel système de gouvernement, ces deux régimes peuvent être définis : l'un le système de la coopération forcée, et l'autre le système de la coopération volontaire. <br />
<br />
La structure typique de l'un nous est présentée par une armée régulière dont les unités, dans les différents grades, doivent exécuter des ordres sous peine de mort, et reçoivent la nourriture, l'habillement et la solde selon une proportion arbitraire ; celle de l'autre est représentée par un corps de producteurs et de distributeurs qui conviennent entre eux de se rendre en retour d'un paiement spécifié des services spécifiés et qui peuvent, à leur gré, après avis préalable, quitter l'organisation si elle leur déplaît.<br />
<br />
Pendant l'évolution sociale en Angleterre, la distinction entre ces deux formes de coopération, forcément opposées, a apparu graduellement ; mais longtemps avant que les noms de tory et de whig fussent en usage, on pouvait remarquer l'existence de ces deux partis et apercevoir vaguement leurs rapports avec le militarisme et l'industrialisme. Tout le monde sait que, dans notre pays comme dans les autres, ce furent ordinairement les populations des villes, composées d'artisans et de marchands habitués à coopérer sous le régime du contrat, qui résistèrent à cette réglementation coercitive qui caractérise la coopération sous le régime de l'État. Au contraire, la coopération sous le régime de l'État, qui doit son origine et sa constitution aux guerres chroniques, se maintint dans les districts ruraux, originairement habités par les chefs militaires et leurs subordonnés, chez lesquels survivaient les idées et les traditions primitives. Bien plus, ce contraste dans les tendances politiques, qui apparut avant que les principes des whigs et des torys fussent nettement distingués, continua de se montrer dans la suite. A l'époque de la Révolution "tandis que les villages où les petites villes étaient entre les mains des torys, les grandes villes, les districts manufacturiers et les ports de commerce, étaient les forteresses des whigs". Et il est inutile de prouver que, malgré certaines exceptions, la même situation existe encore aujourd'hui.<br />
<br />
Tel était, d'après leur origine, le caractère des deux partis. Observons maintenant comment ce caractère se manifestait également dans leurs premières doctrines et leurs premiers actes. Le whiggisme commença par la résistance à Charles II et à sa cabale qui s'efforçaient de rétablir le pouvoir monarchique absolu. Les whigs "regardaient la monarchie comme une institution civile, établie par la nation pour le bien de tous ses membres", tandis que pour les torys "le monarque était le délégué du Ciel". L'une de ces doctrines impliquait la croyance que la soumission au roi était conditionnelle, l'autre, que cette soumission devait être absolue. En parlant du whig et du tory, tels qu'on les concevait à la fin du XVIIe siècle, c'est-à-dire à peu près cinquante ans avant qu'il écrivit sa Dissertation sur les partis, Bolingbroke dit :<br />
:«Pouvoir et majesté du peuple, contrat originel, autorité et indépendance des parlements, liberté, résistance, exclusion, abdication, déposition, telles étaient, à cette époque, les idées associées à celle qu'on se faisait d'un whig, et que tout whig supposait être incompatibles avec celle qu'on se faisait d'un tory.<br />
:«Droit divin héréditaire, incommutable, succession en ligne directe, obéissance passive, prérogative, non-résistance, esclavage, et quelquefois aussi papisme, voilà quelles idées étaient associées dans beaucoup d'esprits à celle qu'on se faisait d'un tory, et qu'on regardait comme étant, de la même manière, incompatibles avec celle qu'on se faisait d'un whig.»<ref>''Dissertation sur les partis'', p. 5</ref><br />
<br />
Et, si nous comparons ces descriptions, nous voyons que dans un parti il y avait le désir de résister au pouvoir coercitif du roi sur les sujets et de le diminuer, tandis que l'autre parti voulait maintenir ou augmenter ce pouvoir coercitif. Cette différence dans leurs aspirations, différence dont la signification et l'importance dépassent toutes les autres différences politiques, se montre dès l'abord dans leurs actes. Les principes des whigs apparaissent dans l'acte de l'habeas corpus et dans la mesure qui rendit les juges indépendants de la couronne ; dans le rejet du bill dans lequel on demandait que les législateurs et les fonctionnaires fussent obligés de s'engager par serment à ne résister en aucun cas au roi par les armes, et plus tard, dans le bill ayant pour but de protéger les sujets contre les agressions monarchiques. Ces actes avaient le même caractère intrin¬sèque. Ils affaiblissaient le principe de coopération obligatoire dans la vie sociale, et ils fortifiaient le principe de la coopération volontaire. Une remarque faite par M. Green au sujet de la période pendant laquelle les whigs exercèrent le pouvoir après 1a mort d'Anne, montre bien que la politique du parti avait la même tendance générale à une époque postérieure. <br />
<br />
«Avant que les cinquante années de leur pouvoir se fussent écoulées, les Anglais avaient oublié qu'il fût possible de persécuter pour des dissentiments religieux, ou de supprimer la liberté de la presse, ou d'intervenir dans l'administration de la justice, ou de gouverner sans parlement.»<ref>''Abrégé d'histoire'', p. 705.</ref><br />
<br />
Et maintenant, laissant de côté la période de guerre à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, pendant laquelle la liberté individuelle perdit une grande partie du terrain conquis, et où le mouvement rétrograde vers le type social du militarisme se manifesta par toute sorte de mesures coercitives, depuis celles qui enlevèrent de force les personnes et les propriétés des citoyens pour les besoins de la guerre jusqu'à celles qui supprimèrent les réunions publiques et essayèrent de bâillonner la presse, - rappelons le caractère général des changements effectués par les whigs ou les libéraux quand le rétablissement de la paix permit de faire revivre le régime industriel avec la structure qui lui est particulière. Sous l'influence croissante des whigs, les lois qui défendaient les coalitions d'ouvriers furent abrogées aussi bien que celles qui restreignaient leur liberté d'aller et venir. Citons également la loi d'après laquelle les dissidents purent croire ce qu'ils voulaient sans s'exposer à certaines pénalités civiles, et celle qui permit aux catholiques. de professer leur religion sans perdre une partie de leur liberté. Le champ de la liberté fut élargi par des actes qui défendirent d'acheter des nègres et de les tenir en esclavage. Le monopole de la compagnie des Indes Orientales fut aboli et le commerce avec l'Orient déclaré libre pour tout le monde. Grâce au Reform Bill et au Municipal Reform Bill, le nombre des citoyens non représentés fut diminué, de sorte qu'au point de vue général aussi bien qu'an point de vue local, la masse fut moins sous la domination des privilégiés. Les dissidents, affranchis de la soumission à la forme ecclésiastique du mariage, furent libres de se marier d'après un rite purement civil. Plus tard, vinrent la diminution et l'abolition des restrictions apportées à l'achat des marchandises étrangères et à l'emploi de vaisseaux et de marins étrangers, et plus tard encore l'abolition des entraves à la liberté de la presse imposées originairement pour empêcher la diffusion des opinions. Il est incontestable que tous ces changements, qu'ils aient été faits par les libéraux ou non, ont eu lieu conformément aux principes professés et soutenus par eux.<br />
<br />
Mais pourquoi énumérer des faits si bien connus de tout le monde ? Uniquement parce qu'il semble nécessaire, comme nous l'avons dit au début, de rappeler au lecteur ce qu'était le libéralisme dans les temps passés afin qu'il pût voir combien il diffère du prétendu libéralisme de l'époque actuelle. Nous aurions cru inutile d'indiquer une à une ces différentes mesures pour montrer leur caractère commun, si de nos jours on n'avait pas oublié ce caractère commun. On ne se rappelle pas que d'une manière ou d'une autre tous ces changements vraiment libéraux ont diminué la coopération obligatoire dans la vie sociale et ont augmenté la coopération volontaire. On a oublié que, dans un sens ou dans un autre, ils ont diminué l'étendue de l'autorité gouvernementale et agrandi le champ d'action où tout citoyen peut agir en liberté. On a perdu de vue cette vérité qu'autrefois le libéralisme défendait habituellement la liberté individuelle contre la coercition de l'État. <br />
<br />
Et maintenant viennent les questions : - Comment se fait-il que les libéraux aient perdu de vue cette vérité ? Comment se fait-il que le parti libéral, ayant une part de plus en plus grande au pouvoir, soit devenu de plus en plus coercitif dans ses mesures législatives ? Comment se fait-il que, soit directement par ses propres majorités, soit indirectement par le concours prêté dans certains cas aux majorités de ses adversaires, le parti libéral ait, dans une large mesure, adopté la politique de dicter les actions des citoyens et, par conséquent, de diminuer le domaine dans lequel ces actions restaient libres ? Comment pouvons-nous expliquer cette confusion d'idées qui l'a amené, dans la recherche de ce qui semble être le bien public, à renverser la méthode qui l'a aidé dans les temps passés à accomplir le bien public.<br />
<br />
Quoiqu'à première vue il paraisse impossible de rendre compte de ce changement politique inconscient, nous trouverons qu'il s'est produit tout naturellement. Étant donnée la pensée concrète, qui ordinairement prévaut dans les questions politiques, et considérant les circonstances actuelles, on ne pouvait pas s'attendre à ce qu'il en fût autrement. Pour montrer la vérité de cette assertion, il est nécessaire d'entrer dans quelques explications préliminaires.<br />
<br />
Depuis les animaux inférieurs jusqu'aux animaux supérieurs, l'intelligence progresse par des actes de différenciation ; et elle continue à progresser de la même manière chez les hommes, depuis les plus ignorants jusqu'aux plus savants. Classer exactement, mettre dans le même groupe les choses qui sont essentiellement de même nature et dans d'autres groupes les choses d'une nature essentiellement différente - voilà la condition fondamentale pour bien diriger les actions. Commençant par la vision rudimentaire qui nous avertit du passage de quelque grand corps opaque dans notre voisinage (de même que des yeux fermés, tournés vers la fenêtre et percevant l'ombre produite par une main posée devant eux, nous préviennent que quelque chose se meut devant nous) nous arrivons peu à peu à la vision développée qui, par une appréciation exacte de la combinaison des formes, des couleurs et des mouvements, reconnaît au loin des objets pour être une proie ou un ennemi, et nous met ainsi dans la possibilité de perfectionner notre manière de nous conduire pour assurer notre nourriture ou échapper à la mort. Cette perception progressive des différences et les classements plus exacts qui en résultent, constituent, sous un de ses principaux aspects, le développement de l'intelligence, et s'observent également quand nous passons de la vision physique relativement simple à la vision intellectuelle relativement complexe, qui nous permet de grouper, d'une manière plus juste et plus conforme à leur structure et à leur nature intrinsèque, les objets groupés auparavant d'après certaines ressemblances extérieures ou d'après certaines circonstances extrinsèques. La vision intellectuelle qui n'a pas été développée discerne aussi mal et se trompe autant dans ses classements que la vision physique "non développée". Nous pouvons citer comme exemple la classification primitive des plantes en arbres, arbrisseaux et herbes, la grandeur, c'est-à-dire le caractère le plus saillant, étant le fondement de la distinction, et les groupes étant formés de façon à réunir beaucoup de plantes d'une nature essentiellement différente et à en séparer d'autres qui sont de la même famille. Ou encore mieux, prenez la classification populaire qui réunit sous la même dénomination générale les poissons et les coquillages (fish and shell fish) et qui comprend dans les coquillages les crustacés et les mollusques ; elle va même plus loin, elle range parmi des poissons les mammifères cétacés. Soit à cause de la similitude dans leur manière de vivre comme habitants de l'eau, soit à cause de quelque ressemblance générale dans leur goût, on a réuni dans la même division et la même sous-division des créatures d'une nature bien plus différente que ne le sont un poisson et un oiseau. <br />
<br />
Or la vérité générale, démontrée par ces exemples, se manifeste également dans les sphères supérieures de la vision intellectuelle concernant les objets inaccessibles aux sens, tels que les institutions et les mesures politiques. Car, dans ces questions aussi, les produits d'une faculté intellectuelle inadéquate ou d'une culture intellectuelle inadéquate ou de l'une et de l'autre réunies sont des classements erronés qui conduisent à des conclusions erronées. En vérité, ici les chances d'erreurs sont bien plus nombreuses, puisque les objets, qui sont du domaine de l'intelligence, ne peuvent être examinés avec la même facilité. Vous ne pouvez ni toucher ni voir une institution politique ; celle-ci peut seulement être connue par un effort de l'imagination créatrice. Vous ne pouvez pas non plus saisir par une perception physique une mesure politique : celle-ci exige également lin processus de la représentation mentale qui en combine les éléments dans une pensée et nous amène à concevoir l'essence de la combinaison. Ici, donc, plus encore que dans les cas susnommés, une vision intellectuelle défectueuse apparaît dans le groupement d'après des caractères externes ou des circonstances extrinsèques. La preuve que cette cause produit des erreurs dans le classement des institutions, c'est l'opinion générale que la République romaine était une forme de gouvernement démocratique. Examinez les idées des anciens révolutionnaires français et vous trouverez qu'ils prenaient pour modèles les formes et les actes politiques des Romains, et on pourrait même nommer un historien qui cite la corruption romaine pour montrer où conduit un gouvernement démocratique. Cependant il y a encore moins de ressemblance entre les institutions des Romains et les véritables institutions libres qu'entre un requin et un marsouin, ces institutions présentant à côté d'une forme extérieure semblable des structures internes très différentes. Une société dans laquelle les hommes relativement peu nombreux, qui possédaient le pouvoir politique et jouissaient d'une certaine liberté, étaient autant de petits despotes maintenant non seulement leurs esclaves et leurs inférieurs mais même leurs enfants dans une servitude aussi absolue que leur bétail, une telle société peut être considérée plutôt comme ayant été sous le joug d'un despotisme ordinaire que comme une société de citoyens politiquement égaux. <br />
<br />
Si nous passons maintenant à notre question spéciale, nous pouvons comprendre l'espèce de confusion dans laquelle le libéralisme s'est perdu, et l'origine de ces classements erronés des mesures politiques qui ont amené ses erreurs - classements faits, comme nous le verrons, d'après des caractères externes saillants et non d'après la nature interne des choses. Quel était, aux yeux du peuple et de leurs auteurs, le but des changements opérés par les libéraux dans les temps passés ? Ils devaient faire cesser les griefs du peuple ou d'une partie du peuple : tel était leur caractère commun qui s'est le plus fortement imprimé dans l'esprit des hommes. Ils devaient mitiger les maux qui avaient été sentis directement ou indirectement par de grandes classes de citoyens, diminuer les causes de misère ou briser les obstacles au bonheur. Et puisque, dans l'esprit de la plupart des gens, un mal redressé équivaut à un bien accompli, ces mesures vinrent. à être regardées comme autant de bienfaits positifs ; et le bien-être de la masse fut considéré comme le but du libéralisme aussi bien par les hommes d'État libéraux que par les électeurs libéraux. De là est venue la confusion. L'acquisition d'un bien pour le peuple étant le trait externe saillant, commun aux mesures libérales dans les temps anciens (et ce bien consistait alors essentiellement dans une diminution de la contrainte), il est arrivé que les libéraux ont vu dans le bien du peuple non pas un but qu'il fallait atteindre indirectement par la diminution de la contrainte, mais le but qu'il fallait atteindre directement. Et, cherchant à l'atteindre directement, ils ont employé des méthodes intrinsèquement contraires à celles qui avaient été employées originairement. <br />
<br />
Et maintenant, ayant vu comment ce changement dans la politique s'est produit (ou mieux ce changement partiel, car les lois récentes sur les enterrements et les efforts faits pour abolir toutes les inégalités religieuses encore existantes montrent la continuation de la politique primitive dans certaines directions), examinons jusqu'à quel point ce changement est allé dans les derniers temps et jusqu'à quel point encore plus éloigné il ira dans l'avenir, si les idées et les sentiments courants continuent à prévaloir. <br />
<br />
Avant de continuer, il est peut-être bon de dire que nous n'avons pas l'intention de blâmer les motifs qui ont provoqué successivement telle restriction ou telle mesure. Ces motifs étaient sans doute louables dans presque tous les cas. Il faut admettre que les restrictions apportées par une loi de 1870 à l'emploi des femmes et des enfants dans les manufactures où l'on teint en rouge d'Andrinople étaient, dans l'intention du législateurs aussi philanthropiques que celles d'Edouard IV prescrivant le temps minimum pour lequel un ouvrier pouvait être engagé. Certainement l'acte du parlement relatif à la fourniture de semences (Irlande), permettant aux administrateurs communaux d'acheter des semences pour les tenanciers pauvres et de voir si elles étaient convenablement mises en terre, était dicté par un désir du bien public aussi grand que l'acte de 1533 prescrivant le nombre de moutons qu'un tenancier pouvait élever, ou celui de 1597 ordonnant de rebâtir les fermes délabrées. Personne ne contestera que les différentes mesures prises dans ces dernières années pour restreindre la vente des liqueurs enivrantes, n'aient eu en vue la morale publique aussi bien que les mesures prises anciennement pour arrêter les maux causés par le luxe, comme par exemple au XIVe siècle, quand on apporta des restrictions aux dépenses de la table et de l'habillement. Chacun doit voir que les édits publiés par Henri VIII pour empêcher les classes inférieures de jouer aux dés, aux cartes, aux quilles, etc. n'étaient pas inspirés par un désir plus grand de contribuer au bien public que les lois récentes défendant les enjeux d'argent.<br />
<br />
En outre, je n'ai pas l'intention de mettre en question la sagesse de ces ingérences modernes que les conservateurs et las libéraux multiplient à l'envi les uns des autres, pas plus que je ne veux mettre en question la sagesse de ces ingérences anciennes auxquelles elles ressemblent en beaucoup de cas. Nous n'examinerons pas si les plans adoptés récemment pour préserver la vie des matelots sont ou ne sont pas plus judicieux que cette mesure radicale écossaise qui, au milieu du XVe siècle, défendait aux capitaines de qui le port pendant l'hiver. Pour le moment, nous ne discuterons pas la question de savoir s'il y a des raisons plus fortes pour donner à certains inspecteurs le droit de visiter certaines maisons afin de voir s'il s'y trouve des aliments malsains qu'il n'y en avait pour la loi d'Édouard III enjoignant aux aubergistes des ports de prêter serment qu'ils fouilleront leurs clients afin d'empêcher l'exportation de l'argent monnayé ou travaillé. Nous voulons admettre qu'il y a autant de sens dans la clause de l'acte relatif à la batellerie des canaux, d'après laquelle il est défendu à un propriétaire de donner la pension gratuite aux enfants des bateliers, qu'il y en avait dans les actes relatifs aux Spitafields d'après lesquels il était défendu jusqu'en 1824 aux manufacturiers, dans l'intérêt des artisans, d'établir leurs manufactures à plus de dix milles de la Bourse royale.<br />
<br />
Nous ne demanderons donc pas si les législateurs ont été guidés par la philanthropie et la sagesse ; nous admettons qu'ils l'ont été par l'une et par l'autre ; ce qui nous occupe uniquement, c'est la nature obligatoire de ces lois qui, bonnes ou mauvaises selon les circonstances, ont été mises en vigueur durant les périodes où les libéraux avaient le pouvoir.<br />
<br />
Pour ne pas chercher trop loin nos exemples, remontons seulement jusqu'en 1860, au second ministère de lord Palmerston. En cette année les restrictions contenues dans la loi relative aux manufactures furent étendues aux blanchisseries et aux teintureries ; on donna le droit de faire analyser les aliments et les boissons et de faire payer ces analyses par les communes ; on créa des inspecteurs d'usines à gaz et on fixa la qualité et le prix maximum du gaz ; une loi renforçant celle qui concerne l'inspection des mines édicte des peines contre ceux qui emploieraient des garçons au-dessous de douze ans ne fréquentant pas l'école et ne sachant ni lire ni écrire. En 1861 les obligations inscrites dans la loi relative aux manufactures furent étendues aux fabriques de dentelles ; les administrateurs du bien des pauvres, etc., reçurent le droit d'imposer la vaccination ; les conseils locaux furent autorisés à fixer un tarif pour le louage des chevaux, des mulets, des ânes et des bateaux, et on donna à certains comités locaux le pouvoir d'imposer les localités pour le drainage, l'irrigation des champs et pour fournir de l'eau au bétail. En 1862 une loi fut promulguée pour restreindre l'emploi des femmes et des enfants dans les blanchisseries en plein air ; une autre, pour défendre les mines de charbon avec un seul puits ou avec des puits séparés par un intervalle inférieur à celui qui était spécifié ; use troisième enfin, donnant au conseil de l'instruction médicale le droit exclusif de publier une pharmacopée dont le prix sera fixé par l'administration des finances. En 1863 la vaccination devint obligatoire en Écosse et en Irlande ; certains conseils furent autorisés à faire des emprunts remboursables par des contributions locales ; on donna aux autorités des villes le droit de prendre possession des places abandonnées pouvant servir d'ornement et d'imposer les habitants pour leur entretien ; ensuite vint la loi concernant les boulangeries, qui spécifia l'âge minimum pour les employés occupés à certaines heures, prescrivit le badigeonnage périodique, trois couches de couleur, et le nettoyage à l'eau chaude et au savon au moins une fois tous les six mois ; enfin une autre loi autorisant le magistrat à décider si un aliment apporté devant lui par un inspecteur était sain ou malsain. Parmi les mesures de contrainte datant de 1864 on peut citer une extension de la loi concernant les manufactures à différents métiers, certains règlements pour le nettoyage et la ventilation, et la défense faite à certains employés dans les fabriques d'allumettes de prendre leur repas ailleurs que dans les ateliers à découper le bois. Il y eut aussi une loi sur le ramonage, une loi sur la vente de la bière en Irlande, une loi pour l'essayage forcé des câbles et des ancres, une loi donnant plus d'extension à celle de 1863 concernant les travaux publics, une loi sur les maladies contagieuses ; cette dernière a donné à la police, en certains endroits spécifiés, des pouvoirs annulant, pour certaines classes de femmes, différentes garanties de la liberté individuelle établies dans les temps passés. L'année 1865 fut témoin de nouvelles mesures prises pour héberger et soulager temporairement certains voyageurs aux frais des contribuables ; on rendit encore une loi sur la fermeture des cabarets et une autre réglementant l'extinction des incendies à Londres. Sous le ministère de lord John Russel, en 1866, nous devons citer une loi concernant les étables des fermes, etc., en Ecosse, qui donne aux autorités locales le droit d'inspecter les conditions sanitaires et de fixer le nombre du bétail ; une loi forçant les planteurs de houblon à indiquer sur les balles l'année de la récolte, le lien d'origine, le poids vrai, et donnant à la police le droit de vérification ; une loi facilitant la construction d'hôtels garnis en Irlande et réglant le nombre des habitants ; une loi d'hygiène publique ordonnant l'enregistrement des hôtels garnis, leur inspection, la limitation du nombre des locataires et contenant des instructions sur le badigeonnage, etc., et une loi sur les bibliothèques publiques conférant à des autorités locales des droits d'après lesquels une majorité peut faire contribuer une minorité à l'achat de ses livres. <br />
<br />
Si nous passons maintenant à la législation sous le premier ministère de M. Gladstone, nous avons, en 1869, l'établissement de bureaux télégraphiques par l'État et l'interdiction d'envoyer des dépêches par un autre intermédiaire ; nous avons le pouvoir donné à un ministre de réglementer les moyens de transport dans Londres ; nous avons une réglementation plus stricte pour empêcher la propagation des épizooties, une autre loi sur les débits de bière, et une loi sur la conservation des oiseaux de mer (dont l'effet sera une plus grande mortalité des poissons). En 1870, nous avons une loi autorisant le conseil des travaux publics à faire des avances aux propriétaires pour l'amélioration de leurs propriétés et aux tenanciers pour acheter ces propriétés ; nous avons la loi conférant au département de l'éducation le droit de former des comités scolaires qui achèteront des emplacements pour les écoles et pourront créer des écoles entretenues par des contributions locales, et permettant aux comités scolaires de payer la rétribution scolaire d'un enfant, de forcer les parents à envoyer leurs enfants à l'école etc. etc. ; nous avons une autre loi sur les manufactures et les ateliers créant de nouvelles restrictions, entre autres, celle relative à l'emploi des femmes et des enfants dans les ateliers de conserves de fruits et de salaison des poissons. En 1871, nous trouvons une loi sur marine marchande qui ordonne aux employés du conseil de commerce d'inscrire le tirant d'eau des vaisseaux quittant les ports ; il y a une autre loi sur les manufactures et les ateliers, qui crée de nouvelles restrictions ; il y a une loi sur le colportage, qui édicte des peines contre le colportage sans permis, et qui limite le rayon dans l'étendue duquel le permis est valable, en même temps qu'elle donne à la police le droit de visiter les ballots des colporteurs ; et il y a encore de nouvelles mesures concernant la vaccination obligatoire. Parmi les lois de l'année 1872 citons celle qui défend de prendre en nourrice plus d'un enfant, à. moins que ce ne soit dans une maison enregistrée par les autorités, qui prescrivent le nombre d'enfants à recevoir ; citons encore une loi sur les débits qui interdit de vendre des spiritueux à des personnes au-dessous de seize ans ; une autre sur la marine marchande qui établit une inspection annuelle des vapeurs transportant des passagers. Ensuite, en 1873, fut édictée la loi sur l'emploi des enfants dans l'agriculture, et d'après laquelle il est défendu à un fermier d'employer un enfant qui n'a point le certificat d'instruction élémentaire ; il y eut aussi la loi sur la marine marchande qui exige, sur chaque vaisseau, une échelle indiquant le tirant d'eau et qui donne au conseil du commerce le droit de fixer le nombre des canots et des appareils de sauvetage à emporter. <br />
<br />
Voyez maintenant les lois générales faites sous le ministère actuel. En 1880 nous avons une loi qui défend de faire aux matelots des avances conditionnelles sur leur paye ; une autre qui prescrit certaines mesures pour le transport des cargaisons de grain ; et une troisième permettant de contraindre les parents à envoyer leurs enfants à l'école. En 1881 survient une interdiction qui rend impossible la vente d'un verre de bière, le dimanche, dans le pays de Galles. En 1882 le conseil du commerce fut autorisé à accorder des licences pour produire et vendre l'électricité ; on conféra aux municipalités le droit de lever des contributions pour l'éclairage électrique ; en autorisa de nouvelles impositions pour faciliter la création de bains et de lavoirs ; et les autorités locales reçurent le pouvoir de faire des lois accessoires pour assurer un logement convenable aux personnes engagées pour la cueillette des fruits et la récolte des légumes. Parmi les lois de 1883, rentrant dans cette catégorie, nous pouvons citer celle concernant les trains à bon marché qui, soit en enlevant à 1a nation la somme da 400 000 livres par an (sous forme de l'abandon de l'impôt sur les voyageurs) soit aux dépens des propriétaires de chemins de fer, permet aux ouvriers de voyager encore à meilleur marché : le conseil du commerce ayant le droit d'assurer, par l'intervention des commissaires de chemin de fer, des trains assez fréquents et des wagons assez commodes. D'autre part il y a la loi qui, sous peine de dix livres d'amende en cas de contravention, défend de payer les ouvriers dans les cabarets : il y a une nouvelle loi sur les manufactures et les ateliers, ordonnant l'inspection des fabriques de céruse (pour voir s'il s'y trouve des surtouts, des respirateurs, des bains, des boissons acidulées, etc.) et des boulangeries, réglant les heures de travail dans les unes et les autres et renfermant des prescriptions détaillées sur certaines constructions qui doivent être entretenues de la manière déterminée par les inspecteurs.<br />
<br />
Mais nous serons loin d'avoir une idée adéquate si nous examinons seulement les lois de contrainte qui ont déjà été établies dans les dernières années. Il faut aussi examiner celles que l'on réclame et qui menacent d'être bien plus radicales et plus restrictives. Un ministre, un des soi-disant libéraux les plus avancés, a déclaré récemment que les plans du dernier gouvernement pour améliorer les logements des ouvriers sont beaucoup trop anodins et soutient qu'il faut exercer une pression effective sur les propriétaires des petites maisons, des terrains et sur les contribuables. Voici un autre ministre qui, en s'adressant à ses électeurs, parle avec dédain des efforts des sociétés philanthropiques et des corporations religieuses pour venir en aide aux pauvres et dit "que le peuple entier de ce pays devrait regarder cette œuvre comme la sienne", c'est-à-dire il réclame quelque grande mesure gouvernementale. D'autre part nous avons un membre radical du parlement qui vise, avec des chances de succès allant en augmentant chaque année, à imposer la sobriété en donnant à des majorités locales le droit d'empêcher la liberté d'échange pour certaines marchandises. La réglementations des heures de travail pour certaines classes, devenue de plus en plus générale grâce aux extensions successives données aux lois sur les manufactures, deviendra probablement plus générale encore de nos jours ; il est question d'une mesure qui soumet les employés de tous les magasins à une réglementation de ce genre. On réclame aussi de plus en plus la gratuité de l'enseignement pour tout le monde. On commence à dénoncer la rétribution scolaire comme une injustice : l'état doit prendre toute la charge. De plus beaucoup de gens proposent que l'état, regardé comme un juge absolument compétent pour ce qui concerne la bonne éducation des pauvres, doit entreprendre de prescrire une bonne éducation pour les classes moyennes, doit imprimer également aux enfants de ces dernières la marque de l'État dont la bonne qualité leur paraît aussi certaine qu'elle le paraissait aux Chinois quand ils ont fixé leur mode d'éducation. Depuis quelque temps on réclame avec énergie "des fonds pour les recherches". Chaque année, le gouvernement donne déjà dans ce but 4000 livres qui doivent être distribuées par la Société royale ; et en l'absence de ceux qui ont de puissants motifs pour résister à la pression des intéressés soutenus par ceux qu'ils persuadent aisément, il pourra peu à peu établir "ce sacerdoce de la science" rétribué qui a été réclamé il y a longtemps par sir David Brewster. On propose de nouveau avec des raisons plausibles d'organiser un système d'assurance obligatoire d'après lequel les hommes seraient contraints, dans leur jeunesse, de faire des épargnes pour l'époque où ils seront incapables de travailler. <br />
<br />
L'énumérations de ces mesures de coercition, qui pourront être réalisées tôt ou tard, n'est pas complète. Jusqu'ici nous n'avons fait qu'accessoirement allusion à cette contrainte concomitante sous forme d'augmentation d'impôts généraux et locaux. En partie pour payer les frais nécessités par la mise à exécution de ces mesures de coercition toujours plus nombreuses, dont chacune exige un nouvel état-major de fonctionnaires, et en partie pour couvrir les dépenses occasionnées par les nouvelles institutions publiques, telles que les écoles avec pension, les bibliothèques libres, les musées publics, les bains et les lavoirs, les lieux de récréation etc., etc., les contributions locales vont en augmentant chaque année de même que les contributions générales sont augmentées par les subventions pour l'éducation et pour les départements des sciences et des arts, etc... Chacun de ces impôts implique une nouvelle contrainte, restreint encore davantage la liberté du citoyen. Car chaque exaction nouvelle implique le discours suivant adressé aux contribuables : "Jusqu'ici vous avez été libres de dépenser cette portion de vos gains de la manière qui vous plaisait ; dorénavant vous ne serez plus libres de la dépenser de cette façon, mais nous la dépenserons pour le bien public." Ainsi, soit d'une manière directe ou indirecte, .et le plus souvent des deux manières à la fois, le citoyen est, à chaque étape de la marche de cette législation coercitive, privé de quelque liberté dont il jouissait auparavant.<br />
<br />
Tels sont donc les agissements du parti qui prétend au nom de libéral, et qui s'intitule libéral parce qu'il croit être l'avocat d'une liberté de plus en plus grande.<br />
<br />
Je suis bien certain que bien des membres du parti ont lu les chapitres précédents avec une certaine impatience ; ils voulaient, en effet, m'indiquer une grave omission qui, à leurs yeux, détruit la validité de l'argument. "Vous oubliez, désirent-ils me dire, la différence fondamentale entre le pouvoir qui, dans les temps passés, a établi ces restrictions que le libéralisme a abolies et le pouvoir qui, à l'époque actuelle, établit les restrictions que vous appelez antilibérales. Vous oubliez que le premier était un pouvoir irresponsable, tandis que le second est un pouvoir responsable. Vous oubliez que, si la législation récente a introduit diverses réglementations, le corps, dont elles son l'œuvre, a été créé par le peuple lui-même et a reçu de ce dernier le mandat de faire ce qu'il a fait."<br />
<br />
Ma réponse est que je n'ai pas oublié cette différence, mais je suis prêt à soutenir que la différence a très peu d'importance pour la question.<br />
<br />
En premier lieu la véritable question est de savoir si l'on s'ingère aujourd'hui davantage dans la vie des citoyens qu'on le faisait autrefois ; elle n'est pas de savoir quelle est la nature de l'agent qui s'ingère. Prenez un cas plus simple. Un membre d'une association ouvrière s'est joint à d'autres personnes pour établir une organisation d'un caractère purement représentatif. D'après cette organisation, il est forcé de faire grève si une majorité le veut, il lui est défendu d'accepter du travail sous d'autres conditions que celles acceptées pur cette majorité ; on l'empêche de tirer de son habileté et de son énergie supérieure tous les profits qu'il pourrait en tirer s'il était complètement libre. Il ne peut pas désobéir sans abandonner ces avantages pécuniaires de l'association qui l'ont engagé à y entrer, et sans attirer sur lui la persécution, et peut-être la violence de ses associés. Est-il moins contraint parce que son suffrage a concouru, comme celui des autres, à former le corps qui le contraint ?<br />
<br />
En second lieu, si l'on m'objecte que l'analogie est fausse puisque le corps qui gouverne une nation, qui protège la vie et les intérêts nationaux, et auquel tous doivent se soumettre sous peine de la désorganisation sociale, a une autorité bien plus étendue sur les citoyens que le gouvernement d'une organisation privée peut en avoir sur ses membres, je répliquerai que, tout en admettant la différence, la réponse faite n'en est pas moins valable. Si des hommes se servent de leur liberté de manière à faire l'abandon de leur liberté, n'en sont- ils pas moins des esclaves dans la suite ? Si un peuple par un plébiscite choisit un homme pour régner despotiquement, reste-t-il libre parce que le despotisme est sa propre création ? Les édits coercitifs faits par ce despote doivent-ils être regardés comme légitimes, parce qu'ils sont le produit du vote populaire ? S'il en est ainsi, on pourrait également soutenir que l'habitant de l'Afrique, qui brise son javelot en présence d'un autre et devient par là son esclave, garde encore sa liberté parce qu'il a librement choisi son maître. <br />
<br />
Enfin, si quelques libéraux, non sans quelques signes d'irritation, comme je puis le supposer, répudient ce raisonnement et disent qu'il n'y a pas de véritable parallélisme entre les rapports de peuple à gouvernement, là où un maître unique, irresponsable a été élu pour régner d'une façon permanente, et ces mêmes rapports là où existe un corps responsable qui est soumis de temps en temps à la réélection, alors ma réponse dernière sera une réponse tout à fait hétérodoxe et qui étonnera fort bien des gens. Cette réponse est que ces nombreux actes restrictifs ne peuvent être défendus par ce motif qu'ils émanent d'un corps choisi par le peuple ; car l'autorité d'un corps choisi par le peuple ne peut pas plus être regardée comme une autorité illimitée que l'autorité d'un monarque ; de même que le vrai libéralisme dans les temps passés luttait contre le monarque qui prétendait exercer une autorité illimitée, de même de nos jours le vrai libéralisme luttera contre le parlement qui voudra s'emparer d'une pareille autorité. Je n'insisterai pas davantage, espérant que cette réponse suffira.<br />
