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{{titre|[[Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre|Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre]]|[[Étienne Bonnot de Condillac]]|29. DES RICHESSES RESPECTIVES DES NATIONS}}
{{titre|[[Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre|Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre]]|[[Étienne Bonnot de Condillac]]|28. DE L'IMPÔT, SOURCE DES REVENUS PUBLICS}}


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Nous avons distingué des richesses foncières et des richesses mobilières.
En considérant comment les richesses se produisent, se distribuent et se conservent, nous avons vu que le commerce a besoin d’une puissance qui le protège. J’appelle revenus publics ou de l’État les revenus qu’on accorde à cette puissance. Il s’agit de savoir pourquoi et par qui ils doivent être payés.


Parmi les richesses foncières, je mets non seulement toutes les productions, mais encore tous les bestiaux : en effet ils doivent être regardés comme un produit des terres qui les nourrissent.
Une société civile est fondée sur un contrat, exprès ou tacite, par lequel tous les citoyens s’engagent, chacun pour leur part, à contribuer à l’avantage commun.


Parmi les richesses mobilières, je mets toutes les choses auxquelles la main-d’œuvre a fait prendre une nouvelle forme. Voilà à quoi se réduisent toutes les richesses: il serait impossible d’en imaginer d’une troisième espèce.
En général, pour contribuer à cet avantage, il suffit d’être utile ; et on le sera, toutes les fois qu’on aura un état, et qu’on en remplira les devoirs.


Si on disait que l’or et l’argent sont d’un autre genre, je demanderais si ces métaux ne se forment pas dans la terre, et s’il n’est pas vrai qu’ils ne se produisent réellement pour nous que lorsque nous les tirons de la mine et que nous les affinons.
Cette manière de contribuer est une obligation que tous les citoyens, sans exception, ont contractée en se réunissant en corps de société.
Un homme inutile n’est donc pas un citoyen. À charge à la société, il ne fait rien pour elle : elle ne lui doit rien.


L’or et l’argent sont donc des richesses foncières qui, comme le blé, sont le produit de la terre et de notre travail ; et ces métaux sont des richesses mobilières lorsque nous leur avons fait prendre des formes qui les rendent propres à divers usages, lorsque nous en avons fait de la monnaie, des vases, etc.
Mais il ne suffit pas toujours d’avoir un état et d’en remplir les devoirs. Dans le gouvernement de toute société civile, il y a des dépenses publiques, nécessaires, indispensables, et auxquelles, par conséquent, les citoyens doivent contribuer.


Nous avons vu que toutes ces richesse ne se multiplient qu’en raison de notre travail. Nous devons toutes les productions au travail du cultivateur ; et nous devons au travail de l’artisan ou de l’artiste toutes les formes données aux matières premières.
Ils ne le peuvent qu’en deux manières ; l’une en travaillant eux-mêmes aux ouvrages publics, l’autre en fournissant la subsistance à ceux qui travaillent. Or, comme cette subsistance et ce travail peuvent s’évaluer en argent, nous réduirons, pour plus de simplicité, à une contribution faite en argent ces deux manières de contribuer. Une pareille contribution, si elle est réglée par la nation même, se nomme subside ou don gratuit, et on le nomme impôt, si elle est imposée par le gouvernement. On demande qui doit payer les subsides ou impôts ?


Nous avons vu encore que toutes ces richesses ne sont à leur valeur qu’autant que la circulation les fait passer, des lieux où elles surabondent, dans les lieux où elles manquent. Cette circulation est l’effet du commerce. La valeur des richesses est donc,en partie due aux travaux des marchands.
Il n’y a en général que deux classes de citoyens : celle des propriétaires, à qui toutes les terres et toutes les productions appartiennent, et celle des salariés, qui, n’ayant ni terres, ni productions en propre, subsistent avec les salaires dûs à leur travail.


Enfin nous avons vu combien, pour être produites et conservées, les richesses ont besoin d’une puissance qui protège le cultivateur, l’artisan, l’artiste et le marchand, c’est-à-dire, qui maintienne l’ordre sans avoir de préférences.
La première peut facilement contribuer, parce que, toutes les productions étant à elle, si elle n’a pas tout l’argent, elle a plus que l’équivalent, et que d’ailleurs il passe entièrement par ses mains.


Les travaux de cette puissance concourent donc à l’accroissement comme à la conservation des richesses.
La seconde ne le saurait. Elle ne peut pas fournir la subsistance à ceux qui travaillent, puisqu’elle n’a point de productions en propre. Elle ne peut pas leur donner l’argent dont ils ont besoin pour acheter cette subsistance, puisqu’elle n’a pour tout argent que son salaire, et que ce salaire, réduit au plus bas par la concurrence, n’est précisément que ce qu’il lui faut pour subsister elle-même.


