Alain Madelin:Quand les autruches relèveront la tête - Chapitre 7

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Alain Madelin:Quand les autruches relèveront la tête - Chapitre 7


Anonyme


Chapitre 7 : L'Europe au cœur

Le monde a évolué, l'Europe a changé et pourtant les responsables politiques semblent, à tort ou à raison, se détourner de la politique étrangère. Ils préfèrent souvent s'en remettre aux "experts" ou aux faux intellectuels publicistes quand il s'agit de dénoncer un drame humanitaire. Est-ce votre cas ?

Pour certains, la vie politique fait partie d'un plan de carrière, amorcé par des études bien tranquilles à Sciences-po ou à l'ENA. Tel n'a pas été mon cas.

Je m'y suis jeté avec passion quand je n'avais pas seize ans. C'était au temps où l'histoire brûlait une partie de la jeunesse, la fin de la guerre d'Algérie avec pour moi l'image insupportable de ceux qui avaient porté l'uniforme français, les harkis, qu'on avait alors abandonnés et laissé massacrer avec leurs familles. Puis il y a eu les drames de la guerre du Viêt-nam, la Révolution culturelle chinoise et, partout dans le monde, la pression et l'expansion soviétiques.

Le communisme était pour moi le totalitarisme de ma génération, les goulags, les grandes répressions, les procès staliniens et tout un système fondé sur le mensonge, celui qu'il fallait combattre. Cela ne m'a jamais empêché de côtoyer des militants communistes, modestes ouvriers amis de la famille, vendeurs de L'Humanité Dimanche, et d'estimer leur sincérité. Cela m'a conduit aussi à un anticommunisme militant, extrême et passionné, qui m'a accompagné une bonne partie de ma vie d'étudiant. C'est dire que je n'étais pas indifférent à ce qui se passait dans le monde. Cela m'est resté.

Plus tard, engagé dans des responsabilités politiques, j'ai multiplié les contacts avec ceux qui, dans les pays communistes de l'Europe de l'Est ou de l'Asie du Sud-Est, tentaient de résister à l'oppression. En Afghanistan, j'étais aux côtés de la première résistance qui s'organisait. A Moscou, je rencontrais clandestinement les dissidents. Je me souviens avoir, par provocation, posé une plaque "Andreï Sakharov" sur le ministère de la Justice, en juillet 1985.

Dans le même esprit, je suis allé dire un jour à l'ancien chef de l'État khmer rouge, Heng Samrin, droit dans les yeux, que je le considérais comme un criminel de guerre.

C'est d'ailleurs dans les camps de réfugiés cambodgiens en Thaïlande que j'ai rencontré les "Médecins sans frontières", et que je me suis lié d'amitié avec beaucoup d'entre eux, même si nous avions eu souvent des parcours politiques d'étudiants très différents.

Nous nous sommes retrouvés en Thaïlande, au Cambodge, en Éthiopie, au terme de voyages au bout de l'horreur et de la folie des hommes. Aujourd'hui encore, je suis marqué par le souvenir des charniers cambodgiens, de ces plateaux éthiopiens où des dizaines de milliers de femmes, d'hommes et d'enfants dormaient à même la terre, en haillons, à moitié nus, grelottant de froid et de faim dans la nuit glacée. Je me souviens du regard implorant des survivants au petit matin.

Qu'avez-vous ressenti au moment de la chute du mur de Berlin ?

Une immense joie. J'ai eu la chance d'être à Berlin à ce moment-là. Il est clair, compte tenu de tout ce que je viens de vous dire, que la chute du mur de Berlin et, au-delà, la chute de l'Empire soviétique ont été pour moi ce qui restera sûrement comme la plus grande satisfaction politique de mon existence.

De toutes mes forces, j'espérais voir un jour s'effondrer le totalitarisme communiste et, pour être franc, je n'étais pas sûr de voir cela de mon vivant. C'est dire si j'ai accueilli les premiers signes de craquement à l'Est avec une attention fébrile. J'ai très tôt multiplié les contacts dans ces pays, et les hasards de l'histoire ont fait que j'ai alors noué des liens d'amitié avec beaucoup de ceux qui allaient assurer la relève démocratique et la transition économique au sortir du communisme. Les Polonais libéraux de Solidarité, autour de Balcerowicz, avec lesquels nous avions organisé un séminaire économique béni par les autorités religieuses. Jelio Jelev, l'actuel chef de l'Etat bulgare, au moment de la fondation de son mouvement de résistance démocratique, l'UDF.

Avec Sali Berisha, aujourd'hui président de l'Albanie. Avec Vaclav Klaus, l'actuel Premier ministre de la République tchèque, que j'ai connu avant la révolution de velours, obscur économiste à l'Institut de prévision économique de Prague. Egor Gaïdar, connu à l'Académie des sciences de Moscou, avec lequel j'ai fondé un Institut économique en Russie, et qui, devenu Premier ministre, m'a donné de réaliser ce que je n'aurais jamais imaginé quelques années auparavant, dîner avec des amis au Kremlin !

