Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Circulation des richesses, lorsque le commerce est libre

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Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Circulation des richesses, lorsque le commerce est libre


Anonyme


2. CIRCULATION DES RICHESSES LORSQUE LE COMMERCE JOUIT D'UNE LIBERTÉ ENTIÈRE

Les arts multiplient les choses de seconde nécessité, ils les perfectionnent ; et à proportion de leurs progrès, ils mettent dans le commerce une plus grande quantité de marchandises, et des marchandises d’un plus haut prix.

Nous avons vu des manufactures jusques dans des villages ; mais ce sont des manufactures qui ne vendent pas au loin, et qui, par conséquent, ne font circuler les richesses que dans les lieux où elles sont établies.

C’est donc aux manufactures érigées dans les villes, à produire une circulation générale parmi toutes nos cités. Les ouvrages qui en sortent, faits pour être recherchés partout, se vendent partout ; et le commerce qu’on en fait, occasionne de toutes parts une suite d’échanges qui met tout en valeur.

Je nomme marchandes les provinces où il y a des manufactures de cette espèce, et agricoles celles où il n’y en a pas. Observons le commerce entre les unes et les autres.

Si une province agricole achète des draps et des toiles avec le surabondant de ses productions, ou avec une quantité d’argent équivalente à ce surabondant, elle fait un commerce avantageux. Car en livrant le surabondant de ses productions, elle abandonne une chose qui lui est inutile ; et en livrant une somme équivalente, elle abandonne un argent avec lequel on achètera ce surabondant, et qui, par conséquent, lui rentrera.

Ce commerce est également avantageux aux provinces marchandes, soit qu’on les paie en productions, soit qu’on les paie en argent. Car elles ont besoin de ces productions et de cet argent pour leur subsistance, et pour l’entretien de leurs manufactures. Il arrivera souvent qu’elles subsisteront en partie du produit des provinces agricoles ; mais celles-ci n’en souffriront pas, si elles ne livrent jamais que leur surabondant.

Cette position respective des provinces assurerait à toutes la même abondance, si elle pouvait toujours être la même.

Il n’est pas douteux que, dans les provinces marchandes, les manufactures ne nuisent plus ou moins à la culture des productions nécessaires à la subsistance de l’homme. On y cultivera, par préférence, les matières premières que les manufacturiers sont dans l’usage de payer à plus haut prix, et l’appas du gain portera les habitants à être artisans plutôt que laboureurs. Ces provinces seront donc forcées de porter leur argent dans les provinces agricoles, pour se pourvoir des denrées qui manqueront à leur subsistance ; et elles y en porteront d’autant plus, qu’elles se peupleront davantage. Or les manufactures, qui sont un attrait pour l’industrie, y feront venir tous les jours et de toutes parts de nouveaux habitants.

Les subsistances, dans une province marchande, ne sont donc pas en proportion avec la population. Mais il lui est facile de remédier à cet inconvénient, puisqu’avec le produit de ses manufactures, elle peut acheter tout ce qui lui manque.

Plus les provinces marchandes ont besoin de subsistances, plus elles en demandent aux provinces agricoles ; et, par conséquent, elles y font fleurir l’agriculture. Par la même raison, moins les provinces agricoles ont de manufactures, plus elles les font fleurir dans les provinces marchandes. C’est ainsi que les unes manquant de ce qui est surabondant chez les autres, elles concourent toutes à leur avantage commun.

Cependant il y a un inconvénient pour une province agricole, c’est qu’il ne lui est pas possible de n’acheter jamais qu’en raison de son surabondant. En effet, chaque particulier ayant la liberté de disposer de son bien comme il lui plaît, par quels moyens pourrait-elle parvenir à régler ses dépenses dans cette proportion ? Pour les augmenter au-delà de son surabondant, ne suffira-t’il pas que l’usage, par exemple, des beaux draps et du beau linge, devienne plus commun ? Il faudra donc qu’elle livre une partie des denrées nécessaires à sa consommation, ou qu’elle donne une somme avec laquelle on viendra les acheter.

Dans un cas comme dans l’autre, il ne lui en restera pas assez : ce qui les fera monter à un prix plus haut, et ce qui forcera une partie des habitants à aller vivre ailleurs.

Plus elle consommera en draps et en toiles de prix, plus tout renchérira pour elle ; parce que les subsistances qu’elle sera obligée de donner en échange, deviendront tous les jours plus rares.

Cependant les draps et les toiles dont il se fait une plus grande consommation, renchérissent encore, et font passer une plus grande quantité d’argent dans les provinces marchandes.

Celles-ci, devenues plus riches, forment de nouvelles entreprises. Elles étendent leur commerce de plus en plus ; et elles appellent de toutes parts de nouveaux citoyens, parce qu’elles offrent à l’industrie de forts salaires. C’est ainsi qu’elles semblent devoir s’enrichir et se peupler aux dépens des provinces agricoles, et qu’elles paraissent en préparer la ruine. Mais elles ne la causeront pas.

On jugera peut-être qu’il est indifférent pour l’état que les richesses et les hommes passent d’une province dans une autre, pourvu que la somme des richesses et des hommes se retrouve toujours la même. Cependant il ne faudrait pas, pour peupler davantage quelques provinces et pour les enrichir, faire des autres autant de déserts, ou n’y laisser qu’un peuple misérable. Si l’agriculture tombait dans les provinces agricoles, parce qu’elles ne seraient plus ni assez peuplées ni assez riches, les provinces marchandes qui en auraient causé la ruine, se ruineraient elles-mêmes par contre-coup, parce qu’elles n’en pourraient rien tirer, et qu’elles n’y pourraient rien porter.

Tout semblerait tendre à cette ruine générale, si le commerce de manufactures appartenait aux provinces marchandes exclusivement.

Ce n’est pas ainsi qu’elles l’ont : on peut le partager avec elles, et on le partagera. à mesure donc qu’elles font tout renchérir, l’industrie se réveille dans les provinces agricoles, où l’on voudrait continuer de porter de beau linge et de beaux draps, et où l’on éprouve qu’il est tous les jours plus difficile d’en acheter au prix des provinces marchandes. Il leur est facile de juger combien il leur serait avantageux d’avoir des manufactures chez elles, où la main d’œuvre est à moins haut prix.

Or si, dans les provinces marchandes, il y a des manufactures florissantes, il y en a aussi qui le sont peu. L’appas du gain les a trop multipliées, et elles se nuisent par la concurrence. Il y a donc des manufacturiers intéressés à s’établir ailleurs. Ils passent dans les provinces agricoles, où ils sont appellés.

Dans les commencements, ils ne font que des draps médiocres, parce qu’ils n’ont pas eu le choix des ouvriers ; les plus habiles étant restés dans les provinces marchandes, où de riches fabricants leur donnent de plus forts salaires.

Mais ils livrent leurs draps au plus bas prix possible, et ils en trouvent le débit dans un pays, où l’on n’est plus en général assez riche pour en acheter de plus beaux.

Peu-à-peu cependant ils forment de meilleurs ouvriers. Alors ils font des draps, qui le disputent en beauté à ceux des provinces marchandes ; et ils les vendent à un prix plus bas, parce que la main-d’œuvre leur coûte peu, et qu’ils vivent avec beaucoup d’économie.

Les provinces marchandes voient donc qu’une partie de leur commerce leur échappe. Pour le retenir, autant qu’il est en leur pouvoir, elles baissent le prix de leurs draps, de leurs toiles, etc. Elles y sont forcées par la concurrence des manufactures, érigées dans les provinces agricoles.

De la sorte, il y aura entre toutes les provinces un balancement continuel de richesses et de population ; balancement qui sera entretenu par l’industrie et par la concurrence, et qui sans arriver à un équilibre permanent, paraîtra toujours tendre, et en sera toujours fort près. Toutes, en un mot, seront riches et peuplées en raison de la fertilité de leur sol et de leur industrie.

Si une province croyait s’enrichir, en s’occupant des moyens d’attirer et de retenir chez elle l’or et l’argent de toutes les autres, ce serait de sa part une erreur aussi funeste que grossière. Tout renchérirait bientôt pour elle : elle se dépeuplerait : elle serait tôt ou tard forcée de répandre au dehors son or et son argent ; et elle ne saurait plus comment le faire revenir, parce que, dans le renchérissement de toutes choses, elle aurait perdu ses manufactures, et qu’il lui faudrait bien du temps pour les rétablir.

Il faut donc que l’or et l’argent entre et sorte librement. C’est alors que les richesses se balanceront entre toutes les provinces : toutes seront dans l’abondance par échange de leur travail.

Il est vrai que, lorsqu’une province est plus riche en métal, elle paraît avoir un avantage sur les autres. Comme le prix des productions de la terre et celui du travail sont évalués en argent, ils sont plus haut chez elle. Ils doubleront, par exemple, si elle a le double d’argent dans la circulation. Avec le produit d’un de ses arpens, qui sera évalué quatre onces d’argent, elle achètera le produit de deux arpens, qui, dans une autre province, ne rapporteront en argent que deux onces chacun. De même le produit du travail d’un de ses habitants, sera l’équivalent du produit du travail de deux habitants d’une autre province. Elle vendra, par conséquent, le double en argent ce qu’on achètera d’elle, et elle achètera la moitié moins ce qu’on lui vendra.

Cet avantage serait réel et grand pour elle, si elle avait le privilège exclusif du commerce de manufactures. Elle ne l’a pas. Si elle se croit plus riche, parce qu’elle a plus d’argent, elle est donc dans l’illusion.

En effet, les provinces lésées s’occuperont des moyens d’attirer l’argent chez elles, et y réussiront par le bon marché de leurs manufactures. Elles vendront beaucoup, tandis que la province riche en métal, vendra peu, ou ne vendra point ; et cependant elle achetera d’autant plus, qu’elle fera de plus grandes consommations. L’argent sortira donc de chez elle, pour n’y plus rentrer, et il entrera chez les autres pour n’en plus sortir, ou du moins pour n’en sortir, que lorsqu’elles auront fait la même faute.

Pour développer mes idées, j’ai été obligé de faire voir comment les provinces paraîtraient devoir s’enrichir les unes aux dépens des autres. C’est néanmoins ce qui ne peut pas arriver, quand on suppose qu’elles donnent au commerce une liberté entière et permanente. Car si la circulation des richesses peut alors se faire avec quelque inégalité, il ne faut pas craindre que cette inégalité puisse jamais aller jusqu’à mettre la misere en opposition avec l’opulence. Tous les peuples travailleront à l’exemple les uns des autres, parce que tous voudront participer aux mêmes avantages. Dans cette concurrence les manufactures tomberont peu-à-peu dans les provinces qu’elles auront enrichies, et où la main-d’œuvre aura haussé ; pendant qu’elles se relèveront dans d’autres provinces qu’elles doivent enrichir, et où le prix de la main-d’œuvre est plus bas. Elles passeront de province en province. Partout elles déposeront une partie des richesses de la nation ; et le commerce sera comme un fleuve, qui se distribuerait dans une multitude de canaux, pour arroser successivement toutes les terres.

Cette révolution ne s’achèvera que pour recommencer. Lorsque, dans une province, le haut prix de la main-d’œuvre commencera à faire tomber les manufactures, le bas prix les relèvera dans une autre. Elles seront donc alternativement plus ou moins riches. Mais parce qu’aucune ne le sera trop, aucune aussi ne sera pauvre. C’est que les richesses reflueront continuellement des unes dans les autres ; et que suivant les différentes pentes que le commerce leur fera prendre, elles se verseront successivement partout. Cette révolution sera sans inconvénients, parce qu’elle se fera naturellement et sans violence. C’est insensiblement que quelques provinces perdront une partie de leur commerce : c’est insensiblement que d’autres en recouvreront ce qu’elles auront perdu. La liberté a donc l’avantage de les garantir toutes de la pauvreté, et en même-temps d’arrêter dans chacune le progrès des richesses, lorsque l’excès en ce genre pourrait nuire.

Dans le commencement de ce chapitre, j’ai été obligé de distinguer deux sortes de provinces, les unes marchandes et les autres agricoles : mais on voit que, par la liberté du commerce, elles sont toutes en même-temps et agricoles et marchandes. C’est que, dans chacune, on s’occupe de tout, et qu’aucune ne connaît les préférences exclusives.




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