Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - De la circulation de l'argent

De Librairal
Révision datée du 3 février 2014 à 19:24 par Gio (discussion | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigation Aller à la recherche
Chapitre 15 : Méprises sur la valeur des choses dues à l'argent << Étienne Bonnot de Condillac  —  Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre >> Chapitre 17 : Du change


Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - De la circulation de l'argent


Anonyme


16. DE LA CIRCULATION DE L'ARGENT


Chaque année, aux temps marqués, les fermiers apportent dans les villes le prix entier de leurs baux : chaque jour de marché, ils vendent quelques denrées ; et par conséquent ils reportent, en détail, dans leur village, les sommes qu’ils ont payées aux propriétaires.

Le marchand, dans le cours de l’année, reçoit en détail le prix des marchandises qu’il a achetées en gros ; et l’artisan, qui a acheté en gros les matières premières, les revend en détail lorsqu’il les a travaillées. Ainsi les ventes remboursent journellement, par de petites sommes, les grosses sommes qui ont été employées à de gros paiements ou à de gros achats ; et, ce remboursement fait, on paie ou on achète encore avec de grosses sommes pour se rembourser en détail par de nouvelles ventes.

L’argent se distribue donc continuellement, pour se ramasser ensuite comme dans des réservoirs, d’où il se répand par une multitude de petits canaux, qui le reportent dans les premiers réservoirs, d’où il se répand de nouveau, et où il se reporte encore. Ce mouvement continuel, qui le ramasse pour le distribuer, et qui le distribue pour le ramasser, est ce qu’on nomme circulation.

Est-il nécessaire de remarquer que cette circulation suppose qu’à chaque mouvement que fait l’argent il se fait un échange ; et que, lorsqu’il se meut sans occasionner d’échange, il n’y a point de circulation ? L’argent, par exemple, qui vient des impôts, a passé par bien des mains avant d’arriver dans le trésor du souverain. Mais ce n’est pas là une circulation ; ce n’est qu’un transport, et souvent un transport fort dispendieux. Il faut que, par la circulation, l’argent se transforme en quelque sorte dans toutes les choses qui sont propres à entretenir la vie et la force dans le corps politique. Celui qui provient de l’impôt ne commence donc à circuler que lorsque le souverain l’échange contre des productions ou contre des travaux.

Tout l’argent qui est dans le commerce circule des réservoirs dans les canaux, et des canaux dans les réservoirs. Si quelque obstacle suspend cette circulation, le commerce languit.

Je dis tout l’argent qui est dans le commerce, et je ne dis pas tout celui qui est dans l’État. Il y en a toujours une certaine quantité qui ne circule point ; tel est celui qu’on met en réserve pour avoir une ressource en cas d’accident, ou pour améliorer quelque jour sa condition ; telles sont encore les épargnes des avares qui retranchent sur leur nécessaire.

Cet argent ne circule point actuellement ; mais il importe peu qu’il y en ait plus ou moins dans la circulation : le grand point est qu’il circule librement.

Nous avons vu que l’argent n’est une mesure des valeurs que parce qu’il en a une lui-même ; que, s’il est rare, il en a une plus grande, et qu’il en a une plus petite, s’il est abondant.

Qu’il y ait donc dans le commerce le double d’argent, on donnera pour une marchandise deux onces de ce métal au lieu d’une ; et qu’il y en ait la moitié moins, on n’en donnera qu’une demi-once au lieu d’une once entière. Dans le premier cas, un propriétaire qui affermait sa terre cinquante onces, l’affermera cent ; et, dans le second, il l’affermera vingt-cinq. Mais, avec cent onces, il ne fera que ce qu’il faisait avec cinquante ; comme, avec cinquante, il ne fera que ce qu’il faisait avec vingt-cinq. Ce serait donc une illusion à lui de se croire plus riche dans un de ces cas que dans l’autre. Son revenu est toujours le même, quoique le numéraire en soit plus ou moins grand. Qu’on le compte par cent onces, par cinquante, par vingt-cinq, on n’y change rien ; puisqu’avec ces différentes manières de compter, on ne peut jamais faire que les mêmes consommations.

On voit donc qu’il est assez indifférent qu’il y ait beaucoup d’argent, et qu’il serait même avantageux qu’il y en eût moins. En effet, le commerce se ferait plus commodément. Quel embarras ne serait-ce pas si l’argent était aussi commun que le fer ?

C’est de la terre cultivée que sortent toutes les productions. On peut donc regarder les fermiers comme les premiers réservoirs de tout l’argent qui circule.

Il s’en répand une partie sur les terres pour les frais de la culture ; une autre partie, en différentes fois, est portée peu-à-peu dans les villes, où les fermiers achètent les matières travaillées qu’ils ne trouvent pas dans leurs villages. Enfin une dernière y est apportée, en grosses sommes, pour le paiement des baux.

Les propriétaires sont donc d’autres réservoirs d’où l’argent se répand parmi les artisans qui travaillent pour eux, parmi les marchands chez qui ils achètent, et parmi les fermiers qui viennent à la ville vendre leurs denrées.

Le marchand, qui se propose de faire de gros achats, devient à son tour un réservoir, à mesure qu’il débite sa marchandise, et il en est de même de l’artisan qui a besoin d’amasser afin de pouvoir faire provision de matières premières.

Je conviens que le marchand et l’artisan peuvent acheter à crédit, pour payer ensuite à différents termes. Mais soit qu’ils paient en achetant, soit qu’ils ne paient qu’après, il faut nécessairement qu’ils prélèvent chaque jour sur ce qu’ils vendent, s’ils veulent ne pas manquer à leurs engagements. C’est donc pour eux une nécessité d’amasser.

Il serait avantageux que l’usage du crédit s’établit, parce qu’alors un marchand et un artisan pourraient, sans argent, avoir un fonds, l’un de marchandises, l’autre de matières premières ; et que par conséquent un plus grand nombre d’hommes industrieux concourraient aux progrès du commerce. Il faut pour cela que la bonne foi amène la confiance. C’est ce qui arrive surtout dans les républiques qui ont des mœurs, c’est-à-dire, de la simplicité et de la frugalité.

Le marchand et l’artisan ne peuvent rien sans argent, ou du moins sans crédit. Il n’en est pas de même des fermiers. Si l’un ou l’autre leur est nécessaire pour les choses qu’ils achètent à la ville, ils n’en ont pas le même besoin pour fournir aux frais de la culture, parce qu’ils peuvent payer avec le grain qu’ils récoltent, avec les boissons qu’ils font, avec les bestiaux qu’ils élèvent, tous les habitants de la campagne qui travaillent pour eux. L’usage règle les salaires qu’ils doivent, et les denrées qu’ils livrent sont évaluées sur le prix du marché.

Ainsi on ne dépense point d’argent dans les campagnes, ou on en dépense peu ; et, comme on n’en peut gagner d’un côté qu’autant qu’il s’en dépense de l’autre, il doit arriver que ceux qui travaillent pour les fermiers gagnent peu d’argent, ou n’en gagnent point du tout. L’argent circule donc moins dans les campagnes qu’ailleurs.

Il résulte de-là que les villes sont, en dernière analyse, les grands réservoirs de la circulation où l’argent entre, et d’où il sort par un mouvement qui se soutient, ou qui se renouvelle continuellement.

Supposons que la moitié de notre peuplade habite la ville, où nous avons vu que les propriétaires font une consommation plus grande que celle qu’ils faisaient dans leurs villages, et où, par conséquent, on consommera plus de la moitié du produit des terres.

Evaluons, pour fixer nos idées, le produit de toutes les terres à deux mille onces d’argent. Dans cette supposition, puisque les habitants de la ville consomment plus de la moitié des productions, ils auront besoin de plus de mille onces d’argent pour acheter toutes les choses nécessaires à leur subsistance. Je suppose qu’il leur en faut douze cents, et je dis que, si cette somme leur suffit, elle suffira pour entretenir le commerce dans toute la peuplade. C’est qu’elle passera aux fermiers pour revenir aux propriétaires ; et, comme cette révolution ne s’achevera que pour recommencer, ce sera toujours avec la même quantité d’argent que les échanges se feront dans la ville et dans les campagnes. De-là on pourrait conjecturer que la quantité d’argent nécessaire au commerce dépend principalement de la quantité des consommations qui se font dans les villes ; ou que cette quantité d’argent est à-peu-près égale à la valeur des productions que les villes consomment.

Il est au moins certain qu’elle ne saurait être égale en valeur au produit de toutes les terres. En effet, quoique nous ayons évalué ce produit à deux mille onces d’argent, il ne suffirait pas de donner à notre peuplade ces deux mille onces, pour lui donner en argent une valeur égale au produit de toutes ses terres. L’argent perdrait d’autant plus de sa valeur qu’il serait plus commun : les deux mille onces n’en vaudraient que douze cents. C’est donc en vain qu’on mettrait dans le commerce une plus grande quantité d’argent. Cette quantité, quelle qu’elle fût, ne pourrait jamais avoir qu’une valeur égale à-peu-près à la valeur des productions qui se consomment dans les villes.

En effet, comme les richesses des campagnes sont en productions, les richesses des villes sont en argent. Or si, dans les villes où nous supposons qu’au bout de chaque année les consommations ont été payées avec douze cents onces, nous répandons tout-à-coup huit cents onces de plus, il est évident que l’argent perdra de sa valeur, à proportion qu’il deviendra plus abondant. On paiera donc vingt onces, ou à-peu-près, ce qu’on payait douze ; et par conséquent les deux mille onces n’auront que la valeur de douze cents, ou à-peu-près.

Je dis à-peu-près, parce que ces proportions ne peuvent pas se régler d après des calculs précis et géométriques. La quantité d’argent nécessaire au commerce doit encore varier suivant les circonstances.

Supposons que le paiement des baux et celui de toutes les choses qui s’achètent à crédit se font une fois l’an, et que, pour les solder, il faille aux débiteurs mille onces d’argent, il faudra, relativement à ces paiements, mille onces d’argent dans la circulation.

Mais, si les paiements se faisaient par semestre, il suffirait de la moitié de cette somme ; parce que cinq cents onces, payées deux fois, sont équivalentes à mille payées une. On voit que, si les paiements se faisaient en quatre termes égaux, ce serait assez de deux cent cinquante onces.

Pour simplifier le calcul, je fais abstraction des petites dépenses journalières qui se font argent comptant. Mais on dira sans doute que je n’établis rien de précis sur la quantité d’argent qui est dans la circulation[1]. Je réponds que mon objet est uniquement de faire voir que le commerce intérieur peut se faire, et se fait, suivant les usages des pays, avec moins d’argent circulant, comme avec plus ; et il n’est pas inutile de le remarquer, aujourd’hui qu’on s’imagine qu’un État n’est riche qu’à proportion qu’il a plus d’argent.

Souvent il faut peu d’argent dans le commerce, et le crédit en tient lieu. Établis dans des pays différents, les trafiquans ou négociants s’envoient mutuellement des marchandises qui ont plus de prix dans les lieux où elles sont transportées ; et, en continuant de vendre, chacun pour son compte, celles qu’ils ont conservées, ils vendent tous, pour le compte les uns des autres, celles qu’ils ont reçues. Par ce moyen, ils peuvent faire un gros commerce sans avoir besoin qu’il y ait entre eux une circulation d’argent. Car en évaluant, d’après le prix courant, les marchandises qu’ils se sont confiées, il n’y aura à payer que ce que quelques-uns auront fourni de plus, encore pourra-t-on s’acquitter envers eux en leur envoyant d’autres marchandises. C’est ainsi que les plus grandes entreprises sont souvent celles où l’argent circule en moindre quantité.

Mais il faut de l’argent pour les dépenses journalières : il en faut pour payer le salaire des artisans qui vivent de leur travail au jour le jour : il en faut pour les petits marchands qui n’achètent et ne revendent qu’en détail, et qui ont besoin que leurs fonds leur rentrent continuellement.

C’est dans les petits canaux que la circulation se fait plus sensiblement et plus rapidement. Mais plus elle est rapide, plus les mêmes pièces de monnaie passent et repassent souvent par les mêmes mains ; et comme, en pareil cas, une seule tient lieu de plusieurs, il est évident que ce petit commerce peut se faire avec une quantité qui décroît à proportion que la circulation devient plus rapide. Ainsi dans les petits canaux il faut peu d’argent, parce qu’il circule avec rapidité ; et dans les grands il en faut moins encore, parce que souvent il circule à peine.

Concluons qu’il est impossible de rien assurer sur la quantité précise d’argent circulant qui est ou qui doit être dans le commerce. Je pourrais l’avoir portée beaucoup trop haut lorsque je l’ai supposée à peu-près égale à la valeur des productions qui se consomment annuellement dans les villes. Car, au commencement de janvier, chaque citoyen n’a certainement pas tout l’argent dont il aura besoin dans le cours de l’année ; mais, parce qu’à mesure qu’il en dépense il en gagne, on conçait qu’à la fin de l’année les mêmes pièces de monnaie sont rentrées bien des fois dans les villes, comme elles en sont sorties bien des fois.

La circulation de l’argent serait bien lente s’il fallait toujours le transporter à grands frais dans les lieux éloignés où l’on peut en avoir besoin. Il importerait donc de pouvoir lui faire franchir en quelque sorte les plus grands intervalles. C’est à quoi on réussit par le moyen du change, dont nous allons traiter.


  1. On estime que l'argent qui circule dans les États de l'Europe, est, en général, égal au moins à la moitié du produit des terres, et tout au plus aux deux tiers. Essais sur la nature du commerce, Liv. II, c.3. J'ai tiré de cet ouvrage le fond de ce chapitre, et plusieurs observations dont j'ai fait usage dans d'autres. C'est sur cette matière un des meilleurs ouvrages que je connaisse ; mais je ne les connais pas tous, à beaucoup près.




Chapitre 15 : Méprises sur la valeur des choses dues à l'argent << Étienne Bonnot de Condillac  —  Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre >> Chapitre 17 : Du change