J'étais à Budapest le jour de la proclamation de l'indépendance hongroise, trente-quatre ans jour pour jour après l'insurrection du 23 octobre 1956. J'étais à Bucarest au lendemain de la chute de Ceausescu, avec les étudiants roumains qui avaient provoqué la révolution. J'étais à Vilnius, entré clandestinement en Lituanie, dans le bureau du président Lansbergis, qui négociait alors avec Gorbatchev, dans un Parlement encerclé par les chars soviétiques, défendu par des barricades gardées avec ferveur par tout un peuple.

Quel jugement portez-vous sur la politique de la France à cette époque ?

J'ai éprouvé beaucoup d'amertume de voir la France impuissante, incapable de comprendre, de saisir la dimension historique de ce qui était en train de se passer. C'était l'époque où François Mitterrand, son ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas, ou encore Jacques Delors, nous expliquaient doctement que la chute du mur de Berlin n'entraînait en rien la réunification allemande !

Je crois qu'à ce moment la France a manqué le rendez-vous que l'histoire lui donnait. J'ai pensé dès lors que nous devions revoir notre scénario de la construction européenne. Et que, comme l'Allemagne avait fait la réunification allemande, la tâche de ma génération serait de mener à bien la réunification de l'Europe.

J'ai pensé aussi -je pense toujours- que la chute de l'Empire communiste devait permettre, pour une part, d'injecter un peu plus de morale dans la politique étrangère. Je ne pèche pas par angélisme, je sais bien que le réalisme et la défense des intérêts de la France sont la clé de voûte de notre action diplomatique. Mais je sais aussi que la grandeur de la France a tout à gagner en disant clairement que les vrais amis de notre pays dans le monde sont les amis des valeurs françaises. Il y a là place pour l'alliance de la morale et du réalisme.

On voit mal cette alliance dans les relations franco-algériennes...

Pendant plusieurs décennies, la France a contribué à consolider un régime socialiste antidémocratique en Algérie. Maintenant, nous voici face aux résultats d'une telle inconscience. Faute de libertés démocratiques, l'opposition en Algérie s'est réfugiée dans les mosquées. Faute de libertés économiques, l'Algérie s'est enfoncée dans la pauvreté. Résultats : une situation explosive, qui dégénère en guerre civile. Je suis convaincu que nous aurions dû depuis longtemps favoriser un développement démocratique et économique, ce qui aurait permis aussi de réduire la pression de l'immigration algérienne sur la France. Nous avons une lourde responsabilité dans cet échec. Et je me souviens que, quand les manifestations d'étudiants ont été réprimées dans le sang à Alger en 1989, la seule personne qui se soit vraiment indignée, défendant ainsi l'honneur de la France, était Isabelle Adjani.

Que pensez-vous du "droit d'ingérence" ?

Le monde libre n'a plus aucune raison de soutenir telle ou telle dictature de par le monde. Sans doute l'a-t-il fait dans les décennies précédentes en prétextant le risque de voir un pays basculer dans l'orbite soviétique, mais cette menace a disparu. Une nouvelle donne s'impose. Le droit peut redevenir la règle des relations internationales et ne plus avoir à s'incliner devant la force. Une sorte de consensus international existe pour dire le droit. Au banditisme national on oppose la police. Au banditisme international on doit opposer une police internationale. Sans hésitation et avec fermeté.

Au début des années 80, j'ai défendu l'idée d'un devoir d'ingérence. J'expliquais que la non-ingérence, liée à la souveraineté des Etats, était certes souhaitable, mais qu'elle ne constituait pas un principe absolu, que celle-ci devrait s'effacer parfois devant la défense des droits de l'homme, de ses droit "naturels et imprescriptibles", et qu'il fallait hiérarchiser les principes.

Si vos voisins sont agressés ou si l'on martyrise femmes et enfants dans la maison d'à côté, vous avez le devoir de leur porter secours. Si vous ne le faisiez pas, vous seriez coupables de non-assistance à personne en danger. Eh bien, je considère de même que la non-ingérence peut parfois être synonyme de non-assistance à peuple en danger.

Lorsque au Cambodge les Khmers rouges massacraient plusieurs millions de leurs concitoyens, le principe de la non-ingérence devait céder le pas, à mes yeux, devant le devoir d'intervention.

Vous parlez de non-assistance à peuple en danger, mais il existe également une non-assistance à un continent en danger : l'Afrique. Faut-il se résoudre là à constater "Tristes Afriques" et à tourner la page ?

Bien sûr que non, j'aime l'Afrique et je crois à son développement. Il n'y a pas de fatalité au sous-développement et je vous rappellerai qu'à la fin de la guerre de bons esprits expliquaient tout aussi doctement que l'Asie du Sud-est et le Japon étaient destinés à se confiner dans le sous-développement.

L'Afrique bouge, un peu comme bougeaient les pays d'Europe de l'Est avant la chute du mur de Berlin. J'entretiens là aussi beaucoup de liens avec la nouvelle génération d'hommes politiques, qu'ils soient chefs d'Etat, ministres, intellectuels ou membres de l'opposition, et qui, de plus en plus, vont représenter la nouvelle Afrique. Le réalisme nous impose certes, compte tenu du rôle de la France en Afrique, d'entretenir des relations étroites avec tous les Etats africains. Mais il est sûr que, depuis la chute de l'Empire soviétique, la France n'a plus de raisons de pratiquer l'indulgence vis-à-vis de certains régimes dictatoriaux. C'est ce qui m'a fait dire un jour, sur le continent africain, que "la France n'avait pas vocation à jouer SOS-dépannage pour dictateurs en difficulté".