<br />
Quoi qu'il en soit, jusque dans ces derniers temps comme autrefois, le vrai libéralisme a manifesté par ses actes une tendance vers la théorie d'une autorité parlementaire limitée. Toutes ces abolitions des restrictions apportées aux croyances et aux pratiques religieuses, aux échanges et aux transports, aux associations ouvrières et à la liberté des ouvriers d'aller et de venir, etc., etc., étaient des assertions tacites du désir d'une limitation. De même que l'oubli où on a laissé tomber les anciennes lois somptuaires, les lois défendant tel et tel mode d'amusement, les lois qui prescrivaient certains modes de culture, et tant d'autres du même genre, impliquait l'opinion que l'Etat ne devait pas intervenir dans ces questions ; de même les mesures adoptées par le parti libéral de la dernière génération pour écarter les obstacles que rencontrait l'activité individuelle sous ses différents aspects, étaient l'expression de l'opinion que dans cette direction aussi la sphère de l'action gouvernementale devait être rétrécie, En reconnaissant l'utilité qu'il y avait à restreindre l'action gouvernementale, on se préparait à la restreindre en théorie. L'une des vérités politiques les plus familières c'est que, dans 1e cours de l'évolution sociale, la coutume précède la loi ; et que la coutume, une fois solidement établie, devient loi en recevant la consécration officielle et une forme définie. Évidemment donc le libéralisme, en pratiquant la limitation dans les temps passés, préparait la voie au principe de la limitation.<br />
<br />
Si de ces considérations générales je reviens à la question spéciale qui nous occupe, j'insiste sur la réponse que la liberté, dont un citoyen jouit, doit être mesurée non pas d'après la nature du mécanisme gouvernemental sous lequel il vit, que ce gouvernement soit représentatif ou autre, mais d'après le nombre relativement petit des restrictions qui lui sont imposées, et que les opérations de ce mécanisme, créé avec ou sans le concours des citoyens, n'ont pas un caractère libéral, si elles augmentent ces restrictions au delà du nombre nécessaire pour empêcher toute agression directe ou indirecte, c'est-à-dire nécessaire pour maintenir la liberté de chacun contre les empiétements des autres : ces restrictions peuvent, par conséquent, être désignées comme négativement coercitives, et non comme positivement coercitives.<br />
<br />
Probablement le libéral, et plus encore sa sous-espèce le radical qui, plus que tout autre dans ces derniers temps, semble s'imaginer que, si le but vers lequel il tend est bon, il a le droit d'exercer sur les hommes toute la contrainte dont il est capable, continueront cependant à protester. Sachant que son but est le bien du peuple, qui doit être accompli d'une manière ou d'une autre, et croyant que le tory, au contraire, est guidé par l'intérêt de caste et par le désir de maintenir le pouvoir des castes, le radical prétendra qu'il est manifestement absurde de vouloir le classer dans la même catégorie et dédaignera le raisonnement employé pour prouver qu'il en fait réellement partie. <br />
<br />
Peut-être une analogie l'aidera-t-elle à en comprendre la justesse. Si au loin dans l'Orient, où le gouvernement personnel est la seule forme de gouvernement connue, il entendait de la bouche des habitants le récit d'une lutte dans laquelle ils ont déposé un despote cruel et vicieux et mis à sa place un autre dont les actes prouvaient le souci de leur bien-être, si, après les avoir entendus se féliciter de ce changement, il leur disait qu'ils n'ont pas modifié essentiellement la nature de leur gouvernement, il les étonnerait beaucoup ; et probablement il aurait de la peine à leur faire comprendre que le remplacement d'un despote malveillant par un despote bienveillant n'empêche pas leur gouvernement d'être toujours despotique. Il en est de même du torysme bien compris. Quand il est synonyme de contrainte exercée par l'État en opposition avec la liberté des individus, le torysme reste torysme, qu'il étende cette contrainte par des motifs intéressés ou désintéressés. Aussi certainement que le despote est toujours un despote, que ses motifs pour exercer le pouvoir arbitraire soient bons ou mauvais ; aussi certainement le tory est toujours un tory, qu'il ait des motifs intéressés ou désintéressés pour employer le pouvoir de l'État à restreindre la liberté du citoyen au delà du degré nécessaire à l'effet de maintenir la liberté des autres citoyens. Le tory désintéressé, aussi bien que le tory égoïste, appartient au genre tory, quoiqu'il constitue une nouvelle espèce du genre. Et tous les deux forment un contraste bien net avec le libéral tel qu'on le définissait à l'époque où les libéraux méritaient réellement leur nom. Cette définition était : "un homme qui réclame un plus grand affranchissement de la contrainte, surtout dans les institutions politiques."<br />
<br />
Ainsi donc est justifié le paradoxe que j'ai émis en commençant. Comme nous l'avons vu, le torysme et libéralisme, sortirent primitivement, l'un du militarisme et l'autre de l'industrialisme. L'un soutenait le régime de l'État et l'autre le régime du contrat ; l'un, ce système de coopération forcée qui accompagne l'inégalité légale des classes, et l'autre, cette coopération volontaire qui accompagne leur agilité légale ; et il est hors de doute que les premiers actes des deux partis tendaient d'un côté à maintenir les institutions qui produisent cette coopération forcée, et de l'autre côté, à affaiblir ou à restreindre ces institutions. La conclusion évidente, c'est qu'en tant qu'il a étendu le système de la contrainte, ce qui s'appelle maintenance le libéralisme est une nouvelle forme de torysme<ref>Différents journaux qui ont mentionné cet article, quand il a été publié pour la première fois, ont supposé que, dans les précédents paragraphes, je voulais montrer que les Libéraux et les Torys ont pris la place les uns des autres. C'est certainement une erreur. Une nouvelle espèce de tory peut apparaître sans que l'espèce première disparaisse. Quand je dis, p ex., que de nos jours "les Conservateurs et les Libéraux multiplient à l'envi les uns des autres les ingérences", j'indique nettement mon opinion que, si les Libéraux se sont mis à faire des lois coercitives, les Conservateurs n'ont pas renoncé à en faire également. Néanmoins il est vrai que les lois faites par les Libéraux augmentent les contraintes et les restrictions imposées aux citoyens dans une mesure tellement forte qu'il se produit parmi les Conservateurs, qui souffrent de ces agressions, une tendance à y résister. La preuves en est que la "Ligue pour la défense de la Liberté et de la Propriété" composée en grande partie de Conservateurs, a pris pour devise "Individualisme versus Socialisme". De sorte que, si la marche actuelle des choses continue, il peut réellement arriver bientôt que les torys deviennent les défenseurs des libertés que les libéraux foulent à leurs pieds en cherchant à faire ce qu'ils croient être le bonheur du peuple.</ref>. <br />
<br />
La vérité de cette assertion sera encore plus clairement démontrée par les pages suivantes.<br />
<br />
== Notes ==<br />
<references/><br />
</div><br />
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{{titre|[[Herbert Spencer:Le nouveau torysme|Le nouveau torysme]]|[[Herbert Spencer]]|Le nouveau torysme}}<br />
{{infobox LICE}}<br />
<div class="text"><br />
La plupart de ceux qui passent à présent pour des libéraux, sont des torys d'un nouveau type. Voilà le paradoxe que je me propose de justifier. Pour faire cette preuve, je suis obligé de montrer d'abord ce qu'étaient ces deux partis politiques à l'origine, et de prier ensuite le lecteur de m'excuser si je lui rappelle des faits qui lui sont familiers, ne pouvant autrement lui faire bien comprendre la nature intrinsèque du vrai torysme et du vrai libéralisme.<br />
<br />
Si nous remontons à une époque antérieure à l'existence de leur nom, les deux partie politiques représentaient originairement deux types opposés de l'organisation sociale, le type militant et le type industriel, le premier caractérisé par le régime de l'État, presque universel dans les temps anciens, le second par le régime du contrat, qui s'est généralisé de nos jours, principalement parmi les nations occidentales, et surtout chez nous et chez les Américains. Si, au lieu d'employer le mot "coopération" dans un sens restreint, nous l'employons dans son sens le plus large pour désigner les activités combinées des citoyens sous n'importe quel système de gouvernement, ces deux régimes peuvent être définis : l'un le système de la coopération forcée, et l'autre le système de la coopération volontaire. <br />
<br />
La structure typique de l'un nous est présentée par une armée régulière dont les unités, dans les différents grades, doivent exécuter des ordres sous peine de mort, et reçoivent la nourriture, l'habillement et la solde selon une proportion arbitraire ; celle de l'autre est représentée par un corps de producteurs et de distributeurs qui conviennent entre eux de se rendre en retour d'un paiement spécifié des services spécifiés et qui peuvent, à leur gré, après avis préalable, quitter l'organisation si elle leur déplaît.<br />
<br />
Pendant l'évolution sociale en Angleterre, la distinction entre ces deux formes de coopération, forcément opposées, a apparu graduellement ; mais longtemps avant que les noms de tory et de whig fussent en usage, on pouvait remarquer l'existence de ces deux partis et apercevoir vaguement leurs rapports avec le militarisme et l'industrialisme. Tout le monde sait que, dans notre pays comme dans les autres, ce furent ordinairement les populations des villes, composées d'artisans et de marchands habitués à coopérer sous le régime du contrat, qui résistèrent à cette réglementation coercitive qui caractérise la coopération sous le régime de l'État. Au contraire, la coopération sous le régime de l'État, qui doit son origine et sa constitution aux guerres chroniques, se maintint dans les districts ruraux, originairement habités par les chefs militaires et leurs subordonnés, chez lesquels survivaient les idées et les traditions primitives. Bien plus, ce contraste dans les tendances politiques, qui apparut avant que les principes des whigs et des torys fussent nettement distingués, continua de se montrer dans la suite. A l'époque de la Révolution "tandis que les villages où les petites villes étaient entre les mains des torys, les grandes villes, les districts manufacturiers et les ports de commerce, étaient les forteresses des whigs". Et il est inutile de prouver que, malgré certaines exceptions, la même situation existe encore aujourd'hui.<br />
<br />
Tel était, d'après leur origine, le caractère des deux partis. Observons maintenant comment ce caractère se manifestait également dans leurs premières doctrines et leurs premiers actes. Le whiggisme commença par la résistance à Charles II et à sa cabale qui s'efforçaient de rétablir le pouvoir monarchique absolu. Les whigs "regardaient la monarchie comme une institution civile, établie par la nation pour le bien de tous ses membres", tandis que pour les torys "le monarque était le délégué du Ciel". L'une de ces doctrines impliquait la croyance que la soumission au roi était conditionnelle, l'autre, que cette soumission devait être absolue. En parlant du whig et du tory, tels qu'on les concevait à la fin du XVIIe siècle, c'est-à-dire à peu près cinquante ans avant qu'il écrivit sa Dissertation sur les partis, Bolingbroke dit :<br />
:«Pouvoir et majesté du peuple, contrat originel, autorité et indépendance des parlements, liberté, résistance, exclusion, abdication, déposition, telles étaient, à cette époque, les idées associées à celle qu'on se faisait d'un whig, et que tout whig supposait être incompatibles avec celle qu'on se faisait d'un tory.<br />
:«Droit divin héréditaire, incommutable, succession en ligne directe, obéissance passive, prérogative, non-résistance, esclavage, et quelquefois aussi papisme, voilà quelles idées étaient associées dans beaucoup d'esprits à celle qu'on se faisait d'un tory, et qu'on regardait comme étant, de la même manière, incompatibles avec celle qu'on se faisait d'un whig.»<ref>''Dissertation sur les partis'', p. 5</ref><br />
<br />
Et, si nous comparons ces descriptions, nous voyons que dans un parti il y avait le désir de résister au pouvoir coercitif du roi sur les sujets et de le diminuer, tandis que l'autre parti voulait maintenir ou augmenter ce pouvoir coercitif. Cette différence dans leurs aspirations, différence dont la signification et l'importance dépassent toutes les autres différences politiques, se montre dès l'abord dans leurs actes. Les principes des whigs apparaissent dans l'acte de l'habeas corpus et dans la mesure qui rendit les juges indépendants de la couronne ; dans le rejet du bill dans lequel on demandait que les législateurs et les fonctionnaires fussent obligés de s'engager par serment à ne résister en aucun cas au roi par les armes, et plus tard, dans le bill ayant pour but de protéger les sujets contre les agressions monarchiques. Ces actes avaient le même caractère intrin¬sèque. Ils affaiblissaient le principe de coopération obligatoire dans la vie sociale, et ils fortifiaient le principe de la coopération volontaire. Une remarque faite par M. Green au sujet de la période pendant laquelle les whigs exercèrent le pouvoir après 1a mort d'Anne, montre bien que la politique du parti avait la même tendance générale à une époque postérieure. <br />
<br />
«Avant que les cinquante années de leur pouvoir se fussent écoulées, les Anglais avaient oublié qu'il fût possible de persécuter pour des dissentiments religieux, ou de supprimer la liberté de la presse, ou d'intervenir dans l'administration de la justice, ou de gouverner sans parlement.»<ref>''Abrégé d'histoire'', p. 705.</ref><br />
<br />
Et maintenant, laissant de côté la période de guerre à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, pendant laquelle la liberté individuelle perdit une grande partie du terrain conquis, et où le mouvement rétrograde vers le type social du militarisme se manifesta par toute sorte de mesures coercitives, depuis celles qui enlevèrent de force les personnes et les propriétés des citoyens pour les besoins de la guerre jusqu'à celles qui supprimèrent les réunions publiques et essayèrent de bâillonner la presse, - rappelons le caractère général des changements effectués par les whigs ou les libéraux quand le rétablissement de la paix permit de faire revivre le régime industriel avec la structure qui lui est particulière. Sous l'influence croissante des whigs, les lois qui défendaient les coalitions d'ouvriers furent abrogées aussi bien que celles qui restreignaient leur liberté d'aller et venir. Citons également la loi d'après laquelle les dissidents purent croire ce qu'ils voulaient sans s'exposer à certaines pénalités civiles, et celle qui permit aux catholiques. de professer leur religion sans perdre une partie de leur liberté. Le champ de la liberté fut élargi par des actes qui défendirent d'acheter des nègres et de les tenir en esclavage. Le monopole de la compagnie des Indes Orientales fut aboli et le commerce avec l'Orient déclaré libre pour tout le monde. Grâce au Reform Bill et au Municipal Reform Bill, le nombre des citoyens non représentés fut diminué, de sorte qu'au point de vue général aussi bien qu'an point de vue local, la masse fut moins sous la domination des privilégiés. Les dissidents, affranchis de la soumission à la forme ecclésiastique du mariage, furent libres de se marier d'après un rite purement civil. Plus tard, vinrent la diminution et l'abolition des restrictions apportées à l'achat des marchandises étrangères et à l'emploi de vaisseaux et de marins étrangers, et plus tard encore l'abolition des entraves à la liberté de la presse imposées originairement pour empêcher la diffusion des opinions. Il est incontestable que tous ces changements, qu'ils aient été faits par les libéraux ou non, ont eu lieu conformément aux principes professés et soutenus par eux.<br />
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Mais pourquoi énumérer des faits si bien connus de tout le monde ? Uniquement parce qu'il semble nécessaire, comme nous l'avons dit au début, de rappeler au lecteur ce qu'était le libéralisme dans les temps passés afin qu'il pût voir combien il diffère du prétendu libéralisme de l'époque actuelle. Nous aurions cru inutile d'indiquer une à une ces différentes mesures pour montrer leur caractère commun, si de nos jours on n'avait pas oublié ce caractère commun. On ne se rappelle pas que d'une manière ou d'une autre tous ces changements vraiment libéraux ont diminué la coopération obligatoire dans la vie sociale et ont augmenté la coopération volontaire. On a oublié que, dans un sens ou dans un autre, ils ont diminué l'étendue de l'autorité gouvernementale et agrandi le champ d'action où tout citoyen peut agir en liberté. On a perdu de vue cette vérité qu'autrefois le libéralisme défendait habituellement la liberté individuelle contre la coercition de l'État. <br />
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Et maintenant viennent les questions : - Comment se fait-il que les libéraux aient perdu de vue cette vérité ? Comment se fait-il que le parti libéral, ayant une part de plus en plus grande au pouvoir, soit devenu de plus en plus coercitif dans ses mesures législatives ? Comment se fait-il que, soit directement par ses propres majorités, soit indirectement par le concours prêté dans certains cas aux majorités de ses adversaires, le parti libéral ait, dans une large mesure, adopté la politique de dicter les actions des citoyens et, par conséquent, de diminuer le domaine dans lequel ces actions restaient libres ? Comment pouvons-nous expliquer cette confusion d'idées qui l'a amené, dans la recherche de ce qui semble être le bien public, à renverser la méthode qui l'a aidé dans les temps passés à accomplir le bien public.<br />
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Quoiqu'à première vue il paraisse impossible de rendre compte de ce changement politique inconscient, nous trouverons qu'il s'est produit tout naturellement. Étant donnée la pensée concrète, qui ordinairement prévaut dans les questions politiques, et considérant les circonstances actuelles, on ne pouvait pas s'attendre à ce qu'il en fût autrement. Pour montrer la vérité de cette assertion, il est nécessaire d'entrer dans quelques explications préliminaires.<br />
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Depuis les animaux inférieurs jusqu'aux animaux supérieurs, l'intelligence progresse par des actes de différenciation ; et elle continue à progresser de la même manière chez les hommes, depuis les plus ignorants jusqu'aux plus savants. Classer exactement, mettre dans le même groupe les choses qui sont essentiellement de même nature et dans d'autres groupes les choses d'une nature essentiellement différente - voilà la condition fondamentale pour bien diriger les actions. Commençant par la vision rudimentaire qui nous avertit du passage de quelque grand corps opaque dans notre voisinage (de même que des yeux fermés, tournés vers la fenêtre et percevant l'ombre produite par une main posée devant eux, nous préviennent que quelque chose se meut devant nous) nous arrivons peu à peu à la vision développée qui, par une appréciation exacte de la combinaison des formes, des couleurs et des mouvements, reconnaît au loin des objets pour être une proie ou un ennemi, et nous met ainsi dans la possibilité de perfectionner notre manière de nous conduire pour assurer notre nourriture ou échapper à la mort. Cette perception progressive des différences et les classements plus exacts qui en résultent, constituent, sous un de ses principaux aspects, le développement de l'intelligence, et s'observent également quand nous passons de la vision physique relativement simple à la vision intellectuelle relativement complexe, qui nous permet de grouper, d'une manière plus juste et plus conforme à leur structure et à leur nature intrinsèque, les objets groupés auparavant d'après certaines ressemblances extérieures ou d'après certaines circonstances extrinsèques. La vision intellectuelle qui n'a pas été développée discerne aussi mal et se trompe autant dans ses classements que la vision physique "non développée". Nous pouvons citer comme exemple la classification primitive des plantes en arbres, arbrisseaux et herbes, la grandeur, c'est-à-dire le caractère le plus saillant, étant le fondement de la distinction, et les groupes étant formés de façon à réunir beaucoup de plantes d'une nature essentiellement différente et à en séparer d'autres qui sont de la même famille. Ou encore mieux, prenez la classification populaire qui réunit sous la même dénomination générale les poissons et les coquillages (fish and shell fish) et qui comprend dans les coquillages les crustacés et les mollusques ; elle va même plus loin, elle range parmi des poissons les mammifères cétacés. Soit à cause de la similitude dans leur manière de vivre comme habitants de l'eau, soit à cause de quelque ressemblance générale dans leur goût, on a réuni dans la même division et la même sous-division des créatures d'une nature bien plus différente que ne le sont un poisson et un oiseau. <br />
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Or la vérité générale, démontrée par ces exemples, se manifeste également dans les sphères supérieures de la vision intellectuelle concernant les objets inaccessibles aux sens, tels que les institutions et les mesures politiques. Car, dans ces questions aussi, les produits d'une faculté intellectuelle inadéquate ou d'une culture intellectuelle inadéquate ou de l'une et de l'autre réunies sont des classements erronés qui conduisent à des conclusions erronées. En vérité, ici les chances d'erreurs sont bien plus nombreuses, puisque les objets, qui sont du domaine de l'intelligence, ne peuvent être examinés avec la même facilité. Vous ne pouvez ni toucher ni voir une institution politique ; celle-ci peut seulement être connue par un effort de l'imagination créatrice. Vous ne pouvez pas non plus saisir par une perception physique une mesure politique : celle-ci exige également lin processus de la représentation mentale qui en combine les éléments dans une pensée et nous amène à concevoir l'essence de la combinaison. Ici, donc, plus encore que dans les cas susnommés, une vision intellectuelle défectueuse apparaît dans le groupement d'après des caractères externes ou des circonstances extrinsèques. La preuve que cette cause produit des erreurs dans le classement des institutions, c'est l'opinion générale que la République romaine était une forme de gouvernement démocratique. Examinez les idées des anciens révolutionnaires français et vous trouverez qu'ils prenaient pour modèles les formes et les actes politiques des Romains, et on pourrait même nommer un historien qui cite la corruption romaine pour montrer où conduit un gouvernement démocratique. Cependant il y a encore moins de ressemblance entre les institutions des Romains et les véritables institutions libres qu'entre un requin et un marsouin, ces institutions présentant à côté d'une forme extérieure semblable des structures internes très différentes. Une société dans laquelle les hommes relativement peu nombreux, qui possédaient le pouvoir politique et jouissaient d'une certaine liberté, étaient autant de petits despotes maintenant non seulement leurs esclaves et leurs inférieurs mais même leurs enfants dans une servitude aussi absolue que leur bétail, une telle société peut être considérée plutôt comme ayant été sous le joug d'un despotisme ordinaire que comme une société de citoyens politiquement égaux. <br />
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Si nous passons maintenant à notre question spéciale, nous pouvons comprendre l'espèce de confusion dans laquelle le libéralisme s'est perdu, et l'origine de ces classements erronés des mesures politiques qui ont amené ses erreurs - classements faits, comme nous le verrons, d'après des caractères externes saillants et non d'après la nature interne des choses. Quel était, aux yeux du peuple et de leurs auteurs, le but des changements opérés par les libéraux dans les temps passés ? Ils devaient faire cesser les griefs du peuple ou d'une partie du peuple : tel était leur caractère commun qui s'est le plus fortement imprimé dans l'esprit des hommes. Ils devaient mitiger les maux qui avaient été sentis directement ou indirectement par de grandes classes de citoyens, diminuer les causes de misère ou briser les obstacles au bonheur. Et puisque, dans l'esprit de la plupart des gens, un mal redressé équivaut à un bien accompli, ces mesures vinrent. à être regardées comme autant de bienfaits positifs ; et le bien-être de la masse fut considéré comme le but du libéralisme aussi bien par les hommes d'État libéraux que par les électeurs libéraux. De là est venue la confusion. L'acquisition d'un bien pour le peuple étant le trait externe saillant, commun aux mesures libérales dans les temps anciens (et ce bien consistait alors essentiellement dans une diminution de la contrainte), il est arrivé que les libéraux ont vu dans le bien du peuple non pas un but qu'il fallait atteindre indirectement par la diminution de la contrainte, mais le but qu'il fallait atteindre directement. Et, cherchant à l'atteindre directement, ils ont employé des méthodes intrinsèquement contraires à celles qui avaient été employées originairement. <br />
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Et maintenant, ayant vu comment ce changement dans la politique s'est produit (ou mieux ce changement partiel, car les lois récentes sur les enterrements et les efforts faits pour abolir toutes les inégalités religieuses encore existantes montrent la continuation de la politique primitive dans certaines directions), examinons jusqu'à quel point ce changement est allé dans les derniers temps et jusqu'à quel point encore plus éloigné il ira dans l'avenir, si les idées et les sentiments courants continuent à prévaloir. <br />
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Avant de continuer, il est peut-être bon de dire que nous n'avons pas l'intention de blâmer les motifs qui ont provoqué successivement telle restriction ou telle mesure. Ces motifs étaient sans doute louables dans presque tous les cas. Il faut admettre que les restrictions apportées par une loi de 1870 à l'emploi des femmes et des enfants dans les manufactures où l'on teint en rouge d'Andrinople étaient, dans l'intention du législateurs aussi philanthropiques que celles d'Edouard IV prescrivant le temps minimum pour lequel un ouvrier pouvait être engagé. Certainement l'acte du parlement relatif à la fourniture de semences (Irlande), permettant aux administrateurs communaux d'acheter des semences pour les tenanciers pauvres et de voir si elles étaient convenablement mises en terre, était dicté par un désir du bien public aussi grand que l'acte de 1533 prescrivant le nombre de moutons qu'un tenancier pouvait élever, ou celui de 1597 ordonnant de rebâtir les fermes délabrées. Personne ne contestera que les différentes mesures prises dans ces dernières années pour restreindre la vente des liqueurs enivrantes, n'aient eu en vue la morale publique aussi bien que les mesures prises anciennement pour arrêter les maux causés par le luxe, comme par exemple au XIVe siècle, quand on apporta des restrictions aux dépenses de la table et de l'habillement. Chacun doit voir que les édits publiés par Henri VIII pour empêcher les classes inférieures de jouer aux dés, aux cartes, aux quilles, etc. n'étaient pas inspirés par un désir plus grand de contribuer au bien public que les lois récentes défendant les enjeux d'argent.<br />
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En outre, je n'ai pas l'intention de mettre en question la sagesse de ces ingérences modernes que les conservateurs et las libéraux multiplient à l'envi les uns des autres, pas plus que je ne veux mettre en question la sagesse de ces ingérences anciennes auxquelles elles ressemblent en beaucoup de cas. Nous n'examinerons pas si les plans adoptés récemment pour préserver la vie des matelots sont ou ne sont pas plus judicieux que cette mesure radicale écossaise qui, au milieu du XVe siècle, défendait aux capitaines de qui le port pendant l'hiver. Pour le moment, nous ne discuterons pas la question de savoir s'il y a des raisons plus fortes pour donner à certains inspecteurs le droit de visiter certaines maisons afin de voir s'il s'y trouve des aliments malsains qu'il n'y en avait pour la loi d'Édouard III enjoignant aux aubergistes des ports de prêter serment qu'ils fouilleront leurs clients afin d'empêcher l'exportation de l'argent monnayé ou travaillé. Nous voulons admettre qu'il y a autant de sens dans la clause de l'acte relatif à la batellerie des canaux, d'après laquelle il est défendu à un propriétaire de donner la pension gratuite aux enfants des bateliers, qu'il y en avait dans les actes relatifs aux Spitafields d'après lesquels il était défendu jusqu'en 1824 aux manufacturiers, dans l'intérêt des artisans, d'établir leurs manufactures à plus de dix milles de la Bourse royale.<br />
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Nous ne demanderons donc pas si les législateurs ont été guidés par la philanthropie et la sagesse ; nous admettons qu'ils l'ont été par l'une et par l'autre ; ce qui nous occupe uniquement, c'est la nature obligatoire de ces lois qui, bonnes ou mauvaises selon les circonstances, ont été mises en vigueur durant les périodes où les libéraux avaient le pouvoir.<br />
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Pour ne pas chercher trop loin nos exemples, remontons seulement jusqu'en 1860, au second ministère de lord Palmerston. En cette année les restrictions contenues dans la loi relative aux manufactures furent étendues aux blanchisseries et aux teintureries ; on donna le droit de faire analyser les aliments et les boissons et de faire payer ces analyses par les communes ; on créa des inspecteurs d'usines à gaz et on fixa la qualité et le prix maximum du gaz ; une loi renforçant celle qui concerne l'inspection des mines édicte des peines contre ceux qui emploieraient des garçons au-dessous de douze ans ne fréquentant pas l'école et ne sachant ni lire ni écrire. En 1861 les obligations inscrites dans la loi relative aux manufactures furent étendues aux fabriques de dentelles ; les administrateurs du bien des pauvres, etc., reçurent le droit d'imposer la vaccination ; les conseils locaux furent autorisés à fixer un tarif pour le louage des chevaux, des mulets, des ânes et des bateaux, et on donna à certains comités locaux le pouvoir d'imposer les localités pour le drainage, l'irrigation des champs et pour fournir de l'eau au bétail. En 1862 une loi fut promulguée pour restreindre l'emploi des femmes et des enfants dans les blanchisseries en plein air ; une autre, pour défendre les mines de charbon avec un seul puits ou avec des puits séparés par un intervalle inférieur à celui qui était spécifié ; use troisième enfin, donnant au conseil de l'instruction médicale le droit exclusif de publier une pharmacopée dont le prix sera fixé par l'administration des finances. En 1863 la vaccination devint obligatoire en Écosse et en Irlande ; certains conseils furent autorisés à faire des emprunts remboursables par des contributions locales ; on donna aux autorités des villes le droit de prendre possession des places abandonnées pouvant servir d'ornement et d'imposer les habitants pour leur entretien ; ensuite vint la loi concernant les boulangeries, qui spécifia l'âge minimum pour les employés occupés à certaines heures, prescrivit le badigeonnage périodique, trois couches de couleur, et le nettoyage à l'eau chaude et au savon au moins une fois tous les six mois ; enfin une autre loi autorisant le magistrat à décider si un aliment apporté devant lui par un inspecteur était sain ou malsain. Parmi les mesures de contrainte datant de 1864 on peut citer une extension de la loi concernant les manufactures à différents métiers, certains règlements pour le nettoyage et la ventilation, et la défense faite à certains employés dans les fabriques d'allumettes de prendre leur repas ailleurs que dans les ateliers à découper le bois. Il y eut aussi une loi sur le ramonage, une loi sur la vente de la bière en Irlande, une loi pour l'essayage forcé des câbles et des ancres, une loi donnant plus d'extension à celle de 1863 concernant les travaux publics, une loi sur les maladies contagieuses ; cette dernière a donné à la police, en certains endroits spécifiés, des pouvoirs annulant, pour certaines classes de femmes, différentes garanties de la liberté individuelle établies dans les temps passés. L'année 1865 fut témoin de nouvelles mesures prises pour héberger et soulager temporairement certains voyageurs aux frais des contribuables ; on rendit encore une loi sur la fermeture des cabarets et une autre réglementant l'extinction des incendies à Londres. Sous le ministère de lord John Russel, en 1866, nous devons citer une loi concernant les étables des fermes, etc., en Ecosse, qui donne aux autorités locales le droit d'inspecter les conditions sanitaires et de fixer le nombre du bétail ; une loi forçant les planteurs de houblon à indiquer sur les balles l'année de la récolte, le lien d'origine, le poids vrai, et donnant à la police le droit de vérification ; une loi facilitant la construction d'hôtels garnis en Irlande et réglant le nombre des habitants ; une loi d'hygiène publique ordonnant l'enregistrement des hôtels garnis, leur inspection, la limitation du nombre des locataires et contenant des instructions sur le badigeonnage, etc., et une loi sur les bibliothèques publiques conférant à des autorités locales des droits d'après lesquels une majorité peut faire contribuer une minorité à l'achat de ses livres. <br />
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Si nous passons maintenant à la législation sous le premier ministère de M. Gladstone, nous avons, en 1869, l'établissement de bureaux télégraphiques par l'État et l'interdiction d'envoyer des dépêches par un autre intermédiaire ; nous avons le pouvoir donné à un ministre de réglementer les moyens de transport dans Londres ; nous avons une réglementation plus stricte pour empêcher la propagation des épizooties, une autre loi sur les débits de bière, et une loi sur la conservation des oiseaux de mer (dont l'effet sera une plus grande mortalité des poissons). En 1870, nous avons une loi autorisant le conseil des travaux publics à faire des avances aux propriétaires pour l'amélioration de leurs propriétés et aux tenanciers pour acheter ces propriétés ; nous avons la loi conférant au département de l'éducation le droit de former des comités scolaires qui achèteront des emplacements pour les écoles et pourront créer des écoles entretenues par des contributions locales, et permettant aux comités scolaires de payer la rétribution scolaire d'un enfant, de forcer les parents à envoyer leurs enfants à l'école etc. etc. ; nous avons une autre loi sur les manufactures et les ateliers créant de nouvelles restrictions, entre autres, celle relative à l'emploi des femmes et des enfants dans les ateliers de conserves de fruits et de salaison des poissons. En 1871, nous trouvons une loi sur marine marchande qui ordonne aux employés du conseil de commerce d'inscrire le tirant d'eau des vaisseaux quittant les ports ; il y a une autre loi sur les manufactures et les ateliers, qui crée de nouvelles restrictions ; il y a une loi sur le colportage, qui édicte des peines contre le colportage sans permis, et qui limite le rayon dans l'étendue duquel le permis est valable, en même temps qu'elle donne à la police le droit de visiter les ballots des colporteurs ; et il y a encore de nouvelles mesures concernant la vaccination obligatoire. Parmi les lois de l'année 1872 citons celle qui défend de prendre en nourrice plus d'un enfant, à. moins que ce ne soit dans une maison enregistrée par les autorités, qui prescrivent le nombre d'enfants à recevoir ; citons encore une loi sur les débits qui interdit de vendre des spiritueux à des personnes au-dessous de seize ans ; une autre sur la marine marchande qui établit une inspection annuelle des vapeurs transportant des passagers. Ensuite, en 1873, fut édictée la loi sur l'emploi des enfants dans l'agriculture, et d'après laquelle il est défendu à un fermier d'employer un enfant qui n'a point le certificat d'instruction élémentaire ; il y eut aussi la loi sur la marine marchande qui exige, sur chaque vaisseau, une échelle indiquant le tirant d'eau et qui donne au conseil du commerce le droit de fixer le nombre des canots et des appareils de sauvetage à emporter. <br />
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Voyez maintenant les lois générales faites sous le ministère actuel. En 1880 nous avons une loi qui défend de faire aux matelots des avances conditionnelles sur leur paye ; une autre qui prescrit certaines mesures pour le transport des cargaisons de grain ; et une troisième permettant de contraindre les parents à envoyer leurs enfants à l'école. En 1881 survient une interdiction qui rend impossible la vente d'un verre de bière, le dimanche, dans le pays de Galles. En 1882 le conseil du commerce fut autorisé à accorder des licences pour produire et vendre l'électricité ; on conféra aux municipalités le droit de lever des contributions pour l'éclairage électrique ; en autorisa de nouvelles impositions pour faciliter la création de bains et de lavoirs ; et les autorités locales reçurent le pouvoir de faire des lois accessoires pour assurer un logement convenable aux personnes engagées pour la cueillette des fruits et la récolte des légumes. Parmi les lois de 1883, rentrant dans cette catégorie, nous pouvons citer celle concernant les trains à bon marché qui, soit en enlevant à 1a nation la somme da 400 000 livres par an (sous forme de l'abandon de l'impôt sur les voyageurs) soit aux dépens des propriétaires de chemins de fer, permet aux ouvriers de voyager encore à meilleur marché : le conseil du commerce ayant le droit d'assurer, par l'intervention des commissaires de chemin de fer, des trains assez fréquents et des wagons assez commodes. D'autre part il y a la loi qui, sous peine de dix livres d'amende en cas de contravention, défend de payer les ouvriers dans les cabarets : il y a une nouvelle loi sur les manufactures et les ateliers, ordonnant l'inspection des fabriques de céruse (pour voir s'il s'y trouve des surtouts, des respirateurs, des bains, des boissons acidulées, etc.) et des boulangeries, réglant les heures de travail dans les unes et les autres et renfermant des prescriptions détaillées sur certaines constructions qui doivent être entretenues de la manière déterminée par les inspecteurs.<br />
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Mais nous serons loin d'avoir une idée adéquate si nous examinons seulement les lois de contrainte qui ont déjà été établies dans les dernières années. Il faut aussi examiner celles que l'on réclame et qui menacent d'être bien plus radicales et plus restrictives. Un ministre, un des soi-disant libéraux les plus avancés, a déclaré récemment que les plans du dernier gouvernement pour améliorer les logements des ouvriers sont beaucoup trop anodins et soutient qu'il faut exercer une pression effective sur les propriétaires des petites maisons, des terrains et sur les contribuables. Voici un autre ministre qui, en s'adressant à ses électeurs, parle avec dédain des efforts des sociétés philanthropiques et des corporations religieuses pour venir en aide aux pauvres et dit "que le peuple entier de ce pays devrait regarder cette œuvre comme la sienne", c'est-à-dire il réclame quelque grande mesure gouvernementale. D'autre part nous avons un membre radical du parlement qui vise, avec des chances de succès allant en augmentant chaque année, à imposer la sobriété en donnant à des majorités locales le droit d'empêcher la liberté d'échange pour certaines marchandises. La réglementations des heures de travail pour certaines classes, devenue de plus en plus générale grâce aux extensions successives données aux lois sur les manufactures, deviendra probablement plus générale encore de nos jours ; il est question d'une mesure qui soumet les employés de tous les magasins à une réglementation de ce genre. On réclame aussi de plus en plus la gratuité de l'enseignement pour tout le monde. On commence à dénoncer la rétribution scolaire comme une injustice : l'état doit prendre toute la charge. De plus beaucoup de gens proposent que l'état, regardé comme un juge absolument compétent pour ce qui concerne la bonne éducation des pauvres, doit entreprendre de prescrire une bonne éducation pour les classes moyennes, doit imprimer également aux enfants de ces dernières la marque de l'État dont la bonne qualité leur paraît aussi certaine qu'elle le paraissait aux Chinois quand ils ont fixé leur mode d'éducation. Depuis quelque temps on réclame avec énergie "des fonds pour les recherches". Chaque année, le gouvernement donne déjà dans ce but 4000 livres qui doivent être distribuées par la Société royale ; et en l'absence de ceux qui ont de puissants motifs pour résister à la pression des intéressés soutenus par ceux qu'ils persuadent aisément, il pourra peu à peu établir "ce sacerdoce de la science" rétribué qui a été réclamé il y a longtemps par sir David Brewster. On propose de nouveau avec des raisons plausibles d'organiser un système d'assurance obligatoire d'après lequel les hommes seraient contraints, dans leur jeunesse, de faire des épargnes pour l'époque où ils seront incapables de travailler. <br />
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L'énumérations de ces mesures de coercition, qui pourront être réalisées tôt ou tard, n'est pas complète. Jusqu'ici nous n'avons fait qu'accessoirement allusion à cette contrainte concomitante sous forme d'augmentation d'impôts généraux et locaux. En partie pour payer les frais nécessités par la mise à exécution de ces mesures de coercition toujours plus nombreuses, dont chacune exige un nouvel état-major de fonctionnaires, et en partie pour couvrir les dépenses occasionnées par les nouvelles institutions publiques, telles que les écoles avec pension, les bibliothèques libres, les musées publics, les bains et les lavoirs, les lieux de récréation etc., etc., les contributions locales vont en augmentant chaque année de même que les contributions générales sont augmentées par les subventions pour l'éducation et pour les départements des sciences et des arts, etc... Chacun de ces impôts implique une nouvelle contrainte, restreint encore davantage la liberté du citoyen. Car chaque exaction nouvelle implique le discours suivant adressé aux contribuables : "Jusqu'ici vous avez été libres de dépenser cette portion de vos gains de la manière qui vous plaisait ; dorénavant vous ne serez plus libres de la dépenser de cette façon, mais nous la dépenserons pour le bien public." Ainsi, soit d'une manière directe ou indirecte, .et le plus souvent des deux manières à la fois, le citoyen est, à chaque étape de la marche de cette législation coercitive, privé de quelque liberté dont il jouissait auparavant.<br />
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Tels sont donc les agissements du parti qui prétend au nom de libéral, et qui s'intitule libéral parce qu'il croit être l'avocat d'une liberté de plus en plus grande.<br />
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Je suis bien certain que bien des membres du parti ont lu les chapitres précédents avec une certaine impatience ; ils voulaient, en effet, m'indiquer une grave omission qui, à leurs yeux, détruit la validité de l'argument. "Vous oubliez, désirent-ils me dire, la différence fondamentale entre le pouvoir qui, dans les temps passés, a établi ces restrictions que le libéralisme a abolies et le pouvoir qui, à l'époque actuelle, établit les restrictions que vous appelez antilibérales. Vous oubliez que le premier était un pouvoir irresponsable, tandis que le second est un pouvoir responsable. Vous oubliez que, si la législation récente a introduit diverses réglementations, le corps, dont elles son l'œuvre, a été créé par le peuple lui-même et a reçu de ce dernier le mandat de faire ce qu'il a fait."<br />
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Ma réponse est que je n'ai pas oublié cette différence, mais je suis prêt à soutenir que la différence a très peu d'importance pour la question.<br />
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En premier lieu la véritable question est de savoir si l'on s'ingère aujourd'hui davantage dans la vie des citoyens qu'on le faisait autrefois ; elle n'est pas de savoir quelle est la nature de l'agent qui s'ingère. Prenez un cas plus simple. Un membre d'une association ouvrière s'est joint à d'autres personnes pour établir une organisation d'un caractère purement représentatif. D'après cette organisation, il est forcé de faire grève si une majorité le veut, il lui est défendu d'accepter du travail sous d'autres conditions que celles acceptées pur cette majorité ; on l'empêche de tirer de son habileté et de son énergie supérieure tous les profits qu'il pourrait en tirer s'il était complètement libre. Il ne peut pas désobéir sans abandonner ces avantages pécuniaires de l'association qui l'ont engagé à y entrer, et sans attirer sur lui la persécution, et peut-être la violence de ses associés. Est-il moins contraint parce que son suffrage a concouru, comme celui des autres, à former le corps qui le contraint ?<br />
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En second lieu, si l'on m'objecte que l'analogie est fausse puisque le corps qui gouverne une nation, qui protège la vie et les intérêts nationaux, et auquel tous doivent se soumettre sous peine de la désorganisation sociale, a une autorité bien plus étendue sur les citoyens que le gouvernement d'une organisation privée peut en avoir sur ses membres, je répliquerai que, tout en admettant la différence, la réponse faite n'en est pas moins valable. Si des hommes se servent de leur liberté de manière à faire l'abandon de leur liberté, n'en sont- ils pas moins des esclaves dans la suite ? Si un peuple par un plébiscite choisit un homme pour régner despotiquement, reste-t-il libre parce que le despotisme est sa propre création ? Les édits coercitifs faits par ce despote doivent-ils être regardés comme légitimes, parce qu'ils sont le produit du vote populaire ? S'il en est ainsi, on pourrait également soutenir que l'habitant de l'Afrique, qui brise son javelot en présence d'un autre et devient par là son esclave, garde encore sa liberté parce qu'il a librement choisi son maître. <br />
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Enfin, si quelques libéraux, non sans quelques signes d'irritation, comme je puis le supposer, répudient ce raisonnement et disent qu'il n'y a pas de véritable parallélisme entre les rapports de peuple à gouvernement, là où un maître unique, irresponsable a été élu pour régner d'une façon permanente, et ces mêmes rapports là où existe un corps responsable qui est soumis de temps en temps à la réélection, alors ma réponse dernière sera une réponse tout à fait hétérodoxe et qui étonnera fort bien des gens. Cette réponse est que ces nombreux actes restrictifs ne peuvent être défendus par ce motif qu'ils émanent d'un corps choisi par le peuple ; car l'autorité d'un corps choisi par le peuple ne peut pas plus être regardée comme une autorité illimitée que l'autorité d'un monarque ; de même que le vrai libéralisme dans les temps passés luttait contre le monarque qui prétendait exercer une autorité illimitée, de même de nos jours le vrai libéralisme luttera contre le parlement qui voudra s'emparer d'une pareille autorité. Je n'insisterai pas davantage, espérant que cette réponse suffira.<br />
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Quoi qu'il en soit, jusque dans ces derniers temps comme autrefois, le vrai libéralisme a manifesté par ses actes une tendance vers la théorie d'une autorité parlementaire limitée. Toutes ces abolitions des restrictions apportées aux croyances et aux pratiques religieuses, aux échanges et aux transports, aux associations ouvrières et à la liberté des ouvriers d'aller et de venir, etc., etc., étaient des assertions tacites du désir d'une limitation. De même que l'oubli où on a laissé tomber les anciennes lois somptuaires, les lois défendant tel et tel mode d'amusement, les lois qui prescrivaient certains modes de culture, et tant d'autres du même genre, impliquait l'opinion que l'Etat ne devait pas intervenir dans ces questions ; de même les mesures adoptées par le parti libéral de la dernière génération pour écarter les obstacles que rencontrait l'activité individuelle sous ses différents aspects, étaient l'expression de l'opinion que dans cette direction aussi la sphère de l'action gouvernementale devait être rétrécie, En reconnaissant l'utilité qu'il y avait à restreindre l'action gouvernementale, on se préparait à la restreindre en théorie. L'une des vérités politiques les plus familières c'est que, dans 1e cours de l'évolution sociale, la coutume précède la loi ; et que la coutume, une fois solidement établie, devient loi en recevant la consécration officielle et une forme définie. Évidemment donc le libéralisme, en pratiquant la limitation dans les temps passés, préparait la voie au principe de la limitation.<br />
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Si de ces considérations générales je reviens à la question spéciale qui nous occupe, j'insiste sur la réponse que la liberté, dont un citoyen jouit, doit être mesurée non pas d'après la nature du mécanisme gouvernemental sous lequel il vit, que ce gouvernement soit représentatif ou autre, mais d'après le nombre relativement petit des restrictions qui lui sont imposées, et que les opérations de ce mécanisme, créé avec ou sans le concours des citoyens, n'ont pas un caractère libéral, si elles augmentent ces restrictions au delà du nombre nécessaire pour empêcher toute agression directe ou indirecte, c'est-à-dire nécessaire pour maintenir la liberté de chacun contre les empiétements des autres : ces restrictions peuvent, par conséquent, être désignées comme négativement coercitives, et non comme positivement coercitives.<br />
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Probablement le libéral, et plus encore sa sous-espèce le radical qui, plus que tout autre dans ces derniers temps, semble s'imaginer que, si le but vers lequel il tend est bon, il a le droit d'exercer sur les hommes toute la contrainte dont il est capable, continueront cependant à protester. Sachant que son but est le bien du peuple, qui doit être accompli d'une manière ou d'une autre, et croyant que le tory, au contraire, est guidé par l'intérêt de caste et par le désir de maintenir le pouvoir des castes, le radical prétendra qu'il est manifestement absurde de vouloir le classer dans la même catégorie et dédaignera le raisonnement employé pour prouver qu'il en fait réellement partie. <br />
<br />
Peut-être une analogie l'aidera-t-elle à en comprendre la justesse. Si au loin dans l'Orient, où le gouvernement personnel est la seule forme de gouvernement connue, il entendait de la bouche des habitants le récit d'une lutte dans laquelle ils ont déposé un despote cruel et vicieux et mis à sa place un autre dont les actes prouvaient le souci de leur bien-être, si, après les avoir entendus se féliciter de ce changement, il leur disait qu'ils n'ont pas modifié essentiellement la nature de leur gouvernement, il les étonnerait beaucoup ; et probablement il aurait de la peine à leur faire comprendre que le remplacement d'un despote malveillant par un despote bienveillant n'empêche pas leur gouvernement d'être toujours despotique. Il en est de même du torysme bien compris. Quand il est synonyme de contrainte exercée par l'État en opposition avec la liberté des individus, le torysme reste torysme, qu'il étende cette contrainte par des motifs intéressés ou désintéressés. Aussi certainement que le despote est toujours un despote, que ses motifs pour exercer le pouvoir arbitraire soient bons ou mauvais ; aussi certainement le tory est toujours un tory, qu'il ait des motifs intéressés ou désintéressés pour employer le pouvoir de l'État à restreindre la liberté du citoyen au delà du degré nécessaire à l'effet de maintenir la liberté des autres citoyens. Le tory désintéressé, aussi bien que le tory égoïste, appartient au genre tory, quoiqu'il constitue une nouvelle espèce du genre. Et tous les deux forment un contraste bien net avec le libéral tel qu'on le définissait à l'époque où les libéraux méritaient réellement leur nom. Cette définition était : "un homme qui réclame un plus grand affranchissement de la contrainte, surtout dans les institutions politiques."<br />
<br />
Ainsi donc est justifié le paradoxe que j'ai émis en commençant. Comme nous l'avons vu, le torysme et libéralisme, sortirent primitivement, l'un du militarisme et l'autre de l'industrialisme. L'un soutenait le régime de l'État et l'autre le régime du contrat ; l'un, ce système de coopération forcée qui accompagne l'inégalité légale des classes, et l'autre, cette coopération volontaire qui accompagne leur agilité légale ; et il est hors de doute que les premiers actes des deux partis tendaient d'un côté à maintenir les institutions qui produisent cette coopération forcée, et de l'autre côté, à affaiblir ou à restreindre ces institutions. La conclusion évidente, c'est qu'en tant qu'il a étendu le système de la contrainte, ce qui s'appelle maintenance le libéralisme est une nouvelle forme de torysme<ref>Différents journaux qui ont mentionné cet article, quand il a été publié pour la première fois, ont supposé que, dans les précédents paragraphes, je voulais montrer que les Libéraux et les Torys ont pris la place les uns des autres. C'est certainement une erreur. Une nouvelle espèce de tory peut apparaître sans que l'espèce première disparaisse. Quand je dis, p ex., que de nos jours "les Conservateurs et les Libéraux multiplient à l'envi les uns des autres les ingérences", j'indique nettement mon opinion que, si les Libéraux se sont mis à faire des lois coercitives, les Conservateurs n'ont pas renoncé à en faire également. Néanmoins il est vrai que les lois faites par les Libéraux augmentent les contraintes et les restrictions imposées aux citoyens dans une mesure tellement forte qu'il se produit parmi les Conservateurs, qui souffrent de ces agressions, une tendance à y résister. La preuves en est que la "Ligue pour la défense de la Liberté et de la Propriété" composée en grande partie de Conservateurs, a pris pour devise "Individualisme versus Socialisme". De sorte que, si la marche actuelle des choses continue, il peut réellement arriver bientôt que les torys deviennent les défenseurs des libertés que les libéraux foulent à leurs pieds en cherchant à faire ce qu'ils croient être le bonheur du peuple.</ref>. <br />
<br />
La vérité de cette assertion sera encore plus clairement démontrée par les pages suivantes.<br />
<br />
== Notes ==<br />
<references/><br />
</div><br />
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<br />
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|dates = 1820-1903<br />
|tendance = [[:wl:minarchistes|minarchiste]] et [[:wl:Libéraux conservateurs|Libéral conservateur]]<br />
|citations = « Si chaque homme a la liberté de faire tout ce qu'il veut, pourvu qu'il n'enfreigne pas la liberté égale de quelque autre homme, alors il est libre de rompre tout rapport avec l'État, – de renoncer à sa protection et de refuser de payer pour son soutien [...] il a par conséquent le droit de se retirer ainsi. »<br>« La fonction du libéralisme dans le passé a été de mettre une limite aux pouvoirs des rois. La fonction du vrai libéralisme dans l'avenir sera de limiter le pouvoir des parlements. »<br>« Non seulement les socialistes, mais encore les prétendus libéraux, qui leur préparent la voie, croient qu'avec de l'adresse les défauts de l'humanité peuvent être corrigés par de bonnes institutions. C'est une illusion. Quelle que soit la structure sociale, la nature défectueuse des citoyens se manifestera dans les mauvais effets qu'elle produira. Il n'y a point d'alchimie politique à l'aide de laquelle on puisse transformer des instincts de plomb en une conduite d'or. »<br />
|liens = [[:wl:Herbert Spencer|Wikibéral]]<br />
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}}<br />
<br />
<div class="text"><br />
Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une institution, une loi n'engendrent pas seulement un effet, mais une série d'effets. De ces effets, le premier seul est immédiat; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas; heureux si on les prévoit.<br />
<br />
Entre un mauvais et un bon Économiste, voici toute la différence: l'un s'en tient à l'effet visible; l'autre tient compte et de l'effet qu'on voit et de ceux qu'il faut prévoir.<br />
<br />
Mais cette différence est énorme, car il arrive presque toujours que, lorsque la conséquence immédiate est favorable, les conséquences ultérieures sont funestes, et vice versa. — D'où il suit que le mauvais Économiste poursuit un petit bien actuel qui sera suivi d'un grand mal à venir, tandis que le vrai économiste poursuit un grand bien à venir, au risque d'une petit mal actuel.<br />
<br />
Du reste, il en est ainsi en hygiène, en morale. Souvent, plus le premier fruit d'une habitude est doux, plus les autres sont amers. Témoin: la débauche, la paresse, la prodigalité. Lors donc qu'un homme, frappé de l'effet qu'on voit, n'a pas encore appris à discerner ceux qu'on ne voit pas, il s'abandonne à des habitudes funestes, non-seulement par penchant, mais par calcul.<br />
<br />
Ceci explique l'évolution fatalement douloureuse de l'humanité. L'ignorance entoure son berceau; donc elle se détermine dans ses actes par leurs premières conséquences, les seules, à son origine, qu'elle puisse voir. Ce n'est qu'à la longue qu'elle apprend à tenir compte des autres{{Refl|2}}. Deux maîtres, bien divers, lui enseignent cette leçon: l'Expérience et la Prévoyance. L'expérience régente efficacement mais brutalement. Elle nous instruit de tous les effets d'un acte en nous les faisant ressentir, et nous ne pouvons manquer de finir par savoir que le feu brûle, à force de nous brûler. À ce rude docteur, j'en voudrais, autant que possible, substituer un plus doux: la Prévoyance. C'est pourquoi je rechercherai les conséquences de quelques phénomènes économiques, opposant à celles qu'on voit celles qu'on ne voit pas.<br />
<br />
== I. La Vitre cassée ==<br />
<br />
Avez-vous jamais été témoin de la fureur du bon bourgeois Jacques Bonhomme, quand son fils terrible est parvenu à casser un carreau de vitre? Si vous avez assisté à ce spectacle, à coup sûr vous aurez aussi constaté que tous les assistants, fussent-ils trente, semblent s'être donné le mot pour offrir au propriétaire infortuné cette consolation uniforme: « À quelque chose malheur est bon. De tels accidents font aller l'industrie. Il faut que tout le monde vive. Que deviendraient les vitriers, si l'on ne cassait jamais de vitres? »<br />
<br />
Or, il y a dans cette formule de condoléance toute une théorie, qu'il est bon de surprendre flagrante delicto, dans ce cas très simple, attendu que c'est exactement la même que celle qui, par malheur, régit la plupart de nos institutions économiques.<br />
<br />
À supposer qu'il faille dépenser six francs pour réparer le dommage, si l'on veut dire que l'accident fait arriver six francs à l'industrie vitrière, qu'il encourage dans la mesure de six francs la susdite industrie, je l'accorde, je ne conteste en aucune façon, on raisonne juste. Le vitrier va venir, il fera besogne, touchera six francs, se frottera les mains et bénira de son cœur l'enfant terrible. C'est ce qu'on voit.<br />
<br />
Mais si, par voie de déduction, on arrive à conclure, comme on le fait trop souvent, qu'il est bon qu'on casse les vitres, que cela fait circuler l'argent, qu'il en résulte un encouragement pour l'industrie en général, je suis obligé de m'écrier: halte-là! Votre théorie s'arrête à ce qu'on voit, ne tient pas compte de ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
On ne voit pas que, puisque notre bourgeois a dépensé six francs à une chose, il ne pourra plus les dépenser à une autre. On ne voit pas que s'il n'eût pas eu de vitre à remplacer, il eût remplacé, par exemple, ses souliers éculés ou mis un livre de plus dans sa bibliothèque. Bref, il aurait fait de ces six francs un emploi quelconque qu'il ne fera pas.<br />
<br />
Faisons donc le compte de l'industrie en général.<br />
<br />
La vitre étant cassée, l'industrie vitrière est encouragée dans la mesure de six francs; c'est ce qu'on voit. Si la vitre n'eût pas été cassée, l'industrie cordonnière (ou toute autre) eût été encouragée dans la mesure de six francs; c'est ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
Et si l'on prenait en considération ce qu'on ne voit pas parce que c'est un fait négatif, aussi bien que ce que l'on voit, parce que c'est un fait positif, on comprendrait qu'il n'y a aucun intérêt pour l'industrie en général, ou pour l'ensemble du travail national, à ce que des vitres se cassent ou ne se cassent pas.<br />
<br />
Faisons maintenant le compte de Jacques Bonhomme.<br />
<br />
Dans la première hypothèse, celle de la vitre cassée, il dépense six francs, et a, ni plus ni moins que devant, la jouissance d'une vitre. Dans la seconde, celle où l'accident ne fût pas arrivé, il aurait dépensé six francs en chaussure et aurait eu tout à la fois la jouissance d'une paire de souliers et celle d'une vitre.<br />
<br />
Or, comme Jacques Bonhomme fait partie de la société, il faut conclure de là que, considérée dans son ensemble, et toute balance faite de ses travaux et de ses jouissances, elle a perdu la valeur de la vitre cassée.<br />
<br />
Par où, en généralisant, nous arrivons à cette conclusion inattendue: « la société perd la valeur des objets inutilement détruits, » — et à cet aphorisme qui fera dresser les cheveux sur la tête des protectionnistes: « Casser, briser, dissiper, ce n'est pas encourager le travail national, » ou plus brièvement: « destruction n'est pas profit. »<br />
<br />
Que direz-vous, Moniteur industriel, que direz-vous, adeptes de ce bon M. de Saint-Chamans, qui a calculé avec tant de précision ce que l'industrie gagnerait à l'incendie de Paris, à raison des maisons qu'il faudrait reconstruire?<br />
<br />
Je suis fâché de déranger ses ingénieux calculs, d'autant qu'il en a fait passer l'esprit dans notre législation. Mais je le prie de les recommencer, en faisant entrer en ligne de compte ce qu'on ne voit pas à côté de ce qu'on voit.<br />
<br />
Il faut que le lecteur s'attache à bien constater qu'il n'y a pas seulement deux personnages, mais trois dans le petit drame que j'ai soumis à son attention. L'un, Jacques Bonhomme, représente le Consommateur, réduit par la destruction à une jouissance au lieu de deux. L'autre, sous la figure du Vitrier, nous montre le Producteur dont l'accident encourage l'industrie. Le troisième est le Cordonnier (ou tout autre industriel) dont le travail est découragé d'autant par la même cause. C'est ce troisième personnage qu'on tient toujours dans l'ombre et qui, personnifiant ce qu'on ne voit pas, est un élément nécessaire du problème. C'est lui qui bientôt nous enseignera qu'il n'est pas moins absurde de voir un profit dans une restriction, laquelle n'est après tout qu'une destruction partielle. — Aussi, allez au fond de tous les arguments qu'on fait valoir en sa faveur, vous n'y trouverez que la paraphrase de ce dicton vulgaire: « Que deviendraient les vitriers, si l'on ne cassait jamais de vitres? »{{Refl|3}}<br />
<br />
== II. Le Licenciement ==<br />
<br />
<br />
Il en est d'un peuple comme d'un homme. Quand il veut se donner une satisfaction, c'est à lui de voir si elle vaut ce qu'elle coûte. Pour une nation, la Sécurité est le plus grand des biens. Si, pour l'acquérir, il faut mettre sur pied cent mille hommes et dépenser cent millions, je n'ai rien à dire. C'est une jouissance achetée au prix d'un sacrifice.<br />
<br />
Qu'on ne se méprenne donc pas sur la portée de ma thèse.<br />
<br />
Un représentant propose de licencier cent mille hommes pour soulager les contribuables de cent millions.<br />
<br />
Si on se borne à lui répondre: « Ces cent mille hommes et cent millions sont indispensables à la sécurité nationale: c'est un sacrifice; mais, sans ce sacrifice, la France serait déchirée par les factions ou envahie par l'étranger. » — Je n'ai rien à opposer ici à cet argument, qui peut être vrai ou faux en fait, mais qui ne renferme pas théoriquement d'hérésie économique. L'hérésie commence quand on veut représenter le sacrifice lui-même comme un avantage, parce qu'il profite à quelqu'un.<br />
<br />
Or, je suis bien trompé, ou l'auteur de la proposition ne sera pas plus tôt descendu de la tribune qu'un orateur s'y précipitera pour dire:<br />
<br />
« Licencier cent mille hommes! y pensez-vous? Que vont-ils devenir? de quoi vivront-ils? sera-ce de travail? mais ne savez-vous pas que le travail manque partout? que toutes les carrières sont encombrées? Voulez-vous les jeter sur la place pour y augmenter la concurrence et peser sur le taux des salaires? Au moment où il est si difficile de gagner sa pauvre vie, n'est-il pas heureux que l'État donne du pain à cent mille individus? Considérez, de plus, que l'armée consomme du vin, des vêtements, des armes, qu'elle répand ainsi l'activité dans les fabriques, dans les villes de garnison, et qu'elle est, en définitive, la Providence de ses innombrables fournisseurs. Ne frémissez-vous pas à l'idée d'anéantir cet immense mouvement industriel? »<br />
<br />
Ce discours, on le voit, conclut au maintien des cent mille soldats, abstraction faite des nécessités du service, et par des considérations économiques. Ce sont ces considérations seules que j'ai à réfuter.<br />
<br />
Cent mille hommes, coûtant aux contribuables cent millions, vivent et font vivre leurs fournisseurs autant que cent millions peuvent s'étendre: c'est ce qu'on voit.<br />
<br />
Mais cent millions, sortis de la poche des contribuables, cessent de faire vivre ces contribuables et leurs fournisseurs, autant que cent millions peuvent s'étendre: c'est ce qu'on ne voit pas. Calculez, chiffrez, et dites-moi où est le profit pour la masse?<br />
<br />
Quant à moi, je vous dirai où est la perte, et, pour simplifier, au lieu de parler de cent mille hommes et de cent millions, raisonnons sur un homme et mille francs.<br />
<br />
Nous voici dans le village de A. Les recruteurs font la tournée et y enlèvent un homme. Les percepteurs font leur tournée aussi et y enlèvent mille francs. L'homme et la somme sont transportés à Metz, l'une destinée à faire vivre l'autre, pendant un an, sans rien faire. Si vous ne regardez que Metz, oh! vous avez cent fois raison, la mesure est très avantageuse; mais si vos yeux se portent sur le village de A, vous jugerez autrement, car, à moins d'être aveugle, vous verrez que ce village a perdu un travailleur et les mille francs qui rémunéraient son travail, et l'activité que, par la dépense de ces mille francs, il répandait autour de lui.<br />
<br />
Au premier coup d'œil, il semble qu'il y ait compensation. Le phénomène qui se passait au village se passe à Metz, et voilà tout.<br />
<br />
Mais voici où est la perte. Au village, un homme bêchait et labourait: c'était un travailleur; à Metz, il fait des tête droite et des tête gauche: c'est un soldat. L'argent et la circulation sont les mêmes dans les deux cas; mais, dans l'un, il y avait trois cents journées de travail productif; dans l'autre, il a trois cents journées de travail improductif, toujours dans la supposition qu'une partie de l'armée n'est pas indispensable à la sécurité publique.<br />
<br />
Maintenant, vienne le licenciement. Vous me signalez un surcroît de cent mille travailleurs, la concurrence stimulée et la pression qu'elle exerce sur le taux des salaires. C'est ce vous voyez.<br />
<br />
Mais voici ce que vous ne voyez pas. Vous ne voyez pas que renvoyer cent mille soldats, ce n'est pas anéantir cent millions, c'est les remettre aux contribuables. Vous ne voyez pas que jeter ainsi cent mille travailleurs sur le marché, c'est y jeter, du même coup, les cent millions destinés à payer leur travail; que, par conséquent, la même mesure qui augmente l'offre des bras en augmente aussi la demande; d'où il suit que votre baisse des salaires est illusoire. Vous ne voyez pas qu'avant, comme après le licenciement, il y a dans le pays cent millions correspondant à cent mille hommes; que toute la différence consiste en ceci: avant, le pays livre les cent millions aux cent mille hommes pour ne rien faire; après, il les leur livre pour travailler. Vous ne voyez pas, enfin, que lorsqu'un contribuable donne son argent, soit à un soldat en échange de rien, soit à un travailleur en échange de quelque chose, toutes les conséquences ultérieures de la circulation de cet argent sont les mêmes dans les deux cas; seulement, dans le second cas, le contribuable reçoit quelque chose, dans le premier, il ne reçoit rien. — Résultat: une perte sèche pour la nation.<br />
<br />
Le sophisme que je combats ici ne résiste pas à l'épreuve de la progression, qui est la pierre de touche des principes. Si, tout compensé, tous intérêts examinés, il y a profit national à augmenter l'armée, pourquoi ne pas enrôler sous les drapeaux toute la population virile du pays?<br />
<br />
<br />
== III. L'impôt ==<br />
<br />
<br />
Ne vous est-il jamais arrivé d'entendre dire:<br />
<br />
« L'impôt, c'est le meilleur placement; c'est une rosée fécondante? Voyez combien de familles il fait vivre, et suivez, par la pensée, ses ricochets sur l'industrie: c'est l'infini, c'est la vie ».<br />
<br />
Pour combattre cette doctrine, je suis obligé de reproduire la réfutation précédente. L'économie politique sait bien que ses arguments ne sont pas assez divertissants pour qu'on en puisse dire: Repetita placent. Aussi, comme Basile, elle a arrangé le proverbe à son usage, bien convaincue que dans sa bouche, Repetita docent.<br />
<br />
Les avantages que les fonctionnaires trouvent à émarger, c'est ce qu'on voit. Le bien qui en résulte pour leurs fournisseurs, c'est ce qu'on voit encore. Cela crève les yeux du corps.<br />
<br />
Mais le désavantage que les contribuables éprouvent à se libérer, c'est ce qu'on ne voit pas, et le dommage qui en résulte pour leurs fournisseurs, c'est ce qu'on ne voit pas davantage, bien que cela dût sauter aux yeux de l'esprit.<br />
<br />
Quand un fonctionnaire dépense à son profit cent sous de plus, cela implique qu'un contribuable dépense à son profit cent sous de moins. Mais la dépense du fonctionnaire se voit, parce qu'elle se fait; tandis que celle du contribuable ne se voit pas, parce que, hélas! on l'empêche de se faire.<br />
<br />
Vous comparez la nation à une terre desséchée et l'impôt à une pluie féconde. Soit. Mais vous devriez vous demander aussi où sont les sources de cette pluie, et si ce n'est pas précisément l'impôt qui pompe l'humidité du sol et le dessèche.<br />
<br />
Vous devriez vous demander encore s'il est possible que le sol reçoive autant de cette eau précieuse par la pluie qu'il en perd par l'évaporation?<br />
<br />
Ce qu'il y a de très-positif, c'est que, quand Jacques Bonhomme compte cent sous au percepteur, il ne reçoit rien en retour. Quand, ensuite, un fonctionnaire dépensant ces cent sous, les rend à Jacques Bonhomme, c'est contre une valeur égale en blé ou en travail. Le résultat définitif est pour Jacques Bonhomme une perte de cinq francs.<br />
<br />
Il est très-vrai que souvent, le plus souvent si l'on veut, le fonctionnaire rend à Jacques Bonhomme un service équivalent. En ce cas, il n'y a pas perte de part ni d'autre, il n'y a qu'échange. Aussi, mon argumentation ne s'adresse-t-elle nullement aux fonctions utiles. Je dis ceci: si vous voulez une fonction, prouvez son utilité. Démontrez qu'elle vaut à Jacques Bonhomme, par les services qu'elle lui rend, l'équivalent de ce qu'elle lui coûte. Mais, abstraction faite de cette utilité intrinsèque, n'invoquez pas comme argument l'avantage qu'elle confère au fonctionnaire, à sa famille et à ses fournisseurs; n'alléguez pas qu'elle favorise le travail.<br />
<br />
Quand Jacques Bonhomme donne cent sous à un fonctionnaire contre un service réellement utile, c'est exactement comme quand il donne cent sous à un cordonnier contre une paire de souliers. Donnant donnant, partant quittes. Mais, quand Jacques Bonhomme livre cent sous à un fonctionnaire pour n'en recevoir aucun service ou même pour en recevoir des vexations, c'est comme s'il les livrait à un voleur. Il ne sert de rien de dire que le fonctionnaire dépensera ces cent sous au grand profit du travail national; autant en eût fait le voleur; autant en ferait Jacques Bonhomme s'il n'eût rencontré sur son chemin ni le parasite extra-légal ni le parasite légal.<br />
<br />
Habituons-nous donc à ne pas juger des choses seulement par ce qu'on voit, mais encore par ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
L'an passé, j'étais du Comité des finances, car, sous la Constituante, les membres de l'opposition n'étaient pas systématiquement exclus de toutes les Commissions; en cela, la Constituante agissait sagement. Nous avons entendu M. Thiers dire: « J'ai passé ma vie à combattre les hommes du parti légitimiste et du parti prêtre. Depuis que le danger commun nous a rapproché, depuis que je les fréquente, que je les connais, que nous nous parlons cœur à cœur, je me suis aperçu que ce ne sont pas les monstres que je m'étais figurés. »<br />
<br />
Oui, les défiances s'exagèrent, les haines s'exaltent entre les partis qui ne se mêlent pas; et si la majorité laissait pénétrer dans le sein des Commissions quelques membres de la minorité, peut-être reconnaîtrait-on, de part et d'autre, que les idées ne sont pas aussi éloignées et surtout les intentions aussi perverses qu'on le suppose.<br />
<br />
Quoi qu'il en soit, l'an passé, j'étais du Comité des finances. Chaque fois qu'un de nos collègues parlait de fixer à un chiffre modéré le traitement du Président de la République, des ministres, des ambassadeurs, on lui répondait:<br />
<br />
« Pour le bien même du service, il faut entourer certaines fonctions d'éclat et de dignité. C'est le moyen d'y appeler les hommes de mérite. D'innombrables infortunes s'adressent au Président de la République, et ce serait le placer dans une position pénible que de le forcer à toujours refuser. Une certaine représentation dans les salons ministériels et diplomatiques est un des rouages des gouvernements constitutionnels, etc., etc. »<br />
<br />
Quoique de tels arguments puissent être controversés, ils méritent certainement un sérieux examen. Ils sont fondés sur l'intérêt public, bien ou mal apprécié; et, quant à moi, j'en fais plus de cas que beaucoup de nos Catons, mus par un esprit étroit de lésinerie ou de jalousie.<br />
<br />
Mais ce qui révolte ma conscience d'économiste, ce qui me fait rougir pour la renommée intellectuelle de mon pays, c'est quand on en vient (ce à quoi on ne manque jamais) à cette banalité absurde, et toujours favorablement accueillie:<br />
<br />
« D'ailleurs, le luxe des grands fonctionnaires encourage les arts, l'industrie, le travail. Le chef de l'État et ses ministres ne peuvent donner des festins et des soirées sans faire circuler la vie dans toutes les veines du corps social. Réduire leurs traitements, c'est affamer l'industrie parisienne et, par contre-coup, l'industrie nationale. »<br />
<br />
De grâce, Messieurs, respectez au moins l'arithmétique et ne venez pas dire, devant l'Assemblée nationale de France, de peur qu'à sa honte elle ne vous approuve, qu'une addition donne une somme différente, selon qu'on la fait de haut en bas ou de bas en haut.<br />
<br />
Quoi! je vais m'arranger avec un terrassier pour qu'il fasse une rigole dans mon champ, moyennant cent sous. Au moment de conclure, le percepteur me prend mes cent sous et les fait passer au ministre de l'intérieur; mon marché est rompu mais M. le ministre ajoutera un plat de plus à son dîner. Sur quoi, vous osez affirmer que cette dépense officielle est un surcoût ajouté à l'industrie nationale! Ne comprenez-vous pas qu'il n'y a là qu'un simple déplacement de satisfaction et de travail? Un ministre a sa table mieux garnie, c'est vrai; mais un agriculteur a un champ moins bien desséché, et c'est tout aussi vrai. Un traiteur parisien a gagné cent sous, je vous l'accorde; mais accordez-moi qu'un terrassier provincial a manqué de gagner cinq francs. Tout ce qu'on peut dire, c'est que le plat officiel et le traiteur satisfait, c'est ce qu'on voit; le champ noyé et le terrassier désœuvré, c'est ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
Bon Dieu! que de peine à prouver, en économie politique, que deux et deux font quatre; et, si vous y parvenez, on s'écrie : « c'est si clair, que c'en est ennuyeux. » — Puis on vote comme si vous n'aviez rien prouvé du tout.<br />
<br />
<br />
== IV. Théâtres, Beaux-Arts ==<br />
<br />
<br />
L'État doit-il subventionner les arts?<br />
<br />
Il y a certes beaucoup à dire Pour et Contre.<br />
<br />
En faveur du système des subventions, on peut dire que les arts élargissent, élèvent et poétisent l'âme d'une nation, qu'ils l'arrachent à des préoccupations matérielles, lui donnent le sentiment du beau, et réagissent ainsi favorablement sur ses manières, ses coutumes, ses mœurs et même sur son industrie. On peut se demander où en serait la musique en France, sans le Théâtre-Italien et le Conservatoire; l'art dramatique, sans le Théâtre-Français; la peinture et la sculpture, sans nos collections et nos musées. On peut aller plus loin et se demander si, sans la centralisation et par conséquent la subvention des beaux-arts, ce goût exquis se serait développé, qui est le noble apanage du travail français et impose ses produits à l'univers entier. En présence de tels résultats, ne serait-ce pas une haute imprudence que de renoncer à cette modique cotisation de tous les citoyens qui, en définitive, réalise, au milieu de l'Europe, leur supériorité et leur gloire?<br />
<br />
À ces raisons et bien d'autres, dont je ne conteste pas la force, on peut en opposer de non moins puissantes. Il y a d'abord, pourrait-on dire, une question de justice distributive. Le droit du législateur va-t-il jusqu'à ébrécher le salaire de l'artisan pour constituer un supplément de profits à l'artiste? M. Lamartine disait: « Si vous supprimez la subvention d'un théâtre, où vous arrêterez-vous dans cette voie, et ne serez-vous pas logiquement entraînés à supprimer vos Facultés, vos Musées, vos Instituts, vos Bibliothèques? » On pourrait répondre: « Si vous voulez subventionner tout ce qui est bon et utile, où vous arrêterez-vous dans cette voie, et ne serez-vous pas entraînés logiquement à constituer une liste civile à l'agriculture, à l'industrie, au commerce, à la bienfaisance, à l'instruction? » Ensuite, est-il certain que les subventions favorisent le progrès de l'art? C'est une question qui est loin d'être résolue, et nous voyons de nos yeux que les théâtres qui prospèrent sont ceux qui vivent de leur propre vie. Enfin, s'élevant à des considérations plus hautes, on peut faire observer que les besoins et les désirs naissent les uns des autres et s'élèvent dans des régions de plus en plus épurées{{Refl|4}}, à mesure que la richesse publique permet de les satisfaire; que le gouvernement n'a point à se mêler de cette correspondance, puisque, dans un état donné de la fortune actuelle, il ne saurait stimuler, par l'impôt, les industries de luxe sans froisser les industries de nécessité, intervertissant ainsi la marche naturelle de la civilisation. On peut faire observer que ces déplacements artificiels des besoins, des goûts, du travail et de la population, placent les peuples dans une situation précaire et dangereuse, qui n'a plus de base solide.<br />
<br />
Voilà quelques-unes des raisons qu'allèguent les adversaires de l'intervention de l'État, en ce qui concerne l'ordre dans lequel les citoyens croient devoir satisfaire leurs besoins et leurs désirs, et par conséquent diriger leur activité. Je suis de ceux, je l'avoue, qui pensent que le choix, l'impulsion doit venir d'en bas, non d'en haut, des citoyens, non du législateur; et la doctrine contraire me semble conduire à l'anéantissement de la liberté et de la dignité humaines.<br />
<br />
Mais, par une déduction aussi fausse qu'injuste, sait-on de quoi on accuse les économistes? c'est, quand nous repoussons la subvention, de repousser la chose même qu'il s'agit de subventionner, et d'être les ennemis de tous les genres d'activité, parce que nous voulons que ces activités, d'une part soient libres, et de l'autre cherchent en elles-mêmes leur propre récompense. Ainsi, demandons-nous que l'État n'intervienne pas, par l'impôt, dans les matières religieuses? nous sommes des athées. Demandons-nous que l'État n'intervienne pas, par l'impôt, dans l'éducation? nous haïssons les lumières. Disons-nous que l'État ne doit pas donner, par l'impôt, une valeur factice au sol, à tel ordre d'industrie? nous sommes les ennemis de la propriété et du travail. Pensons-nous que l'État ne doit pas subventionner les artistes? nous sommes des barbares qui jugeons les arts inutiles.<br />
<br />
Je proteste ici de toutes mes forces contre ces déductions.<br />
<br />
Loin que nous entretenions l'absurde pensée d'anéantir la religion, l'éducation, la propriété, le travail et les arts quand nous demandons que l'État protège le libre développement de tous ces ordres d'activité humaine, sans les soudoyer aux dépens les uns des autres, nous croyons au contraire que toutes ces forces vives de la société se développeraient harmonieusement sous l'influence de la liberté, qu'aucune d'elles ne deviendrait, comme nous le voyons aujourd'hui, une source de troubles, d'abus, de tyrannie et de désordre.<br />
<br />
Nos adversaires croient qu'une activité qui n'est ni soudoyée ni réglementée est une activité anéantie. Nous croyons le contraire. Leur foi est dans le législateur, non dans l'humanité. La nôtre est dans l'humanité, non dans le législateur.<br />
<br />
Ainsi, M. Lamartine disait: « Au nom de ce principe, il faut abolir les expositions publiques qui font l'honneur et la richesse de ce pays. »<br />
<br />
Je réponds à M. Lamartine: « À votre point de vue, ne pas subventionner c'est abolir, parce que, partant de cette donnée que rien n'existe que par la volonté de l'État, vous en concluez que rien ne vit que ce que l'impôt fait vivre. Mais je retourne contre vous l'exemple que vous avez choisi, et je vous fait observer que la plus grande, la plus noble des expositions, celle qui est conçue dans la pensée la plus libérale, la plus universelle, et je puis même me servir du mot humanitaire, qui n'est pas ici exagéré, c'est l'exposition qui se prépare à Londres, la seule dont aucun gouvernement ne se mêle et qu'aucun impôt ne soudoie. »<br />
<br />
Revenant aux beaux-arts, on peut, je le répète, alléguer pour et contre le système des subventions des raisons puissantes. Le lecteur comprend que, d'après l'objet spécial de cet écrit, je n'ai ni à exposer ces raisons, ni à décider entre elles.<br />
<br />
Mais M. Lamartine a mis en avant un argument que je ne puis passer sous silence, car il rentre dans le cercle très précis de cette étude économique.<br />
<br />
Il a dit:<br />
<br />
La question économique, en matière de théâtres, se résume en un seul mot: c'est du travail. Peu importe la nature de ce travail, c'est un travail aussi fécond, aussi productif que toute autre nature de travaux dans une nation. Les théâtres, vous le savez, ne nourrissent pas moins, ne salarient pas moins, en France, de quatre-vingt mille ouvriers de toute nature, peintres, maçons, décorateurs, costumiers, architectes, etc., qui sont la vie même et le mouvement de plusieurs quartiers de cette capitale, et, à ce titre, ils doivent obtenir vos sympathies! <br />
<br />
Vos sympathies! — traduisez: vos subventions.<br />
<br />
Et plus loin:<br />
<br />
Les plaisirs de Paris sont le travail et la consommation des départements, et les luxes du riche sont le salaire et le pain de deux cent mille ouvriers de toute espèce, vivant de l'industrie si multiple des théâtres sur la surface de la République, et recevant de ces plaisirs nobles, qui illustrent la France, l'aliment de leur vie et le nécessaire de leurs familles et de leurs enfants. C'est à eux que vous donnerez ces 60 000 fr. (Très bien! très bien! marques nombreuses d'approbation.) <br />
<br />
Pour moi, je suis forcé de dire: très mal! très mal! en restreignant, bien entendu, la portée de ce jugement à l'argument économique dont il est ici question.<br />
<br />
Oui, c'est aux ouvriers des théâtres qu'iront, du moins en partie, les 60 000 fr. dont il s'agit. Quelques bribes pourront bien s'égarer en chemin. Même, si l'on scrutait la chose de près, peut-être découvrirait-on que le gâteau prendra une autre route; heureux les ouvriers s'il leur reste quelques miettes! Mais je veux bien admettre que la subvention entière ira aux peintres, décorateurs, costumiers, coiffeurs, etc. C'est ce qu'on voit.<br />
<br />
Mais d'où vient-elle? Voilà le revers de la question, tout aussi important à examiner que la face. Où est la source de ces 60 000 fr.? Et où iraient-ils, si un vote législatif ne les dirigeait d'abord vers la rue Rivoli et de là vers la rue Grenelle? C'est ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
Assurément nul n'osera soutenir que le vote législatif a fait éclore cette somme dans l'urne du scrutin; qu'elle est une pure addition faite à la richesse nationale; que, sans ce vote miraculeux, ces soixante mille francs eussent été à jamais invisibles et impalpables. Il faut bien admettre que tout ce qu'a pu faire la majorité, c'est de décider qu'ils seraient pris quelque part pour être envoyés quelque part, et qu'ils ne recevraient une destination que parce qu'ils seraient détournés d'une autre.<br />
<br />
La chose étant ainsi, il est clair que le contribuable qui aura été taxé à un franc, n'aura plus ce franc à sa disposition. Il est clair qu'il sera privé d'une satisfaction dans la mesure d'un franc, et que l'ouvrier, quel qu'il soit, qui la lui aurait procurée, sera privé de salaire dans la même mesure.<br />
<br />
Ne nous faisons donc pas cette puérile illusion de croire que le vote du 16 mai ajoute quoi que ce soit au bien-être et au travail national. Il déplace les jouissances, il déplace les salaires, voilà tout.<br />
<br />
Dira-t-on qu'à un genre de satisfaction et à un genre de travail, il substitue des satisfactions et des travaux plus urgents, plus moraux, plus raisonnables? Je pourrais lutter sur ce terrain. Je pourrais dire: En arrachant 60 000 fr. aux contribuables, vous diminuez les salaires des laboureurs, terrassiers, charpentiers, forgerons, et vous augmentez d'autant les salaires des chanteurs, coiffeurs, décorateurs et costumiers. Rien ne prouve que cette dernière classe soit plus intéressante que l'autre. M. Lamartine ne l'allègue pas. Il dit lui-même que le travail des théâtres est aussi fécond, aussi productif (et non plus) que tout autre, ce qui pourrait encore être contesté; car la meilleure preuve que le second n'est pas aussi fécond que le premier, c'est que celui-ci est appelé à soudoyer celui-là.<br />
<br />
Mais cette comparaison entre la valeur et le mérite intrinsèque des diverses natures de travaux n'entre pas dans mon sujet actuel. Tout ce que j'ai à faire ici, c'est de montrer que si M. Lamartine et les personnes qui ont applaudi à son argumentation ont vu, de l'œil gauche, les salaires gagnés par les fournisseurs des comédiens, ils auraient dû voir, de l'œil droit, les salaires perdus pour les fournisseurs des contribuables; faute de quoi, ils se sont exposés au ridicule de prendre un déplacement pour un gain. S'ils étaient conséquents à leur doctrine, ils demanderaient des subventions à l'infini; car ce qui est vrai d'un franc et de 60 000 fr., est vrai, dans des circonstances identiques, d'un milliard de francs.<br />
<br />
Quand il s'agit d'impôts, messieurs, prouvez-en l'utilité par des raisons tirées du fond, mais non point par cette malencontreuse assertion: « Les dépenses publiques font vivre la classe ouvrière. » Elle a le tort de dissimuler un fait essentiel, à savoir que les dépenses publiques se substituent toujours à des dépenses privées, et que, par conséquent, elles font bien vivre un ouvrier au lieu d'un autre, mais n'ajoutent rien au lot de la classe ouvrière prise en masse. Votre argumentation est fort de mode, mais elle est trop absurde pour que la raison n'en ait pas raison.<br />
<br />
== V. Travaux publics ==<br />
<br />
<br />
Qu'une nation, après s'être assurée qu'une grande entreprise doit profiter à la communauté, la fasse exécuter sur le produit d'une cotisation commune, rien de plus naturel. Mais la patience m'échappe, je l'avoue, quand j'entends alléguer à l'appui d'une telle résolution cette bévue économique: « C'est d'ailleurs le moyen de créer du travail pour les ouvriers. »<br />
<br />
L'État ouvre un chemin, bâtit un palais, redresse une rue, perce un canal; par là, il donne du travail à certains ouvriers, c'est ce qu'on voit; mais il prive de travail certains autres ouvriers, c'est ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
Voilà la route en cours d'exécution. Mille ouvriers arrivent tous les matins, se retirent tous les soirs, emportent leur salaire, cela est certain. Si la route n'eût pas été décrétée, si les fonds n'eussent pas été votés, ces braves gens n'eussent rencontré là ni ce travail ni ce salaire; cela est certain encore.<br />
<br />
Mais est-ce tout? L'opération, dans son ensemble, n'embrasse-t-elle pas autre chose? Au moment où M. Dupin prononce les paroles sacramentelles: « L'Assemblée a adopté », les millions descendent-ils miraculeusement sur un rayon de la lune dans les coffres de MM. Fould et Bineau? Pour que l'évolution, comme on dit, soit complète, ne faut-il pas que l'État organise la recette aussi bien que la dépense? qu'il mette ses percepteurs en campagne et ses contribuables à contribution?<br />
<br />
Étudiez donc la question dans ses deux éléments. Tout en constatant la destination que l'État donne aux millions votés, ne négligez pas de constater aussi la destination que les contribuables auraient donnée — et ne peuvent plus donner — à ces mêmes millions. Alors, vous comprendrez qu'une entreprise publique est une médaille à deux revers. Sur l'une figure un ouvrier occupé, avec cette devise: Ce qu'on voit; sur l'autre, un ouvrier inoccupé, avec cette devise: Ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
Le sophisme que je combats dans cet écrit est d'autant plus dangereux, appliqué aux travaux publics, qu'il sert à justifier les entreprises et les prodigalités les plus folles. Quand un chemin de fer ou un pont ont une utilité réelle, il suffit d'invoquer cette utilité. Mais si on ne le peut, que fait-on? On a recours à cette mystification: « Il faut procurer de l'ouvrage aux ouvriers. »<br />
<br />
Cela dit, on ordonne de faire et de défaire les terrasses du Champ de Mars. Le grand Napoléon, on le sait, croyait faire œuvre philanthropique en faisant creuser et combler des fossés. Il disait aussi: « Qu'importe le résultat? Il ne faut voir que la richesse répandue parmi les classes laborieuses. »<br />
<br />
Allons au fond des choses. L'argent nous fait illusion. Demander le concours, sous forme d'argent, de tous les citoyens à une œuvre commune, c'est en réalité leur demander un concours en nature: car chacun d'eux se procure, par le travail, la somme à laquelle il est taxé. Or, que l'on réunisse tous les citoyens pour leur faire exécuter, par prestation, une œuvre utile à tous, cela pourrait se comprendre; leur récompense serait dans les résultats de l'œuvre elle-même. Mais qu'après les avoir convoqués, on les assujettisse à faire des routes où nul ne passera, des palais que nul n'habitera, et cela, sous prétexte de leur procurer du travail: voilà qui serait absurde et ils seraient, certes, fondés à objecter: de ce travail-là nous n'avons que faire; nous aimons mieux travailler pour notre propre compte.<br />
<br />
Le procédé qui consiste à faire concourir les citoyens en argent et non en travail ne change rien à ces résultats généraux. Seulement, par ce dernier procédé, la perte se répartirait sur tout le monde. Par le premier, ceux que l'État occupe échappent à leur part de perte, en l'ajoutant à celle que leurs compatriotes ont déjà à subir.<br />
<br />
Il y a un article de la Constitution qui porte:<br />
<br />
« La société favorise et encourage le développement du travail... par l'établissement par l'État, les départements et les communes, de travaux publics propres à employer les bras inoccupés. »<br />
<br />
Comme mesure temporaire, dans un temps de crise, pendant un hiver rigoureux, cette intervention du contribuable peut avoir de bons effets. Elle agit dans le même sens que les assurances. Elle n'ajoute rien au travail ni au salaire, mais elle prend du travail et des salaires sur les temps ordinaires pour en doter, avec perte il est vrai, des époques difficiles.<br />
<br />
Comme mesure permanente, générale, systématique, ce n'est autre chose qu'une mystification ruineuse, une impossibilité, une contradiction qui montre un peu de travail stimulé qu'on voit, et cache beaucoup de travail empêché qu'on ne voit pas.<br />
<br />
<br />
== VI. Les Intermédiaires ==<br />
<br />
<br />
La société est l'ensemble des services que les hommes se rendent forcément ou volontairement les uns aux autres, c'est-à-dire des services publics et des services privés.<br />
<br />
Les premiers, imposés et réglementés par la loi, qu'il n'est pas toujours aisé de changer quand il le faudrait, peuvent survivre longtemps, avec elle, à leur propre utilité, et conserver encore le nom de services publics, même quand ils ne sont plus des services du tout, même quand ils ne sont plus que de publiques vexations. Les seconds sont du domaine de la volonté, de la responsabilité individuelle. Chacun en rend et en reçoit ce qu'il veut, ce qu'il peut, après débat contradictoire. Ils ont toujours pour eux la présomption d'utilité réelle, exactement mesurée par leur valeur comparative.<br />
<br />
C'est pourquoi ceux-là sont si souvent frappés d'immobilisme, tandis que ceux-ci obéissent à la loi du progrès.<br />
<br />
Pendant que le développement exagéré des services publics, par la déperdition de forces qu'il entraîne, tend à constituer au sein de la société un funeste parasitisme, il est assez singulier que plusieurs sectes modernes, attribuant ce caractère aux services libres et privés, cherchent à transformer les professions en fonctions.<br />
<br />
Ces sectes s'élèvent avec force contre ce qu'elles nomment les intermédiaires. Elles supprimeraient volontiers le capitaliste, le banquier, le spéculateur, l'entrepreneur, le marchand et le négociant, les accusant de s'interposer entre la production et la consommation pour les rançonner toutes deux, sans leur rendre aucune valeur. — Ou plutôt elles voudraient transférer à l'État l'œuvre qu'ils accomplissent, car cette œuvre ne saurait être supprimée.<br />
<br />
Le sophisme des socialistes sur ce point consiste à montrer au public ce qu'il paye aux intermédiaires en échange de leurs services, et à lui cacher ce qu'il faudrait payer à l'État. C'est toujours la lutte entre ce qui frappe les yeux et ce qui ne se montre qu'à l'esprit, entre ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
Ce fut surtout en 1847 et à l'occasion de la disette que les écoles socialistes cherchèrent et réussirent à populariser leur funeste théorie. Elles savaient bien que la plus absurde propagande a toujours quelques chances auprès des hommes qui souffrent; malesuada fames.<br />
<br />
Donc, à l'aide des grands mots: Exploitation de l'homme par l'homme, spéculation sur la faim, accaparement, elles se mirent à dénigrer le commerce et à jeter un voile sur ses bienfaits.<br />
<br />
« Pourquoi, disaient-elles, laisser aux négociants le soin de faire venir des subsistances des États-Unis et de la Crimée? Pourquoi l'État, les départements, les communes n'organisent-ils pas un service d'approvisionnement et des magasins de réserve? Ils vendraient au prix de revient, et le peuple, le pauvre peuple serait affranchi du tribut qu'il paye au commerce libre, c'est-à-dire égoïste, individualiste et anarchique. »<br />
<br />
Le tribut que le peuple paye au commerce, c'est ce qu'on voit. Le tribut que le peuple payerait à l'État ou à ses agents, dans le système socialiste, c'est ce qu'on ne voit pas. En quoi consiste ce prétendu tribut que le peuple paye au commerce? En ceci: que deux hommes se rendent réciproquement service, en toute liberté, sous la pression de la concurrence et à prix débattu. Quand l'estomac qui a faim est à Paris et que le blé qui peut le satisfaire est à Odessa, la souffrance ne peut cesser que le blé ne se rapproche de l'estomac. Il y a trois moyens pour que ce rapprochement s'opère: 1° Les hommes affamés peuvent aller eux-mêmes chercher le blé; 2° ils peuvent s'en remettre à ceux qui font ce métier; 3° ils peuvent se cotiser et charger des fonctionnaires publics de l'opération.<br />
<br />
De ces trois moyens, quel est le plus avantageux?<br />
<br />
En tout temps, en tout pays, et d'autant plus qu'ils sont plus libres, plus éclairés, plus expérimentés, les hommes ayant volontairement choisi le second, j'avoue que cela suffit pour mettre, à mes yeux, la présomption de ce côté. Mon esprit se refuse à admettre que l'humanité en masse se trompe sur un point qui la touche de si près 5.<br />
<br />
Examinons cependant.<br />
<br />
Que trente-six millions de citoyens partent pour aller chercher à Odessa le blé dont ils ont besoin, cela est évidemment inexécutable. Le premier moyen ne vaut rien. Les consommateurs ne peuvent agir par eux-mêmes, force leur est d'avoir recours à des intermédiaires, fonctionnaires ou négociants.<br />
<br />
Remarquons cependant que ce premier moyen serait le plus naturel. Au fond, c'est à celui qui a faim d'aller chercher son blé. C'est une peine qui le regarde; c'est un service qu'il se doit à lui-même. Si un autre, à quelque titre que ce soit, lui rend ce service et prend cette peine pour lui, cet autre a droit à une compensation. Ce que je dis ici, c'est pour constater que les services des intermédiaires portent en eux le principe de la rémunération. Quoi qu'il en soit, puisqu'il faut recourir à ce que les socialistes nomment un parasite, quel est, du négociant ou du fonctionnaire, le parasite le moins exigeant?<br />
<br />
Le commerce (je le suppose libre, sans quoi comment pourrais-je raisonner?) le commerce, dis-je, est porté, par intérêt, à étudier les saisons, à constater jour par jour l'état des récoltes, à recevoir des informations de tous les points du globe, à prévoir les besoins, à se précautionner d'avance. Il a des navires tout prêts, des correspondants partout, et son intérêt immédiat est d'acheter au meilleur marché possible, d'économiser sur tous les détails de l'opération, et d'atteindre les plus grands résultats avec les moindres efforts. Ce ne sont pas seulement les négociants français, mais les négociants du monde entier qui s'occupent de l'approvisionnement de la France pour le jour du besoin; et si l'intérêt les porte invinciblement à remplir leur tâche aux moindres frais, la concurrence qu'ils se font entre eux les porte non moins invinciblement à faire profiter les consommateurs de toutes les économies réalisées. Le blé arrivé, le commerce a intérêt à le vendre au plus tôt pour éteindre ses risques, à réaliser ses fonds et recommencer s'il y a lieu. Dirigé par la comparaison des prix, il distribue les aliments sur toute la surface du pays, en commençant toujours par le point le plus cher, c'est-à-dire où le besoin se fait le plus sentir. Il n'est donc pas possible d'imaginer une organisation mieux calculée dans l'intérêt de ceux qui ont faim, et la beauté de cette organisation, inaperçue des socialistes, résulte précisément de ce qu'elle est libre. — À la vérité, le consommateur est obligé de rembourser au commerce ses frais de transports, de transbordements, de magasinage, de commission, etc.; mais dans quel système ne faut-il pas que celui qui mange le blé rembourse les frais qu'il faut faire pour qu'il soit à sa portée? Il y a de plus à payer la rémunération du service rendu; mais, quant à sa quotité, elle est réduite au minimum possible par la concurrence; et, quant à sa justice, il serait étrange que les artisans de Paris ne travaillassent pas pour les négociants de Marseille, quand les négociants de Marseille travaillent pour les artisans de Paris.<br />
<br />
Que, selon l'invention socialiste, l'État se substitue au commerce, qu'arrivera-t-il? Je prie qu'on me signale où sera, pour le public, l'économie. Sera-t-elle dans le prix d'achat? Mais qu'on se figure les délégués de quarante-mille communes arrivant à Odessa à un jour donné et au jour du besoin; qu'on se figure l'effet sur les prix. Sera-t-elle dans les frais? Mais faudra-t-il moins de navires, moins de marins, moins de transbordements, moins de magasinages, ou sera-t-on dispensé de payer toutes ces choses? Sera-t-elle dans le profit des négociants? Mais est-ce que vos délégués fonctionnaires iront pour rien à Odessa? Est-ce qu'ils voyageront et travailleront sur le principe de la fraternité? Ne faudra-t-il pas qu'ils vivent? ne faudra-t-il pas que leur temps soit payé? Et croyez-vous que cela ne dépassera pas mille fois les deux ou trois pour cent que gagne le négociant, taux auquel il est prêt à souscrire?<br />
<br />
Et puis, songez à la difficulté de lever tant d'impôts, de répartir tant d'aliments. Songez aux injustices, aux abus inséparables d'une telle entreprise. Songez à la responsabilité qui pèserait sur le gouvernement.<br />
<br />
Les socialistes qui ont inventé ces folies, et qui, aux jours de malheur, les soufflent dans l'esprit des masses, se décernent libéralement le titre d'hommes avancés, et ce n'est pas sans quelque danger que l'usage, ce tyran des langues, ratifie le mot et le jugement qu'il implique. Avancés! ceci suppose que ces messieurs ont la vue plus longue que le vulgaire; que leur seul tort est d'être trop en avant du siècle; et que si le temps n'est pas encore venu de supprimer certains services libres, prétendus parasites, la faute en est au public qui est en arrière du socialisme. En mon âme et conscience, c'est le contraire qui est vrai, et je ne sais à quel siècle barbare il faudrait remonter pour trouver, sur ce point, le niveau des connaissances socialistes.<br />
<br />
Les sectaires modernes opposent sans cesse l'association à la société actuelle. Ils ne prennent pas garde que la société, sous un régime libre, est une association véritable, bien supérieure à toutes celles qui sortent de leur féconde imagination.<br />
<br />
Élucidons ceci par un exemple:<br />
<br />
Pour qu'un homme puisse, en se levant, revêtir un habit, il faut qu'une terre ait été close, défrichée, desséchée, labourée, ensemencée d'une certaine sorte de végétaux; il faut que des troupeaux s'en soient nourris, qu'ils aient donné leur laine, que cette laine ait été filée, tissée, teinte et convertie en drap; que ce drap ait été coupé, cousu, façonné en vêtement. Et cette série d'opérations en implique une foule d'autres; car elle suppose l'emploi d'instruments aratoires, de bergeries, d'usines, de houille, de machines, de voitures, etc.<br />
<br />
Si la société n'était pas une association très-réelle, celui qui veut un habit serait réduit à travailler dans l'isolement, c'est-à-dire à accomplir lui-même les actes innombrables de cette série, depuis le premier coup de pioche qui le commence jusqu'au dernier coup d'aiguille qui le termine.<br />
<br />
Mais, grâce à la sociabilité qui est le caractère distinctif de notre espèce, ces opérations se sont distribuées entre une multitude de travailleurs, et elles subdivisent de plus en plus pour le bien commun, à mesure que, la consommation devenant plus active, un acte spécial peut alimenter une industrie nouvelle. Vient ensuite la répartition du produit, qui s'opère suivant le contingent de valeur que chacun a apporté à l'œuvre totale. Si ce n'est pas là de l'association, je demande ce que c'est.<br />
<br />
Remarquez qu'aucun des travailleurs n'ayant tiré du néant la moindre particule de matière, ils se sont bornés à se rendre des services réciproques, à s'entr'aider dans un but commun, et que tous peuvent être considérés, les uns à l'égard des autres, comme des intermédiaires. Si, par exemple, dans le cours de l'opération, le transport devient important pour occuper une personne, le filage une seconde, le tissage une troisième, pourquoi la première serait-elle regardée comme plus parasite que les deux autres? Ne faut-il pas que le transport se fasse? Celui qui le fait n'y consacre-t-il pas du temps et de la peine? n'en faut-il pas à ses associés? Ceux-ci font-ils plus ou autre chose que lui? Ne sont-ils pas tous également soumis à la rémunération, c'est-à-dire pour le partage du produit, à la loi du prix débattu? N'est-ce pas, en toute liberté, pour le bien commun, que cette séparation de travaux s'opère et que ces arrangements sont pris? Qu'avons-nous donc qu'un socialiste, sous prétexte d'organisation, vienne despotiquement détruire nos arrangements volontaires, arrêter la division du travail, substituer les efforts isolés aux efforts associés et faire reculer la civilisation?<br />
<br />
L'association, telle que je la décris ici, en est-elle moins association, parce que chacun y entre et sort librement, y choisit sa place, juge et stipule pour lui-même sous sa responsabilité, et y apporte le ressort et la garantie de l'intérêt personnel? Pour qu'elle mérite ce nom, est-il nécessaire qu'un prétendu réformateur vienne nous imposer sa formule et sa volonté et concentrer, pour ainsi dire, l'humanité en lui-même?<br />
<br />
Plus on examine ces écoles avancées, plus on reste convaincu qu'il n'y a qu'une chose au fond: l'ignorance se proclamant infaillible et réclamant le despotisme au nom de cette infaillibilité.<br />
<br />
Que le lecteur veuille bien excuser cette digression. Elle n'est peut-être pas inutile au moment où, échappées des livres saint-simoniens, phalanstériens et icariens, les déclamations contre les Intermédiaires envahissent le journalisme et la tribune, et menacent sérieusement la liberté du travail et des transactions.<br />
<br />
<br />
== VII. Restriction ==<br />
<br />
<br />
M. Prohibant (ce n'est pas moi qui l'ai nommé, c'est M. Charles Dupin, qui depuis... mais alors...), M. Prohibant consacrait son temps et ses capitaux à convertir en fer le minerai de ses terres. Comme la nature avait été plus prodigue envers les Belges, ils donnaient le fer aux Français à meilleur marché que M. Prohibant, ce qui signifie que tous les Français, ou la France, pouvaient obtenir une quantité donnée de fer avec moins de travail, en l'achetant aux honnêtes Flamands. Aussi, guidés par leur intérêt, ils n'y faisaient faute, et tous les jours on voyait une multitude de cloutiers, forgerons, charrons, mécaniciens, maréchaux-ferrands et laboureurs, aller par eux-mêmes, ou par des intermédiaires, se pourvoir en Belgique. Cela déplut fort à M. Prohibant. D'abord l'idée lui vint d'arrêter cet abus par ses propres forces. C'était bien le moins, puisque lui seul en souffrait. Je prendrai ma carabine, se dit-il, je mettrai quatre pistolets à ma ceinture, je garnirai ma giberne, je ceindrai ma flamberge, et je me porterai, ainsi équipé à la frontière. Là, le premier forgeron, cloutier, maréchal, mécanicien ou serrurier qui se présente, pour faire ses affaires et non les miennes, je le tue, pour lui apprendre à vivre.<br />
<br />
Au moment de partir, M. Prohibant fit quelques réflexions qui tempérèrent un peu son ardeur belliqueuse. Il se dit: il n'est pas absolument impossible que les acheteur de fer, mes compatriotes et ennemis, ne prennent mal la chose, et qu'au lieu de se laisser tuer, ils ne me tuent moi-même. Ensuite, même en faisant marcher tous mes domestiques, nous ne pourrons garder tous les passages. Enfin le procédé me coûtera fort cher, plus cher que ne vaut le résultat.<br />
<br />
M. Prohibant allait tristement se résigner à n'être que libre comme tout le monde, quand un trait de lumière vint illuminer son cerveau. Il se rappela qu'il y a à Paris une grande fabrique de lois. Qu'est-ce qu'une loi? se dit-il. C'est une mesure à laquelle, une fois décrétée, bonne ou mauvaise, chacun est tenu de se conformer. Pour l'exécution d'icelle, on organise une force publique, et, pour constituer ladite force publique, on puise dans la nation des hommes et de l'argent.<br />
<br />
Si j'obtenais qu'il sortît de la grande fabrique parisienne une toute petite loi portant: « Le fer belge est prohibé, » j'atteindrais les résultats suivants: le gouvernement ferait remplacer les quelques valets que je voulais envoyer à la frontière par vingt mille fils de mes forgerons, serruriers, maréchaux, artisans, mécaniciens et laboureurs récalcitrants. Puis, pour tenir en bonne disposition de joie et de santé ces vingt mille douaniers, il leur distribuerait vingt-cinq millions de francs pris à ces mêmes forgerons, cloutiers, artisans et laboureurs. La garde en serait mieux faite; elle ne me coûterait rien, je ne serais pas exposé à la brutalité des brocanteurs, je vendrais le fer à mon prix, et je jouirais de la douce récréation de voir notre grand peuple honteusement mystifié. Cela lui apprendrait à se proclamer sans cesse le précurseur et le promoteur de tout progrès en Europe. Oh! le trait serait piquant et vaut la peine d'être tenté.<br />
<br />
Donc, M. Prohibant se rendit à la fabrique de lois. — Une autre fois peut-être je raconterai l'histoire de ses sourdes menées; aujourd'hui je ne veux parler que de ses démarches ostensibles. — Il fit valoir auprès de MM. les législateurs cette considération:<br />
<br />
« Le fer belge se vend en France à dix francs, ce qui me force de vendre le mien au même prix. J'aimerais mieux le vendre à quinze et ne le puis, à cause de ce fer belge, que Dieu maudisse. Fabriquez une loi qui dise: — Le fer belge n'entrera plus en France. — Aussitôt j'élève mon prix de cinq francs, et voici les conséquences: »<br />
<br />
« Pour chaque quintal de fer que je livrerai au public, au lieu de recevoir dix francs, j'en toucherai quinze, je m'enrichirai plus vite, je donnerai plus d'étendue à mon exploitation, j'occuperai plus d'ouvriers. Mes ouvriers et moi ferons plus de dépense, au grand avantage de nos fournisseurs à plusieurs lieues à la ronde. Ceux-ci, ayant plus de débouchés, feront plus de commandes à l'industrie et, de proche en proche, l'activité gagnera tout le pays. Cette bienheureuse pièce de cent sous, que vous ferez tomber dans mon coffre-fort, comme une pierre qu'on jette dans un lac, fera rayonner au loin un nombre infini de cercles concentriques. »<br />
<br />
Charmés de ce discours, enchantés d'apprendre qu'il est si aisé d'augmenter législativement la fortune d'un peuple, les fabricants de lois votèrent la Restriction. Que parle-t-on de travail et d'économie? disaient-ils. À quoi bon ces pénibles moyens d'augmenter la richesse nationale, puisqu'un Décret y suffit?<br />
<br />
Et en effet, la loi eut toutes les conséquences annoncées par M. Prohibant; seulement elle en eut d'autres aussi, car, rendons-lui justice, il n'avait pas fait un raisonnement faux, mais un raisonnement incomplet. En réclamant un privilège, il avait signalé les effets qu'on voit, laissant dans l'ombre ceux qu'on ne voit pas. Il n'avait montré que deux personnages, quand il y en a trois en scène. C'est à nous de réparer cette oubli involontaire ou prémédité.<br />
<br />
Oui, l'écu détourné ainsi législativement vers le coffre-fort de M. Prohibant, constitue un avantage pour lui et pour ceux dont il doit encourager le travail. — Et si le décret avait fait descendre cet écu de la lune, ces bons effets ne seraient contrebalancés par aucuns mauvais effets compensateurs. Malheureusement, ce n'est pas de la lune que sort la mystérieuse pièce de cent sous, mais bien de la poche d'un forgeron, cloutier, charron, maréchal, laboureur, constructeur, en un mot, de Jacques Bonhomme, qui la donne aujourd'hui, sans recevoir un milligramme de fer de plus que du temps où il le payait dix francs. Au premier coup d'œil, on doit bien s'apercevoir que ceci change bien la question, car, bien évidemment, le Profit de M. Prohibant est compensé par la Perte de Jacques Bonhomme, et tout ce que M. Prohibant pourra faire de cet écu pour l'encouragement du travail Jacques Bonhomme l'eût fait de même. La pierre n'est jetée sur un point du lac que parce qu'elle a été législativement empêchée d'être jetée sur un autre.<br />
<br />
Donc, ce qu'on ne voit pas compense ce qu'on voit, et jusqu'ici il reste, pour résidu de l'opération, une injustice, et, chose déplorable! une injustice perpétrée par la loi.<br />
<br />
Ce n'est pas tout. J'ai dit qu'on laissait toujours dans l'ombre un troisième personnage. Il faut que je le fasse ici paraître afin qu'il nous révèle une seconde perte de cinq francs. Alors nous aurons le résultat de l'évolution tout entière.<br />
<br />
Jacques Bonhomme est possesseur de 15 fr., fruit de ses sueurs. Nous sommes encore au temps où il est libre. Que fait-il de ses 15 fr.? Il achète un article de mode pour 10 fr., et c'est avec cet article de mode qu'il paye (ou que l'Intermédiaire paye pour lui) le quintal de fer belge. Il reste encore à Jacques Bonhomme 5 fr. Il ne les jette pas dans la rivière, mais (et c'est ce qu'on ne voit pas) il les donne à un industriel quelconque en échange d'une jouissance quelconque, par exemple à un libraire contre le discours sur l'Histoire universelle de Bossuet.<br />
<br />
Ainsi, en ce qui concerne le travail national, il est encouragé dans la mesure de 15 fr., savoir:<br />
<br />
10 fr. qui vont à l'article Paris;<br />
<br />
5 fr. qui vont à la librairie.<br />
<br />
Et quant à Jacques Bonhomme, il obtient pour ses 15 fr., deux objets de satisfaction, savoir:<br />
<br />
1° Un quintal de fer;<br />
<br />
2° Un livre.<br />
<br />
Survient le décret.<br />
<br />
Que devient la condition de Jacques Bonhomme? Que devient celle du travail national?<br />
<br />
Jacques Bonhomme livrant ses 15 fr. jusqu'au dernier centime à M. Prohibant, contre un quintal de fer, n'a plus que la jouissance de ce quintal de fer. Il perd la jouissance d'un livre ou de tout autre objet équivalent. Il perd 5 francs. On en convient; on ne peut pas ne pas en convenir; on ne peut pas ne pas convenir que, lorsque la restriction hausse le prix des choses, le consommateur perd la différence.<br />
<br />
Mais, dit-on, le travail national la gagne.<br />
<br />
Non, il ne la gagne pas; car, depuis le décret, il n'est encouragé que comme il l'était avant, dans la mesure de 15 fr.<br />
<br />
Seulement, depuis le décret, les 15 fr. de Jacques Bonhomme vont à la métallurgie, tandis qu'avant le décret ils se partageaient entre l'article de mode et la librairie.<br />
<br />
La violence qu'exerce par lui-même M. Prohibant à la frontière ou celle qu'il y fait exercer par la loi peuvent être jugées fort différemment, au point de vue moral. Il y a des gens qui pensent que la spoliation perd toute son immoralité pourvu qu'elle soit légale. Quant à moi, je ne saurais imaginer une circonstance plus aggravante. Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, c'est que les résultats économiques sont les mêmes.<br />
<br />
Tenez la chose comme vous voudrez, mais ayez l'œil sagace et vous verrez qu'il ne sort rien de bon de la spoliation légale et illégale. Nous ne nions pas qu'il n'en sorte pour M. Prohibant ou son industrie, ou si l'on veut pour le travail national, un profit de 5 fr. Mais nous affirmons qu'il en sort aussi deux pertes, l'une pour Jacques Bonhomme qui paye 15 fr. ce qu'il avait pour 10; l'autre pour le travail national qui ne reçoit plus la différence. Choisissez celle de ces deux pertes avec laquelle il vous plaise de compenser le profit que nous avouons. L'autre n'en constituera pas moins une perte sèche.<br />
<br />
Moralité: Violenter n'est pas produire, c'est détruire. Oh! si violenter c'était produire, notre France serait plus riche qu'elle n'est.<br />
<br />
<br />
== VIII. Les Machines ==<br />
<br />
<br />
« Malédiction sur les machines! chaque année leur puissance progressive voue au Paupérisme des millions d'ouvriers en leur enlevant le travail, avec le travail le salaire, avec le salaire le Pain! Malédiction sur les machines! »<br />
<br />
Voilà le cri qui s'élève du Préjugé vulgaire et dont l'écho retentit dans les journaux.<br />
<br />
Mais maudire les machines, c'est maudire l'esprit humain!<br />
<br />
Ce qui me confond, c'est qu'il puisse se rencontrer un homme qui se sente à l'aise dans une telle doctrine{{Refl|6}}.<br />
<br />
Car enfin, si elle est vraie, quelle en est la conséquence rigoureuse? C'est qu'il n'y a d'activité, de bien-être, de richesses, de bonheur possibles que pour les peuples stupides, frappés d'immobilisme mental, à qui Dieu n'a pas fait le don funeste de penser, d'observer, de combiner, d'inventer, d'obtenir de plus grands résultats avec de moindres moyens. Au contraire, les haillons, les huttes ignobles, la pauvreté, l'inanition sont l'inévitable partage de toute nation qui cherche et trouve dans le fer, le feu, le vent, l'électricité, le magnétisme, les lois de la chimie et de la mécanique, en un mot dans les forces de la nature, un supplément à ses propres forces, et c'est bien le cas de dire avec Rousseau: « Tout homme qui pense est un animal dépravé. »<br />
<br />
Ce n'est pas tout: si cette doctrine est vraie, comme tous les hommes pensent et inventent, comme tous, en fait, depuis le premier jusqu'au dernier, et à chaque minute de leur existence, cherchent à faire coopérer les forces naturelles, à faire plus avec moins, à réduire ou leur main-d'œuvre ou celle qu'ils payent, à atteindre la plus grande somme possible de satisfactions avec la moindre somme possible de travail, il faut bien en conclure que l'humanité tout entière est entraînée vers sa décadence, précisément par cette aspiration intelligente vers le progrès qui tourmente chacun de ses membres.<br />
<br />
Dès lors il doit être constaté, par la statistique, que les habitants du Lancastre, fuyant cette patrie des machines, vont chercher du travail en Irlande, où elles sont inconnues, et, par l'histoire, que la barbarie assombrit les époques de civilisation, et que la civilisation brille dans les temps d'ignorance et de barbarie.<br />
<br />
Évidemment, il y a, dans cet amas de contradictions, quelque chose qui choque et nous avertit que le problème cache un élément de solution qui n'a pas été suffisamment dégagé.<br />
<br />
Voici tout le mystère: derrière ce qu'on voit gît ce qu'on ne voit pas. Je vais essayer de le mettre en lumière. Ma démonstration ne pourra être qu'une répétition de la précédente, car il s'agit d'un problème identique.<br />
<br />
C'est un penchant naturel aux hommes, d'aller, s'ils n'en sont empêchés par la violence, vers le bon marché, — c'est-à-dire vers ce qui, à satisfaction égale, leur épargne du travail, — que ce bon marché leur vienne d'un habile Producteur étranger ou d'un habile Producteur mécanique. L'objection théorique qu'on adresse à ce penchant est la même dans les deux cas. Dans l'un comme dans l'autre, on lui reproche le travail qu'en apparence il frappe d'inertie. Or, du travail rendu non inerte, mais disponible, c'est précisément ce qui le détermine.<br />
<br />
Et c'est pourquoi on lui oppose aussi, dans les deux cas, le même obstacle pratique, la violence. Le législateur prohibe la concurrence étrangère et interdit la concurrence mécanique. — Car quel autre moyen peut-il exister d'arrêter un penchant naturel à tous les hommes que de leur ôter la liberté?<br />
<br />
Dans beaucoup de pays, il est vrai, le législateur ne frappe qu'une des deux concurrences et se borne à gémir sur l'autre. Cela ne prouve qu'une chose, c'est que, dans ce pays, le législateur est inconséquent.<br />
<br />
Cela ne doit pas nous surprendre. Dans une fausse voie on est toujours inconséquent, sans quoi on tuerait l'humanité. Jamais on n'a vu ni on ne verra un principe faux poussé jusqu'au bout. J'ai dit ailleurs: l'inconséquence est la limite de l'absurdité. J'aurais pu ajouter: elle en est en même temps la preuve.<br />
<br />
Venons à notre démonstration; elle ne sera pas longue.<br />
<br />
Jacques Bonhomme avait deux francs qu'il faisait gagner à deux ouvriers.<br />
<br />
Mais voici qu'il imagine un arrangement de cordes et de poids qui abrège le travail de moitié.<br />
<br />
Donc il obtient la même satisfaction, épargne un franc et congédie un ouvrier.<br />
<br />
Il congédie un ouvrier; c'est ce qu'on voit.<br />
<br />
Et, ne voyant que cela, on dit: « Voilà comment la misère suit la civilisation, voilà comment la liberté est fatale à l'égalité. L'esprit humain a fait une conquête, et aussitôt un ouvrier est à jamais tombé dans le gouffre du paupérisme. Il se peut cependant que Jacques Bonhomme continue à faire travailler les deux ouvriers, mais il ne leur donnera plus que dix sous à chacun, car ils se feront concurrence entre eux et s'offriront au rabais. C'est ainsi que les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. Il faut refaire la société. »<br />
<br />
Belle conclusion, et digne de l'exorde!<br />
<br />
Heureusement, exorde et conclusion, tout cela est faux, parce que, derrière la moitié du phénomène qu'on voit, il y a l'autre moitié qu'on ne voit pas.<br />
<br />
On ne voit pas le franc épargné par Jacques Bonhomme et les effets nécessaires de cette épargne.<br />
<br />
Puisque, par suite de son invention, Jacques Bonhomme ne dépense plus qu'un franc en main-d'œuvre, à la poursuite d'une satisfaction déterminée, il lui reste un autre franc.<br />
<br />
Si donc il y a dans le monde un ouvrier qui offre ses bras inoccupés, il y a aussi dans le monde un capitaliste qui offre son franc inoccupé. Ces deux éléments se rencontrent et se combinent.<br />
<br />
Et il est clair comme le jour qu'entre l'offre et la demande du travail, entre l'offre et la demande du salaire, le rapport n'est nullement changé.<br />
<br />
L'invention et un ouvrier, payé avec le premier franc, font maintenant l'œuvre qu'accomplissaient auparavant deux ouvriers.<br />
<br />
Le second ouvrier, payé avec le second franc, réalise une œuvre nouvelle.<br />
<br />
Qu'y a-t-il donc de changé dans le monde? Il y a une satisfaction nationale de plus, en d'autres termes, l'invention est une conquête gratuite, un profit gratuit pour l'humanité.<br />
<br />
De la forme que j'ai donnée à ma démonstration, on pourra tirer cette conséquence:<br />
<br />
« C'est le capitaliste qui recueille tout le fruit des machines. La classe salariée, si elle n'en souffre que momentanément, n'en profite jamais, puisque, d'après vous-même, elles déplacent une portion du travail national sans le diminuer, il est vrai, mais aussi sans l'augmenter. »<br />
<br />
Il n'entre pas dans le plan de cet opuscule de résoudre toutes les objections. Son seul but est de combattre un préjugé vulgaire, très-dangereux et très-répandu. Je voulais prouver qu'une machine nouvelle ne met en disponibilité un certain nombre de bras qu'en mettant aussi, et forcément, en disponibilité la rémunération qui les salarie. Ces bras et cette rémunération se combinent pour produire ce qu'il était impossible de produire avant l'invention; d'où il suit qu'elle donne pour résultat définitif un accroissement de satisfaction à travail égal.<br />
<br />
Qui recueille cet excédant de satisfactions?<br />
<br />
Qui? c'est d'abord le capitaliste, l'inventeur, le premier qui se sert avec succès de la machine, et c'est là la récompense de son génie et de son audace. Dans ce cas, ainsi que nous venons de le voir, il réalise sur les frais de production une économie, laquelle, de quelque manière qu'elle soit dépensée (et elle l'est toujours), occupe juste autant de bras que la machine en a fait renvoyer.<br />
<br />
Mais bientôt la concurrence le force à baisser son prix de vente dans la mesure de cette économie elle-même. Et alors ce n'est plus l'inventeur qui recueille le bénéfice de l'invention; c'est l'acheteur du produit, le consommateur, le public, y compris les ouvriers, en un mot, c'est l'humanité.<br />
<br />
Et ce qu'on ne voit pas, c'est que l'Épargne, ainsi procurée à tous les consommateurs, forme un fonds où le salaire puise un aliment, qui remplace celui que la machine a tari.<br />
<br />
Ainsi, en reprenant l'exemple ci-dessus, Jacques Bonhomme obtient un produit en dépensant deux francs en salaire. Grâce à son invention, la main-d'œuvre ne lui coûte plus qu'un franc.<br />
<br />
Tant qu'il vend le produit au même prix, il y a un ouvrier de moins occupé à faire ce produit spécial, c'est ce qu'on voit; mais il y a un ouvrier de plus occupé par le franc que Jacques Bonhomme a épargné: c'est ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
Lorsque, par la marche naturelle des choses, Jacques Bonhomme est réduit à baisser d'un franc le prix du produit, alors il ne réalise plus une épargne; alors il ne dispose plus d'un franc pour commander au travail national une production nouvelle. Mais, à cet égard, son acquéreur est mis à sa place, et cet acquéreur, c'est l'humanité. Quiconque achète le produit le paye un franc de moins, épargne un franc, et tient nécessairement cette épargne au service du fonds des salaires: c'est encore ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
On a donné, de ce problème des machines, une autre solution, fondée sur les faits.<br />
<br />
On a dit: La machine réduit les frais de production, et fait baisser le prix du produit. La baisse du produit provoque un accroissement de consommation, laquelle nécessite un accroissement de production, et, en définitive, l'intervention d'autant d'ouvriers ou plus, après l'invention, qu'il en fallait avant. On cite, à l'appui, l'imprimerie, la filature, la presse, etc.<br />
<br />
Cette démonstration n'est pas scientifique.<br />
<br />
Il faudrait en conclure que, si la consommation du produit spécial dont il s'agit reste stationnaire ou à peu près, la machine nuirait au travail. — Ce qui n'est pas.<br />
<br />
Supposons que dans un pays tous les hommes portent des chapeaux. Si, par une machine, on parvient à en réduire le prix de moitié, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'on en consommera le double.<br />
<br />
Dira-t-on, dans ce cas, qu'une portion du travail national a été frappée d'inertie? Oui, d'après la démonstration vulgaire. Non, selon la mienne; car, alors que dans ce pays on n'achèterait pas un seul chapeau de plus, le fonds entier des salaires n'en demeurerait pas moins sauf; ce qui irait de moins à l'industrie chapelière se retrouverait dans l'Économie réalisée par tous les consommateurs, et irait de là salarier tout le travail que la machine a rendu inutile, et provoquer un développement nouveau de toutes les industries.<br />
<br />
Et c'est ainsi que les choses se passent. J'ai vu les journaux à 80 fr., ils sont maintenant à 48. C'est une économie de 32 fr. pour les abonnés. Il n'est pas certain; il n'est pas, du moins, nécessaire que les 32 fr. continuent à prendre la direction de l'industrie du journaliste; mais ce qui est certain, ce qui est nécessaire, c'est que, s'ils ne prennent cette direction, ils en prennent une autre. L'un s'en sert pour recevoir plus de journaux, l'autre pour se mieux nourrir, un troisième pour se mieux vêtir, un quatrième pour se mieux meubler.<br />
<br />
Ainsi les industries sont solidaires. Elles forment un vaste ensemble dont toutes les parties communiquent par des canaux secrets. Ce qui est économisé sur l'une profite à toutes. Ce qui importe, c'est de bien comprendre que jamais, au grand jamais, les économies n'ont lieu aux dépens du travail et des salaires.<br />
<br />
<br />
== IX. Crédit ==<br />
<br />
<br />
De tous les temps, mais surtout dans les dernières années, on a songé à universaliser la richesse en universalisant le crédit.<br />
<br />
Je ne crois pas exagérer en disant que, depuis la révolution de Février, les presses parisiennes ont vomi plus de dix mille brochures préconisant cette solution du Problème social.<br />
<br />
Cette solution, hélas! a pour base une pure illusion d'optique, si tant est qu'une illusion soit une base.<br />
<br />
On commence par confondre le numéraire avec les produits, puis on confond le papier-monnaie avec le numéraire, et c'est de ces deux confusions qu'on prétend dégager une réalité.<br />
<br />
Il faut absolument, dans cette question, oublier l'argent, la monnaie, les billets et les autres instruments au moyen desquels les produits passent de main en main, pour ne voir que les produits eux-mêmes, qui sont la véritable matière du prêt.<br />
<br />
Car quand un laboureur emprunte cinquante francs pour acheter une charrue, ce n'est pas en réalité cinquante francs qu'on lui prête, c'est la charrue.<br />
<br />
Et quand un marchand emprunte vingt mille francs pour acheter une maison, ce n'est pas vingt mille francs qu'il doit, c'est la maison.<br />
<br />
L'argent n'apparaît là que pour faciliter l'arrangement entre plusieurs parties.<br />
<br />
Pierre peut n'être pas disposé à prêter sa charrue, et Jacques peut l'être à prêter son argent. Que fait alors Guillaume? Il emprunte l'argent de Jacques et, avec cet argent, il achète la charrue de Pierre.<br />
<br />
Mais, en fait, nul n'emprunte de l'argent pour l'argent lui-même. On emprunte l'argent pour arriver aux produits.<br />
<br />
Or, dans aucun pays, il ne peut se transmettre d'une main à l'autre plus de produits qu'il n'y en a.<br />
<br />
Quelle que soit la somme de numéraire et de papier qui circule, l'ensemble des emprunteurs ne peut recevoir plus de charrues, de maisons, d'outils, d'approvisionnements, de matières premières, que l'ensemble des prêteurs n'en peut fournir.<br />
<br />
Car mettons-nous bien dans la tête que tout emprunteur suppose un prêteur, et que tout emprunt implique un prêt. Cela posé, quel bien peuvent faire les institutions de crédit? c'est de faciliter, entre les emprunteurs et les prêteurs, le moyen de se trouver et de s'entendre. Mais, ce qu'elles ne peuvent faire, c'est d'augmenter instantanément la masse des objets empruntés et prêtés.<br />
<br />
Il le faudrait cependant pour que le but des Réformateurs fût atteint, puisqu'ils n'aspirent à rien moins qu'à mettre des charrues, des maisons, des outils, des approvisionnements, des matières premières entre les mains de tous ceux qui en désirent.<br />
<br />
Et pour cela qu'imaginent-ils?<br />
<br />
Donner au prêt la garantie de l'État.<br />
<br />
Approfondissons la matière, car il y a là quelque chose qu'on voit et quelque chose qu'on ne voit pas. Tâchons de voir les deux choses.<br />
<br />
Supposons qu'il n'y ait qu'une charrue dans le monde et que deux laboureurs y prétendent.<br />
<br />
Pierre est possesseur de la seule charrue qui soit disponible en France. Jean et Jacques désirent l'emprunter. Jean, par sa probité, par ses propriétés, par sa bonne renommée offre des garanties. On croit en lui; il a du crédit. Jacques n'inspire pas de confiance ou en inspire moins. Naturellement arrive que Pierre prête sa charrue à Jean.<br />
<br />
Mais voici que, sous l'inspiration socialiste, l'État intervient et dit à Pierre: Prêtez votre charrue à Jacques, je vous garantis le remboursement, et cette garantie vaut mieux que celle de Jean, car il n'a que lui pour répondre de lui-même, et moi, je n'ai rien, il est vrai, mais je dispose de la fortune de tous les contribuables; c'est avec leurs deniers qu'au besoin je vous payerai le principal et l'intérêt.<br />
<br />
En conséquence, Pierre prête sa charrue à Jacques: c'est ce qu'on voit.<br />
<br />
Et les socialistes se frottent les mains, disant: Voyez comme notre plan a réussi. Grâce à l'intervention de l'État, le pauvre Jacques a une charrue. Il ne sera plus obligé à bêcher la terre; le voilà sur la route de la fortune. C'est un bien pour lui et un profit pour la nation prise en masse.<br />
<br />
Eh non! messieurs, ce n'est pas un profit pour la nation, car voici ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
On ne voit pas que la charrue n'a été à Jacques que parce qu'elle n'a pas été à Jean.<br />
<br />
On ne voit pas que, si Jacques laboure au lieu de bêcher, Jean sera réduit à bêcher au lieu de labourer.<br />
<br />
Que, par conséquent, ce qu'on considérait comme un accroissement de prêt n'est qu'un déplacement de prêt.<br />
<br />
En outre, on ne voit pas que ce déplacement implique deux profondes injustices.<br />
<br />
Injustice envers Jean qui, après avoir mérité et conquis le crédit par sa probité et son activité s'en voit dépouillé.<br />
<br />
Injustice envers les contribuables, exposés à payer une dette qui ne les regarde pas.<br />
<br />
Dira-t-on que le gouvernement offre à Jean les mêmes facilités qu'à Jacques? Mais puisqu'il n'y a qu'une charrue disponible, deux ne peuvent être prêtées. L'argument revient toujours à ce que, grâce à l'intervention de l'État, il se fera plus d'emprunts qu'il ne peut se faire de prêts, car la charrue représente ici la masse des capitaux disponibles.<br />
<br />
J'ai réduit, il est vrai, l'opération à son expression la plus simple; mais, éprouvez à la même pierre de touche les institutions gouvernementales de crédit les plus compliquées, vous vous convaincrez qu'elles ne peuvent avoir que ce résultat: déplacer le crédit, non l'accroître. Dans un pays et dans un temps donné, il n'y a qu'une certaine somme de capitaux en disponibilité et tous se placent. En garantissant des insolvables, l'État peut bien augmenter le nombre des emprunteurs, faire hausser ainsi le taux de l'intérêt (toujours au préjudice du contribuable), mais, ce qu'il ne peut faire, c'est augmenter le nombre des prêteurs et l'importance du total des prêts.<br />
<br />
Qu'on ne m'impute point, cependant, une conclusion dont Dieu me préserve. Je dis que la Loi ne doit point favoriser artificiellement les emprunts; mais je ne dis pas qu'elle doive artificiellement les entraver. S'il se trouve, dans notre régime hypothécaire ou ailleurs, des obstacles à la diffusion et à l'application du crédit, qu'on les fasse disparaître; rien de mieux, rien de plus juste. Mais c'est là, avec la liberté, tout ce que doivent demander à la Loi des Réformateurs dignes de ce nom.<br />
<br />
<br />
== X. L'Algérie ==<br />
<br />
<br />
Mais voici quatre orateurs qui se disputent la tribune. Ils parlent d'abord tous à la fois, puis l'un après l'autre. Qu'ont-ils dit? de fort belles choses assurément sur la puissance et la grandeur de la France, sur la nécessité de semer pour récolter, sur le brillant avenir de notre gigantesque colonie, sur l'avantage de déverser au loin le trop-plein de notre population etc., etc.; magnifiques pièces d'éloquence, toujours ornées de cette péroraison:<br />
<br />
« Votez cinquante millions (plus ou moins) pour faire en Algérie des ports et des routes, pour y transporter des colons, leur bâtir des maisons, leur défricher des champs. Par là vous aurez soulagé le travailleur français, encouragé le travail africain, et fait fructifier le commerce marseillais. C'est tout profit. »<br />
<br />
Oui, cela est vrai, si l'on ne considère lesdits cinquante millions qu'à partir du moment où l'État les dépense, si l'on regarde où ils vont, non d'où ils viennent; si l'on tient compte seulement du bien qu'ils feront en sortant du coffre des percepteurs et non du mal qu'on a produit, non plus que du bien qu'on a empêché, en les y faisant entrer; oui, à ce point de vue borné, tout est profit. La maison bâtie en Barbarie, c'est ce qu'on voit; le port creusé en Barbarie, c'est ce qu'on voit; le travail provoqué en Barbarie, c'est ce qu'on voit; quelques bras de moins en France, c'est ce qu'on voit; un grand mouvement de marchandises à Marseille, c'est toujours ce qu'on voit.<br />
<br />
Mais il y a autre chose qu'on ne voit pas. C'est que les cinquante millions dépensés par l'État ne peuvent plus l'être, comme ils l'auraient été, par le contribuable. De tout le bien attribué à la dépense publique exécutée, il faut donc déduire tout le mal de la dépense privée empêchée; — à moins qu'on n'aille jusqu'à dire que Jacques Bonhomme n'aurait rien fait des pièces de cent sous qu'il avait bien gagnée et que l'impôt lui ravit; assertion absurde, car s'il s'est donné la peine de les gagner, c'est qu'il espérait avoir la satisfaction de s'en servir. Il aurait fait relever la clôture de son jardin et ne le peut plus, c'est ce qu'on ne voit pas. Il aurait fait marner son champ et ne le peut plus, c'est ce qu'on ne voit pas. Il aurait ajouté un étage à sa chaumière et ne le peut plus c'est ce qu'on ne voit pas. Il aurait augmenté son outillage et ne le peut plus, c'est ce qu'on ne voit pas. Il serait mieux nourri, mieux vêtu, il aurait mieux fait instruire ses fils, il aurait arrondi la dot de sa fille et ne le peut plus, c'est ce qu'on ne voit pas. Il se serait mis dans l'association des secours mutuels et ne le peut plus, c'est ce qu'on ne voit pas. D'une part, les jouissances qui lui sont ôtées, et les moyens d'action qu'on a détruits dans ses mains, de l'autre; le travail du terrassier, du charpentier, du forgeron, du tailleur, du maître d'école de son village, qu'il eût encouragé et qui se trouve anéanti, c'est toujours ce qu'on ne voit pas.<br />
<br />
On compte beaucoup sur la prospérité future de l'Algérie; soit. Mais qu'on compte aussi pour quelque chose le marasme dont, en attendant, on frappe inévitablement la France. On me montre le commerce marseillais; mais s'il se fait avec le produit de l'impôt, je montrerai toujours un commerce égal anéanti dans le reste du pays. On dit: « Voilà un colon transporté en Barbarie; c'est un soulagement pour la population qui reste dans le pays. » Je réponds: Comment cela se peut-il, si en transportant ce colon à Alger, on y a transporté aussi deux ou trois fois le capital qui l'aurait fait vivre en France7?<br />
<br />
Le seul but que j'ai en vue, c'est de faire comprendre au lecteur que, dans toute dépense publique, derrière le bien apparent, il y a un mal plus difficile à discerner. Autant qu'il est en moi, je voudrais lui faire prendre l'habitude de voir l'un et l'autre et de tenir compte de tous deux.<br />
<br />
Quand une dépense publique est proposée, il faut l'examiner en elle-même, abstraction faite du prétendu encouragement qui en résulte pour le travail, car cet encouragement est une chimère. Ce que fait à cet égard la dépense publique, la dépense privée l'eût fait de même. Donc l'intérêt du travail est toujours hors de cause.<br />
<br />
Il n'entre pas dans l'objet de cet écrit d'apprécier le mérite intrinsèque des dépenses publiques appliquées à l'Algérie.<br />
<br />
Mais je ne puis retenir une observation générale. C'est que la présomption est toujours défavorable aux dépenses collectives par voie d'impôt. Pourquoi? La voici:<br />
<br />
D'abord la justice en souffre toujours quelque peu. Puisque Jacques Bonhomme avait sué pour gagner sa pièce de cent sous, en vue d'une satisfaction, il est au moins fâcheux que le fisc intervienne pour enlever à Jacques Bonhomme cette satisfaction et la conférer à un autre. Certes, c'est alors au fisc ou à ceux qui le font agir à donner de bonnes raisons. Nous avons vu que l'État en donne une détestable quand il dit: avec ces cent sous, je ferai travailler des ouvriers, car Jacques Bonhomme (sitôt qu'il n'aura plus la cataracte) ne manquera pas de répondre: « Morbleu! avec ces cent sous, je les ferai bien travailler moi-même. »<br />
<br />
Cette raison mise de côté, les autres se présentent dans toute leur nudité, et le débat entre le fisc et le pauvre Jacques s'en trouve fort simplifié. Que l'État lui dise: Je te prends cent sous pour payer le gendarme qui te dispense de veiller à ta propre sûreté; — pour paver la rue que tu traverses tous les jours; — pour indemniser le magistrat qui fait respecter ta propriété et la liberté; — pour nourrir le soldat qui défend nos frontières, Jacques Bonhomme paiera sans mot dire ou je me trompe fort. Mais si l'État lui dit: Je te prends ces cent sous pour te donner un sou de prime, dans le cas où tu auras bien cultivé ton champ; — ou pour faire apprendre à ton fils ce que tu ne veux pas qu'il apprenne; — ou pour que M. le ministre ajoute un cent unième plat à son dîner; — je te les prends pour bâtir une chaumière en Algérie, sauf à te prendre cent sous de plus tous les ans pour y entretenir un colon; et autres cent sous pour entretenir un général qui garde le soldat, etc., etc., il me semble entendre le pauvre Jacques s'écrier: « Ce régime légal ressemble fort au régime de la forêt de Bondy 8 ! » Et comme l'État prévoit l'objection, que fait-il? Il brouille toutes choses; il fait apparaître justement cette raison détestable qui devrait être sans influence sur la question; il parle de l'effet des cent sous sur le travail; il montre le cuisinier et le fournisseur du ministre; il montre un colon, un soldat, un général, vivant sur les cinq francs; il montre enfin ce qu'on voit, et tant que Jacques Bonhomme n'aura pas appris à mettre en regard ce qu'on ne voit pas, Jacques Bonhomme sera dupe. C'est pourquoi je m'efforce de le lui enseigner à grands coups de répétitions.<br />
<br />
De ce que les dépenses publiques déplacent le travail sans l'accroître, il en résulte contre elles une seconde et grave présomption. Déplacer le travail, c'est déplacer les travailleurs, c'est troubler les lois naturelles qui président à la distribution de la population sur le territoire. Quand 50 millions sont laissés au contribuable, comme le contribuable est partout, ils alimentent du travail dans les quarante mille communes de France; ils agissent dans le sens d'un lien qui retient chacun sur sa terre natale; ils se répartissent sur tous les travailleurs possibles et sur toutes les industries imaginables. Que si l'État, soutirant ces 50 millions aux citoyens, les accumule et les dépense sur un point donné, il attire sur ce point une quantité proportionnelle de travail déplacé, un nombre correspondant de travailleurs dépaysés, population flottante, déclassée, et j'ose dire dangereuse quand le fonds est épuisé! — Mais il arrive ceci (et je rentre par là dans mon sujet): cette activité fiévreuse, et pour ainsi dire soufflée sur un étroit espace, frappe tous les regards, c'est ce qu'on voit; le peuple applaudit, s'émerveille sur la beauté et la facilité du procédé, en réclame le renouvellement et l'extension. Ce qu'il ne voit pas, c'est qu'une quantité égale de travail, probablement plus judicieux, a été frappée d'inertie dans tout le reste de la France.<br />
<br />
<br />
== XI. Épargne et Luxe ==<br />
<br />
<br />
Ce n'est pas seulement en matière de dépenses publiques que ce qu'on voit éclipse ce qu'on ne voit pas. En laissant dans l'ombre la moitié de l'économie politique, ce phénomène induit à une fausse morale. Il porte les nations à considérer comme antagoniques leurs intérêts moraux et leurs intérêts matériels. Quoi de plus décourageant et de plus triste! Voyez:<br />
<br />
Il n'y a pas de père de famille qui ne se fasse un devoir d'enseigner à ses enfants l'ordre, l'arrangement, l'esprit de conservation, l'économie, la modération dans les dépenses. Il n'y a pas de religion qui ne tonne contre le faste et le luxe. C'est fort bien; mais, d'un autre côté, quoi de plus populaire que ces sentences:<br />
<br />
« Thésauriser, c'est dessécher les veines du peuple. »<br />
<br />
« Le luxe des grands fait l'aisance des petits. »<br />
<br />
« Les prodigues se ruinent, mais ils enrichissent l'État. »<br />
<br />
« C'est sur le superflu du riche que germe le pain du pauvre. »<br />
<br />
Voilà, certes, entre l'idée morale et l'idée sociale, une flagrante contradiction. Que d'esprits éminents, après avoir constaté le conflit, reposent en paix! C'est ce que je n'ai jamais pu comprendre; car il me semble qu'on ne peut rien éprouver de plus douloureux que d'apercevoir deux tendances opposées dans l'humanité. Quoi! elle arrive à la dégradation par l'une comme par l'autre extrémité! économe, elle tombe dans la misère; prodigue, elle s'abîme dans la déchéance morale!<br />
<br />
Heureusement que les maximes vulgaires montrent sous un faux jour l'Épargne et le Luxe, ne tenant compte que de ses conséquences immédiates qu'on voit, et non des effets ultérieurs qu'on ne voit pas. Essayons de rectifier cette vue incomplète.<br />
<br />
Mondor et son frère Ariste, ayant partagé l'héritage paternel, ont chacun cinquante mille francs de rente. Mondor pratique la philanthropie à la mode. C'est ce qu'on nomme un bourreau d'argent. Il renouvelle son mobilier plusieurs fois par an, change ses équipages tous les mois; on cite les ingénieux procédés auxquels il a recours pour en avoir plus tôt fini: bref, il fait pâlir les viveurs de Balzac et d'Alexandre Dumas.<br />
<br />
Aussi, il faut entendre le concert d'éloges qui toujours l'environne! « Parlez-nous de Mondor! vive Mondor! C'est le bienfaiteur de l'ouvrier; c'est la providence du peuple. À la vérité, il se vautre dans l'orgie, il éclabousse les passants; sa dignité et la dignité humaine en souffrent quelque peu... Mais, bah, s'il ne se rend pas utile par lui-même, il se rend utile par sa fortune. Il fait circuler l'argent; sa cour ne désemplit pas de fournisseurs qui se retirent toujours satisfaits. Ne dit-on pas que si l'or est rond, c'est pour qu'il roule! »<br />
<br />
Ariste a adopté un plan de vie bien différent. S'il n'est pas un égoïste, il est au moins un individualiste, car il raisonne ses dépenses, ne recherche que des jouissances modérées et raisonnables, songe à l'avenir de ses enfants, et, pour lâcher le mot, il économise.<br />
<br />
Et il faut entendre ce que dit de lui le vulgaire!<br />
<br />
« À quoi est bon ce mauvais riche, ce fesse-mathieu? Sans doute, il y a quelque chose d'imposant et de touchant dans la simplicité de sa vie; il est d'ailleurs humain, bienfaisant, généreux, mais il calcule. Il ne mange pas tous ses revenus. Son hôtel n'est pas sans cesse resplendissant et tourbillonnant. Quelle reconnaissance s'acquiert-il parmi les tapissiers, les carrossiers, les maquignons et les confiseurs? »<br />
<br />
Ces jugements, funestes à la morale, sont fondés sur ce qu'il y a une chose qui frappe les yeux: la dépense du prodigue; et une autre qui s'y dérobe: la dépense égale et même supérieure de l'économe.<br />
<br />
Mais les choses ont été si admirablement arrangées par le divin inventeur de l'ordre social, qu'en ceci, comme en tout, l'Économie politique et la Morale, loin de se heurter, concordent, et que la sagesse d'Ariste est, non-seulement plus digne, mais encore plus profitable que la folie de Mondor.<br />
<br />
Et quand je dis plus profitable, je n'entends pas dire seulement profitable à Ariste, ou même à la société en général, mais plus profitable aux ouvriers actuels, à l'industrie du jour.<br />
<br />
Pour le prouver, il suffit de mettre sous l'œil de l'esprit ces conséquences cachées des actions humaines que l'œil du corps ne voit pas.<br />
<br />
Oui, la prodigalité de Mondor a des effets visibles à tous les regards: chacun peut voir ses berlines, ses landaus, ses phaétons, les mignardes peintures de ses plafonds, ses riches tapis, l'éclat qui jaillit de son hôtel. Chacun sait que ses purs-sangs courent sur le turf. Les dîners qu'il donne à l'hôtel de Paris arrêtent la foule sur le boulevard, et l'on se dit: Voilà un brave homme, qui, loin de rien réserver de ses revenus, ébrèche probablement son capital. — C'est ce qu'on voit.<br />
<br />
Il n'est pas aussi aisé de voir, au point de vue de l'intérêt des travailleurs ce que deviennent les revenus d'Ariste. Suivons à la trace, cependant, et nous nous assurerons que tous, jusqu'à la dernière obole, vont faire travailler des ouvriers, aussi certainement que les revenus de Mondor. Il n'y a que cette différence: La folle dépense de Mondor est condamnée à décroître sans cesse et à rencontrer un terme nécessaire; la sage dépense d'Ariste ira grossissant d'année en année.<br />
<br />
Et s'il en est ainsi, certes, l'intérêt public se trouve d'accord avec la morale.<br />
<br />
Ariste dépense, pour lui et sa maison, vingt mille francs par an. Si cela ne suffisait pas à son bonheur, il ne mériterait pas le nom de sage. — Il est touché des maux qui pèsent sur les classes pauvres; il se croit, en conscience, tenu d'y apporter quelque soulagement et consacre dix mille francs à des actes de bienfaisance. — Parmi les négociants, les fabricants, les agriculteurs, il a des amis momentanément gênés. Il s'informe de leur situation, afin de leur venir en aide avec prudence et efficacité, et destine à cette œuvre encore dix mille francs. — Enfin, il n'oublie pas qu'il a des filles à doter, des fils auxquels il doit assurer un avenir, et, en conséquence, il s'impose d'épargner et placer tous les ans dix mille francs.<br />
<br />
Voici donc l'emploi de ses revenus.<br />
<br />
:1° Dépenses personnelles 20 000 fr.<br />
:2° Bienfaisance 10 000 fr.<br />
:3° Services d'amitié 10 000 fr.<br />
:4° Épargne 10 000 fr.<br />
<br />
Reprenons chacun de ces chapitres, et nous verrons qu'une seule obole n'échappe pas au travail national.<br />
<br />
1° Dépense personnelle. Celle-ci, quant aux ouvriers et fournisseurs, a des effets absolument identiques à une dépense égale faite par Mondor. Cela est évident de soi; n'en parlons plus.<br />
<br />
2° Bienfaisance. Les dix mille francs consacrés à cette destination vont également alimenter l'industrie; ils parviennent au boulanger, au boucher, au marchand d'habits et de meubles. Seulement le pain, la viande, les vêtements ne servent pas directement à Ariste, mais à ceux qu'il s'est substitués. Or, cette simple substitution d'un consommateur à un autre n'affecte en rien l'industrie générale. Qu'Ariste dépense cent sous ou qu'il prie un malheureux de les dépenser à sa place, c'est tout un.<br />
<br />
3° Services d'amitié. L'ami à qui Ariste prête ou donne dix mille francs ne les reçoit pas pour les enfouir; cela répugne à l'hypothèse. Il s'en sert pour payer des marchandises ou des dettes. Dans le premier cas, l'industrie est encouragée. Osera-t-on dire qu'elle ait plus à gagner à l'achat par Mondor d'un pur-sang de dix mille francs qu'à l'achat par Ariste ou son ami de dix mille francs d'étoffes? Que si cette somme sert à payer une dette, tout ce qui en résulte, c'est qu'il apparaît un troisième personnage, le créancier, qui touchera les dix mille francs, mais qui certes les emploiera à quelque chose dans son commerce, son usine, ou son exploitation. C'est un intermédiaire de plus entre Ariste et les ouvriers. Les noms propres changent, la dépense reste et l'encouragement à l'industrie aussi.<br />
<br />
4° Épargne. Restent les dix mille francs épargnés; — et c'est ici qu'au point de vue de l'encouragement aux arts, à l'industrie, au travail, aux ouvriers, Mondor paraît très-supérieur à Ariste, encore que, sous le rapport moral, Ariste se montre quelque peu supérieur à Mondor.<br />
<br />
Ce n'est jamais sans un malaise physique, qui va jusqu'à la souffrance, que je vois l'apparence de telles contradictions entre les grandes lois de la nature. Si l'humanité était réduite à opter entre deux partis, dont l'un blesse ses intérêts et l'autre sa conscience, il ne nous resterait qu'à désespérer de son avenir. Heureusement il n'en est pas ainsi{{Refl|9}}. — Et, pour voir Ariste reprendre sa supériorité économique, aussi bien que sa supériorité morale, il suffit de comprendre ce consolant axiome, qui n'en est pas moins vrai, pour avoir une physionomie paradoxale: Épargner, c'est dépenser.<br />
<br />
Quel est le but d'Ariste, en économisant dix mille francs? Est-ce d'enfouir deux mille pièces de cent sous dans une cachette de son jardin? Non certes, il entend grossir son capital et son revenu. En conséquence, cet argent qu'il n'emploie pas à acheter des terres, une maison, des rentes sur l'État, des actions industrielles, ou bien il le place chez un négociant ou un banquier. Suivez les écus dans toutes ces hypothèses, et vous vous convaincrez que, par l'intermédiaire des vendeurs ou emprunteurs, ils vont alimenter du travail tout aussi sûrement que si Ariste, à l'exemple de son frère, les eût échangé contre des meubles, des bijoux et des chevaux.<br />
<br />
Car, lorsque Ariste achète pour 10 000 fr. de terres ou de rente, il est déterminé par la considération qu'il n'a pas besoin de dépenser cette somme, puisque c'est ce dont vous lui faites un grief.<br />
<br />
Mais, de même, celui qui lui vend la terre ou la rente est déterminé par cette considération qu'il a besoin de dépenser les dix mille francs d'une manière quelconque.<br />
<br />
De telle sorte que la dépense se fait, dans tous les cas, ou par Ariste ou par ceux qui se substituent à lui.<br />
<br />
Au point de vue de la classe ouvrière, de l'encouragement au travail, il n'y a donc, entre la conduite d'Ariste et celle de Mondor, qu'une différence; la dépense de Mondor étant directement accomplie par lui, et autour de lui, on la voit; Celle d'Ariste s'exécutant en partie par des intermédiaires et au loin, on ne la voit pas. Mais, au fait, et pour qui sait rattacher les effets aux causes, celle qu'on ne voit pas est aussi certaine que celle qu'on voit. Ce qui le prouve, c'est que dans les deux cas les écus circulent, et qu'il n'en reste pas plus dans le coffre-fort du sage que dans celui du dissipateur.<br />
<br />
Il est donc faux de dire que l'Épargne fait un tort actuel à l'industrie. Sous ce rapport, elle est tout aussi bienfaisante que le Luxe.<br />
<br />
Mais combien ne lui est-elle pas supérieure, si la pensée, au lieu de se renfermer dans l'heure qui fuit, embrasse une longue période.<br />
<br />
Dix ans se sont écoulés. Que sont devenus Mondor et sa fortune, et sa grande popularité? Tout cela est évanoui, Mondor est ruiné; loin de répandre soixante mille francs, tous les ans, dans le corps social, il lui est peut-être à charge. En tout cas, il ne fait plus la joie de ses fournisseurs, il ne compte plus comme promoteur des arts et de l'industrie, il n'est plus bon à rien pour les ouvriers, non plus que sa race, qu'il laisse dans la détresse.<br />
<br />
Au bout des mêmes dix ans, non-seulement Ariste continue à jeter tous ses revenus dans la circulation, mais il y jette des revenus croissants d'année en année. Il grossit le capital national, c'est-à-dire le fonds qui alimente le salaire, et comme c'est de l'importance de ce fonds que dépend la demande des bras, il contribue à accroître progressivement la rémunération de la classe ouvrière. Vient-il à mourir, il laisse des enfants qu'il a mis à même de le remplacer dans son œuvre de progrès et de civilisation.<br />
<br />
Sous le rapport moral, la Supériorité de l'Épargne sur le Luxe est incontestable. Il est consolant de penser qu'il en est de même, sous le rapport économique, pour quiconque, ne s'arrêtant pas aux effets immédiats des phénomènes, sait pousser ses investigations jusqu'à leurs effets définitifs.<br />
<br />
== XII. Droit au Travail, Droit au Profit ==<br />
<br />
<br />
« Frères, cotisez-vous pour me fournir de l'ouvrage à votre prix. » C'est le Droit au travail, le Socialisme élémentaire ou de premier degré.<br />
<br />
« Frères, cotisez-vous pour me fournir de l'ouvrage à mon prix. » C'est le Droit au profit, le Socialisme raffiné ou de second degré.<br />
<br />
L'un et l'autre vivent par ceux de leurs effets qu'''on voit''. Ils mourront par ceux de leurs effets qu'''on ne voit pas''.<br />
<br />
''Ce qu'on voit'', c'est le travail et le profit excités par la cotisation sociale. ''Ce qu'on ne voit pas'', ce sont les travaux auxquels donnerait lieu cette même cotisation si on la laissait aux contribuables.<br />
<br />
En 1848, le Droit au travail se montra un moment sous deux faces. Cela suffit pour le ruiner dans l'opinion publique.<br />
<br />
L'une de ces faces s'appelait: ''Atelier national''.<br />
<br />
L'autre: ''Quarante-cinq centimes''.<br />
<br />
Des millions allaient tous les jours de la rue de Rivoli aux ateliers nationaux. C'est le beau côté de la médaille.<br />
<br />
Mais en voici le revers. Pour que des millions sortent il faut qu'ils y soient entrés. C'est pourquoi les organisateurs du Droit au travail s'adressèrent aux contribuables.<br />
<br />
Or, les paysans disaient: Il faut que je paie 45 centimes. Donc, je me priverai d'un vêtement, je ne marnerai pas mon champ, je ne réparerai pas ma maison.<br />
<br />
Et les ouvriers des campagnes disaient: Puisque notre bourgeois se prive d'un vêtement, il y aura moins de travail pour le tailleur; puisqu'il ne marne pas son champ, il y aura moins de travail pour le terrassier; puisqu'il ne fait pas réparer sa maison, il y aura moins de travail pour le charpentier et le maçon.<br />
<br />
Il fut alors prouvé qu'on ne tire pas d'un sac deux moutures, et que le travail soldé par le gouvernement se fait aux dépens du travail payé par le contribuable. Ce fut là la mort du Droit au travail, qui apparut comme une chimère, autant que comme une injustice.<br />
<br />
Et cependant, le droit au profit, qui n'est que l'exagération du Droit au Travail, vit encore et se porte à merveille.<br />
<br />
N'y a-t-il pas quelque chose de honteux dans le rôle que le protectioniste fait jouer à la société?<br />
<br />
Il lui dit:<br />
<br />
Il faut que tu me donnes du travail, et, qui plus est, du travail lucratif. J'ai sottement choisi une industrie qui me laisse dix pour cent de perte. Si tu frappes une contribution de vingt francs sur mes compatriotes et si tu me la livres, ma perte se convertira en profit. Or, le profit est un Droit; tu me le dois.<br />
<br />
La société qui écoute ce sophiste, qui se charge d'impôts pour le satisfaire, qui ne s'aperçoit pas que la perte essuyée par une industrie n'en est pas moins une perte, parce qu'on force les uns à la combler, cette société, dis-je, mérite le fardeau qu'on lui inflige.<br />
<br />
Ainsi, on le voit par les nombreux sujets que j'ai parcourus: Ne pas savoir l'Économie politique, c'est se laisser éblouir par l'effet immédiat d'un phénomène; le savoir, c'est embrasser dans sa pensée et dans sa prévision l'ensemble des effets{{Refl|10}}.<br />
<br />
Je pourrais soumettre ici une foule d'autres questions à la même épreuve. Mais je recule devant la monotonie d'une démonstration toujours uniforme, et je termine, en appliquant à l'Économie politique ce que Chateaubriand dit de l'Histoire:<br />
<br />
« Il y a, dit-il, deux conséquences en histoire: l'une immédiate et qui est à l'instant connue, l'autre éloignée et qu'on n'aperçoit pas d'abord. Ces conséquences souvent se contredisent; les unes viennent de notre courte sagesse, les autres de la sagesse perdurale. L'événement providentiel apparaît après l'évènement humain. Dieu se lève derrière les hommes. Niez tant qu'il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que le vulgaire appelle Providence; mais regardez à la fin d'un fait accompli, et vous verrez qu'il a toujours produit le contraire de ce qu'on en attendait quand il n'a point été établi d'abord sur la morale et la justice. »<br />
<br />
(Chateaubriand; Mémoires d'outre-tombe.)<br />
<br />
== Notes ==<br />
<br />
{{Refa|1}}Ce pamphlet, publié en juillet 1850, est le dernier que Bastiat ait écrit. Depuis plus d'un an, il était promis au public. Voici comment son apparition fut retardée. L'auteur en perdit le manuscrit lorsqu'il transporta son domicile de la rue de Choiseul à la rue d'Alger. Après de longues et inutiles recherches, il se décida à recommencer entièrement son œuvre, et choisit pour base principale de ses démonstrations des discours récemment prononcés à l'Assemblée nationale. Cette tâche finie, il se reprocha d'avoir été trop sérieux, jeta au feu le second manuscrit et écrivit celui que nous réimprimons. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)<br />
{{Refa|2}}V. le chap. XX du tome VI (Note de l'éditeur de l'édition originale.)<br />
<br />
{{Refa|3}}V. au tome IV, le chap. XX de la Ière série des Sophismes, p. 100 et suivantes. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)<br />
<br />
{{Refa|4}}V. cap. III del tomo VI. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)<br />
<br />
{{Refa|5}}L'auteur a souvent invoqué la présomption de vérité qui s'attache au consentement universel manifesté par la pratique de tous les hommes. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)<br />
<br />
{{Refa|6}}Voir au tome IV, pages 86 et 94, les chap. XIV et XVIII de la Ière série des Sophismes, et, page 538, les réflexions adressées à M. Thiers sur le même sujet; puis, au présent volume, le chap. XI ci-après. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)<br />
<br />
{{Refa|7}}M. le ministre de la guerre a affirmé dernièrement que chaque individu transporté en Algérie a coûté à l'État 8 000 fr. Or, il est positif que les malheureux dont il s'agit auraient très-bien vécu en France sur un capital de 4 000 fr. Je demande en quoi l'on soulage la population française, quand on lui ôte un homme et les moyens d'existence de deux?<br />
<br />
{{Refa|8}}Forêt réputée pour les brigands qui dévalisaient les voyageurs qui la traversaient. (Note de l'éditeur de l'édition de la FEE.)<br />
<br />
{{Refa|9}}V. la note de la page 369. (Note de l'éditeur de l'édition originale.) Il s'agit, plus haut dans ce même document, de la note "Voir au tome IV, les pages 86 et 94..." (Note de l'éditeur de Bastiat.org.)<br />
<br />
{{Refa|10}}Si toutes les conséquences d'une action retombaient sur son auteur, notre éducation serait prompte. Mais il n'en est pas ainsi. Quelquefois les bonnes conséquences visibles sont pour nous, et les mauvaises conséquences invisibles sont pour autrui, ce qui nous les rend plus invisibles encore. Il faut alors attendre que la réaction vienne de ceux qui ont à supporter les mauvaises conséquences de l'acte. C'est quelquefois fort long, et voici ce qui prolonge le règne de l'erreur. Un homme fait un acte qui produit de bonnes conséquences égales à 10, à son profit et de mauvaises conséquences égales à 15, réparties sur 30 de ses semblables de manière qu'il n'en retombe sur chacun d'eux que 1/2. Au total, il y a perte et la réaction doit nécessairement arriver. On conçoit cependant qu'elle se fasse d'autant plus attendre que le mal sera plus disséminé dans la masse et le bien plus concentré sur un point. (Ébauche inédite de l'auteur)<br />
<br />
Ouvrage mis en ligne par [http://bastiat.org/fr/cqovecqonvp.html bastiat.org]<br />
</div><br />
<br />
[[wl:Frédéric Bastiat]]<br />
[[ca:Frédéric Bastiat]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Mod%C3%A8le:Refl&diff=2549Modèle:Refl2009-02-23T16:20:37Z<p>Lexington : Nouvelle page : <small><sup><font id="lien_{{{1}}}">{{{1}}}</font></sup></small></p>
<hr />
<div>[[#ancrage_{{{1}}}|<small><sup><font id="lien_{{{1}}}">{{{1}}}</font></sup></small>]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Mod%C3%A8le:Refa&diff=2548Modèle:Refa2009-02-23T16:20:11Z<p>Lexington : Nouvelle page : <font id="ancrage_{{{1}}}">{{{1}}}.</font> </p>
<hr />
<div>[[#lien_{{{1}}}|<font id="ancrage_{{{1}}}">{{{1}}}.</font> ]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Bastiat&diff=2547Frédéric Bastiat2009-02-23T16:17:27Z<p>Lexington : </p>
<hr />
<div>{{Infobox Auteur|nom=[[Frédéric Bastiat]]<br />
|image=[[Image:Bastiat.gif]]<br />
|dates = 1801-1850<br />
|tendance = [[:wl:minarchistes|minarchiste]]<br />
|citations = 'L'État, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde. Car, aujourd'hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait bien profiter du travail d'autrui. Ce sentiment, on n'ose l'afficher, on se le dissimule à soi-même; et alors que fait-on? On imagine un intermédiaire, on s'adresse à l'État, et chaque classe tour à tour vient lui dire: « Vous qui pouvez prendre loyalement, honnêtement, prenez au public, et nous partagerons.'<br />
|liens = [[:wl:Frédéric Bastiat|Wikibéral]] - [[:ca:Frédéric Bastiat|Catallaxia]]<br />
}}<br />
* [[Frédéric Bastiat:Sophismes Économiques|Sophismes Économiques]]<br />
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<br />
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[[Catégorie:Auteurs-B]]<br />
[[wl:Frédéric Bastiat]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Destutt_de_Tracy:%C3%A9l%C3%A9ments_d%27id%C3%A9ologie&diff=2546Destutt de Tracy:éléments d'idéologie2009-02-15T13:23:00Z<p>Lexington : </p>
<hr />
<div>{{Titre|Éléments d'idéologie, I. Idéologie|[[Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy]]|}}<br />
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<br />
[[wl:Antoine-Louis Destutt de Tracy]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Bastiat:La_Loi&diff=2545Frédéric Bastiat:La Loi2009-02-15T13:18:37Z<p>Lexington : Nouvelle page : {{titre|La Loi|Frédéric Bastiat|1850}} {{Autres projets| wikiberal=La Loi| catallaxia=Frédéric Bastiat| }} <div class="text"> La loi pervert...</p>
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<div>{{titre|[[:wl:La Loi|La Loi]]|[[Frédéric Bastiat]]|[[:wl:1850|1850]]}}<br />
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<br />
<div class="text"><br />
<br />
La loi pervertie ! La loi — et à sa suite toutes les forces collectives de la nation, — la Loi, dis-je, non seulement détournée de son but, mais appliquée à poursuivre un but directement contraire ! La Loi devenue l'instrument de toutes les cupidités, au lieu d'en être le frein ! La Loi accomplissant elle-même l'iniquité qu'elle avait pour mission de punir ! Certes, c'est là un fait grave, s'il existe, et sur lequel il doit m'être permis d'appeler l'attention de mes concitoyens. <br />
<br />
Nous tenons de Dieu le don qui pour nous les renferme tous, la Vie, — la vie physique, intellectuelle et morale. Mais la vie ne se soutient pas d'elle-même. Celui qui nous l'a donnée nous a laissé le soin de l'entretenir, de la développer, de la perfectionner. <br />
<br />
Pour cela, il nous a pourvus d'un ensemble de Facultés merveilleuses ; il nous a plongés dans un milieu d'éléments divers. C'est par l'application de nos facultés à ces éléments que se réalise le phénomène de l'''Assimilation'', de l´''Appropriation'', par lequel la vie parcourt le cercle qui lui a été assigné. <br />
<br />
Existence, Facultés, Assimilation — en d'autres termes, Personnalité, Liberté, Propriété, — voilà l'homme. <br />
<br />
C'est de ces trois choses qu'on peut dire, en dehors de toute subtilité démagogique, qu'elles sont antérieures et supérieures à toute législation humaine. <br />
<br />
Ce n'est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c'est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois. <br />
<br />
Qu'est-ce donc que la Loi ? Ainsi que je l'ai dit ailleurs, c'est l'organisation collective du Droit individuel de légitime défense. <br />
<br />
Chacun de nous tient certainement de la nature, de Dieu, le droit de défendre sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, puisque ce sont les trois éléments constitutifs ou conservateurs de la Vie, éléments qui se complètent l'un par l'autre et ne se peuvent comprendre l'un sans l'autre. Car que sont nos Facultés, sinon un prolongement de notre Personnalité, et qu'est-ce que la Propriété si ce n'est un prolongement de nos Facultés ? <br />
<br />
Si chaque homme a le droit de défendre, même par la force, sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, plusieurs hommes ont le Droit de se concerter, de s'entendre, d'organiser une Force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense. <br />
<br />
Le Droit collectif a donc son principe, sa raison d'être, sa légitimité dans le Droit individuel ; et la Force commune ne peut avoir rationnellement d'autre but, d'autre mission que les forces isolées auxquelles elle se substitue. <br />
<br />
Ainsi, comme la Force d'un individu ne peut légitimement attenter à la Personne, à la Liberté, à la Propriété d'un autre individu, par la même raison la Force commune ne peut être légitimement appliquée à détruire la Personne, la Liberté, la Propriété des individus ou des classes. <br />
<br />
Car cette perversion de la Force serait, en un cas comme dans l'autre, en contradiction avec nos prémisses. Qui osera dire que la Force nous a été donnée non pour défendre nos Droits, mais pour anéantir les Droits égaux de nos frères ? Et si cela n'est pas vrai de chaque force individuelle, agissant isolément, comment cela serait-il vrai de la force collective, qui n'est que l'union organisée des forces isolées ? <br />
<br />
Donc, s'il est une chose évidente, c'est celle-ci : La Loi, c'est l'organisation du Droit naturel de légitime défense ; c'est la substitution de la force collective aux forces individuelles, pour agir dans le cercle où celles-ci ont le droit d'agir, pour faire ce que celles-ci ont le droit de faire, pour garantir les Personnes, les Libertés, les Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire régner entre tous la '''Justice'''. <br />
<br />
Et s'il existait un peuple constitué sur cette base, il me semble que l'ordre y prévaudrait dans les faits comme dans les idées. Il me semble que ce peuple aurait le gouvernement le plus simple, le plus économique, le moins lourd, le moins senti, le moins responsable, le plus juste, et par conséquent le plus solide qu'on puisse imaginer, quelle que fût d'ailleurs sa forme politique. <br />
<br />
Car, sous un tel régime, chacun comprendrait bien qu'il a toute la plénitude comme toute la responsabilité de son Existence. Pourvu que la personne fût respectée, le travail libre et les fruits du travail garantis contre toute injuste atteinte, nul n'aurait rien à démêler avec l'État. Heureux, nous n'aurions pas, il est vrai, à le remercier de nos succès ; mais malheureux, nous ne nous en prendrions pas plus à lui de nos revers que nos paysans ne lui attribuent la grêle ou la gelée. Nous ne le connaîtrions que par l'inestimable bienfait de la '''Sûreté'''. <br />
<br />
On peut affirmer encore que, grâce à la non-intervention de l'État dans des affaires privées, les Besoins et les Satisfactions se développeraient dans l'ordre naturel. On ne verrait point les familles pauvres chercher l'instruction littéraire avant d'avoir du pain. On ne verrait point la ville se peupler aux dépens des campagnes, ou les campagnes aux dépens des villes. On ne verrait pas ces grands déplacements de capitaux, de travail, de population, provoqués par des mesures législatives, déplacements qui rendent si incertaines et si précaires les sources mêmes de l'existence, et aggravent par là, dans une si grande mesure, la responsabilité des gouvernements. <br />
<br />
Par malheur, il s'en faut que la Loi se soit renfermée dans son rôle. Même il s'en faut qu'elle ne s'en soit écartée que dans des vues neutres et discutables. Elle a fait pis : elle a agi contrairement à sa propre fin ; elle a détruit son propre but ; elle s'est appliquée à anéantir cette Justice qu'elle devait faire régner, à effacer, entre les Droits, cette limite que sa mission était de faire respecter ; elle a mis la force collective au service de ceux qui veulent exploiter, sans risque et sans scrupule, la Personne, la Liberté ou la Propriété d'autrui ; elle a converti la Spoliation en Droit, pour la protéger, et la légitime défense en crime, pour la punir. <br />
<br />
Comment cette perversion de la Loi s'est-elle accomplie ? Quelles en ont été les conséquences ? <br />
<br />
La Loi s'est pervertie sous l'influence de deux causes bien différentes : l'égoïsme inintelligent et la fausse philanthropie. <br />
<br />
Parlons de la première. <br />
<br />
Se conserver, se développer, c'est l'aspiration commune à tous les hommes, de telle sorte que si chacun jouissait du libre exercice de ses facultés et de la libre disposition de leurs produits, le progrès social serait incessant, ininterrompu, infaillible. <br />
<br />
Mais il est une autre disposition qui leur est aussi commune. C'est de vivre et de se développer, quand ils le peuvent, aux dépens les uns des autres. Ce n'est pas là une imputation hasardée, émanée d'un esprit chagrin et pessimiste. L'histoire en rend témoignage par les guerres incessantes, les migrations de peuples, les oppressions sacerdotales, l'universalité de l'esclavage, les fraudes industrielles et les monopoles dont ses annales sont remplies. <br />
<br />
Cette disposition funeste prend naissance dans la constitution même de l'homme, dans ce sentiment primitif, universel, invincible, qui le pousse vers le bien-être et lui fait fuir la douleur. <br />
<br />
L'homme ne peut vivre et jouir que par une assimilation, une appropriation perpétuelle, c'est-à-dire par une perpétuelle application de ses facultés sur les choses, ou par le travail. De là la Propriété. <br />
<br />
Mais, en fait, il peut vivre et jouir en s'assimilant, en s'appropriant le produit des facultés de son semblable. De là la Spoliation. <br />
<br />
Or, le travail étant en lui-même une peine, et l'homme étant naturellement porté à fuir la peine, il s'ensuit, l'histoire est là pour le prouver, que partout où la spoliation est moins onéreuse que le travail, elle prévaut ; elle prévaut sans que ni religion ni morale puissent, dans ce cas, l'empêcher. <br />
<br />
Quand donc s'arrête la spoliation ? Quand elle devient plus onéreuse, plus dangereuse que le travail. <br />
<br />
Il est bien évident que la Loi devrait avoir pour but d'opposer le puissant obstacle de la force collective à cette funeste tendance ; qu'elle devrait prendre parti pour la propriété contre la Spoliation. <br />
<br />
Mais la Loi est faite, le plus souvent, par un homme ou par une classe d'hommes. Et la Loi n'existant point sans sanction, sans l'appui d'une force prépondérante, il ne se peut pas qu'elle ne mette en définitive cette force aux mains de ceux qui légifèrent. <br />
<br />
Ce phénomène inévitable, combiné avec le funeste penchant que nous avons constaté dans le cœur de l'homme, explique la perversion à peu près universelle de la Loi. On conçoit comment, au lieu d'être un frein à l'injustice, elle devient un instrument et le plus invincible instrument d'injustice. On conçoit que, selon la puissance du législateur, elle détruit, à son profit, et à divers degrés, chez le reste des hommes, la Personnalité par l'esclavage, la Liberté par l'oppression, la Propriété par la spoliation. <br />
<br />
Il est dans la nature des hommes de réagir contre l'iniquité dont ils sont victimes. Lors donc que la Spoliation est organisée par la Loi, au profit des classes qui la font, toutes les classes spoliées tendent, par des voies pacifiques ou par des voies révolutionnaires, à entrer pour quelque chose dans la confection des Lois. Ces classes, selon le degré de lumière où elles sont parvenues, peuvent se proposer deux buts bien différents quand elles poursuivent ainsi la conquête de leurs droits politiques : ou elles veulent faire cesser la spoliation légale, ou elles aspirent à y prendre part. <br />
<br />
Malheur, trois fois malheur aux nations où cette dernière pensée domine dans les masses, au moment où elles s'emparent à leur tour de la puissance législative ! <br />
<br />
Jusqu'à cette époque la spoliation légale s'exerçait par le petit nombre sur le grand nombre, ainsi que cela se voit chez les peuples où le droit de légiférer est concentré en quelques mains. Mais le voilà devenu universel, et l'on cherche l'équilibre dans la spoliation universelle. Au lieu d'extirper ce que la société contenait d'injustice, on la généralise. Aussitôt que les classes déshéritées ont recouvré leurs droits politiques, la première pensée qui les saisit n'est pas de se délivrer de la spoliation (cela supposerait en elles des lumières qu'elles ne peuvent avoir), mais d'organiser, contre les autres classes et à leur propre détriment, un système de représailles, — comme s'il fallait, avant que le règne de la justice arrive, qu'une cruelle rétribution vînt les frapper toutes, les unes à cause de leur iniquité, les autres à cause de leur ignorance. <br />
<br />
Il ne pouvait donc s'introduire dans la Société un plus grand changement et un plus grand malheur que celui-là : la Loi convertie en instrument de spoliation. <br />
<br />
Quelles sont les conséquences d'une telle perturbation. Il faudrait des volumes pour les décrire toutes. Contentons-nous d'indiquer les plus saillantes. <br />
<br />
La première, c'est d'effacer dans les consciences la notion du juste et de l'injuste. <br />
<br />
Aucune société ne peut exister si le respect des Lois n'y règne à quelque degré ; mais le plus sûr, pour que les lois soient respectées, c'est qu'elles soient respectables. Quand la Loi et la Morale sont en contradiction, le citoyen se trouve dans la cruelle alternative ou de perdre la notion de Morale ou de perdre le respect de la Loi, deux malheurs aussi grands l'un que l'autre et entre lesquels il est difficile de choisir. <br />
<br />
Il est tellement de la nature de la Loi de faire régner la Justice, que Loi et Justice, c'est tout un, dans l'esprit des masses. Nous avons tous une forte disposition à regarder ce qui est légal comme légitime, à ce point qu'il y en a beaucoup qui font découler faussement toute justice de la Loi. Il suffit donc que la Loi ordonne et consacre la Spoliation pour que la spoliation semble juste et sacrée à beaucoup de consciences. L'esclavage, la restriction, le monopole trouvent des défenseurs non seulement dans ceux qui en profitent, mais encore dans ceux qui en souffrent. Essayez de proposer quelques doutes sur la moralité de ces institutions. « Vous êtes, dira-t-on, un novateur dangereux, un utopiste, un théoricien, un contempteur des lois ; vous ébranlez la base sur laquelle repose la société. » Faites-vous un cours de morale, ou d'économie politique ? Il se trouvera des corps officiels pour faire parvenir au gouvernement ce vœu : <br />
<br />
« Que la science soit désormais enseignée, non plus au seul point de vue du Libre-Échange (de la Liberté, de la Propriété, de la Justice), ainsi que cela a eu lieu jusqu'ici, mais aussi et surtout au point de vue des faits et de la législation (contraire à la Liberté, à la Propriété, à la Justice) qui régit l'industrie française. »<br />
<br />
« Que, dans les chaires publiques salariées par le Trésor, le professeur s'abstienne rigoureusement de porter la moindre atteinte au respect dû aux ''lois'' ''en'' ''vigueur''<ref>Conseil général des manufactures, de l'agriculture et du commerce (Séance du 6 mai 1850.) </ref>, etc. »<br />
<br />
En sorte que s'il existe une loi qui sanctionne l'esclavage ou le monopole, l'oppression ou la spoliation sous une forme quelconque, il ne faudra pas même en parler ; car comment en parler sans ébranler le respect qu'elle inspire ? Bien plus, il faudra enseigner la morale et l'économie politique au point de vue de cette loi, c'est-à-dire sur la supposition qu'elle est juste par cela seul qu'elle est Loi. <br />
<br />
Un autre effet de cette déplorable perversion de la Loi, c'est de donner aux passions et aux luttes politiques, et, en général, à la politique proprement dite, une prépondérance exagérée. <br />
<br />
Je pourrais prouver cette proposition de mille manières. Je me bornerai, par voie d'exemple, à la rapprocher du sujet qui a récemment occupé tous les esprits : le suffrage universel. <br />
<br />
Quoi qu'en pensent les adeptes de l'École de Rousseau, laquelle se dit ''très'' ''avancée'' et que je crois ''reculée'' de vingt siècles, le suffrage ''universel'' (en prenant ce mot dans son acception rigoureuse) n'est pas un de ces dogmes sacrés, à l'égard desquels l'examen et le doute même sont des crimes. <br />
<br />
On peut lui opposer de graves objections. <br />
<br />
D'abord le mot universel cache un grossier sophisme. Il y a en France trente-six millions d'habitants. Pour que le droit de suffrage fût universel, il faudrait qu'il fût reconnu à trente-six millions d'électeurs. Dans le système le plus large, on ne le reconnaît qu'à neuf millions. Trois personnes sur quatre sont donc exclues et, qui plus est, elles le sont par cette quatrième. Sur quel principe se fonde cette exclusion ? sur le principe de l'Incapacité. Suffrage universel veut dire : suffrage universel des capables. Restent ces questions de fait : quels sont les capables ? l'âge, le sexe, les condamnations judiciaires sont-ils les seuls signes auxquels on puisse reconnaître l'incapacité ? <br />
<br />
Si l'on y regarde de près, on aperçoit bien vite le motif pour lequel le droit de suffrage repose sur la présomption de capacité, le système le plus large ne différant à cet égard du plus restreint que par l'appréciation des signes auxquels cette capacité peut se reconnaître, ce qui ne constitue pas une différence de principe, mais de degré. <br />
<br />
Ce motif, c'est que l'électeur ne stipule pas pour lui, mais pour tout le monde. <br />
<br />
Si, comme le prétendent les républicains de la teinte grecque et romaine, le droit de suffrage nous était échu avec la vie, il serait inique aux adultes d'empêcher les femmes et les enfants de voter. Pourquoi les empêche-t-on ? Parce qu'on les présume incapables. Et pourquoi l'Incapacité est-elle un motif d'exclusion ? Parce que l'électeur ne recueille pas seul la responsabilité de son vote ; parce que chaque vote engage et affecte la communauté tout entière ; parce que la communauté a bien le droit d'exiger quelques garanties, quant aux actes d'où dépendent son bien-être et son existence. <br />
<br />
Je sais ce qu'on peut répondre. Je sais aussi ce qu'on pourrait répliquer. Ce n'est pas ici le lieu d'épuiser une telle controverse. Ce que je veux faire observer, c'est que cette controverse même (aussi bien que la plupart des questions politiques) qui agite, passionne et bouleverse les peuples, perdrait presque toute son importance, si la Loi avait toujours été ce qu'elle devrait être. <br />
<br />
En effet, si la Loi se bornait à faire respecter toutes les Personnes, toutes les Libertés, toutes les Propriétés, si elle n'était que l'organisation du Droit individuel de légitime défense, l'obstacle, le frein, le châtiment opposé à toutes les oppressions, à toutes les spoliations, croit-on que nous nous disputerions beaucoup, entre citoyens, à propos du suffrage plus ou moins universel ? Croit-on qu'il mettrait en question le plus grand des biens, la paix publique ? Croit-on que les classes exclues n'attendraient pas paisiblement leur tour ? Croit-on que les classes admises seraient très jalouses de leur privilège ? Et n'est-il pas clair que l'intérêt étant identique et commun, les uns agiraient, sans grand inconvénient, pour les autres ? <br />
<br />
Mais que ce principe funeste vienne à s'introduire, que, sous prétexte d'organisation, de réglementation, de protection, d'encouragement, la Loi peut ''prendre'' ''aux'' ''uns'' ''pour'' ''donner'' ''aux'' ''autres'', puiser dans la richesse acquise par toutes les classes pour augmenter celle d'une classe ; tantôt celle des agriculteurs, tantôt celle des manufacturiers, des négociants, des armateurs, des artistes, des comédiens ; oh ! certes, en ce cas, il n'y a pas de classe qui ne prétende, avec raison, mettre, elle aussi, la main sur la Loi ; qui ne revendique avec fureur son droit d'élection et d'éligibilité ; qui ne bouleverse la société plutôt que de ne pas l'obtenir. Les mendiants et les vagabonds eux-mêmes vous prouveront qu'ils ont des titres incontestables. Ils vous diront : « Nous n'achetons jamais de vin, de tabac, de sel, sans payer l'impôt, et une part de cet impôt est donnée législativement en primes, en subventions à des hommes plus riches que nous. D'autres font servir la Loi à élever artificiellement le prix du pain, de la viande, du fer, du drap. Puisque chacun exploite la Loi à son profit, nous voulons l'exploiter aussi. Nous voulons en faire sortir le ''Droit'' ''à'' ''l'assistance'', qui est la part de spoliation du pauvre. Pour cela, il faut que nous soyons électeurs et législateurs, afin que nous organisions en grand l'Aumône pour notre classe, comme vous avez organisé en grand la Protection pour la vôtre. Ne nous dites pas que vous nous ferez notre part, que vous nous jetterez, selon la proposition de M. Mimerel, une somme de 600 000 francs pour nous faire taire et comme un os à ronger. Nous avons d'autres prétentions et, en tout cas, nous voulons stipuler pour nous-mêmes comme les autres classes ont stipulé pour elles-mêmes ! » <br />
<br />
Que peut-on répondre à cet argument ? Oui, tant qu'il sera admis en principe que la Loi peut être détournée de sa vraie mission, qu'elle peut violer les propriétés au lieu de les garantir, chaque classe voudra faire la Loi, soit pour se défendre contre la spoliation, soit pour l'organiser aussi à son profit. La question politique sera toujours préjudicielle, dominante, absorbante ; en un mot, on se battra à la porte du Palais législatif. La lutte ne sera pas moins acharnée au-dedans. Pour en être convaincu, il est à peine nécessaire de regarder ce qui se passe dans les Chambres en France et en Angleterre ; il suffit de savoir comment la question est posée. <br />
<br />
Est-il besoin de prouver que cette odieuse perversion de la Loi est une cause perpétuelle de haine, de discorde, pouvant aller jusqu'à la désorganisation sociale ? Jetez les yeux sur les États-Unis. C'est le pays du monde où la Loi reste le plus dans son rôle, qui est de garantir à chacun sa liberté et sa propriété. Aussi c'est le pays du monde où l'ordre social paraît reposer sur les bases les plus stables. Cependant, aux États-Unis même, il est deux questions, et il n'en est que deux, qui, depuis l'origine, ont mis plusieurs fois l'ordre politique en péril. Et quelles sont ces deux questions ? Celle de l'Esclavage et celle des Tarifs, c'est-à-dire précisément les deux seules questions où, contrairement à l'esprit général de cette république, la Loi a pris le caractère spoliateur. L'Esclavage est une violation, sanctionnée par la loi, des droits de la Personne. La Protection est une violation, perpétrée par la loi, du droit de Propriété ; et certes, il est bien remarquable qu'au milieu de tant d'autres débats, ce double ''fléau'' ''légal'', triste héritage de l'ancien monde, soit le seul qui puisse amener et amènera peut-être la rupture de l'Union. C'est qu'en effet on ne saurait imaginer, au sein d'une société, un fait plus considérable que celui-ci : ''La'' ''Loi'' ''devenue'' ''un'' ''instrument'' ''d'injustice''. Et si ce fait engendre des conséquences si formidables aux États-Unis, où il n'est qu'une exception, que doit-ce être dans notre Europe, où il est un Principe, un Système ? <br />
<br />
M. de Montalembert, s'appropriant la pensée d'une proclamation fameuse de M. Carlier, disait : Il faut faire la guerre au Socialisme. — Et par Socialisme, il faut croire que, selon la définition de M. Charles Dupin, il désignait la Spoliation. <br />
<br />
Mais de quelle Spoliation voulait-il parler ? Car il y en a de deux sortes. Il y a la ''spoliation'' ''extra''-''légale'' et la ''spoliation'' ''légale''. <br />
<br />
Quant à la spoliation extra-légale, celle qu'on appelle vol, escroquerie, celle qui est définie, prévue et punie par le Code pénal, en vérité, je ne pense pas qu'on la puisse décorer du nom de Socialisme. Ce n'est pas celle qui menace systématiquement la société dans ses bases. D'ailleurs, la guerre contre ce genre de spoliation n'a pas attendu le signal de M. de Montalembert ou de M. Carlier. Elle se poursuit depuis le commencement du monde ; la France y avait pourvu, dès longtemps avant la révolution de février, dès longtemps avant l'apparition du Socialisme, par tout un appareil de magistrature, de police, de gendarmerie, de prisons, de bagnes et d'échafauds. C'est la Loi elle-même qui conduit cette guerre, et ce qui serait, selon moi, à désirer, c'est que la Loi gardât toujours cette attitude à l'égard de la Spoliation. <br />
<br />
Mais il n'en est pas ainsi. La Loi prend quelquefois parti pour elle. Quelquefois elle l'accomplit de ses propres mains, afin d'en épargner au bénéficiaire la honte, le danger et le scrupule. Quelquefois elle met tout cet appareil de magistrature, police, gendarmerie et prison au service du spoliateur, et traite en criminel le spolié qui se défend. En un mot, il y a la ''spoliation'' ''légale'', et c'est de celle-là sans doute que parle M. de Montalembert. <br />
<br />
Cette spoliation peut n'être, dans la législation d'un peuple, qu'une tache exceptionnelle et, dans ce cas, ce qu'il y a de mieux à faire, sans tant de déclamations et de jérémiades, c'est de l'y effacer le plus tôt possible, malgré les clameurs des intéressés. Comment la reconnaître ? C'est bien simple. Il faut examiner si la Loi prend aux uns ce qui leur appartient pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas. Il faut examiner si la Loi accomplit, au profit d'un citoyen et au détriment des autres, un acte que ce citoyen ne pourrait accomplir lui-même sans crime. Hâtez-vous d'abroger cette Loi ; elle n'est pas seulement une iniquité, elle est une source féconde d'iniquités ; car elle appelle les représailles, et si vous n'y prenez garde, le fait exceptionnel s'étendra, se multipliera et deviendra systématique. Sans doute, le bénéficiaire jettera les hauts cris ; il invoquera les ''droits'' ''acquis''. Il dira que l'État doit Protection et Encouragement à son industrie ; il alléguera qu'il est bon que l'État l'enrichisse, parce qu'étant plus riche il dépense davantage, et répand ainsi une pluie de salaires sur les pauvres ouvriers. Gardez-vous d'écouter ce sophiste, car c'est justement par la systématisation de ces arguments que se systématisera la ''spoliation'' ''légale''. <br />
<br />
C'est ce qui est arrivé. La chimère du jour est d'enrichir toutes les classes aux dépens les unes des autres ; c'est de généraliser la Spoliation sous prétexte de l'organiser. Or, la spoliation légale peut s'exercer d'une multitude infinie de manières ; de là une multitude infinie de plans d'organisation : tarifs, protection, primes, subventions, encouragements, impôt progressif, instruction gratuite, Droit au travail, Droit au profit, Droit au salaire, Droit à l'assistance, Droit aux instruments de travail, gratuité du crédit, etc. Et c'est l'ensemble de tous ces plans, en ce qu'ils ont de commun, la spoliation légale, qui prend le nom de Socialisme. <br />
<br />
Or le Socialisme, ainsi défini, formant un corps de doctrine, quelle guerre voulez-vous lui faire, si ce n'est une guerre de doctrine ? Vous trouvez cette doctrine fausse, absurde, abominable. Réfutez-la. Cela vous sera d'autant plus aisé qu'elle est plus fausse, plus absurde, plus abominable. Surtout, si vous voulez être fort, commencez par extirper de votre législation tout ce qui a pu s'y glisser de Socialisme, — et l'œuvre n'est pas petite. <br />
<br />
On a reproché à M. de Montalembert de vouloir tourner contre le Socialisme la force brutale. C'est un reproche dont il doit être exonéré, car il a dit formellement : il faut faire au Socialisme la guerre qui est compatible avec la loi, l'honneur et la justice. <br />
<br />
Mais comment M. de Montalembert ne s'aperçoit-il pas qu'il se place dans un cercle vicieux ? Vous voulez opposer au Socialisme la Loi ? Mais précisément le Socialisme invoque la Loi. Il n'aspire pas à la spoliation extra-légale, mais à la spoliation légale. C'est de la Loi même, à l'instar des monopoleurs de toute sorte, qu'il prétend se faire un instrument ; et une fois qu'il aura la Loi pour lui, comment voulez-vous tourner la Loi contre lui ? Comment voulez-vous le placer sous le coup de vos tribunaux, de vos gendarmes, de vos prisons ? <br />
<br />
Aussi que faites-vous ? Vous voulez l'empêcher de mettre la main à la confection des Lois. Vous voulez le tenir en dehors du Palais législatif. Vous n'y réussirez pas, j'ose vous le prédire, tandis qu'au-dedans on légiférera sur le principe de la Spoliation légale. C'est trop inique, c'est trop absurde. <br />
<br />
Il faut absolument que cette question de Spoliation légale se vide, et il n'y a que trois solutions. <br />
<br />
Que le petit nombre spolie le grand nombre. <br />
<br />
Que tout le monde spolie tout le monde. <br />
<br />
Que personne ne spolie personne. <br />
<br />
Spoliation partielle, Spoliation universelle, absence de Spoliation, il faut choisir. La Loi ne peut poursuivre qu'un de ces trois résultats. <br />
<br />
Spoliation ''partielle'', — c'est le système qui a prévalu tant que l'électorat a été partiel, système auquel on revient pour éviter l'invasion du Socialisme. <br />
<br />
Spoliation ''universelle'', — c'est le système dont nous avons été menacés quand l'électorat est devenu universel, la masse ayant conçu l'idée de légiférer sur le principe des législateurs qui l'ont précédée. <br />
<br />
Absence de Spoliation, — c'est le principe de justice, de paix, d'ordre, de stabilité, de conciliation, de bon sens que je proclamerai de toute la force, hélas ! bien insuffisante, de mes poumons, jusqu'à mon dernier souffle. <br />
<br />
Et, sincèrement, peut-on demander autre chose à la Loi ? La Loi, ayant pour sanction nécessaire la Force, peut-elle être raisonnablement employée à autre chose qu'à maintenir chacun dans son Droit ? Je défie qu'on la fasse sortir de ce cercle, sans la tourner, et, par conséquent, sans tourner la Force contre le Droit. Et comme c'est là la plus funeste, la plus illogique perturbation sociale qui se puisse imaginer, il faut bien reconnaître que la véritable solution, tant cherchée, du problème social est renfermée dans ces simples mots : '''La''' '''Loi''', '''c'est''' '''la''' '''Justice''' '''Organisée'''. <br />
<br />
Or, remarquons-le bien : organiser la Justice par la Loi, c'est-à-dire par la Force, exclut l'idée d'organiser par la Loi ou par la Force une manifestation quelconque de l'activité humaine : Travail, Charité, Agriculture, Commerce, Industrie, Instruction, Beaux-Arts, Religion ; car il n'est pas possible qu'une de ces organisations secondaires n'anéantisse l'organisation essentielle. Comment imaginer, en effet, la Force entreprenant sur la Liberté des citoyens, sans porter atteinte à la Justice, sans agir contre son propre but ? <br />
<br />
Ici je me heurte au plus populaire des préjugés de notre époque. On ne veut pas seulement que la Loi soit juste ; on veut encore qu'elle soit philanthropique. On ne se contente pas qu'elle garantisse à chaque citoyen le libre et inoffensif exercice de ses facultés, appliquées à son développement physique, intellectuel et moral ; on exige d'elle qu'elle répande directement sur la nation le bien-être, l'instruction et la moralité. C'est le côté séduisant du Socialisme. <br />
<br />
Mais, je le répète, ces deux missions de la Loi se contredisent. Il faut opter. Le citoyen ne peut en même temps être libre et ne l'être pas. M. de Lamartine m'écrivait un jour : « Votre doctrine n'est que la moitié de mon programme ; vous en êtes resté à la Liberté, j'en suis à la Fraternité. » Je lui répondis : « La seconde moitié de votre programme détruira la première. » Et, en effet, il m'est tout à fait impossible de séparer le mot ''fraternité'' du mot ''volontaire''. Il m'est tout à fait impossible de concevoir la Fraternité ''légalement'' forcée, sans que la Liberté soit ''légalement'' détruite, et la Justice ''légalement'' foulée aux pieds. <br />
<br />
La Spoliation légale a deux racines : l'une, nous venons de le voir, est dans l'Égoïsme humain ; l'autre est dans la fausse Philanthropie. <br />
<br />
Avant d'aller plus loin, je crois devoir m'expliquer sur le mot Spoliation. <br />
<br />
Je ne le prends pas, ainsi qu'on le fait trop souvent, dans une acception vague, indéterminée, approximative, métaphorique : je m'en sers au sens tout à fait scientifique, et comme exprimant l'idée opposée à celle de la Propriété. Quand une portion de richesses passe de celui qui l'a acquise, sans son consentement et sans compensation, à celui qui ne l'a pas créée, que ce soit par force ou par ruse, je dis qu'il y a atteinte à la Propriété, qu'il y a Spoliation. Je dis que c'est là justement ce que la Loi devrait réprimer partout et toujours. Que si la Loi accomplit elle-même l'acte qu'elle devrait réprimer, je dis qu'il n'y a pas moins Spoliation, et même, socialement parlant, avec circonstance aggravante. Seulement, en ce cas, ce n'est pas celui qui profite de la Spoliation qui en est responsable, c'est la Loi, c'est le législateur, c'est la société, et c'est ce qui en fait le danger politique. <br />
<br />
Il est fâcheux que ce mot ait quelque chose de blessant. J'en ai vainement cherché un autre, car en aucun temps, et moins aujourd'hui que jamais, je ne voudrais jeter au milieu de nos discordes une parole irritante. Aussi, qu'on le croie ou non, je déclare que je n'entends accuser les intentions ni la moralité de qui que ce soit. J'attaque une idée que je crois fausse, un système qui me semble injuste, et cela tellement en dehors des intentions, que chacun de nous en profite sans le vouloir et en souffre sans le savoir. Il faut écrire sous l'influence de l'esprit de parti ou de la peur pour révoquer en doute la sincérité du Protectionnisme, du Socialisme et même du Communisme, qui ne sont qu'une seule et même plante, à trois périodes diverses de sa croissance. Tout ce qu'on pourrait dire, c'est que la Spoliation est plus visible, par sa partialité, dans le Protectionnisme <ref>Si la protection n'était accordée, en France, qu'à une seule classe, par exemple, aux maîtres de forges, elle serait si absurdement spoliatrice qu'elle ne pourrait se maintenir. Aussi voyons nous toutes les industries protégées se liguer, faire cause commune et même se recruter de manière à paraître embrasser l'ensemble du travail national. Elles sentent instinctivement que la Spoliation se dissimule en se généralisant. </ref>, par son universalité, dans le Communisme ; d'où il suit que des trois systèmes le Socialisme est encore le plus vague, le plus indécis, et par conséquent le plus sincère. <br />
<br />
Quoi qu'il en soit, convenir que la spoliation légale a une de ses racines dans la fausse philanthropie, c'est mettre évidemment les intentions hors de cause. <br />
<br />
Ceci entendu, examinons ce que vaut, d'où vient et où aboutit cette aspiration populaire qui prétend réaliser le Bien général par la Spoliation générale. <br />
<br />
Les socialistes nous disent : puisque la Loi organise la justice, pourquoi n'organiserait-elle pas le travail, l'enseignement, la religion ? <br />
<br />
Pourquoi ? Parce qu'elle ne saurait organiser le travail, l'enseignement, la religion, sans désorganiser la Justice. <br />
<br />
Remarquez donc que la Loi, c'est la Force, et que, par conséquent, le domaine de la Loi ne saurait dépasser légitimement le légitime domaine de la Force. <br />
<br />
Quand la loi et la Force retiennent un homme dans la Justice, elles ne lui imposent rien qu'une pure négation. Elles ne lui imposent que l'abstention de nuire. Elles n'attentent ni à sa Personnalité, ni à sa Liberté, ni à sa Propriété. Seulement elles sauvegardent la Personnalité, la Liberté et la Propriété d'autrui. Elles se tiennent sur la défensive ; elles défendent le Droit égal de tous. Elles remplissent une mission dont l'innocuité est évidente, l'utilité palpable, et la légitimité incontestée. <br />
<br />
Cela est si vrai qu'ainsi qu'un de mes amis me le faisait remarquer dire que ''le'' ''but'' ''de'' ''la'' ''Loi'' ''est'' ''de'' ''faire'' ''régner'' ''la'' ''Justice'', c'est se servir d'une expression qui n'est pas rigoureusement exacte. Il faudrait dire : ''Le'' ''but'' ''de'' ''la'' ''Loi'' ''est'' ''d'empêcher'' ''l'Injustice'' ''de'' ''régner''. En effet, ce n'est pas la Justice qui a une existence propre, c'est l'Injustice. L'une résulte de l'absence de l'autre. <br />
<br />
Mais quand la Loi, — par l'intermédiaire de son agent nécessaire, la Force, — impose un mode de travail, une méthode ou une matière d'enseignement, une foi ou un culte, ce n'est plus négativement, c'est positivement qu'elle agit sur les hommes. Elle substitue la volonté du législateur à leur propre volonté, l'initiative du législateur à leur propre initiative. Ils n'ont plus à se consulter, à comparer, à prévoir ; la Loi fait tout cela pour eux. L'intelligence leur devient un meuble inutile ; ils cessent d'être hommes ; ils perdent leur Personnalité, leur Liberté, leur Propriété. <br />
<br />
Essayez d'imaginer une forme de travail imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la Liberté ; une transmission de richesse imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la Propriété. Si vous n'y parvenez pas, convenez donc que la Loi ne peut organiser le travail et l'industrie sans organiser l'Injustice. <br />
<br />
Lorsque, du fond de son cabinet, un publiciste promène ses regards sur la société, il est frappé du spectacle d'inégalité qui s'offre à lui. Il gémit sur les souffrances qui sont le lot d'un si grand nombre de nos frères, souffrances dont l'aspect est rendu plus attristant encore par le contraste du luxe et de l'opulence. <br />
<br />
Il devrait peut-être se demander si un tel état social n'a pas pour cause d'anciennes Spoliations, exercées par voie de conquête, et des Spoliations nouvelles, exercées par l'intermédiaire des Lois. Il devrait se demander si, l'aspiration de tous les hommes vers le bien-être et le perfectionnement étant donnée, le règne de la justice ne suffit pas pour réaliser la plus grande activité de Progrès et la plus grande somme d'Égalité, compatibles avec cette responsabilité individuelle que Dieu a ménagée comme juste rétribution des vertus et des vices. <br />
<br />
Il n'y songe seulement pas. Sa pensée se porte vers des combinaisons, des arrangements, des organisations légales ou factices. Il cherche le remède dans la perpétuité et l'exagération de ce qui a produit le mal. <br />
<br />
Car, en dehors de la Justice, qui, comme nous l'avons vu, n'est qu'une véritable négation, est-il aucun de ces arrangements légaux qui ne renferme le principe de la Spoliation ? <br />
<br />
Vous dites : « Voilà des hommes qui manquent de richesses, » — et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas une mamelle qui se remplisse d'elle-même, ou dont les veines lactifères aillent puiser ailleurs que dans la société. Il n'entre rien au trésor public, en faveur d'un citoyen ou d'une classe, que ce que les autres citoyens et les autres classes ont été ''forcés'' d'y mettre. Si chacun n'y puise que l'équivalent de ce qu'il y a versé, votre Loi, il est vrai, n'est pas spoliatrice, mais elle ne fait rien pour ces hommes qui ''manquent'' ''de'' ''richesses'', elle ne fait rien pour l'égalité. Elle ne peut être un instrument d'égalisation qu'autant qu'elle prend aux uns pour donner aux autres, et alors elle est un instrument de Spoliation. Examinez à ce point de vue la Protection des tarifs, les primes d'encouragement, le Droit au profit, le Droit au travail, le Droit à l'assistance, le Droit à l'instruction, l'impôt progressif, la gratuité du crédit, l'atelier social, toujours vous trouverez au fond la Spoliation légale, l'injustice organisée. <br />
<br />
Vous dites : « Voilà des hommes qui manquent de lumières, » — et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas un flambeau répandant au loin une clarté qui lui soit propre. Elle plane sur une société où il y a des hommes qui savent et d'autres qui ne savent pas ; des citoyens qui ont besoin d'apprendre et d'autres qui sont disposés à enseigner. Elle ne peut faire que de deux choses l'une : ou laisser s'opérer librement ce genre de transactions, laisser se satisfaire librement cette nature de besoins ; ou bien forcer à cet égard les volontés et prendre aux uns de quoi payer des professeurs chargés d'instruire gratuitement les autres. Mais elle ne peut pas faire qu'il n'y ait, au second cas, atteinte à la Liberté et à la Propriété, Spoliation légale. <br />
<br />
Vous dites : « Voilà des hommes qui manquent de moralité ou de religion, » — et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi c'est la Force, et ai-je besoin de dire combien c'est une entreprise violente et folle que de faire intervenir la force en ces matières ? <br />
<br />
Au bout de ses systèmes et de ses efforts, il semble que le Socialisme, quelque complaisance qu'il ait pour lui-même, ne puisse s'empêcher d'apercevoir le monstre de la Spoliation légale. Mais que fait-il ? Il le déguise habilement à tous les yeux, même aux siens, sous les noms séducteurs de Fraternité, Solidarité, Organisation, Association. Et parce que nous ne demandons pas tant à la Loi, parce que nous n'exigeons d'elle que Justice, il suppose que nous repoussons la fraternité, la solidarité, l'organisation, l'association, et nous jette à la face l'épithète d'individualistes. <br />
<br />
Qu'il sache donc que ce que nous repoussons, ce n'est pas l'organisation naturelle, mais l'organisation forcée. <br />
<br />
Ce n'est pas l'association libre, mais les formes d'association qu'il prétend nous imposer. <br />
<br />
Ce n'est pas la fraternité spontanée, mais la fraternité légale. <br />
<br />
Ce n'est pas la solidarité providentielle, mais la solidarité artificielle, qui n'est qu'un déplacement injuste de Responsabilité. <br />
<br />
Le Socialisme, comme la vieille politique d'où il émane, confond le Gouvernement et la Société. C'est pourquoi, chaque fois que nous ne voulons pas qu'une chose soit faite par le Gouvernement, il en conclut que nous ne voulons pas que cette chose soit faite du tout. Nous repoussons l'instruction par l'État ; donc nous ne voulons pas d'instruction. Nous repoussons une religion d'État ; donc nous ne voulons pas de religion. Nous repoussons l'égalisation par l'État ; donc nous ne voulons pas d'égalité, etc. C'est comme s'il nous accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent, parce que nous repoussons la culture du blé par l'État. <br />
<br />
Comment a pu prévaloir, dans le monde politique, l'idée bizarre de faire découler de la Loi ce qui n'y est pas : le Bien, en mode positif, la Richesse, la Science, la Religion ? <br />
<br />
Les publicistes modernes, particulièrement ceux de l'école socialiste, fondent leurs théories diverses sur une hypothèse commune, et assurément la plus étrange, la plus orgueilleuse qui puisse tomber dans un cerveau humain. <br />
<br />
Ils divisent l'humanité en deux parts. L'universalité des hommes, moins un, forme la première ; le publiciste, à lui tout seul, forme la seconde et, de beaucoup, la plus importante. <br />
<br />
En effet, ils commencent par supposer que les hommes ne portent en eux-mêmes ni un principe d'action, ni un moyen de discernement ; qu'ils sont dépourvus d'initiative ; qu'ils sont de la matière inerte, des molécules passives, des atomes sans spontanéité, tout au plus une végétation indifférente à son propre mode d'existence, susceptible de recevoir, d'une volonté et d'une main extérieures, un nombre infini de formes plus ou moins symétriques, artistiques, perfectionnées. <br />
<br />
Ensuite chacun d'eux suppose sans façon qu'il est lui-même, sous les noms d'Organisateur, de Révélateur, de Législateur, d'Instituteur, de Fondateur, cette volonté et cette main, ce mobile universel, cette puissance créatrice dont la sublime mission est de réunir en société ces matériaux épars, qui sont des hommes. <br />
<br />
Partant de cette donnée, comme chaque jardinier, selon son caprice, taille ses arbres en pyramides, en parasols, en cubes, en cônes, en vases, en espaliers, en quenouilles, en éventails, chaque socialiste, suivant sa chimère, taille la pauvre humanité en groupes, en séries, en centres, en sous-centres, en alvéoles, en ateliers sociaux, harmoniques, contrastés, etc., etc. <br />
<br />
Et de même que le jardinier, pour opérer la taille des arbres, a besoin de haches, de scies, de serpettes et de ciseaux, le publiciste, pour arranger sa société, a besoin de forces qu'il ne peut trouver que dans les Lois ; loi de douane, loi d'impôt, loi d'assistance, loi d'instruction. <br />
<br />
Il est si vrai que les socialistes considèrent l'humanité comme matière à combinaisons sociales, que si, par hasard, ils ne sont pas bien sûrs du succès de ces combinaisons, ils réclament du moins une parcelle d'humanité comme ''matière'' ''à'' ''expériences'' : on sait combien est populaire parmi eux l'idée d'expérimenter ''tous'' ''les'' ''systèmes'', et on a vu un de leurs chefs venir sérieusement demander à l'assemblée constituante une commune avec tous ses habitants, pour faire son essai. <br />
<br />
C'est ainsi que tout inventeur fait sa machine en petit avant de la faire en grand. C'est ainsi que le chimiste sacrifie quelques réactifs, que l'agriculteur sacrifie quelques semences et un coin de son champ pour faire l'épreuve d'une idée. <br />
<br />
Mais quelle distance incommensurable entre le jardinier et ses arbres, entre l'inventeur et sa machine, entre le chimiste et ses réactifs, entre l'agriculteur et ses semences !... Le socialiste croit de bonne foi que la même distance le sépare de l'humanité. <br />
<br />
Il ne faut pas s'étonner que les publicistes du dix-neuvième siècle considèrent la société comme une création artificielle sortie du génie du Législateur. <br />
<br />
Cette idée, fruit de l'éducation classique, a dominé tous les penseurs, tous les grands écrivains de notre pays. <br />
<br />
Tous ont vu entre l'humanité et le législateur les mêmes rapports qui existent entre l'argile et le potier. <br />
<br />
Bien plus, s'ils ont consenti à reconnaître, dans le cœur de l'homme, un principe d'action et, dans son intelligence, un principe de discernement, ils ont pensé que Dieu lui avait fait, en cela, un don funeste, et que l'humanité, sous l'influence de ces deux moteurs, tendait fatalement vers sa dégradation. Ils ont posé en fait qu'abandonnée à ses penchants l'humanité ne s'occuperait de religion que pour aboutir à l'athéisme, d'enseignement que pour arriver à l'ignorance, de travail et d'échanges que pour s'éteindre dans la misère. <br />
<br />
Heureusement, selon ces mêmes écrivains, il y a quelques hommes, nommés Gouvernants, Législateurs, qui ont reçu du ciel, non seulement pour eux-mêmes, mais pour tous les autres, des tendances opposées. <br />
<br />
Pendant que l'humanité penche vers le Mal, eux inclinent au Bien ; pendant que l'humanité marche vers les ténèbres, eux aspirent à la lumière ; pendant que l'humanité est entraînée vers le vice, eux sont attirés par la vertu. Et, cela posé, ils réclament la Force, afin qu'elle les mette à même de substituer leurs propres tendances aux tendances du genre humain. <br />
<br />
Il suffit d'ouvrir, à peu près au hasard, un livre de philosophie, de politique ou d'histoire pour voir combien est fortement enracinée dans notre pays cette idée, fille des études classiques et mère du Socialisme, que l'humanité est une matière inerte recevant du pouvoir la vie, l'organisation, la moralité et la richesse ; ou bien, ce qui est encore pis, que d'elle-même l'humanité tend vers sa dégradation et n'est arrêtée sur cette pente que par la main mystérieuse du Législateur. Partout le Conventionalisme classique nous montre, derrière la société passive, une puissance occulte qui, sous les noms de Loi, Législateur, ou sous cette expression plus commode et plus vague de '''on''', meut l'humanité, l'anime, l'enrichit et la moralise. <br />
<br />
'''Bossuet'''. — « Une des choses qu'on (qui ?) imprimait le plus fortement dans l'esprit des Égyptiens, c'était l'amour de la patrie... ''Il'' ''n'était'' ''pas'' ''permis'' d'être inutile à l'État ; la Loi assignait à chacun son emploi, qui se perpétuait de père en fils. On ne pouvait ni en avoir deux ni changer de profession... Mais il y avait une occupation qui ''devait'' être commune, c'était l'étude des lois et de la sagesse. L'ignorance de la religion et de la police du pays n'était excusée en aucun état. Au reste, chaque profession avait son canton qui lui était assigné (par qui ?)... Parmi de bonnes lois, ce qu'il y avait de meilleur, c'est que tout le monde était nourri (par qui ?) dans l'esprit de les observer... Leurs mercures ont rempli l'Égypte d'inventions merveilleuses, et ne lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvait rendre la vie commode et tranquille. » <br />
<br />
Ainsi, les hommes, selon Bossuet, ne tirent rien d'eux-mêmes : patriotisme, richesses, activité, sagesse, inventions, labourage, sciences, tout leur venait par l'opération des Lois ou des Rois. Il ne s'agissait pour eux que de ''se'' ''laisser'' ''faire''. C'est à ce point que Diodore ayant accusé les Égyptiens de rejeter la lutte et la musique, Bossuet l'en reprend. Comment cela est-il possible, dit-il, puisque ces arts avaient été inventés par Trismégiste ? <br />
<br />
De même chez les Perses : <br />
<br />
« Un des premiers soins du ''prince'' était de faire fleurir l'agriculture... Comme il y avait des charges établies pour la conduite des armées, il y en avait aussi pour veiller aux travaux rustiques... Le respect qu'on inspirait aux Perses pour l'autorité royale allait jusqu'à l'excès. » <br />
<br />
Les Grecs, quoique pleins d'esprit, n'en étaient pas moins étrangers à leurs propres destinées, jusque-là que, d'eux-mêmes, ils ne se seraient pas élevés, comme les chiens et les chevaux, à la hauteur des jeux les plus simples. Classiquement, c'est une chose convenue que tout vient du dehors aux peuples. <br />
<br />
« Les Grecs, naturellement pleins d'esprit et de courage, ''avaient'' ''été'' ''cultivés'' ''de'' ''bonne'' ''heure'' par des Rois et des colonies venues d'Égypte. C'est de là qu'ils avaient appris les exercices du corps, ''la'' ''course'' ''à'' ''pied'', à cheval et sur des chariots... Ce que les Égyptiens leur avaient appris de meilleur était à se rendre dociles, à se laisser former par des lois pour le bien public. » <br />
<br />
'''Fénelon'''. — Nourri dans l'étude et l'admiration de l'antiquité, témoin de la puissance de Louis XIV, Fénelon ne pouvait guère échapper à cette idée que l'humanité est passive, et que ses malheurs comme ses prospérités, ses vertus comme ses vices lui viennent d'une action extérieure, exercée sur elle par la Loi ou celui qui la fait. Aussi, dans son utopique Salente, met-il les hommes, avec leurs intérêts, leurs facultés, leurs désirs et leurs biens, à la discrétion absolue du Législateur. En quelque matière que ce soit, ce ne sont jamais eux qui jugent pour eux-mêmes, c'est le Prince. La nation n'est qu'une matière informe, dont le Prince est l'âme. C'est en lui que résident la pensée, la prévoyance, le principe de toute organisation, de tout progrès et, par conséquent, la Responsabilité. <br />
<br />
Pour prouver cette assertion, il me faudrait transcrire ici tout le Xe livre de Télémaque. J'y renvoie le lecteur, et me contente de citer quelques passages pris au hasard dans ce célèbre poème, auquel, sous tout autre rapport, je suis le premier à rendre justice. <br />
<br />
Avec cette crédulité surprenante qui caractérise les classiques, Fénelon admet, malgré l'autorité du raisonnement et des faits, la félicité générale des Égyptiens, et il l'attribue, non à leur propre sagesse, mais à celle de leurs Rois. <br />
<br />
« Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvrent tous les ans d'une moisson dorée, sans se reposer jamais ; des prairies pleines de troupeaux ; des laboureurs accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein ; des bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour. ''Heureux'', disait Mentor, ''le'' ''peuple'' ''qui'' ''est'' ''conduit'' ''par'' ''un'' ''sage'' ''Roi''. »<br />
<br />
« Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandues dans toute la campagne d'Égypte, où l'on comptait jusqu'à vingt-deux mille villes ; la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche ; la bonne éducation des enfants qu'on accoutumait à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts et des lettres ; l'exactitude pour toutes les cérémonies de la religion, le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes et la crainte pour les dieux, que chaque père inspirait à ses enfants. Il ne se lassait point d'admirer ce bel ordre. ''Heureux'', me disait-il, ''le'' ''peuple'' ''qu'un'' ''sage'' ''Roi'' ''conduit'' ''ainsi''. »<br />
<br />
Fénelon fait, sur la Crète, une idylle encore plus séduisante. Puis il ajoute, par la bouche de Mentor : <br />
<br />
« Tout ce que vous verrez dans cette île merveilleuse est le fruit des lois de Minos. L'éducation qu'il faisait donner aux enfants rend le corps sain et robuste. '''on''' les accoutume d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse ; '''on''' suppose que toute volupté amollit le corps et l'esprit ; pon ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'être invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de gloire... Ici '''on''' punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples, l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice. Pour le faste et la mollesse, '''on''' n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète... '''on''' n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés. » <br />
<br />
C'est ainsi que Mentor prépare son élève à triturer et manipuler, dans les vues les plus philanthropiques sans doute, le peuple d'Ithaque, et, pour plus de sûreté, il lui en donne l'exemple à Salente. <br />
<br />
Voilà comment nous recevons nos premières notions politiques. On nous enseigne à traiter les hommes à peu près comme Olivier de Serres enseigne aux agriculteurs à traiter et mélanger les terres. <br />
<br />
'''Montesquieu'''. — « Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que toutes les lois le favorisent ; que ces mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance pour pouvoir travailler comme les autres, et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité qu'il ait besoin de travailler pour conserver ou pour acquérir... » <br />
<br />
Ainsi les Lois disposent de toutes les fortunes. <br />
<br />
« Quoique dans la démocratie l'égalité réelle soit l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à établir qu'une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit que l'on établisse un cens qui réduise ou fixe les différences à un certain point. Après quoi c'est à des lois particulières à égaliser pour ainsi dire les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches et le soulagement qu'elles accordent aux pauvres... » <br />
<br />
C'est bien là encore l'égalisation des fortunes par la loi, par la force. <br />
<br />
« Il y avait dans la Grèce deux sortes de républiques. Les unes étaient militaires, comme Lacédémone ; d'autres étaient commerçantes, comme Athènes. Dans les unes '''on''' ''voulait'' que les citoyens fussent oisifs ; dans les autres '''on''' ''cherchait'' à donner de l'amour pour le travail. »<br />
<br />
« Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'étendue du génie qu'il fallut à ces législateurs pour voir qu'en choquant tous les usages reçus, en confondant toutes les vertus, ils montreraient à l'univers ''leur'' ''sagesse''. Lycurgue, mêlant le larcin avec l'esprit de justice, le plus dur esclavage avec l'extrême liberté, les sentiments les plus atroces avec la plus grande modération, donna de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce, l'argent, les murailles : on y a de l'ambition sans espérance d'être mieux ; on y a les sentiments naturels, et on n'y est ni enfant, ni mari, ni père ; la pudeur même est ôtée à la chasteté. ''C'est'' ''par'' ''ce'' ''chemin'' ''que'' ''Sparte'' ''est'' ''menée'' ''à'' ''la'' ''grandeur'' ''et'' ''à'' ''la'' ''gloire''... »<br />
<br />
« Cet extraordinaire que l'on voyait dans les institutions de la Grèce, nous l'avons vu ''dans'' ''la'' ''lie'' ''et'' ''la'' ''corruption'' ''des'' ''temps'' ''modernes''. Un législateur honnête homme a formé un peuple où la probité parait aussi naturelle que la bravoure chez les Spartiates. M. Penn est un véritable Lycurgue, et quoique le premier ait eu la paix pour objet comme l'autre a eu la guerre, ils se ressemblent dans la voie singulière où ils ont mis ''leur'' ''peuple'', dans l'ascendant qu'ils ont eu sur des hommes libres, dans les préjugés qu'ils ont vaincus, dans les passions qu'ils ont soumises. »<br />
<br />
« Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la ''Société'', qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie ; mais il sera toujours beau ''de'' ''gouverner'' ''les'' ''hommes'' ''en'' ''les'' ''rendant'' ''plus'' ''heureux''... »<br />
<br />
« ''Ceux'' ''qui'' ''voudront'' ''faire'' ''des'' ''institutions'' ''pareilles'' ''établiront'' ''la'' ''communauté'' ''des'' ''biens'' de la République de Platon, ce respect qu'il demandait pour les dieux, cette séparation d'avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens ; ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos besoins sans nos désirs. »<br />
<br />
L'engouement vulgaire aura beau s'écrier : c'est du Montesquieu, donc c'est magnifique ! c'est sublime ! j'aurai le courage de mon opinion et de dire : <br />
<br />
— Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau ! <br />
<br />
Mais c'est affreux ! abominable ! et ces extraits, que je pourrais multiplier, montrent que, dans les idées de Montesquieu, les personnes, les libertés, les propriétés, l'humanité entière ne sont que des matériaux propres à exercer la sagacité du Législateur. <br />
<br />
'''Rousseau'''. — Bien que ce publiciste, suprême autorité des démocrates, fasse reposer l'édifice social sur la ''volonté'' ''générale'', personne n'a admis, aussi complètement que lui, l'hypothèse de l'entière passivité du genre humain en présence du Législateur. <br />
<br />
« S'il est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand législateur ? Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit proposer. ''Celui''-''ci'' ''est'' ''le'' ''mécanicien'' ''qui'' ''invente'' ''la'' ''machine'', celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait marcher. »<br />
<br />
Et que sont les hommes en tout ceci ? La machine qu'on monte et qui marche, ou plutôt la matière brute dont la machine est faite ! <br />
<br />
Ainsi entre le Législateur et le Prince, entre le Prince et les sujets, il y a les mêmes rapports qu'entre l'agronome et l'agriculteur, l'agriculteur et la glèbe. À quelle hauteur au-dessus de l'humanité est donc placé le publiciste, qui régente les Législateurs eux-mêmes et leur enseigne leur métier en ces termes impératifs : <br />
<br />
« Voulez-vous donner de la consistance à l'État ? rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible. Ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. »<br />
<br />
« Le sol est-il ingrat ou stérile, ou le pays trop serré pour les habitants, ''tournez''-''vous'' du côté de l'industrie et des arts, dont vous échangerez les productions contre les denrées qui vous manquent... Dans un bon terrain, ''manquez''-''vous'' d'habitants, donnez tous vos soins à l'agriculture, qui multiplie les hommes, et ''chassez'' les arts, qui ne feraient qu'achever de dépeupler le pays... Occupez-vous des rivages étendus et commodes, ''couvrez'' ''la'' ''mer'' ''de'' ''vaisseaux'', vous aurez une existence brillante et courte. La mer ne baigne-t-elle sur vos côtes que des rochers inaccessibles, ''restez'' ''barbares'' et ichthyophages, vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être, et, à coup sûr, plus heureux. En un mot, outre les maximes communes à tous, chaque peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne d'une manière particulière, et rend sa législation propre à lui seul. C'est ainsi qu'autrefois les Hébreux, et récemment les Arabes, ont eu pour principal objet la religion ; les Athéniens, les lettres ; Carthage et Tyr, le commerce ; Rhodes, la marine ; Sparte, la guerre, et Rome, la vertu. L'auteur de l'Esprit ''des'' ''Lois'' a montré par quel art ''le'' ''législateur'' ''dirige'' ''l'institution'' ''vers'' ''chacun'' ''de'' ''ces'' ''objets''... Mais si le législateur, se trompant dans son objet, prend un principe différent de celui qui naît de la nature des choses, que l'un tende à la servitude et l'autre à la liberté ; l'un aux richesses, l'autre à la population ; l'un à la paix, l'autre aux conquêtes, on verra les lois s'affaiblir insensiblement, la constitution s'altérer, et l'État ne cessera d'être agité jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé, et que l'invincible nature ait repris son empire. »<br />
<br />
Mais si la nature est assez invincible pour ''reprendre'' son empire, pourquoi Rousseau n'admet-il pas qu'elle n'avait pas besoin du Législateur pour ''prendre'' cet empire dès l'origine ? Pourquoi n'admet-il pas qu'obéissant à leur propre initiative les hommes se ''tourneront'' d'eux-mêmes vers le commerce sur des rivages étendus et commodes, sans qu'un Lycurgue, un Solon, un Rousseau s'en mêlent, au risque de ''se'' ''tromper'' ? <br />
<br />
Quoi qu'il en soit, on comprend la terrible responsabilité que Rousseau fait peser sur les inventeurs, instituteurs, conducteurs, législateurs et manipulateurs de Sociétés. Aussi est-il, à leur égard, très exigeant. <br />
<br />
« Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en tout ou en partie, sa vie et son être ; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer, de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses propres forces pour lui en donner qui lui soient étrangères... » <br />
<br />
Pauvre espèce humaine, que feraient de ta dignité les adeptes de Rousseau ? <br />
<br />
'''Raynal'''. — « Le climat, c'est-à-dire le ciel et le sol, est la première règle du législateur. ''Ses'' ressources lui dictent ses devoirs. C'est d'abord ''sa'' position locale qu'il doit consulter. Une peuplade jetée sur les côtes maritimes aura des lois relatives à la navigation... Si la colonie est portée dans les terres, un législateur doit prévoir et leur genre et leur degré de fécondité... » <br />
<br />
« C'est surtout dans la distribution de la propriété qu'éclatera la sagesse de la législation. En général, et dans tous les pays du monde, quand on fonde une colonie, il faut donner des terres à tous les hommes, c'est-à-dire à chacun une étendue suffisante pour l'entretien d'une famille... »<br />
<br />
« Dans une île sauvage qu'on ''peuplerait'' d'enfants, '''on''' n'aurait qu'à laisser éclore les germes de la vérité dans les développements de la raison... Mais quand '''on''' établit un peuple déjà vieux dans un pays nouveau, l'habileté consiste ''à'' ''ne'' ''lui'' ''laisser'' que les opinions et les habitudes nuisibles dont on ne peut le guérir et le corriger. Veut-on empêcher qu'elles ne se transmettent, '''on''' veillera sur la seconde génération par une éducation commune et publique des enfants. Un prince, un législateur, ne devrait jamais fonder une colonie sans y envoyer d'avance des hommes sages pour l'instruction de la jeunesse... Dans une colonie naissante, toutes les facilités sont ouvertes aux précautions du Législateur qui veut ''épurer'' ''le'' ''sang'' ''et'' ''les'' ''mœurs'' ''d'un'' ''peuple''. Qu'il ait du génie et de la vertu, les terres et les hommes qu'il aura ''dans'' ''ses'' ''mains'' inspireront à son âme un plan de société, qu'un écrivain ne peut jamais tracer que d'une manière vague et sujette à l'instabilité des hypothèses, qui varient et se compliquent avec une infinité de circonstances trop difficiles à prévoir et à combiner... »<br />
<br />
Ne semble-t-il pas entendre un professeur d'agriculture dire à ses élèves : « Le climat est la première règle de l'agriculteur ? ''Ses'' ressources lui dictent ses devoirs. C'est d'abord ''sa'' position locale qu'il doit consulter. Est-il sur un sol argileux, il doit se conduire de telle façon. A-t-il affaire à du sable, voici comment il doit s'y prendre. Toutes les facilités sont ouvertes à l'agriculteur qui veut nettoyer et améliorer son sol. Qu'il ait de l'habileté, les terres, les engrais qu'il aura ''dans'' ''ses'' ''mains'' lui inspireront un plan d'exploitation, qu'un professeur ne peut jamais tracer que d'une manière vague et sujette à l'instabilité des hypothèses, qui varient et se compliquent avec une infinité de circonstances trop difficiles à prévoir et à combiner. » <br />
<br />
Mais, ô sublimes écrivains, veuillez donc vous souvenir quelquefois que cette argile, ce sable, ce fumier, dont vous disposez si arbitrairement, ce sont des Hommes, vos égaux, des êtres intelligents et libres comme vous, qui ont reçu de Dieu, comme vous, la faculté de voir, de prévoir, de penser et de juger pour eux-mêmes ! <br />
<br />
'''Mably'''. — (Il suppose les lois usées par la rouille du temps, la négligence de la sécurité, et poursuit ainsi) : <br />
<br />
« Dans ces circonstances, il faut être convaincu que les ressorts du gouvernement se sont relâchés. ''Donnez''-''leur'' une nouvelle tension (c'est au lecteur que Mably s'adresse), et le mal sera guéri... Songez moins à punir des fautes qu'à encourager les vertus ''dont'' ''vous'' ''avez'' ''besoin''. Par cette méthode vous rendrez à ''votre'' ''république'' la vigueur de la jeunesse. C'est pour n'avoir pas été connue des peuples libres qu'ils ont perdu la liberté ! Mais si les progrès du mal sont tels que les magistrats ordinaires ne puissent y remédier efficacement, ''ayez'' ''recours'' à une magistrature extraordinaire, dont le temps soit court et la puissance considérable. L'imagination des citoyens a besoin alors d'être frappée... »<br />
<br />
Et tout dans ce goût durant vingt volumes. <br />
<br />
Il a été une époque où, sous l'influence de tels enseignements, qui sont le fond de l'éducation classique, chacun a voulu se placer en dehors et au-dessus de l'humanité, pour l'arranger, l'organiser et l'instituer à sa guise. <br />
<br />
'''Condillac'''. — « Érigez-vous, Monseigneur, en Lycurgue ou en Solon. Avant que de poursuivre la lecture de cet écrit, amusez-vous à donner des lois à quelque peuple sauvage d'Amérique ou d'Afrique. Établissez dans des demeures fixes ces hommes errants ; apprenez-leur à nourrir des troupeaux... ; travaillez à développer les qualités sociales que la nature a mises en eux... Ordonnez-leur de commencer à pratiquer les devoirs de l'humanité... Empoisonnez par des châtiments les plaisirs que promettent les passions, et vous verrez ces barbares, à chaque article de votre législation, perdre un vice et prendre une vertu. » <br />
<br />
« Tous les peuples ont eu des lois. Mais peu d'entre eux ont été heureux. Quelle en est la cause ? C'est que les législateurs ont presque toujours ignoré que l'objet de la société est d'unir les familles par un intérêt commun. »<br />
<br />
« L'impartialité des lois consiste en deux choses : à établir l'égalité dans la fortune et dans la dignité des citoyens... À mesure que vos lois établiront une plus grande égalité, elles deviendront plus chères à chaque citoyen... Comment l'avarice, l'ambition, la volupté, la paresse, l'oisiveté, l'envie, la haine, la jalousie agiteraient-elles des hommes égaux en fortune et en dignité, et à qui les lois ne laisseraient pas l'espérance de rompre l'égalité ? » (Suit l'idylle.)<br />
<br />
« Ce qu'on vous a dit de la République de Sparte doit vous donner de grandes lumières sur cette question. Aucun autre État n'a jamais eu des lois plus conformes à l'ordre de la nature et de l'égalité. »<br />
<br />
Il n'est pas surprenant que les dix-septième et dix-huitième siècles aient considéré le genre humain comme une matière inerte attendant, recevant tout, forme, figure, impulsion, mouvement et vie d'un grand Prince, d'un grand Législateur, d'un grand Génie. Ces siècles étaient nourris de l'étude de l'Antiquité, et l'Antiquité nous offre en effet partout, en Égypte, en Perse, en Grèce, à Rome, le spectacle de quelques hommes manipulant à leur gré l'humanité asservie par la force ou par l'imposture. Qu'est-ce que cela prouve ? Que, parce que l'homme et la société sont perfectibles, l'erreur, l'ignorance, le despotisme, l'esclavage, la superstition doivent s'accumuler davantage au commencement des temps. Le tort des écrivains que j'ai cités n'est pas d'avoir constaté le fait, mais de l'avoir proposé, comme règle, à l'admiration et à l'imitation des races futures. Leur tort est d'avoir, avec une inconcevable absence de critique, et sur la foi d'un ''conventionalisme'' puéril, admis ce qui est inadmissible, à savoir la grandeur, la dignité, la moralité et le bien-être de ces sociétés factices de l'ancien monde ; de n'avoir pas compris que le temps produit et propage la lumière ; qu'à mesure que la lumière se fait, la force passe du côté du Droit, et la société reprend possession d'elle-même. <br />
<br />
Et en effet, quel est le travail politique auquel nous assistons ? Il n'est autre que l'effort instinctif de tous les peuples vers la liberté <ref>Pour qu'un peuple soit heureux, il est indispensable que les individus qui le composent aient de la prévoyance, de la prudence, et de cette confiance les uns dans les autres qui naît de la sûreté.<br><br />
Or, il ne peut guère acquérir ces choses que par l'expérience. Il devient prévoyant quand il a souffert pour n'avoir pas prévu; prudent, quand sa témérité a été souvent punie, etc. <br> <br />
Il résulte de là que la liberté commence toujours par être accompagnée des maux qui suivent l'usage inconsidéré qu'on en fait. <br> <br />
À ce spectacle, des hommes se lèvent qui demandent que la liberté soit proscrite. <br> <br />
« Que l'État, disent-ils, soit prévoyant et prudent pour tout le monde. » <br><br />
Sur quoi, je pose ces questions: <br><br />
1° Cela est-il possible? Peut-il sortir un État expérimenté d'une nation inexpérimentée? <br><br />
2° En tout cas, n'est pas étouffer l'expérience dans son germe? <br><br />
Si le pouvoir impose les actes individuels, comment l'individu s'instruira-t-il par les conséquences de ses actes? Il sera donc en tutelle à perpétuité? <br><br />
Et l'État ayant tout ordonné sera responsable de tout. <br><br />
Il y a là un foyer de révolutions, et de révolutions sans issue, puisqu'elles seront faites par un peuple auquel, en interdisant l'expérience, on a interdit le progrès. (''Pensée tirée des manuscrits de l'auteur'')<br />
</ref>. Et qu'est-ce que la Liberté, ce mot qui a la puissance de faire battre tous les cœurs et d'agiter le monde, si ce n'est l'ensemble de toutes les libertés, liberté de conscience, d'enseignement, d'association, de presse, de locomotion, de travail, d'échange ; d'autres termes, le franc exercice, pour tous, de toutes les facultés inoffensives ; en d'autres termes encore, la destruction de tous les despotismes, même le despotisme légal, et la réduction de la Loi à sa seule attribution rationnelle, qui est de régulariser le Droit individuel de légitime défense ou de réprimer l'injustice. <br />
<br />
Cette tendance du genre humain, il faut en convenir, est grandement contrariée, particulièrement dans notre patrie, par la funeste disposition, — fruit de l'enseignement classique, — commune à tous les publicistes, de se placer en dehors de l'humanité pour l'arranger, l'organiser et l'instituer à leur guise. <br />
<br />
Car, pendant que la société s'agite pour réaliser la Liberté, les grands hommes qui se placent à sa tête, imbus des principes des dix-septième et dix-huitième siècles, ne songent qu'à la courber sous le philanthropique despotisme de leurs inventions sociales et à lui faire porter docilement, selon l'expression de Rousseau, le joug de la félicité publique, telle qu'ils l'ont imaginée. <br />
<br />
On le vit bien en 1789. À peine l'Ancien Régime légal fut-il détruit, qu'on s'occupa de soumettre la société nouvelle à d'autres arrangements artificiels, toujours en partant de ce point convenu : l'omnipotence de la Loi. <br />
<br />
'''Saint'''-'''Just'''. — « Le Législateur commande à l'avenir. C'est à lui de ''vouloir'' ''le'' ''bien''. C'est à lui de rendre les hommes ce qu'il ''veut'' qu'ils soient. » <br />
<br />
'''Robespierre'''. « La fonction du gouvernement est de diriger les forces physiques et morales de la nation vers le but de son institution. » <br />
<br />
'''Billaud'''-'''Varennes'''. « Il ''faut'' recréer le peuple qu'on veut rendre à la liberté. Puisqu'il faut détruire d'anciens préjugés, changer d'antiques habitudes, perfectionner les affections dépravées, restreindre des besoins superflus, extirper des vices invétérés ; il faut donc une action forte, une impulsion véhémente... Citoyens, l'inflexible austérité de Lycurgue devint à Sparte la base inébranlable de la République ; le caractère faible et confiant de Solon replongea Athènes dans l'esclavage. Ce parallèle renferme toute la science du gouvernement. » <br />
<br />
'''Lepelletier'''. « Considérant à quel point l'espèce humaine est dégradée, je me suis convaincu de la nécessité d'opérer une entière régénération et, si je puis m'exprimer ainsi, de créer un nouveau peuple. » <br />
<br />
On le voit, les hommes ne sont rien que de vils matériaux. Ce n'est pas à eux de ''vouloir'' ''le'' ''bien'' ; — ils en sont incapables, — c'est au Législateur, selon Saint-Just. Les hommes ne sont que ce qu'il veut qu'ils soient. <br />
<br />
Suivant Robespierre, qui copie littéralement Rousseau, le Législateur commence par assigner le but de l'institution de la nation. Ensuite les gouvernements n'ont plus qu'à diriger vers ce but toutes les ''forces'' ''physiques'' ''et'' ''morales''. La nation elle-même reste toujours passive en tout ceci, et Billaud-Varennes nous enseigne qu'elle ne doit avoir que les préjugés, les habitudes, les affections et les besoins que le Législateur autorise. Il va jusqu'à dire que l'inflexible austérité d'un homme est la base de la république. <br />
<br />
On a vu que, dans le cas où le mal est si grand que les magistrats ordinaires n'y peuvent remédier, Mably conseillait la dictature pour faire fleurir la vertu. « ''Ayez'' ''recours'', dit-il, à une magistrature extraordinaire, dont le temps soit court et la puissance considérable. L'imagination des citoyens a besoin d'être frappée. » Cette doctrine n'a pas été perdue. Écoutons Robespierre : <br />
<br />
« Le principe du gouvernement républicain, c'est la vertu, et son moyen, pendant qu'il s'établit, la terreur. Nous voulons substituer, dans notre pays, la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l'homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole, misérable ; c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la République à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. » <br />
<br />
À quelle hauteur au-dessus du reste de l'humanité se place ici Robespierre ! Et remarquez la circonstance dans laquelle il parle. Il ne se borne pas à exprimer le vœu d'une grande rénovation du cœur humain ; il ne s'attend même pas à ce qu'elle résultera d'un gouvernement régulier. Non, il veut l'opérer lui-même et par la terreur. Le discours, d'où est extrait ce puéril et laborieux amas d'antithèses, avait pour objet d'exposer ''les'' ''principes'' ''de'' ''morale'' ''qui'' ''doivent'' ''diriger'' ''un'' ''gouvernement'' ''révolutionnaire''. Remarquez que, lorsque Robespierre vient demander la dictature, ce n'est pas seulement pour repousser l'étranger et combattre les factions ; c'est bien pour faire prévaloir par la terreur, et préalablement au jeu de la Constitution, ses propres principes de morale. Sa prétention ne va à rien moins que d'extirper du pays, par la terreur, ''l'égoïsme'', ''l'honneur'', ''les'' ''usages'', ''les'' ''bienséances'', ''la'' ''mode'', ''la'' ''vanité'', ''l'amour'' ''de'' ''l'argent'', ''la'' ''bonne'' ''compagnie'', ''l'intrigue'', ''le'' ''bel'' ''esprit'', ''la'' ''volupté'' ''et'' ''la'' ''misère''. Ce n'est qu'après que lui, Robespierre, aura accompli ces ''miracles'' — comme il les appelle avec raison, — qu'il permettra aux lois de reprendre leur empire. — Eh ! misérables, qui vous croyez si grands, qui jugez l'humanité si petite, qui voulez tout réformer, réformez-vous vous-mêmes, cette tâche vous suffit. <br />
<br />
Cependant, en général, messieurs les Réformateurs, Législateurs et Publicistes ne demandent pas à exercer sur l'humanité un despotisme immédiat. Non, ils sont trop modérés et trop philanthropes pour cela. Ils ne réclament que le despotisme, l'absolutisme, l'omnipotence de la Loi. Seulement ils aspirent à faire la Loi. <br />
<br />
Pour montrer combien cette disposition étrange des esprits a été universelle, en France, de même qu'il m'aurait fallu copier tout Mably, tout Raynal, tout Rousseau, tout Fénelon, et de longs extraits de Bossuet et Montesquieu, il me faudrait aussi reproduire le procès-verbal tout entier des séances de la Convention. Je m'en garderai bien et j'y renvoie le lecteur. <br />
<br />
On pense bien que cette idée dut sourire à Bonaparte. Il l'embrassa avec ardeur et la mit énergiquement en pratique. Se considérant comme un chimiste, il ne vit dans l'Europe qu'une matière à expériences. Mais bientôt cette matière se manifesta comme un réactif puissant. Aux trois quarts désabusé, Bonaparte, à Sainte-Hélène, parut reconnaître qu'il y a quelque initiative dans les peuples, et il se montra moins hostile à la liberté. Cela ne l'empêcha pas cependant de donner par son testament cette leçon à son fils : « Gouverner, c'est répandre la moralité, l'instruction et le bien-être. » <br />
<br />
Est-il nécessaire maintenant de faire voir par de fastidieuses citations d'où procèdent Morelly, Babeuf, Owen, Saint-Simon, Fourier ? Je me bornerai à soumettre au lecteur quelques extraits du livre de Louis Blanc sur l'organisation du travail. <br />
<br />
« Dans notre projet, la société reçoit l'impulsion du pouvoir » (Page 126). <br />
<br />
En quoi consiste l'impulsion que le Pouvoir donne à la société ? À imposer le ''projet'' de M. L. Blanc. <br />
<br />
D'un autre coté, la société, c'est le genre humain. <br />
<br />
Donc, en définitive, le genre humain reçoit l'impulsion de M. L. Blanc. <br />
<br />
Libre à lui, dira-t-on. Sans doute le genre humain est libre de suivre les ''conseils'' de qui que ce soit. Mais ce n'est pas ainsi que M. L. Blanc comprend la chose. Il entend que son projet soit converti en Loi, et par conséquent imposé de force par le pouvoir. <br />
<br />
« Dans notre projet, l'État ne fait que donner au travail une législation (''excusez'' ''du'' ''peu''), en vertu de laquelle le mouvement industriel peut et doit s'accomplir en toute liberté. Il (l'État) ne fait que placer la liberté sur une pente (''rien'' ''que'' ''cela'') qu'elle descend, une fois qu'elle y est placée, par la seule force des choses et par une suite naturelle du ''mécanisme'' ''établi''. » <br />
<br />
Mais quelle est cette pente ? — Celle indiquée par M. L. Blanc. — Ne conduit-elle pas aux abîmes ? — Non, elle conduit au bonheur. — Comment donc la société ne s'y place-t-elle pas d'elle-même ? — Parce qu'elle ne sait ce qu'elle veut et qu'elle a besoin d'impulsion. — Qui lui donnera cette impulsion ? — Le pouvoir. — Et qui donnera l'impulsion au pouvoir ? — L'inventeur du mécanisme, M. L. Blanc. <br />
<br />
Nous ne sortons jamais de ce cercle : l'humanité passive et un grand homme qui la meut par l'intervention de la Loi. <br />
<br />
Une fois sur cette pente, la société jouirait-elle au moins de quelque liberté ? — Sans doute. — Et qu'est-ce que la liberté ? <br />
<br />
« Disons-le une fois pour toutes : la liberté consiste non pas seulement dans le '''Droit''' accordé, mais dans le '''Pouvoir''' donné à l'homme d'exercer, de développer ses facultés, sous l'empire de la justice et sous la sauvegarde de la loi. » <br />
<br />
« Et ce n'est point là une distinction vaine : le sens en est profond, les conséquences en sont immenses. Car dès qu'on admet qu'il faut à l'homme, pour être vraiment libre, le '''Pouvoir''' d'exercer et de développer ses facultés, il en résulte que la société doit à chacun de ses membres l'instruction convenable, sans laquelle l'esprit humain ne ''peut'' se déployer, et les instruments de travail, sans lesquels l'activité humaine ne ''peut'' se donner carrière. Or, par l'intervention de qui la société donnera-t-elle à chacun de ses membres l'instruction convenable et les instruments de travail nécessaires, si ce n'est par l'intervention de l'État ? » <br />
<br />
Ainsi la liberté, c'est le pouvoir. — En quoi consiste ce '''Pouvoir''' ? — À posséder l'instruction et les instruments de travail. — Qui ''donnera'' l'instruction et les instruments de travail ? — La société, ''qui'' ''les'' ''doit''. — Par l'intervention de qui la société donnera-t-elle des instruments de travail à ceux qui n'en ont pas ? — Par ''l'intervention'' ''de'' ''l'État''. — À qui l'État les prendra-t-il ? <br />
<br />
C'est au lecteur de faire la réponse et de voir où tout ceci aboutit. <br />
<br />
Un des phénomènes les plus étranges de notre temps, et qui étonnera probablement beaucoup nos neveux, c'est que la doctrine qui se fonde sur cette triple hypothèse : l'inertie radicale de l'humanité ; l'omnipotence de la Loi ; l'infaillibilité du Législateur ; soit le symbole sacré du parti qui se proclame exclusivement démocratique. <br />
<br />
Il est vrai qu'il se dit aussi ''social''. <br />
<br />
En tant que démocratique, il a une foi sans limite en l'humanité. <br />
<br />
Comme ''social'', il la met au-dessous de la boue. <br />
<br />
S'agit-il de droits politiques, s'agit-il de faire sortir de son sein le Législateur, oh ! alors, selon lui, le peuple a la science infuse ; il est doué d'un tact admirable ; ''sa'' ''volonté'' ''est'' ''toujours'' ''droite'', ''la'' ''volonté'' ''générale'' ''ne'' ''peut'' ''errer''. Le suffrage ne saurait être trop ''universel''. Nul ne doit à la société aucune garantie. La volonté et la capacité de bien choisir sont toujours supposées. Est-ce que le peuple peut se tromper ? Est-ce que nous ne sommes pas dans le siècle des lumières ? Quoi donc ! Le peuple sera-t-il éternellement en tutelle ? N'a-t-il pas conquis ses droits par assez d'efforts et de sacrifices ? N'a-t-il pas donné assez de preuves de son intelligence et de sa sagesse ? N'est-il pas arrivé à sa maturité ? N'est-il pas en état de juger pour lui-même ? Ne connaît-il pas ses intérêts ? Y a-t-il un homme ou une classe qui ose revendiquer le droit de se substituer au peuple, de décider et d'agir pour lui ? Non, non, le peuple veut être ''libre'', et il le sera. Il veut diriger ses propres affaires, et il les dirigera. <br />
<br />
Mais le Législateur est-il une fois dégagé des comices par l'élection, oh ! alors le langage change. La nation rentre dans la passivité, dans l'inertie, dans le néant, et le Législateur prend possession de l'omnipotence. À lui l'invention, à lui la direction, à lui l'impulsion, à lui l'organisation. L'humanité n'a plus qu'à se laisser faire ; l'heure du despotisme a sonné. Et remarquez que cela est fatal ; car ce peuple, tout à l'heure si éclairé, si moral, si parfait, n'a plus aucunes tendances, ou, s'il en a, elles l'entraînent toutes vers la dégradation. Et on lui laisserait un peu de Liberté ! Mais ne savez-vous pas que, selon M. Considérant, ''la'' ''liberté'' ''conduit'' ''fatalement'' ''au'' ''monopole'' ? Ne savez-vous pas que la liberté c'est la concurrence ? et que la concurrence, suivant M. L. Blanc, c'est ''pour'' ''le'' ''peuple'' ''un'' ''système'' ''d'extermination'', ''pour'' ''la'' ''bourgeoisie'' ''une'' ''cause'' ''de'' ''ruine'' ? Que c'est pour cela que les peuples sont d'autant plus exterminés et ruinés qu'ils sont plus libres, témoin la Suisse, la Hollande, l'Angleterre et les États-Unis ? Ne savez-vous pas, toujours selon M. L. Blanc, que ''la'' ''concurrence'' ''conduit'' ''au'' ''monopole'', et que, ''par'' ''la'' ''même'' ''raison'', ''le'' ''bon'' ''marché'' ''conduit'' ''à'' ''l'exagération'' ''des'' ''prix'' ? Que ''la'' ''concurrence'' ''tend'' ''à'' ''tarir'' ''les'' ''sources'' ''de'' ''la'' ''consommation'' ''et'' ''pousse'' ''la'' ''production'' ''à'' ''une'' ''activité'' ''dévorante'' ? Que la ''concurrence'' ''force'' ''la'' ''production'' ''à'' ''s'accroître'' ''et'' ''la'' ''consommation'' ''à'' ''décroître'' ; d'où il suit que les peuples libres produisent pour ne pas consommer ; ''qu'elle'' ''est'' ''tout'' ''à'' ''la'' ''fois'' ''oppression'' ''et'' ''démence'', et qu'il faut absolument que M. L. Blanc s'en mêle ? <br />
<br />
Quelle liberté, d'ailleurs, pourrait-on laisser aux hommes ? Serait-ce la liberté de conscience ? Mais on les verra tous profiter de la permission pour se faire athées. La liberté d'enseignement ? Mais les pères se hâteront de payer des professeurs pour enseigner à leurs fils l'immoralité et l'erreur ; d'ailleurs, à en croire M. Thiers, si l'enseignement était laissé à la liberté nationale, il cesserait d'être national, et nous élèverions nos enfants dans les idées des Turcs ou des Indous, au lieu que, grâce au despotisme légal de l'université, ils ont le bonheur d'être élevés dans les nobles idées des Romains. La liberté du travail ? Mais c'est la concurrence, qui a pour effet de laisser tous les produits non consommés, d'exterminer le peuple et de ruiner la bourgeoisie. La liberté d'échanger ? Mais on sait bien, les protectionnistes l'ont démontré à satiété, qu'un homme se ruine quand il échange librement et que, pour s'enrichir, il faut échanger sans liberté. La liberté d'association ? Mais, d'après la doctrine socialiste, liberté et association s'excluent, puisque précisément on n'aspire à ravir aux hommes leur liberté que pour les forcer de s'associer. <br />
<br />
Vous voyez donc bien que les démocrates-socialistes ne peuvent, en bonne conscience, laisser aux hommes aucune liberté, puisque, par leur nature propre, et si ces messieurs n'y mettent ordre, ils tendent, de toute part, à tous les genres de dégradation et de démoralisation. <br />
<br />
Reste à deviner, en ce cas, sur quel fondement on réclame pour eux, avec tant d'instance, le suffrage universel. <br />
<br />
Les prétentions des organisateurs soulèvent une autre question, que je leur ai souvent adressée, et à laquelle, que je sache, ils n'ont jamais répondu. Puisque les tendances naturelles de l'humanité sont assez mauvaises pour qu'on doive lui ôter sa liberté, comment se fait-il que les tendances des organisateurs soient bonnes ? Les Législateurs et leurs agents ne font-ils pas partie du genre humain ? Se croient-ils pétris d'un autre limon que le reste des hommes ? Ils disent que la société, abandonnée à elle-même, court fatalement aux abîmes parce que ses instincts sont pervers. Ils prétendent l'arrêter sur cette pente et lui imprimer une meilleure direction. Ils ont donc reçu du ciel une intelligence et des vertus qui les placent en dehors et au-dessus de l'humanité ; qu'ils montrent leurs titres. Ils veulent être ''bergers'', ils veulent que nous soyons ''troupeau''. Cet arrangement présuppose en eux une supériorité de nature, dont nous avons bien le droit de demander la preuve préalable. <br />
<br />
Remarquez que ce que je leur conteste, ce n'est pas le droit d'inventer des combinaisons sociales, de les propager, de les conseiller, de les expérimenter sur eux-mêmes, à leurs frais et risques ; mais bien le droit de nous les imposer par l'intermédiaire de la Loi, c'est-à-dire des forces et des contributions publiques. <br />
<br />
Je demande que les Cabétistes, les Fouriéristes, les Proudhoniens, les Universitaires, les Protectionnistes renoncent non à leurs idées spéciales, mais à cette idée qui leur est commune, de nous assujettir de force à leurs groupes et séries, à leurs ateliers sociaux, à leur banque gratuite, à leur moralité gréco-romaine, à leurs entraves commerciales. Ce que je leur demande, c'est de nous laisser la faculté de juger leurs plans et de ne pas nous y associer, directement ou indirectement, si nous trouvons qu'ils froissent nos intérêts, ou s'ils répugnent à notre conscience. <br />
<br />
Car la prétention de faire intervenir le pouvoir et l'impôt, outre qu'elle est oppressive et spoliatrice, implique encore cette hypothèse préjudicielle : l'infaillibilité de l'organisateur et l'incompétence de l'humanité. <br />
<br />
Et si l'humanité est incompétente à juger pour elle-même, que vient-on nous parler de suffrage universel ? <br />
<br />
Cette contradiction dans les idées s'est malheureusement reproduite dans les faits, et pendant que le peuple français a devancé tous les autres dans la conquête de ses droits, ou plutôt de ses garanties politiques, il n'en est pas moins resté le plus gouverné, dirigé, administré, imposé, entravé et exploité de tous les peuples. <br />
<br />
Il est aussi celui de tous où les révolutions sont le plus imminentes, et cela doit être. <br />
<br />
Dès qu'on part de cette idée, admise par tous nos publicistes et si énergiquement exprimée par M. L. Blanc en ces mots : « La société reçoit l'impulsion du pouvoir » ; dès que les hommes se considèrent eux-mêmes comme sensibles mais passifs, incapables de s'élever par leur propre discernement et par leur propre énergie à aucune moralité, à aucun bien-être, et réduits à tout attendre de la Loi ; en un mot, quand ils admettent que leurs rapports avec l'État sont ceux du troupeau avec le berger, il est clair que la responsabilité du pouvoir est immense. Les biens et les maux, les vertus et les vices, l'égalité et l'inégalité, l'opulence et la misère, tout découle de lui. Il est chargé de tout, il entreprend tout, il fait tout ; donc il répond de tout. Si nous sommes heureux, il réclame à bon droit notre reconnaissance ; mais si nous sommes misérables, nous ne pouvons nous en prendre qu'à lui. Ne dispose-t-il pas, en principe, de nos personnes et de nos biens ? La Loi n'est-elle pas omnipotente ? En créant le monopole universitaire, il s'est fait fort de répondre aux espérances des pères de famille privés de liberté ; et si ces espérances sont déçues, à qui la faute ? En réglementant l'industrie, il s'est fait fort de la faire prospérer, sinon il eût été absurde de lui ôter sa liberté ; et si elle souffre, à qui la faute ? En se mêlant de pondérer la balance du commerce, par le jeu des tarifs, il s'est fait fort de le faire fleurir ; et si, loin de fleurir, il se meurt, à qui la faute ? En accordant aux armements maritimes sa protection en échange de leur liberté, il s'est fait fort de les rendre lucratifs ; et s'ils sont onéreux, à qui la faute ? <br />
<br />
Ainsi, il n'y a pas une douleur dans la nation dont le gouvernement ne se soit volontairement rendu responsable. Faut-il s'étonner que chaque souffrance soit une cause de révolution ? <br />
<br />
Et quel est le remède qu'on propose ? C'est d'élargir indéfiniment le domaine de la Loi, c'est-à-dire la Responsabilité du gouvernement. <br />
<br />
Mais si le gouvernement se charge d'élever et de régler les salaires et qu'il ne le puisse ; s'il se charge d'assister toutes les infortunes et qu'il ne le puisse ; s'il se charge d'assurer des retraites à tous les travailleurs et qu'il ne le puisse ; s'il se charge de fournir à tous les ouvriers des instruments de travail et qu'il ne le puisse ; s'il se charge d'ouvrir à tous les affamés d'emprunts un crédit gratuit et qu'il ne le puisse ; si, selon les paroles que nous avons vues avec regret échapper à la plume de M. de Lamartine, « l'État se donne la mission d'éclairer, de développer, d'agrandir, de fortifier, de spiritualiser, et de sanctifier l'âme des peuples », et qu'il échoue ; ne voit-on pas qu'au bout de chaque déception, hélas ! plus que probable, il y a une non moins inévitable révolution ? <br />
<br />
Je reprends ma thèse et je dis : immédiatement après la science économique et à l'entrée de la science politique <ref>L'économie politique précède la politique; celle-là dit si les intérêts humains sont naturellement harmoniques ou antagoniques; ce que celle-ci devrait savoir avant de fixer les attributions du gouvernement. </ref>, se présente une question dominante. C'est celle-ci : <br />
<br />
Qu'est-ce que la Loi ? que doit-elle être ? quel est son domaine ? quelles sont ses limites ? où s'arrêtent, par suite, les attributions du Législateur ? <br />
<br />
Je n'hésite pas à répondre : ''La'' ''Loi'', ''c'est'' ''la'' ''force'' ''commune'' ''organisée'' ''pour'' ''faire'' ''obstacle'' ''à'' ''l'Injustice'' — et pour abréger, '''la''' '''Loi''', '''c'est''' '''la''' '''Justice'''. <br />
<br />
Il n'est pas vrai que le Législateur ait sur nos personnes et nos propriétés une puissance absolue, puisqu'elles préexistent et que son œuvre est de les entourer de garanties. <br />
<br />
Il n'est pas vrai que la Loi ait pour mission de régir nos consciences, nos idées, nos volontés, notre instruction, nos sentiments, nos travaux, nos échanges, nos dons, nos jouissances. <br />
<br />
Sa mission est d'empêcher qu'en aucune de ces matières le droit de l'un n'usurpe le droit de l'autre. <br />
<br />
La Loi, parce qu'elle a pour sanction nécessaire la Force, ne peut avoir pour domaine légitime que le légitime domaine de la force, à savoir : la Justice. <br />
<br />
Et comme chaque individu n'a le droit de recourir à la force que dans le cas de légitime défense, la force collective, qui n'est que la réunion des forces individuelles, ne saurait être rationnellement appliquée à une autre fin. <br />
<br />
La Loi, c'est donc uniquement l'organisation du droit individuel préexistant de légitime défense. <br />
<br />
La Loi, c'est la Justice. <br />
<br />
Il est si faux qu'elle puisse opprimer les personnes ou spolier les propriétés, même dans un but philanthropique, que sa mission est de les protéger. <br />
<br />
Et qu'on ne dise pas qu'elle peut au moins être philanthropique, pourvu qu'elle s'abstienne de toute oppression, de toute spoliation ; cela est contradictoire. La Loi ne peut pas ne pas agir sur nos personnes ou nos biens ; si elle ne les garantit, elle les viole par cela seul qu'elle agit, par cela seul qu'elle est. <br />
<br />
La Loi, c'est la Justice. <br />
<br />
Voilà qui est clair, simple, parfaitement défini et délimité, accessible à toute intelligence, visible à tout œil, car la Justice est une quantité donnée, immuable, inaltérable, qui n'admet ni ''plus'' ni ''moins''. <br />
<br />
Sortez de là, faites la Loi religieuse, fraternitaire, égalitaire, philanthropique, industrielle, littéraire, artistique, aussitôt vous êtes dans l'infini, dans l'incertain, dans l'inconnu, dans l'utopie imposée, ou, qui pis est, dans la multitude des utopies combattant pour s'emparer de la Loi et s'imposer ; car la fraternité, la philanthropie n'ont pas comme la justice des limites fixes. Où vous arrêterez-vous ? Où s'arrêtera la Loi ? L'un, comme M. de Saint-Cricq, n'étendra sa philanthropie que sur quelques classes d'industriels, et il demandera à la Loi qu'elle ''dispose'' ''des'' ''consommateurs'' ''en'' ''faveur'' ''des'' ''producteurs''. L'autre, comme M. Considérant, prendra en main la cause des travailleurs et réclamera pour eux de la Loi un '''minimum''' ''assuré'', ''le'' ''vêtement'', ''le'' ''logement'', ''la'' ''nourriture'' ''et'' ''toutes'' ''choses'' ''nécessaires'' ''à'' ''l'entretien'' ''de'' ''la'' ''vie''. Un troisième, M. L. Blanc, dira, avec raison, que ce n'est là qu'une fraternité ébauchée et que la Loi doit donner à tous les instruments de travail et l'instruction. Un quatrième fera observer qu'un tel arrangement laisse encore place à l'inégalité et que la Loi doit faire pénétrer, dans les hameaux les plus reculés, le luxe, la littérature et les arts. Vous serez conduits ainsi jusqu'au ''communisme'', ou plutôt la législation sera... ce qu'elle est déjà : — le champ de bataille de toutes les rêveries et de toutes les cupidités. <br />
<br />
La Loi, c'est la Justice. <br />
<br />
Dans ce cercle, on conçoit un gouvernement simple, inébranlable. Et je défie qu'on me dise d'où pourrait venir la pensée d'une révolution, d'une insurrection, d'une simple émeute contre une force publique bornée à réprimer l'injustice. Sous un tel régime, il y aurait plus de bien-être, le bien-être serait plus également réparti, et quant aux souffrances inséparables de l'humanité, nul ne songerait à en accuser le gouvernement, qui y serait aussi étranger qu'il l'est aux variations de la température. A-t-on jamais vu le peuple s'insurger contre la cour de cassation ou faire irruption dans le prétoire du juge de paix pour réclamer le minimum de salaires, le crédit gratuit, les instruments de travail, les faveurs du tarif, ou l'atelier social ? Il sait bien que ces combinaisons sont hors de la puissance du juge, et il apprendrait de même qu'elles sont hors de la puissance de la Loi. <br />
<br />
Mais faites la Loi sur le principe fraternitaire, proclamez que c'est d'elle que découlent les biens et les maux, qu'elle est responsable de toute douleur individuelle, de toute inégalité sociale, et vous ouvrez la porte à une série sans fin de plaintes, de haines, de troubles et de révolutions. <br />
<br />
La Loi, c'est la Justice. <br />
<br />
Et il serait bien étrange qu'elle pût être équitablement autre chose ! Est-ce que la justice n'est pas le droit ? Est-ce que les droits ne sont pas égaux ? Comment donc la Loi interviendrait-elle pour me soumettre aux plans sociaux de MM. Mimerel, de Melun, Thiers, Louis Blanc, plutôt que pour soumettre ces messieurs à mes plans ? Croit-on que je n'aie pas reçu de la nature assez d'imagination pour inventer aussi une utopie ? Est-ce que c'est le rôle de la Loi de faire un choix entre tant de chimères et de mettre la force publique au service de l'une d'elles ? <br />
<br />
La Loi, c'est la Justice. <br />
<br />
Et qu'on ne dise pas, comme on le fait sans cesse, qu'ainsi conçue la Loi, athée, individualiste et sans entrailles, ferait l'humanité à son image. C'est là une déduction absurde, bien digne de cet engouement gouvernemental qui voit l'humanité dans la Loi. <br />
<br />
Quoi donc ! De ce que nous serons libres, s'ensuit-il que nous cesserons d'agir ? De ce que nous ne recevrons pas l'impulsion de la Loi, s'ensuit-il que nous serons dénués d'impulsion ? De ce que la Loi se bornera à nous garantir le libre exercice de nos facultés, s'ensuit-il que nos facultés seront frappées d'inertie ? De ce que la Loi ne nous imposera pas des formes de religion, des modes d'association, des méthodes d'enseignement, des procédés de travail, des directions d'échange, des plans de charité, s'ensuit-il que nous nous empresserons de nous plonger dans l'athéisme, l'isolement, l'ignorance, la misère et l'égoïsme ? S'ensuit-il que nous ne saurons plus reconnaître la puissance et la bonté de Dieu, nous associer, nous entraider, aimer et secourir nos frères malheureux, étudier les secrets de la nature, aspirer aux perfectionnements de notre être ? <br />
<br />
La Loi, c'est la Justice. <br />
<br />
Et c'est sous la Loi de justice, sous le régime du droit, sous l'influence de la liberté, de la sécurité, de la stabilité, de la responsabilité, que chaque homme arrivera à toute sa valeur, à toute la dignité de son être, et que l'humanité accomplira avec ordre, avec calme, lentement sans doute, mais avec certitude, le progrès, qui est sa destinée. <br />
<br />
Il me semble que j'ai pour moi la théorie ; car quelque question que je soumette au raisonnement, qu'elle soit religieuse, philosophique, politique, économique ; qu'il s'agisse de bien-être, de moralité, d'égalité, de droit, de justice, de progrès, de responsabilité, de solidarité, de propriété, de travail, d'échange, de capital, de salaires, d'impôts, de population, de crédit, de gouvernement ; à quelque point de l'horizon scientifique que je place le point de départ de mes recherches, toujours invariablement j'aboutis à ceci : la solution du problème social est dans la Liberté. <br />
<br />
Et n'ai-je pas aussi pour moi l'expérience ? Jetez les yeux sur le globe. Quels sont les peuples les plus heureux, les plus moraux, les plus paisibles ? Ceux où la Loi intervient le moins dans l'activité privée ; où le gouvernement se fait le moins sentir ; où l'individualité a le plus de ressort et l'opinion publique le plus d'influence ; où les rouages administratifs sont les moins nombreux et les moins compliqués ; les impôts les moins lourds et les moins inégaux ; les mécontentements populaires les moins excités et les moins justifiables ; où la responsabilité des individus et des classes est la plus agissante, et où, par suite, si les mœurs ne sont pas parfaites, elles tendent invinciblement à se rectifier ; où les transactions, les conventions, les associations sont le moins entravées ; où le travail, les capitaux, la population, subissent les moindres déplacements artificiels ; où l'humanité obéit le plus à sa propre pente ; où la pensée de Dieu prévaut le plus sur les inventions des hommes ; ceux, en un mot, qui approchent le plus de cette solution : dans les limites du droit, tout par la libre et perfectible spontanéité de l'homme ; rien par la Loi ou la force que la Justice universelle. <br />
<br />
Il faut le dire : il y a trop de grands hommes dans le monde ; il y a trop de législateurs, organisateurs, instituteurs de sociétés, conducteurs de peuples, pères des nations, etc. Trop de gens se placent au-dessus de l'humanité pour la régenter, trop de gens font métier de s'occuper d'elle. <br />
<br />
On me dira : Vous vous en occupez bien, vous qui parlez. C'est vrai. Mais on conviendra que c'est dans un sens et à un point de vue bien différents, et si je me mêle aux réformateurs c'est uniquement pour leur faire lâcher prise. <br />
<br />
Je m'en occupe non comme Vaucanson, de son automate, mais comme un physiologiste, de l'organisme humain : pour l'étudier et l'admirer. <br />
<br />
Je m'en occupe, dans l'esprit qui animait un voyageur célèbre. <br />
<br />
Il arriva au milieu d'une tribu sauvage. Un enfant venait de naître et une foule de devins, de sorciers, d'empiriques l'entouraient, armés d'anneaux, de crochets et de liens. L'un disait : cet enfant ne flairera jamais le parfum d'un calumet, si je ne lui allonge les narines. Un autre : il sera privé du sens de l'ouïe, si je ne lui fais descendre les oreilles jusqu'aux épaules. Un troisième : il ne verra pas la lumière du soleil, si je ne donne à ses yeux une direction oblique. Un quatrième : il ne se tiendra jamais debout, si je ne lui courbe les jambes. Un cinquième : il ne pensera pas, si je ne comprime son cerveau. Arrière, dit le voyageur. Dieu fait bien ce qu'il fait ; ne prétendez pas en savoir plus que lui, et puisqu'il a donné des organes à cette frêle créature, laissez ses organes se développer, se fortifier par l'exercice, le tâtonnement, l'expérience et la Liberté. <br />
<br />
Dieu a mis aussi dans l'humanité tout ce qu'il faut pour qu'elle accomplisse ses destinées. Il y a une physiologie sociale providentielle comme il y a une physiologie humaine providentielle. Les organes sociaux sont aussi constitués de manière à se développer harmoniquement au grand air de la Liberté. Arrière donc les empiriques et les organisateurs ! Arrière leurs anneaux, leurs chaînes, leurs crochets, leurs tenailles ! arrière leurs moyens artificiels ! arrière leur atelier social, leur phalanstère, leur gouvernementalisme, leur centralisation, leurs tarifs, leurs universités, leurs religions d'État, leurs banques gratuites ou leurs banques monopolisées, leurs compressions, leurs restrictions, leur moralisation ou leur égalisation par l'impôt ! Et puisqu'on a vainement infligé au corps social tant de systèmes, qu'on finisse par où l'on aurait dû commencer, qu'on repousse les systèmes, qu'on mette enfin à l'épreuve la Liberté, — la Liberté, qui est un acte de foi en Dieu et en son œuvre. <br />
<br />
== Notes ==<br />
<references /><br />
<br />
</div><br />
<br />
[[wl:La Loi]]<br />
[[wl:Frédéric Bastiat]]<br />
[[ca:Frédéric Bastiat]]</div>Lexingtonhttps://www.librairal.org/index.php?title=Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Bastiat&diff=2544Frédéric Bastiat2009-02-15T13:15:55Z<p>Lexington : +La Loi</p>
<hr />
<div>{{Infobox Auteur|nom=[[Frédéric Bastiat]]<br />
|image=[[Image:Bastiat.gif]]<br />
|dates = 1801-1850<br />
|tendance = [[:wl:minarchistes|minarchiste]]<br />
|citations = 'L'État, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde. Car, aujourd'hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait bien profiter du travail d'autrui. Ce sentiment, on n'ose l'afficher, on se le dissimule à soi-même; et alors que fait-on? On imagine un intermédiaire, on s'adresse à l'État, et chaque classe tour à tour vient lui dire: « Vous qui pouvez prendre loyalement, honnêtement, prenez au public, et nous partagerons.'<br />
|liens = [[:wl:Frédéric Bastiat|Wikibéral]] - [[:ca:Frédéric Bastiat|Catallaxia]]<br />
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* [[Frédéric Bastiat:Sophismes Économiques|Sophismes Économiques]]<br />
* [[Frédéric Bastiat:La Loi|La Loi]]<br />
<br />
{{Autres projets|<br />
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