D’après ce résumé, il est aisé de juger quelle est la nation qui doit être la plus riche.
Représentons-nous des peuples qui n’ont aucun de nos préjugés, des peuples tels que ceux que j’ ai supposés : la première idée qui s’offrira à eux serait-elle de dire : Il faut que ceux qui n’ont rien contribuent aux dépenses publiques comme ceux qui ont quelque chose ; ou autrement, il faut que ceux qui n’ont que des bras et de l’industrie pour tout avoir, contribuent aux dépenses publiques avec un argent qu’ils n’ont pas. Or la classe salariée ne gagnant que l’argent nécessaire à sa subsistance, mettre un impôt sur elle, c’est vouloir qu’elle paie avec un argent qu’elle n’a pas.


C’est celle où il y a à-la-fois le plus de travaux dans tous les genres.
Les impôts sur l’industrie nous paraissent raisonnables et justes, parce que, sans avoir approfondi les choses, sans même y avoir pensé, nous les jugeons raisonnables et justes toutes les fois qu’elles sont dans l’ordre que nous trouvons établi. Cependant cet ordre n’est souvent qu’un abus. Notre conduite le prouve, lors même que nous n’en voulons pas convenir.


Toutes les terres sont-elles aussi bien cultivées qu’elles peuvent l’être ? Tous les ateliers des artisans et des artistes sont-ils remplis d’ouvriers continuellement occupés ? Des marchands en nombre suffisant font-ils circuler promptement et continuellement tout ce qui surabonde ? Enfin la vigilance de la puissance souveraine, ce travail qui veille sur tous les travaux, maintient-elle, sans préférences, l’ordre et la liberté ? Alors une nation est aussi riche qu’elle peut l’être.
En effet, si nous allons chez des marchands sur qui on a mis une nouvelle imposition, nous ne serons pas étonnés qu’ils veuillent vendre à plus haut prix. Nous jugerons même qu’ils sont fondés en raison, et nous paierons le prix qu’ils exigent. Nous sommes donc en contradiction avec nous-mêmes ; nous voulons que les marchands contribuent aux dépenses publiques, et, quand ils ont contribué, nous voulons les rembourser. Ne serait-il pas plus simple de nous charger nous-mêmes de toutes ces dépenses ?


Qu’on ne demande donc pas s’il faut préférer l’agriculture aux manufactures, ou les manufactures à l’agriculture. Il ne faut rien préférer : il faut s’occuper de tout.
Mais il y a des marchands et des artisans qui s’enrichissent. Voilà sans doute ce qui entretient notre préjugé. Eh bien ! qu’on les fasse contribuer, ils se feront rembourser. Il est donc impossible qu’ils contribuent.


C’est au particulier qu’il appartient d’avoir des préférences : il a de droit la liberté de choisir le genre de travail qui lui convient. Or il perdrait ce droit si le gouvernement protégeait exclusivement ou par préférence un genre de travail.
On dira sans doute que, dans la nécessité où ils sont de vendre, ils ne se feront pas toujours rembourser dans la proportion des impositions ; et que, par conséquent, ils en porteront une partie.


Un peuple, destiné par son sol à être agricole, négligera-t-il les productions que la nature veut lui prodiguer, ces richesses qui sont à lui, qui ne sont qu’à lui, et qu’on ne peut lui enlever ?
Cela peut être : mais il faut remarquer que la partie dont ils resteront chargés sera prise sur leur salaire, et que par conséquent ils seront réduits à consommer moins qu’ils n’auraient fait. Voilà donc, dans un État tel que la France, plusieurs millions de citoyens qui sont forces à retrancher sur leurs consommations. Or je demande si les terres rapporteront le même revenu lorsqu’on vendra une moindre quantité de productions à plusieurs millions de citoyens. Soit donc que les salariés se fassent rembourser en entier, ou ne se fassent rembourser qu’en partie, il est démontré que, dans un cas comme dans l’autre, l’impôt qu’on met sur eux retombe également sur les propriétaires. En effet, il faut bien que les propriétaires paient pour les salariés, puisque ce sont les propriétaires qui paient les salaires. En un mot, de quelque façon qu’on s’y prenne, il faut qu’ils paient tout.


Les négligera-t-il, dis-je, pour passer ses jours dans des ateliers ? A la vérité, il acquerra de vraies richesses ; mais ce sont des richesses du second ordre ; elles sont précaires, et les autres nations peuvent se les approprier.
Ou le pays qu’une nation habite fournit abondamment tout ce qui est nécessaire aux besoins des citoyens, ou il n’en fournit qu’une partie, quelque soin qu’on donne à la culture des terres.


Ce peuple, parce qu’il est agricole, dédaignera-t-il tous les travaux qui ne se rapportent pas immédiatement à l’agriculture ? Voudra-t-il n’avoir ni artisans, ni artistes ? Il tirera donc de dehors toutes les choses mobilières, et il sera dans la nécessité de les acheter à plus haut prix, parce qu’il aura les frais de transport à payer. Il aurait pu avoir chez lui un grand nombre d’ouvriers qui auraient consommé ses productions, et il leur enverra à grands frais ces productions, pour les faire subsister dans les pays étrangers.
Dans le premier cas, la nation, riche par son sol, se suffit à elle-même. Mais les productions, qui font toute sa richesse, appartiennent entièrement et uniquement aux propriétaires des terres. Cette classe peut donc seule faire toutes les dépenses publiques.