Je pense que le développement en Afrique repose, comme partout ailleurs, sur la libération des capacités individuelles et sur le cadre culturel et juridique qui permet cette libération. Il faut aider l'Afrique, mais il faut sans doute l'aider autrement. Trop souvent encore cette aide est détournée, ne va pas vers les pays qui en ont le plus besoin et les projets les plus utiles.

Le développement de l'Afrique sera l'affaire des entrepreneurs africains. Il existe une véritable capacité d'entreprise, notamment chez les femmes, qui se manifeste dans la vitalité d'une économie informelle. C'est ce développement par les entrepreneurs africains et par les entreprises françaises qu'il faut favoriser.

Dans le même temps, rien ne sert de se lamenter sur les malheurs de l'Afrique et de se donner bonne conscience par le maintien d'aide publique au développement si, dans le même temps, on multiplie les barrières protectionnistes. Permettre aux hommes de vivre de leur travail, les aider à produire, leur acheter ce qu'ils produisent à meilleur compte que nous, constitue sans doute la meilleure forme d'aide au développement que nous puissions apporter. En permettant ainsi aux hommes de vivre et de travailler au pays, nous fournissons la meilleure des réponses possibles à la difficile question de l'immigration.

Mais cette France du devoir d'ingérence, cette France qui aide l'Afrique, est aussi la France des essais nucléaires. N'y a-t-il pas contradiction ?

Je suis clairement, comme Jacques Chirac, pour l'interdiction définitive de tout essai nucléaire dans le cadre du traité qui sera signé en 1996. Le président de la République a cependant estimé qu'il était nécessaire pour maintenir notre capacité de dissuasion de procéder à quelques derniers essais nucléaires souterrains. Lui seul a les éléments en main pour décider si de tels essais sont indispensables. Et tout le monde comprendra que, s'il a pris cette décision, au risque de l'impopularité, c'est qu'en son âme et conscience il estime que, dans un monde qui reste un monde dangereux, la sécurité des Français est à ce prix.

Il est vrai que la jeune génération, celle qui n'a connu que la paix et qui n'a pas eu à mourir pour la France, ne comprend pas toujours cela. Les monuments aux morts de nos villages sont pourtant là pour nous rappeler le prix de cette paix. Qu'ils n'oublient pas que la dissuasion nucléaire a été et reste encore notre meilleure police d'assurance. Cela étant, je ne doute pas que les réactions antinucléaires d'une partie de la jeunesse, dans le monde comme en France, expriment une révolte morale, sincère et profonde devant le cortège de morts et de souffrances qui accompagnent les guerres. Un pacifisme sympathique, mais qui mérite un examen raisonné.

A priori, le point fort de ce pacifisme, c'est son aspect moral. Pourtant, à y regarder de plus près, le point de vue moral est justement sa faiblesse. Il se présente comme protecteur des faibles, mais en réalité il est reconnaissance solennelle du droit des plus forts. La non-résistance peut être une sainteté, c'est avant tout une servilité. Un peuple qui par avance annonce qu'il ne résistera pas est un peuple qui justifie le droit de l'assaillant. Bref, entre pacifistes et droits de l'homme, il faut choisir. Le pacifisme constitue une forme de renoncement à la défense des libertés. C'est la non-assistance à peuple en danger érigée en principe.

Cela étant, le combat pour la paix est sans doute un des plus beaux combats qui soient. Je défends pour ma part une pensée de tolérance, les principes du libre-échange des idées et des hommes, la défense passionnée de la liberté, de sa propre liberté, mais aussi de celle des autres.

Le véritable mouvement de la paix, à mes yeux, c'est l'alliance des démocraties libérales. Et le véritable slogan qu'il faut proposer à la jeunesse européenne est le suivant : "J'aime la liberté, j'aime la paix !".

Vous avez évoqué votre action internationale en termes politiques et humanitaires, mais celle-ci a pris, il y a quelques années, un autre aspect lorsque vous avez créé l'institut Euro92. Euro 92, c'est quoi, un club, réseau ?

Euro 92, c'est un laboratoire de propositions et de solutions, fondé en 1988 avec l'appui de toute une série de responsables de grandes entreprises. Avec alors un objectif : réfléchir aux défis que les différents Européens avaient à relever en commun. C'est ainsi que s'est constitué un réseau d'experts indépendants, venus notamment des entreprises ou de l'université, face à la domination des experts officiels.

On y aborde des sujets plutôt complexes : "L'innovation financière des marchés dérivés", "la déréglementation aérienne", "les différentes approches du problème de la drogue". On y fait régulièrement le point sur les grandes questions de notre société et sur les problèmes économiques. Mais Euro 92 est aussi le maillon d'un formidable réseau d'instituts, de fondations et d'organismes qui partagent les mêmes conceptions de la société de droit et de liberté. Ce réseau couvre plus d'une cinquantaine de pays, permettant de mobiliser un potentiel intellectuel exceptionnel, dont de nombreux Prix Nobel. C'est d'ailleurs à partir de cet institut et de ce réseau que nous avons fondé deux autres instituts : un institut international, centré sur les questions d'environnement à Paris, et un institut à Moscou spécialisé dans les problèmes de la transition des économies communistes vers l'économie de marché, dans lequel le gouvernement russe a eu l'occasion de puiser un Premier ministre et de nombreux ministres.

Pourquoi cette date "92" ?

Parce que, au milieu des années 80, la date de 1992 représentait pour des Européens comme moi un objectif économique et politique fort, l'achèvement du grand marché unique.

Les gouvernements aiment donner des dates butoirs lorsqu'il s'agit de la construction européenne. On pense notamment à l'échéance monétaire de 1997-1999, mais il y a aussi des échéances plus discrètes, et non moins essentielles, comme par exemple la conférence de 1996, qui a pour objet la refonte des traités de Schengen et de Maastricht et la réforme des institutions européennes.

Cette conférence sera, en effet, celle de tous les dangers. J'aimerais qu'elle donne lieu dès maintenant à un très large débat en France et aussi en Europe. Ne commettons pas la même erreur qu'avec le traité de Maastricht : il faut associer l'opinion au débat et pas seulement lui présenter un résultat. Sur la question européenne, le grand silence, c'est la certitude de l'échec.

N'est-il pas difficile de sensibiliser l'opinion sur une question, par exemple, aussi complexe que la réforme institutionnelle ?

Rien n'oblige à s'enfermer dans un discours technocratique. Le rôle de la politique, c'est justement de simplifier les enjeux pour éclairer les choix. Comment donner à l'Europe un visage, une identité internationale, une diplomatie après Sarajevo ? Comment concilier le nécessaire renforcement de l'Union européenne avec le tout aussi nécessaire élargissement de l'Europe ? Quelle démarche adopter entre la Grande-Bretagne, qui hésite à entrer dans l'Union monétaire mais est prête à jouer un rôle militaire et diplomatique actif, et l'Allemagne, qui est tentée de conditionner la politique militaire commune au renforcement des politiques économiques et monétaires ?

Il est absolument nécessaire de présenter à nos partenaires, mais aussi à notre opinion, ce qu'est la vision française de l'Europe.

Comment rompre avec l' "euro-septicisme" qui sévit, aujourd'hui, en France ?

Il faut vivre l'Europe comme le grand espoir du XXIème siècle.

L'espoir européen se trouve aujourd'hui porté par deux générations qui se croisent. La première est la génération de l'après-guerre qui désire avant tout achever ce qu'elle a commencé, conformément au rêve européen des pères fondateurs de la Communauté européenne, reposant sur la réconciliation franco-allemande. La seconde est la génération de l'après-Mur, celle de "l'Europe du grand large", qui se sent aussi bien chez elle à Prague qu'à Paris ou à Athènes et qui entend conduire la réunification des deux Europes.

Précisément, où placez-vous les frontières de cette "Europe du grand large" ?

C'est l'éternelle question de la Russie et de la frontière de l'Oural. Il est clair que l'immense Russie est, pour une part, européenne et, pour l'autre, amarrée durablement au continent asiatique -ce qui l'écarte de la construction européenne. Cela étant, je considère qu'il y aurait besoin d'un grand traité d'amitié et de sécurité entre l'Union européenne et la nouvelle Russie. Je me considère comme un ami de cette nouvelle Russie. Elle forme un grand peuple, un grand pays, une grande puissance qui doit être traité comme telle.

En revanche, il est clair que nous devons d'ores et déjà préparer l'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe de l'Est candidats à l'adhésion, la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie, la Bulgarie, ainsi qu'aux trois Etats baltes...

Comment concilier l'idéal européen et le réveil des nationalismes ?

La montée des nationalismes doit être replacée dans son contexte historique. Le nationalisme a souvent été une source de résistance face à l'entreprise de décervelage du totalitarisme communiste. Parlant des pays de l'Est, on pourrait reprendre l'idée de Jaurès qui disait que les pauvres n'avaient pour tout bien que la patrie. Dans de nombreux pays, la résistance s'est forgée en puisant dans l'histoire. La sortie du communisme était forcément nationaliste. Le problème est, aujourd'hui, de donner les moyens à ces pays de dépasser ce stade et d'éviter le choc des nationalismes en valorisant les structures politiques qui permettent à des diversités culturelles fortes de coexister. C'est l'enjeu de la construction de la grande Europe.

Cet élargissement ne risque-t-il pas d'affaiblir l'Europe ? Ne vaut-il pas mieux commencer par l'approfondissement de l'Union européenne ?

Dans Les Voyages de Gulliver, l'écrivain irlandais, Jonathan Swift, a évoqué, avec malice, une curieuse querelle qui opposait les "grandboutiens" et les "petitboutiens". Les premiers étaient partisans d'entamer leur œuf à la coque par la gros bout tandis que les seconds préféraient, bien sûr, l'attaquer par le petit bout.

La controverse entre partisans de l'élargissement et ceux de l'approfondissement pourrait être un nouvel avatar de cette querelle. Il y a ceux qui disent qu'il faut ouvrir tout de suite. Cette position, qui comporte souvent plus d'arrières-pensées que de pensées tout court, est fréquemment défendue par les adversaires de la construction communautaire qui entendent ainsi la diluer dans une Europe des nationalismes. Et puis il y a ceux qui affirment qu'il faut d'abord finir d'approfondir l'Union européenne selon un processus centralisateur et harmonisateur, ce qui aboutirait à élever un nouveau mur entre les Etats.

Faut-il élargir ou approfondir ? Les deux ! je défends à la fois l'approfondissement et l'élargissement. Seul un approfondissement décentralisateur de la construction européenne, aujourd'hui, peut permettre, demain, son élargissement à l'ensemble des Européens.

Quel lien y a-t-il entre cet "approfondissement décentralisateur" et le fédéralisme que vous avez souvent défendu ?

Le fédéralisme est un terme ambigu. Dans les premiers balbutiements de l'idée européenne, certains rêvaient de la fusion des six nations qui composaient la Communauté européenne, de la création des Etats-Unis d'Europe sur un mode fédéral. Plus personne aujourd'hui ne défend cette chimère. Il n'existe pas de peuple européen comme il existe un peuple américain.

Le destin de la France n'est pas d'être la Louisiane des Etats-Unis d'Europe.

Cette référence au fédéralisme m'apparaît donc aujourd'hui comme passablement brouillée. Et ce, pour deux raisons. La première est que les Etats-Unis constituent davantage un Etat-Nation décentralisé qu'une fédération d'Etats. Au point qu'il existe aujourd'hui un mouvement fort aux Etats-Unis pour un retour aux sources du fédéralisme. La seconde, c'est qu'imaginer l'Europe fédérale comme un super-Etat avec un super-Parlement, un super-gouvernement, une super-administration, des supers-lois... et des super-impôts serait très exactement le contraire de l'idée fédérale européenne que l'on trouvait chez Victor Hugo ou chez Denis de Rougemont. Ce dernier n'écrivait-il pas : "Fédérer ce n'est pas mettre en ordre d'après un plan géométrique à partir d'un centre ou d'un axe, c'est tout simplement arranger ensemble". Ou encore : "Le fédéralisme ne connaît pas de problème de minorité. Pour le fédéraliste, il va de soi qu'une minorité peut compter pour autant qu'une majorité. La fédération n'a pas pour but d'effacer les diversités et de fondre toutes les nations en un seul bloc, mais au contraire de sauvegarder les qualités propres. Les diversités doivent être jalousement défendues et maintenues."

Laissons là les querelles doctrinales que provoque nécessairement le terme de fédéralisme. Ce qui est sûr, c'est que ce qui fait la richesse et le génie de l'Europe, c'est sa diversité. Notre vieux continent est un ensemble hétérogène qu'on ne peut comparer ni à l'Allemagne, ni aux Etats-Unis. Ne pas tenir compte des langues, des traditions nationales ou régionales, des différentes conceptions de la famille, finirait par créer des tendances centrifuges destructrices et aboutirait à reléguer les pays de l'Est dans une Europe de deuxième classe.

Poursuivre la construction européenne dans une frénésie centralisatrice serait le plus mauvais service à rendre à l'Europe. L'Europe à venir sera un peu moins l'Europe de l'harmonisation, c'est-à-dire celle de l'uniformisation progressive, et un peu plus celle de l'harmonie, c'est-à-dire celle de la complémentarité des différences. Je me suis toujours élevé contre l'idée d'une Europe moyenne. Ce qu'il faut, c'est l'Europe de l'excellence et non l'Europe de la moyenne. Imaginons que l'on décide de faire un vin européen qui serait un mélange de nos meilleurs bordeaux, de résiné grec, de chianti et de vins du Rhin. Il y a peu de chances que l'on parvienne à un très grand vin ! En revanche, dans la concurrence des vins, chacun trouve son marché et sa place.

C'est cela l'esprit du fédéralisme décentralisé dont je me réclame parfois.

La construction européenne ne risque-t-elle pas de se heurter au fait que toutes les fonctions de l'Union européenne ne peuvent pas être assumées par tous les membres actuels et futurs de celle-ci ? Bref, ne craignez-vous pas une Europe à géométrie variable ?

Non seulement je ne le crains pas, mais j'estime qu'il faut arrêter de mentir dans ce domaine. L'Europe à géométrie variable existe déjà. Elle constitue même quelque chose de souhaitable. L'Europe du menu unique imposé est une Europe impossible. Je ne crois guère non plus à cette Europe concentrique dont on parle souvent, au modèle de l'Europe d'un noyau dur et des cercles successifs. Elle m'apparaît comme un modèle déjà dépassé par les faits et par l'histoire. Il me semble que l'Europe se construit en effet selon un modèle plus proche des anneaux enchevêtrés du type olympique que de celui des cercles concentriques. Même si l'on retrouve à la plupart des intersections le couple franco-allemand.

Il y a le marché unique européen dont le centre réglementaire est à Bruxelles, le coeur législatif qui bat à Strasbourg, la future banque centrale que certains voudraient à Francfort, l'Europe de la politique étrangère et de la sécurité où le Conseil Européen jouera un rôle essentiel, l'Europe du droit et la Cour du Luxembourg, l'Europe de l'espace et des technologies nouvelles qui dépasse même les frontières de l'Union européenne...

Les grands rendez-vous monétaires d'avant l'an 2000 constituent-ils une chance de relance pour la construction européenne ou une menace pour la souveraineté des Etats ?

Comment ne pas approuver l'objectif de l'Union économique et monétaire, c'est-à-dire une même monnaie pour tous les Européens, gérée indépendamment du pouvoir politique, afin de préserver la stabilité monétaire en Europe et le pouvoir d'achat des Européens ?

Les grincheux nous disent que la monnaie européenne constitue un abandon de la souveraineté nationale. Allons donc ! Toute l'histoire monétaire montre que, comme le dit le prix Nobel d'économie Milton Friedman, confier la monnaie à la garde des politiques, c'est confier le pot de crème à la garde du chat. Cela se traduit par la tentation de la planche à billets pour les hommes politiques, c'est-à-dire l'inflation et la baisse du pouvoir d'achat. Le Général de Gaulle n'était-il pas un partisan de l'étalon-or, une discipline équivalant à une monnaie unique ?

Les disciplines monétaires issues du Traité de Maastricht ne sont-elles pas trop drastiques ?

Ces disciplines sont de saines disciplines. Cela étant, je ne suis pas un dévot du Traité de Maastricht. Car je le considère comme un texte confus, laborieux, loin d'avoir la clarté juridique et le souffle du Traité de Rome. Néanmoins, j'ai fait campagne pour son adoption car je considérais aussi -et je considère toujours- que son rejet aurait constitué un coup dur pour l'Europe et une régression dans le "chacun pour soi". quelle erreur historique de revenir au nationalisme au moment ou nous avions à accueillir les Européens de l'Est !

Que prévoit le Traité ? en ce qui concerne la création de la monnaie unique, le traité met en place une procédure et un calendrier. J'ai regretté qu'il y ait eu à l'époque fort peu de débats sur cette question très complexe de la monnaie européenne. J'ai organisé des rencontres internationales, des colloques, mais, il faut bien le dire, dans l'indifférence générale. Car, à mes yeux, plusieurs voies permettaient de conduire à la monnaie européenne. A l'institution d'une monnaie unique par une procédure de convergence s'opposait alors l'idée de la création d'une monnaie commune émise par une Banque centrale européenne. Et ce, à partir de l'ECU que l'on aurait transformé en vraie monnaie et qui se serait progressivement imposée. Cette seconde voie avait plutôt ma préférence.

"A marché unique, monnaie unique", a-t-on répété. J'admire le sophisme, mais il n'est guère convaincant. On peut tout aussi bien dire : "A marché commun, monnaie commune" ! Les Etats-Unis ont longtemps constitué un marché unique, un seul et même marché où coexistaient les différents dollars des différents Etats. La création de la Banque centrale américaine s'est faite à la veille de la première guerre mondiale.

Cela étant, on a choisi une autre voie. Il ne sert à rien de refaire l'histoire...

Deux écoles s'affrontent cependant : ceux qui prétendent qu'il est préférable de retarder l'échéance de l'Union monétaire, déjà passée de 1997 à 1999, et ceux qui veulent maintenir cette date. Quelle est votre position ?

Lors de la première réunion de Bruxelles à laquelle j'ai assisté comme ministre de l'Economie, j'ai dit tout haut ce que la majorité des participants pensaient tout bas : à savoir qu'on ne ferait pas la monnaie unique en 1997. Cela dit, il est inutile d'ouvrir une vaine querelle sur la date : le plus tôt sera le mieux. Mais il y a des conditions qu'il faut impérativement réunir pour pouvoir passer à la monnaie européenne. Celle-ci n'est pas une fin en soi, un objectif qu'il faut atteindre à n'importe quel prix. Elle doit être la meilleure monnaie possible, sinon jamais les Allemands n'accepteront de troquer un bon mark contre une monnaie européenne médiocre. Ce ne serait d'ailleurs l'intérêt de personne.


Qu'adviendra-t-il si, demain, la France et l'Allemagne ayant adopté la monnaie unique, l'Angleterre et l'Italie continuent de faire cavaliers seuls ?

Il faudra des règles du jeu entre la monnaie unique et les autres monnaies européennes, afin de préserver la stabilité. Cela étant, la monnaie unique, j'en suis convaincu, aura un effet d'entraînement sur les autres monnaies.

J'ajoute que, d'ores et déjà, les marchés financiers imposent à tous les pays des disciplines en ce qui concerne l'inflation, les déficits publics ou l'endettement, qui vont dans le sens de la stabilisation monétaire.

Mais comment empêcher les entreprises italiennes de concurrencer les entreprises françaises grâce à une lire dévaluée ?

Ayant eu à présider le Conseil européen, j'ai défendu l'idée, devant mes collègues, qu'on ne pouvait pas exporter dans une monnaie dévaluée, et, dans le même temps, bénéficier de la part de l'Europe de subventions en monnaie forte. Un premier dispositif concernant l'agriculture a d'ailleurs été adopté en ce sens.

Les libéraux ne font-ils pas un peu trop bon marché des peurs à l'encontre de la concurrence d'autres pays européens qui ne jouent pas le jeu ?

En 1958, le Général de Gaulle a dû décider s'il fallait ouvrir ou non les frontières, entrer dans le Marché commun. Un de ses collaborateurs avait été chargé de faire la tournée des différents organismes économiques et des divers représentants du monde de l'industrie avant de remettre une note. Celle-ci expliquait que, si dans l'absolu l'ouverture était une bonne chose, il ne fallait pas entrer dans le Marché commun sous peine de léser les intérêts de différents groupes. Le Général de Gaulle a lu la note puis a écrit en marge : "Les frontières seront ouvertes. Ils sont forts mais ils ne le savent pas". Arrêtons donc de nous faire peur ! Nous sommes un grand pays, nous n'avons pas à craindre les autres, mais notre incapacité à réformer et ce renoncement qui s'est installé dans nos têtes !

Mais, sous la pression de la concurrence étrangère et pas seulement européenne, on voit des entreprises contraintes de fermer leurs portes.

Les faits semblent vous donner raison, mais ils sont trompeurs, c'est là que l'on retrouve l'exemple de la vitre brisée que j'ai évoquée plus haut. Lorsque la machine à fabriquer les emplois est en panne, et quand se prolongent les désordres financiers et monétaires, les arguments protectionnistes trouvent facilement écho.

Cette réaction est de toutes les époques. Déjà, au début du siècle, certains esprits faux dénonçaient la concurrence des travailleurs au rabais et des usines françaises établies en Pologne ou en Italie. Importations et exportations sont les deux faces d'une même médaille et un pays qui exporte comme la France ne peut nourrir le rêve d'exporter sans importer. Le protectionnisme repose sur une illusion d'optique.

Laquelle ?

Si j'achète cent francs une paire de chaussures importée, au lieu de celle que me propose, à deux cent cinquante francs, un producteur français, il s'ensuit certes que celui-ci, sauf à innover ou à se diversifier, risque d'être contraint de réduire sa production, de débaucher, voire de disparaître. Ce que l'on voit, c'est la destruction d'emplois. Ce que l'on ne voit pas, ce sont les cent cinquante francs ainsi économisés qui me permettront d'acheter un livre ou d'aller au restaurant. Ce que l'on ne voit pas, non plus, c'est que les cent francs reçus par le producteur étranger constituent une créance sur la production française qui reviendra inéluctablement -directement ou indirectement, après bien des tribulations dans l'économie mondiale- dans l'économie française, sous forme d'achat de biens ou de services.

Si l'on dissipe ainsi cette illusion d'optique, on s'aperçoit que la concurrence internationale n'oppose pas une entreprise française à une entreprise étrangère -eux contre nous-, mais une entreprise française à d'autres entreprises de chez nous, celles qui auront bénéficié des cent cinquante francs de mon gain de pouvoir d'achat et du retour des cent francs acquis par l'étranger.

Et que faites-vous de la main-d'œuvre étrangère bon marché qui fait baisser les prix et détruit les emplois ?

Une machine qui économiserait de la main-d'œuvre ferait de même. Là aussi, il y a une illusion d'optique : à la destruction d'emplois visible correspond un gain de productivité qui se déverse dans l'économie, provoquant la création de nouvelles richesses et de nouveaux emplois. Il suffit pour sen convaincre de regarder les pays les plus robotisés qui sont aussi ceux qui connaissent le moins de problème d'emploi. Au nom de la protection de l'emploi visible, faut-il condamner le progrès et remplacer nos camions par des brouettes ?

Ce qui est machinal, la machine le fait ou le fera, et ce qu'une main-d'œuvre bon marché fait, aujourd'hui, au-delà de nos frontières, nos machines le feront encore meilleur marché demain. Cette chance ainsi donnée aux hommes d'échapper aux tâches les plus ingrates ne condamne pas plus l'emploi ; elle nous oblige, en revanche, à remettre en cause nos rigidités pour accompagner les mutations nécessaires et surtout, comme je l'ai dit au début de notre entretien, à réinventer le travail.

Les bas salaires ne constituent-ils pas, pour autant, un dumping social ?

Les pays à faible coût de travail inquiètent. Or, ils ne représentent qu'une faible part de nos importations. Le pays avec lequel nous réalisons la plus large part de notre commerce -l'Allemagne- a des coûts plus élevés que les nôtres. J'ajoute que l'argument du dumping social se retourne : les pays les moins développés pourraient se plaindre de devoir nous acheter trop cher des biens d'équipement qui incorporent le poids de nos salaires plus élevés et de notre protection sociale.

Ne faudrait-il pas avoir recours à la protection communautaire ?

Fermer nos marchés, c'est contraindre le consommateur à acheter un produit à un prix supérieur. Un protectionnisme européen serait un impôt de plus qui touchera les plus modestes puisqu'il s'appliquera en priorité sur les produits de grande consommation populaire.

Cela étant, il y a toujours des mesures de précaution à prendre et des comportements déloyaux à combattre. On ne peut pas accepter une brutale déstabilisation du fait de l'ouverture des frontières. Regardez le temps qu'il a fallu pour que l'Espagne entre dans le marché commun ! Il y a des délais, des calendriers, et personne ne conteste la nécessité d'offrir aux pays de l'Est la possibilité d'entrer par étapes. Pour autant, faut-il occulter le caractère positif de cette libération d'une partie de l'Euope ?

Le Japon a su s'appuyer sur ses "petits dragons", les pays qui émergeaient dans l'Asie du Sud-est Les Etats-Unis ont suivi la même voie avec l'Amérique latine. Il est évident que nous avons là un formidable espace d'aventure et de prospérité. Notre Far West et un Far East.

Et déjà partout à l'Est on voit des gens extraordinaires, comme ce jeune Français de trente-cinq ans rencontré un jour en Pologne et qui, face aux grands groupes industriels, avait réussi à arracher la plus grosse part du marché des pâtes alimentaires.

La Commission européenne n'est-elle pas à l'origine de la morosité de certains milieux économiques à l'égard de l'Europe ?

Arrêtons de tirer sur Bruxelles ! je suis conscient, comme tout le monde, de toute une série d'excès de la Commission lorsque celle-ci se mêle de ce qui ne la regarde pas. Mais la bureaucratie est davantage à Paris qu'à Bruxelles. Je dirais même que ce sont souvent les décisions de la Commission qui permettent de faire reculer le dirigisme et l'étatisme dans notre pays. Heureusement, en effet, que Bruxelles est là pour prendre toute une série de mesures qui vont dans le sens de la libéralisation de l'économie et de l'intérêt des consommateurs et des contribuable.

Prenez la libéralisation de transports aériens : veut-on transporter le maximum de gens dans les meilleures conditions et le moins cher possible -ce qui me parait une conquête sociale- ou veut on faire prospérer à coups de subventions publiques un monopole pour la plus grande gloire d'un pavillon national ? L'ouverture à la concurrence est une bonne chose que l'on doit à la Commission, qui se révèle souvent comme le plus libéral de tous les pouvoirs européens.

Pour autant, je nie pas la nécessité de remettre l'Europe à sa place quand elle se mêle de ce qui ne la regarde pas. Car le paradoxe de l'Europe a souvent été qu'elle s'occupait beaucoup trop de choses qui devaient rester dans le ressort des Etats et qu'elle ne s'occupait pas assez des compétences que les Etats auraient intérêt à exercer en commun. En deux mots, elle s'intéressait trop au calibre des tomates, mais pas assez à celui des munitions... C'est absurde. La poursuite de la construction européenne, aujourd'hui, passe par des compétences communes plus affirmées en matière de sécurité extérieure et de sécurité intérieure, par une vraie police des frontières.

Justement, parlons de sécurité : le traité de Maastricht prévoit "une politique de défense commune devant mener, le moment venu, à une défense commune". Comment atteindre cet objectif ?

Des progrès sont possibles, notamment à travers l'union de l'Europe occidentale. L'Union européenne devrait poser le principe d'un commandement commun disposant des moyens adéquats et pouvant mettre en œuvre une force interarmées et internationale cohérente, disons de l'ordre de 200.000 hommes environ. L'Union européenne doit aussi accélérer la mise sur pied d'une politique commune en matière d'armements.

Impossible de parler de l'Europe sans parler de l'Allemagne. Quel regard portez-vous sur nos voisin d'outre-Rhin ?

Je suis très admiratif devant le sursaut allemand. Je dis "sursaut" parce qu'il y a quelques années on parlait plus volontiers de la "germano-sclérose". Certes, les Allemands avaient de nombreux atouts, notamment le fait d'avoir opté résolument dès 1948 pour l'économie sociale de marché. C'est d'ailleurs devant le défi de la réunification et ce risque de sclérose de leur économie que les Allemands se sont publiquement interrogés sur leur compétitivité, à partir d'un rapport initié par les milieux économiques et repris par le gouvernement fédéral, le rapport Standort Deutschland. Cinq priorités : déréglementer le marché du travail et favoriser la concurrence, réduire les prélèvements obligatoires, diminuer les dépenses publiques, privatiser (les transports publics, les télécoms, la poste, les aéroports, le logement public...), simplifier la législation et les réglementations. C'est sur un tel cri d'alarme et des propositions audacieuses que le chancelier Kohl a engagé et gagné les élections. Vous comprendrez donc facilement pourquoi j'ai souvent le sentiment, avec mes interlocuteurs allemands et notamment avec les ministre des Finances, Théo Waigel, d'une entente profonde. De plus, nous avons la même culture économique, celle de l'économie sociale de marché, celle de Ludwig Erhard, et de Jacques Rueff.

Après cinquante ans de construction communautaire, le sort de l'Europe n'est-il pas de continuer à osciller entre un modèle impossible et un processus indéterminé ?

Je pense que celle-ci va nous conduire dans une autre direction que l'imaginaient les pères fondateurs de l'Europe. