Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - De l'impôt, source des revenus publics

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Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - De l'impôt, source des revenus publics


Anonyme


28. DE L'IMPÔT, SOURCE DES REVENUS PUBLICS

En considérant comment les richesses se produisent, se distribuent et se conservent, nous avons vu que le commerce a besoin d’une puissance qui le protège. J’appelle revenus publics ou de l’État les revenus qu’on accorde à cette puissance. Il s’agit de savoir pourquoi et par qui ils doivent être payés.

Une société civile est fondée sur un contrat, exprès ou tacite, par lequel tous les citoyens s’engagent, chacun pour leur part, à contribuer à l’avantage commun.

En général, pour contribuer à cet avantage, il suffit d’être utile ; et on le sera, toutes les fois qu’on aura un état, et qu’on en remplira les devoirs.

Cette manière de contribuer est une obligation que tous les citoyens, sans exception, ont contractée en se réunissant en corps de société. Un homme inutile n’est donc pas un citoyen. À charge à la société, il ne fait rien pour elle : elle ne lui doit rien.

Mais il ne suffit pas toujours d’avoir un état et d’en remplir les devoirs. Dans le gouvernement de toute société civile, il y a des dépenses publiques, nécessaires, indispensables, et auxquelles, par conséquent, les citoyens doivent contribuer.

Ils ne le peuvent qu’en deux manières ; l’une en travaillant eux-mêmes aux ouvrages publics, l’autre en fournissant la subsistance à ceux qui travaillent. Or, comme cette subsistance et ce travail peuvent s’évaluer en argent, nous réduirons, pour plus de simplicité, à une contribution faite en argent ces deux manières de contribuer. Une pareille contribution, si elle est réglée par la nation même, se nomme subside ou don gratuit, et on le nomme impôt, si elle est imposée par le gouvernement. On demande qui doit payer les subsides ou impôts ?

Il n’y a en général que deux classes de citoyens : celle des propriétaires, à qui toutes les terres et toutes les productions appartiennent, et celle des salariés, qui, n’ayant ni terres, ni productions en propre, subsistent avec les salaires dûs à leur travail.

La première peut facilement contribuer, parce que, toutes les productions étant à elle, si elle n’a pas tout l’argent, elle a plus que l’équivalent, et que d’ailleurs il passe entièrement par ses mains.

La seconde ne le saurait. Elle ne peut pas fournir la subsistance à ceux qui travaillent, puisqu’elle n’a point de productions en propre. Elle ne peut pas leur donner l’argent dont ils ont besoin pour acheter cette subsistance, puisqu’elle n’a pour tout argent que son salaire, et que ce salaire, réduit au plus bas par la concurrence, n’est précisément que ce qu’il lui faut pour subsister elle-même.

Représentons-nous des peuples qui n’ont aucun de nos préjugés, des peuples tels que ceux que j’ ai supposés : la première idée qui s’offrira à eux serait-elle de dire : Il faut que ceux qui n’ont rien contribuent aux dépenses publiques comme ceux qui ont quelque chose ; ou autrement, il faut que ceux qui n’ont que des bras et de l’industrie pour tout avoir, contribuent aux dépenses publiques avec un argent qu’ils n’ont pas. Or la classe salariée ne gagnant que l’argent nécessaire à sa subsistance, mettre un impôt sur elle, c’est vouloir qu’elle paie avec un argent qu’elle n’a pas.

Les impôts sur l’industrie nous paraissent raisonnables et justes, parce que, sans avoir approfondi les choses, sans même y avoir pensé, nous les jugeons raisonnables et justes toutes les fois qu’elles sont dans l’ordre que nous trouvons établi. Cependant cet ordre n’est souvent qu’un abus. Notre conduite le prouve, lors même que nous n’en voulons pas convenir.

En effet, si nous allons chez des marchands sur qui on a mis une nouvelle imposition, nous ne serons pas étonnés qu’ils veuillent vendre à plus haut prix. Nous jugerons même qu’ils sont fondés en raison, et nous paierons le prix qu’ils exigent. Nous sommes donc en contradiction avec nous-mêmes ; nous voulons que les marchands contribuent aux dépenses publiques, et, quand ils ont contribué, nous voulons les rembourser. Ne serait-il pas plus simple de nous charger nous-mêmes de toutes ces dépenses ?

Mais il y a des marchands et des artisans qui s’enrichissent. Voilà sans doute ce qui entretient notre préjugé. Eh bien ! qu’on les fasse contribuer, ils se feront rembourser. Il est donc impossible qu’ils contribuent.

On dira sans doute que, dans la nécessité où ils sont de vendre, ils ne se feront pas toujours rembourser dans la proportion des impositions ; et que, par conséquent, ils en porteront une partie.

Cela peut être : mais il faut remarquer que la partie dont ils resteront chargés sera prise sur leur salaire, et que par conséquent ils seront réduits à consommer moins qu’ils n’auraient fait. Voilà donc, dans un État tel que la France, plusieurs millions de citoyens qui sont forces à retrancher sur leurs consommations. Or je demande si les terres rapporteront le même revenu lorsqu’on vendra une moindre quantité de productions à plusieurs millions de citoyens. Soit donc que les salariés se fassent rembourser en entier, ou ne se fassent rembourser qu’en partie, il est démontré que, dans un cas comme dans l’autre, l’impôt qu’on met sur eux retombe également sur les propriétaires. En effet, il faut bien que les propriétaires paient pour les salariés, puisque ce sont les propriétaires qui paient les salaires. En un mot, de quelque façon qu’on s’y prenne, il faut qu’ils paient tout.

Ou le pays qu’une nation habite fournit abondamment tout ce qui est nécessaire aux besoins des citoyens, ou il n’en fournit qu’une partie, quelque soin qu’on donne à la culture des terres.

Dans le premier cas, la nation, riche par son sol, se suffit à elle-même. Mais les productions, qui font toute sa richesse, appartiennent entièrement et uniquement aux propriétaires des terres. Cette classe peut donc seule faire toutes les dépenses publiques.

Dans le second cas, cette nation sera, je suppose, sur des côtes peu fertiles, dont le produit ne suffira qu’à la subsistance de la dixième partie de ses citoyens. Condamnée par son sol à la pauvreté, elle ne peut être riche qu’autant qu’elle s’appropriera les productions qui croissent sur un sol étranger. Or elle s’en appropriera par son industrie, ou plutôt elle ne s’est accrue par degrés que parce qu’elle s’en est approprié peu-à-peu. Elle fait le trafic. C’est par elle que les peuples, qui ne commercent pas immédiatement et par eux-mêmes, font l’échange de leur surabondant ; et elle trouve, dans les profits qu’elle fait sur les uns et sur les autres, les productions dont elle a besoin.

Riche uniquement par son industrie, elle n’a qu’une richesse précaire qui lui sera enlevée aussitôt que les autres peuples voudront faire par eux-mêmes leurs échanges. Elle se dépeuplera donc à mesure qu’elle perdra son trafic ; et, lorsqu’elle l’aura tout-à-fait perdu, elle se trouvera réduite à la dixième partie de ses citoyens, puisque nous supposons qu’elle n’a, dans le produit de son sol, que de quoi faire subsister cette dixième partie.

Mais, tant que son commerce est florissant, les neuf dixièmes des richesses de cette nation, ou des productions qu’elle consomme, appartiennent à la classe marchande, qui les a acquis, par son travail et par son industrie, sur les peuples étrangers. Si cette classe ne payait pas de subsides, ceux qui seraient payés par les propriétaires ne suffiraient pas aux dépenses publiques. Il faut donc qu’elle contribue pour neuf dixièmes, lorsque les propriétaires contribueront pour un.

Cependant, lorsque cette classe paie neuf dixièmes, c’est qu’elle les fait payer aux peuples dont elle est commissionnaire ; et, par conséquent, les dépenses publiques d’une nation marchande sont payées, pour la plus grande partie, par des propriétaires | des terres dans les pays étrangers.

Cette nation fait fort bien d’exiger des subsides de ses trafiquants, puisqu’elle n’a pas d’autre moyen de fournir aux dépenses publiques. Elle fait d’autant mieux, que ce ne sont pas ses propriétaires qui paient pour ses trafiquants : ce sont les propriétaires des autres nations. C’est sur eux proprement qu’elle fait retomber les impôts : c’est avec leurs productions qu’elle subsiste ; et elle met à contribution tous les peuples pour qui elle fait le trafic.

Telle est à-peu-près la situation de la Hollande. Ainsi, parce que, dans cette république, l’industrie paie des subsides, il n’en faudrait pas conclure qu’elle doive, en France, payer des impôts.

Mais, dira-t on, est-ce qu’il ne peut pas y avoir en France, comme en Hollande, des trafiquants qui mettent à contribution les propriétaires des nations étrangères ? Il y aura donc, pour la France, le même avantage que pour la Hollande, à imposer ses trafiquants.

Je réponds qu’en France les trafiquants commenceront par mettre à contribution les propriétaires nationaux : c’est à ces propriétaires qu’ils feront payer la plus grande partie de l’impôt mis sur l’industrie ; et, par conséquent, ils ne le paieront pas eux-mêmes. J’avoue que quelques-uns en feront payer une partie aux propriétaires étrangers, mais cet avantage ne serait pas une raison pour imposer les trafiquants Français.

Si la Hollande impose ses trafiquants, ce n’est pas parce qu’elle y trouve l’avantage de mettre à contribution les nations étrangères, c’est parce qu’elle ne peut pas faire autrement.

En effet, on conviendra que cette république aurait un commerce bien plus florissant si elle pouvait exempter de toute taxe ceux qui le font. Elle ne le peut pas : elle est forcée à exiger des subsides de la part de ses trafiquants. Elle y est forcée par sa constitution même, qui est une suite nécessaire de sa position : en un mot, elle y est forcée, parce que les subsides, s’ils n’étaient pris que sur les terres, ne suffiraient pas aux dépenses publiques. L’impôt sur l’industrie est donc chez elle un vice inhérent à la constitution de l’État, et il faut qu’elle subsiste avec ce vice. Tel est le sort d’une nation qui n’a qu’une richesse précaire.

Mais la France n’est pas forcée à mettre des impôts sur l’industrie : la France, dis-je, où la classe des propriétaires a toutes les richesses, et des richesses qui seraient bien surabondantes si les terres étaient mieux cultivées.

La France est riche en productions, et le surabondant de ces productions est le fonds avec lequel ses marchands font le commerce. Ils exportent ce surabondant qui nous serait inutile : ils l’échangent, et, en nous apportant des productions utiles, ils augmentent la masse de nos richesses. Mettons des impôts sur nos trafiquants, ils vendront à plus haut prix le surabondant qu’ils exporteront, ils en vendront moins, par conséquent, et ils nous rapporteront, en échange, une moindre quantité de marchandises étrangères, dont le prix haussera pour nous.

Alors nous serons moins riches, parce que le surabondant, qui cessera de se consommer, cessera de se reproduire, et que nous serons privés des richesses qu’il nous aurait procurées par des échanges.

L’impôt sur l’industrie, toujours illusoire, puisque, dans toutes les suppositions, il retombe toujours sur les propriétaires, est donc un vice qui ne doit être souffert que lorsqu’il tient à la constitution même, et qu’il ne peut être extirpé. Il diminue nécessairement la consommation ; et, en diminuant la consommation, il empêche la reproduction. Il tend donc à détériorer l’agriculture.

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