Soit donc qu’un peuple donne la préférence à l’agriculture, soit qu’il la donne aux manufactures, il est certain que, dans l’un et l’autre cas, il n’est jamais aussi riche qu’il aurait pu l’être.
Dans le second cas, cette nation sera, je suppose, sur des côtes peu fertiles, dont le produit ne suffira qu’à la subsistance de la dixième partie de ses citoyens. Condamnée par son sol à la pauvreté, elle ne peut être riche qu’autant qu’elle s’appropriera les productions qui croissent sur un sol étranger. Or elle s’en appropriera par son industrie, ou plutôt elle ne s’est accrue par degrés que parce qu’elle s’en est approprié peu-à-peu. Elle fait le trafic. C’est par elle que les peuples, qui ne commercent pas immédiatement et par eux-mêmes, font l’échange de leur surabondant ; et elle trouve, dans les profits qu’elle fait sur les uns et sur les autres, les productions dont elle a besoin.


Négligera-t-il l’agriculture et les manufactures pour s’occuper principalement du commerce de commission ? Il se réduira donc à n’être que le facteur des autres peuples. Il n’aura rien à lui, et il ne subsistera qu’autant que les nations ne lui envieront pas le bénéfice qu’il fait sur elles. Le commerce de commission ne doit être préféré que lorsqu’un peuple, n’ayant par lui-même ni assez de denrées, ni assez de matières premières, relativement à sa population, n’a pas d’autres ressources pour subsister.
Riche uniquement par son industrie, elle n’a qu’une richesse précaire qui lui sera enlevée aussitôt que les autres peuples voudront faire par eux-mêmes leurs échanges. Elle se dépeuplera donc à mesure qu’elle perdra son trafic ; et, lorsqu’elle l’aura tout-à-fait perdu, elle se trouvera réduite à la dixième partie de ses citoyens, puisque nous supposons qu’elle n’a, dans le produit de son sol, que de quoi faire subsister cette dixième partie.


Afin donc qu’un pays agricole soit aussi riche qu’il peut l’être, il faut qu’on s’y occupe en même temps de toutes les espèces de travaux : il faut que les différentes occupations se répartissent entre les citoyens, et que, dans chaque profession, le nombre des travailleurs se proportionne au besoin qu’on en a. Or nous avons vu comment cette répartition se fait naturellement, lorsque le commerce jouit d’une liberté pleine, entière et permanente.
Mais, tant que son commerce est florissant, les neuf dixièmes des richesses de cette nation, ou des productions qu’elle consomme, appartiennent à la classe marchande, qui les a acquis, par son travail et par son industrie, sur les peuples étrangers. Si cette classe ne payait pas de subsides, ceux qui seraient payés par les propriétaires ne suffiraient pas aux dépenses publiques. Il faut donc qu’elle contribue pour neuf dixièmes, lorsque les propriétaires contribueront pour un.


Qu’on me permette de supposer, pour un moment, que toutes de se conduire les nations de l’Europe se conduisent d’après ces principes qu’elles ne connaîtront peut-être jamais.
Cependant, lorsque cette classe paie neuf dixièmes, c’est qu’elle les fait payer aux peuples dont elle est commissionnaire ; et, par conséquent, les dépenses publiques d’une nation marchande sont payées, pour la plus grande partie, par des propriétaires | des terres dans les pays étrangers.


Dans cette supposition, chacune acquerrait des richesses réelles et solides, et leurs richesses respectives seraient en raison de la fertilité du sol et de l’industrie des habitants.
Cette nation fait fort bien d’exiger des subsides de ses trafiquants, puisqu’elle n’a pas d’autre moyen de fournir aux dépenses publiques. Elle fait d’autant mieux, que ce ne sont pas ses propriétaires qui paient pour ses trafiquants : ce sont les propriétaires des autres nations. C’est sur eux proprement qu’elle fait retomber les impôts : c’est avec leurs productions qu’elle subsiste ; et elle met à contribution tous les peuples pour qui elle fait le trafic.


Elles commerceraient entre elles avec une liberté entière ; et, dans ce commerce, qui ferait circuler le surabondant, elles trouveraient chacune leur avantage.
Telle est à-peu-près la situation de la Hollande. Ainsi, parce que, dans cette république, l’industrie paie des subsides, il n’en faudrait pas conclure qu’elle doive, en France, payer des impôts.


Toutes également occupées, elles sentiraient le besoin qu’elles ont les unes des autres. Elles ne songeraient point à s’enlever mutuellement leurs manufactures ou leur trafic : il leur suffirait à chacune de travailler, et d’avoir un travail à échanger. Que nous importe, par exemple, qu’une certaine espèce de drap se fasse en France ou en Angleterre, si les Anglais sont obligés d’échanger leur drap contre d’autres ouvrages de nos manufactures ? Travaillons seulement, et nous n’aurons rien à envier aux autres nations. Autant nous avons besoin de travailler pour elles, autant elles ont besoin de travailler pour nous. Si nous voulions nous passer de leurs travaux, elles voudraient se passer des nôtres : nous leur nuirions, elles nous nuiraient.
Mais, dira-t on, est-ce qu’il ne peut pas y avoir en France, comme en Hollande, des trafiquants qui mettent à contribution les propriétaires des nations étrangères ? Il y aura donc, pour la France, le même avantage que pour la Hollande, à imposer ses trafiquants.


Des travaux de toutes espèces, et la liberté du choix accordée à tous les citoyens, voilà la vraie source des richesses ; et on voit que cette source répandra l’abondance plus ou moins, suivant qu’elle sera plus ou moins libre dans son cours.
Je réponds qu’en France les trafiquants commenceront par mettre à contribution les propriétaires nationaux : c’est à ces propriétaires qu’ils feront payer la plus grande partie de l’impôt mis sur l’industrie ; et, par conséquent, ils ne le paieront pas eux-mêmes. J’avoue que quelques-uns en feront payer une partie aux propriétaires étrangers, mais cet avantage ne serait pas une raison pour imposer les trafiquants Français.


Ce chapitre serait fini si je n’avais pas des préjugés à combattre.
Si la Hollande impose ses trafiquants, ce n’est pas parce qu’elle y trouve l’avantage de mettre à contribution les nations étrangères, c’est parce qu’elle ne peut pas faire autrement.


Une nation tente-t-elle un nouveau commerce. Toutes veulent le faire. S’établit-il chez l’une une nouvelle manufacture ? Chacune veut l’établir chez elle. Il semble que nous ne pensions qu’à faire ce qu’on fait ailleurs, et que nous ne songions point à ce que nous pouvons faire chez nous. C’est que, n’ayant pas la liberté de faire ce que nous voulons, nous croyons trouver cette liberté dans un nouveau genre de trafic ou de manufacture, qui semble nous assurer la protection du gouvernement.
En effet, on conviendra que cette république aurait un commerce bien plus florissant si elle pouvait exempter de toute taxe ceux qui le font. Elle ne le peut pas : elle est forcée à exiger des subsides de la part de ses trafiquants. Elle y est forcée par sa constitution même, qui est une suite nécessaire de sa position : en un mot, elle y est forcée, parce que les subsides, s’ils n’étaient pris que sur les terres, ne suffiraient pas aux dépenses publiques. L’impôt sur l’industrie est donc chez elle un vice inhérent à la constitution de l’État, et il faut qu’elle subsiste avec ce vice. Tel est le sort d’une nation qui n’a qu’une richesse précaire.


Si nous commencions par nous occuper des choses auxquelles notre sol et notre industrie nous destinent, nous ne travaillerions pas inutilement, puisque les étrangers rechercheraient nos ouvrages. Ils nous resteront au contraire, si nous travaillons dans des genres où ils doivent mieux réussir que nous.
Mais la France n’est pas forcée à mettre des impôts sur l’industrie : la France, dis-je, où la classe des propriétaires a toutes les richesses, et des richesses qui seraient bien surabondantes si les terres étaient mieux cultivées.


Mais, quand nous réussirions aussi bien qu’eux, avons-nous fait tout ce que nous pouvons faire pour vouloir faire tout ce que font les autres ? Si nos anciennes manufactures languissent, pourquoi en établirions-nous de nouvelles ? Et pourquoi multiplier nos manufactures, si nous avons des terres incultes, ou si celles que nous cultivons ne sont pas à leur valeur ? Nous avons des travaux à faire, nous ne les faisons pas, et nous envions aux autres nations les travaux qu’elles font ! Cependant, si nous n’avions à échanger avec elles que des ouvrages semblables aux leurs, il n’y aurait plus de commerce entre elles et nous. Ces réflexions sont bien triviales : mais pourquoi craindrais-je de dire des choses triviales, quand on n’a pas honte de les ignorer ? Les connaissons-nous ces choses triviales, lorsque, pour favoriser, dit-on, nos manufactures, nous prohibons les marchandises étrangères, ou que nous les assujettissons à des droits exorbitants ?
La France est riche en productions, et le surabondant de ces productions est le fonds avec lequel ses marchands font le commerce. Ils exportent ce surabondant qui nous serait inutile : ils l’échangent, et, en nous apportant des productions utiles, ils augmentent la masse de nos richesses. Mettons des impôts sur nos trafiquants, ils vendront à plus haut prix le surabondant qu’ils exporteront, ils en vendront moins, par conséquent, et ils nous rapporteront, en échange, une moindre quantité de marchandises étrangères, dont le prix haussera pour nous.


Occupées à se nuire mutuellement, les nations voudraient chacune jouir exclusivement des avantages du commerce. Chacune, dans les échanges qu’elle fait, voudrait que tout le bénéfice fût pour elle. Elles ne voient pas que, par la nature des échanges, il y a nécessairement bénéfice des deux côtés, puisque de part et d’autre on donne moins pour plus.
Alors nous serons moins riches, parce que le surabondant, qui cessera de se consommer, cessera de se reproduire, et que nous serons privés des richesses qu’il nous aurait procurées par des échanges.
 
Un particulier, qui ne connaît pas le prix des marchés, peut être trompé dans les achats qu’il fait. Les nations sont marchandes : c’est chez elles que les marchés se tiennent : le prix des choses leur est connu. Par quel art donc les forcerons-nous à nous donner toujours plus pour moins, par rapport à elles, quand nous ne leur donnerons jamais que moins pour plus par rapport à nous ? Cet art est cependant le grand objet de la politique : c’est la pierre philosophale qu’elle cherche, et qu’elle ne trouvera certainement pas.
 
Mais, direz-vous, il importe d’attirer chez nous, autant qu’il est possible, l’or et l’argent des nations étrangères. Il faut donc empêcher qu’elles ne nous vendent les choses produites ou manufacturées chez elles, et les forcer d’acheter les choses produites ou manufacturées chez nous.
 
Vous croyez donc qu’un million en or-et en argent est une plus grande richesse qu’un million en productions, ou qu’un million en matières premières mises en œuvres ! Vous en êtes encore à ignorer que les productions sont la première richesse ! Que ferez-vous donc si les autres nations qui raisonneront tout aussi mal que vous, veulent aussi attirer chez elles votre or et votre argent ? C’est ce qu’elles tenteront. Tous les peuples seront donc occupés à empêcher que les marchandises étrangères n’entrent chez eux ; et, s’ils y réussissent, c’est une conséquence nécessaire que les marchandises nationales ne sortent de chez aucun. Pour avoir voulu, chacun exclusivement, trouver un grand bénéfice dans le commerce, ils cesseront de commercer entre eux et ils se priveront à l’envi de tout bénéfice.
 
Voilà l’effet des prohibitions. Qui néanmoins oserait assurer que l’Europe ouvrira les yeux ! Je le desire : mais je connais la force des préjugés, et je ne l’espère pas.
 
En effet le commerce n’est pas pour l’Europe un échange de travaux dans lequel toutes les nations trouveraient chacune leur avantage : c’est un état de guerre où elles ne songent qu’à se dépouiller mutuellement. Elles pensent encore comme dans ces temps barbares, où les peuples ne savaient s’enrichir que des dépouilles de leurs voisins. Toujours rivales, elles ne travaillent qu’à se nuire mutuellement. Il n’y en a point qui ne voulût anéantir toutes les autres ; et aucune ne songe aux moyens d’accroître sa puissance réelle.
 
On demande quel serait l’avantage ou le désavantage d’une nation, de la France, par exemple, si elle donnait la première à l’exportation et à l’importation une liberté pleine et entière.
 
Je réponds que, si elle accordait la première, et par conséquent seule, cette liberté, il n’y aurait pour elle ni avantage, ni désavantage, puisque alors elle n’exporterait point, et qu’on n’importerait point chez elle. Car, pour que l’exportation soit possible en France, il faut que nous puissions importer chez l’étranger, et il faut que l’étranger exporte pour qu’en France l’importation puisse avoir lieu.
 
Cette question est donc mal présentée. Je demanderais plutôt quel serait l’avantage ou le désavantage de la France, si elle accordait à l’exportation et à l’importation une liberté permanente et jamais interrompue, tandis qu’ailleurs l’exportation et l’importation seraient tour-à-tour permises et prohibées.
 
Les grains sont une des branches du commerce de commission que fait la Hollande, et cette république ne permet pas toujours l’exportation et l’importation. Elle sent que, si elle gênait ce commerce, elle serait d’autant plus exposée à manquer de grains, que ses terres n’en produisent pas assez pour sa consommation.
 
En Pologne, l’exportation des grains est toujours permise, parce que, années communes, les récoltes y sont toujours surabondantes. Comme elle tire de dehors toutes les choses manufacturées, elle a besoin de cette surabondance pour ses achats, et elle se l’assure par son travail. Si elle avait chez elle toutes les manufactures dont elle manque, ses récoltes seraient moins surabondantes, parce qu’elle serait plus peuplée, et peut-être qu’elle défendrait l’exportation.
 
En Angleterre, l’exportation est rarement prohibée : mais la liberté d’importer est plus ou moins restreinte par des droits qui haussent ou qui baissent suivant les circonstances.
 
Ailleurs enfin, on permet l’exportation quand les blés sont à bon marché, et on permet l’importation quand ils sont chers. Cependant la liberté, soit d’exporter, soit d’importer, n’est jamais pleine et entière : elle est toujours plus ou moins limitée par des droits. Voilà à-peu-près ce qui se passe en Europe. Je dis à-peu-près, parce qu’il me suffit de raisonner sur des suppositions. Il sera toujours facile d’appliquer mes raisonnements à la conduite changeante du gouvernement chez différents peuples.
 
La France, nous le supposons, donne seule à l’exportation une liberté pleine, entière, permanente, sans restriction, sans limitation, sans interruption. Tous ses ports sont toujours ouverts, et on n’y exige jamais aucun droit ni d’entrée, ni de sortie.
 
Je dis que, dans cette supposition, le commerce des grains doit être pour la France plus avantageux que pour toute autre nation.
Il est certain que le vendeur vend plus avantageusement, lorsqu’un plus grand nombre d’acheteurs lui font à l’envi un plus grand nombre de demandes. La France trouvera donc de l’avantage dans la vente de ses grains, si, ne se bornant pas à vendre à ceux qui consomment chez elle, elle vend encore à ceux qui consomment dans les États où il lui est permis d’importer.
 
Il est évident que, si elle pouvait également importer dans toute l’Europe, elle vendrait avec plus d’avantages encore, puisqu’un plus grand nombre d’acheteurs lui ferait un plus grand nombre de demandes. Si son avantage n’est pas tel qu’il pourrait être, c’est donc parce qu’elle ne peut pas importer partout également.
 
On dira sans doute que les grains renchériront en France, si nous en vendons à tous les étrangers qui nous en demandent.
 
Mais nous avons supposé que l’importation en France est aussi libre que l’exportation, et nous avons remarqué qu’il y a des nations qui exportent leurs grains : or ces nations en importeront chez nous lorsqu’elles trouveront dans le haut prix un bénéfice à nous en vendre. Sur quoi il faut observer que ce haut prix n’est pas cherté : c’est le vrai prix établi par la concurrence, vrai prix qui a son haut, son bas et son moyen terme.
 
Tant que ce prix ne sera pas monté à son terme le plus haut, on ne nous apportera pas des blés, et nous n’aurons pas besoin qu’on nous en apporte. Quand il sera monté à son terme le plus haut, toutes les nations qui exportent des blés nous en apporteront ; et nous acheterons avec d’autant plus d’avantages, qu’un plus grand nombre de vendeurs nous feront un plus grand nombre d’offres. Nous acheterions avec plus d’avantages encore, si on nous en apportait de toutes les parties de l’Europe, puisque les offres se multiplieraient avec les vendeurs. Qu’on réfléchisse sur la situation de la France : faite pour être l’entrepôt du Nord et du Midi, pourrait-elle craindre de manquer ou d’acheter cher ? On voit au contraire qu’elle deviendrait le marché commun de toute l’Europe.
 
La France, soit qu’elle vendît, soit qu’elle achetât des blés, aurait donc, dans la supposition que nous avons faite, un grand avantage sur les nations qui défendent l’exportation et l’importation, sur celles qui ne permettent que l’une ou l’autre, et sur celles enfin qui ne les permettent toutes deux que passagèrement et avec des restrictions. Car, en détendant l’exportation, elles diminuent le nombre de leurs acheteurs, et par conséquent elles vendent à plus bas prix ; et, en défendant l’importation, elles achètent à plus haut, parce qu’elles diminuent le nombre, de leurs vendeurs.
 
Concluons que les États de l’Europe, s’ils s’obstinent à ne pas laisser une entière liberté au commerce, ne seront jamais aussi riches ni aussi peuplés qu’ils pourraient l’être ; que si un d’eux accordait une liberté entière et permanente, tandis que les autres n’en accorderaient qu’une passagère et restreinte, il serait, toutes choses d’ailleurs égales, le plus riche de tous ; et qu’enfin, si tous cessaient de mettre des entraves au commerce, ils seraient tous aussi riches qu’ils peuvent l’être ; et qu’alors leurs richesses respectives seraient, comme nous l’avons déjà remarqué, en raison de la fertilité du sol et de l’industrie des habitants.


L’impôt sur l’industrie, toujours illusoire, puisque, dans toutes les suppositions, il retombe toujours sur les propriétaires, est donc un vice qui ne doit être souffert que lorsqu’il tient à la constitution même, et qu’il ne peut être extirpé. Il diminue nécessairement la consommation ; et, en diminuant la consommation, il empêche la reproduction. Il tend donc à détériorer l’agriculture.


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Version du 31 janvier 2014 à 12:48

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28. DE L'IMPÔT, SOURCE DES REVENUS PUBLICS

En considérant comment les richesses se produisent, se distribuent et se conservent, nous avons vu que le commerce a besoin d’une puissance qui le protège. J’appelle revenus publics ou de l’État les revenus qu’on accorde à cette puissance. Il s’agit de savoir pourquoi et par qui ils doivent être payés.

Une société civile est fondée sur un contrat, exprès ou tacite, par lequel tous les citoyens s’engagent, chacun pour leur part, à contribuer à l’avantage commun.

En général, pour contribuer à cet avantage, il suffit d’être utile ; et on le sera, toutes les fois qu’on aura un état, et qu’on en remplira les devoirs.

Cette manière de contribuer est une obligation que tous les citoyens, sans exception, ont contractée en se réunissant en corps de société. Un homme inutile n’est donc pas un citoyen. À charge à la société, il ne fait rien pour elle : elle ne lui doit rien.

Mais il ne suffit pas toujours d’avoir un état et d’en remplir les devoirs. Dans le gouvernement de toute société civile, il y a des dépenses publiques, nécessaires, indispensables, et auxquelles, par conséquent, les citoyens doivent contribuer.

Ils ne le peuvent qu’en deux manières ; l’une en travaillant eux-mêmes aux ouvrages publics, l’autre en fournissant la subsistance à ceux qui travaillent. Or, comme cette subsistance et ce travail peuvent s’évaluer en argent, nous réduirons, pour plus de simplicité, à une contribution faite en argent ces deux manières de contribuer. Une pareille contribution, si elle est réglée par la nation même, se nomme subside ou don gratuit, et on le nomme impôt, si elle est imposée par le gouvernement. On demande qui doit payer les subsides ou impôts ?

Il n’y a en général que deux classes de citoyens : celle des propriétaires, à qui toutes les terres et toutes les productions appartiennent, et celle des salariés, qui, n’ayant ni terres, ni productions en propre, subsistent avec les salaires dûs à leur travail.

La première peut facilement contribuer, parce que, toutes les productions étant à elle, si elle n’a pas tout l’argent, elle a plus que l’équivalent, et que d’ailleurs il passe entièrement par ses mains.

La seconde ne le saurait. Elle ne peut pas fournir la subsistance à ceux qui travaillent, puisqu’elle n’a point de productions en propre. Elle ne peut pas leur donner l’argent dont ils ont besoin pour acheter cette subsistance, puisqu’elle n’a pour tout argent que son salaire, et que ce salaire, réduit au plus bas par la concurrence, n’est précisément que ce qu’il lui faut pour subsister elle-même.

Représentons-nous des peuples qui n’ont aucun de nos préjugés, des peuples tels que ceux que j’ ai supposés : la première idée qui s’offrira à eux serait-elle de dire : Il faut que ceux qui n’ont rien contribuent aux dépenses publiques comme ceux qui ont quelque chose ; ou autrement, il faut que ceux qui n’ont que des bras et de l’industrie pour tout avoir, contribuent aux dépenses publiques avec un argent qu’ils n’ont pas. Or la classe salariée ne gagnant que l’argent nécessaire à sa subsistance, mettre un impôt sur elle, c’est vouloir qu’elle paie avec un argent qu’elle n’a pas.

Les impôts sur l’industrie nous paraissent raisonnables et justes, parce que, sans avoir approfondi les choses, sans même y avoir pensé, nous les jugeons raisonnables et justes toutes les fois qu’elles sont dans l’ordre que nous trouvons établi. Cependant cet ordre n’est souvent qu’un abus. Notre conduite le prouve, lors même que nous n’en voulons pas convenir.

En effet, si nous allons chez des marchands sur qui on a mis une nouvelle imposition, nous ne serons pas étonnés qu’ils veuillent vendre à plus haut prix. Nous jugerons même qu’ils sont fondés en raison, et nous paierons le prix qu’ils exigent. Nous sommes donc en contradiction avec nous-mêmes ; nous voulons que les marchands contribuent aux dépenses publiques, et, quand ils ont contribué, nous voulons les rembourser. Ne serait-il pas plus simple de nous charger nous-mêmes de toutes ces dépenses ?

Mais il y a des marchands et des artisans qui s’enrichissent. Voilà sans doute ce qui entretient notre préjugé. Eh bien ! qu’on les fasse contribuer, ils se feront rembourser. Il est donc impossible qu’ils contribuent.

On dira sans doute que, dans la nécessité où ils sont de vendre, ils ne se feront pas toujours rembourser dans la proportion des impositions ; et que, par conséquent, ils en porteront une partie.

Cela peut être : mais il faut remarquer que la partie dont ils resteront chargés sera prise sur leur salaire, et que par conséquent ils seront réduits à consommer moins qu’ils n’auraient fait. Voilà donc, dans un État tel que la France, plusieurs millions de citoyens qui sont forces à retrancher sur leurs consommations. Or je demande si les terres rapporteront le même revenu lorsqu’on vendra une moindre quantité de productions à plusieurs millions de citoyens. Soit donc que les salariés se fassent rembourser en entier, ou ne se fassent rembourser qu’en partie, il est démontré que, dans un cas comme dans l’autre, l’impôt qu’on met sur eux retombe également sur les propriétaires. En effet, il faut bien que les propriétaires paient pour les salariés, puisque ce sont les propriétaires qui paient les salaires. En un mot, de quelque façon qu’on s’y prenne, il faut qu’ils paient tout.

Ou le pays qu’une nation habite fournit abondamment tout ce qui est nécessaire aux besoins des citoyens, ou il n’en fournit qu’une partie, quelque soin qu’on donne à la culture des terres.

Dans le premier cas, la nation, riche par son sol, se suffit à elle-même. Mais les productions, qui font toute sa richesse, appartiennent entièrement et uniquement aux propriétaires des terres. Cette classe peut donc seule faire toutes les dépenses publiques.

Dans le second cas, cette nation sera, je suppose, sur des côtes peu fertiles, dont le produit ne suffira qu’à la subsistance de la dixième partie de ses citoyens. Condamnée par son sol à la pauvreté, elle ne peut être riche qu’autant qu’elle s’appropriera les productions qui croissent sur un sol étranger. Or elle s’en appropriera par son industrie, ou plutôt elle ne s’est accrue par degrés que parce qu’elle s’en est approprié peu-à-peu. Elle fait le trafic. C’est par elle que les peuples, qui ne commercent pas immédiatement et par eux-mêmes, font l’échange de leur surabondant ; et elle trouve, dans les profits qu’elle fait sur les uns et sur les autres, les productions dont elle a besoin.

Riche uniquement par son industrie, elle n’a qu’une richesse précaire qui lui sera enlevée aussitôt que les autres peuples voudront faire par eux-mêmes leurs échanges. Elle se dépeuplera donc à mesure qu’elle perdra son trafic ; et, lorsqu’elle l’aura tout-à-fait perdu, elle se trouvera réduite à la dixième partie de ses citoyens, puisque nous supposons qu’elle n’a, dans le produit de son sol, que de quoi faire subsister cette dixième partie.

Mais, tant que son commerce est florissant, les neuf dixièmes des richesses de cette nation, ou des productions qu’elle consomme, appartiennent à la classe marchande, qui les a acquis, par son travail et par son industrie, sur les peuples étrangers. Si cette classe ne payait pas de subsides, ceux qui seraient payés par les propriétaires ne suffiraient pas aux dépenses publiques. Il faut donc qu’elle contribue pour neuf dixièmes, lorsque les propriétaires contribueront pour un.

Cependant, lorsque cette classe paie neuf dixièmes, c’est qu’elle les fait payer aux peuples dont elle est commissionnaire ; et, par conséquent, les dépenses publiques d’une nation marchande sont payées, pour la plus grande partie, par des propriétaires | des terres dans les pays étrangers.

Cette nation fait fort bien d’exiger des subsides de ses trafiquants, puisqu’elle n’a pas d’autre moyen de fournir aux dépenses publiques. Elle fait d’autant mieux, que ce ne sont pas ses propriétaires qui paient pour ses trafiquants : ce sont les propriétaires des autres nations. C’est sur eux proprement qu’elle fait retomber les impôts : c’est avec leurs productions qu’elle subsiste ; et elle met à contribution tous les peuples pour qui elle fait le trafic.

Telle est à-peu-près la situation de la Hollande. Ainsi, parce que, dans cette république, l’industrie paie des subsides, il n’en faudrait pas conclure qu’elle doive, en France, payer des impôts.

Mais, dira-t on, est-ce qu’il ne peut pas y avoir en France, comme en Hollande, des trafiquants qui mettent à contribution les propriétaires des nations étrangères ? Il y aura donc, pour la France, le même avantage que pour la Hollande, à imposer ses trafiquants.

Je réponds qu’en France les trafiquants commenceront par mettre à contribution les propriétaires nationaux : c’est à ces propriétaires qu’ils feront payer la plus grande partie de l’impôt mis sur l’industrie ; et, par conséquent, ils ne le paieront pas eux-mêmes. J’avoue que quelques-uns en feront payer une partie aux propriétaires étrangers, mais cet avantage ne serait pas une raison pour imposer les trafiquants Français.

Si la Hollande impose ses trafiquants, ce n’est pas parce qu’elle y trouve l’avantage de mettre à contribution les nations étrangères, c’est parce qu’elle ne peut pas faire autrement.

En effet, on conviendra que cette république aurait un commerce bien plus florissant si elle pouvait exempter de toute taxe ceux qui le font. Elle ne le peut pas : elle est forcée à exiger des subsides de la part de ses trafiquants. Elle y est forcée par sa constitution même, qui est une suite nécessaire de sa position : en un mot, elle y est forcée, parce que les subsides, s’ils n’étaient pris que sur les terres, ne suffiraient pas aux dépenses publiques. L’impôt sur l’industrie est donc chez elle un vice inhérent à la constitution de l’État, et il faut qu’elle subsiste avec ce vice. Tel est le sort d’une nation qui n’a qu’une richesse précaire.

Mais la France n’est pas forcée à mettre des impôts sur l’industrie : la France, dis-je, où la classe des propriétaires a toutes les richesses, et des richesses qui seraient bien surabondantes si les terres étaient mieux cultivées.

La France est riche en productions, et le surabondant de ces productions est le fonds avec lequel ses marchands font le commerce. Ils exportent ce surabondant qui nous serait inutile : ils l’échangent, et, en nous apportant des productions utiles, ils augmentent la masse de nos richesses. Mettons des impôts sur nos trafiquants, ils vendront à plus haut prix le surabondant qu’ils exporteront, ils en vendront moins, par conséquent, et ils nous rapporteront, en échange, une moindre quantité de marchandises étrangères, dont le prix haussera pour nous.

Alors nous serons moins riches, parce que le surabondant, qui cessera de se consommer, cessera de se reproduire, et que nous serons privés des richesses qu’il nous aurait procurées par des échanges.

L’impôt sur l’industrie, toujours illusoire, puisque, dans toutes les suppositions, il retombe toujours sur les propriétaires, est donc un vice qui ne doit être souffert que lorsqu’il tient à la constitution même, et qu’il ne peut être extirpé. Il diminue nécessairement la consommation ; et, en diminuant la consommation, il empêche la reproduction. Il tend donc à détériorer l’agriculture.

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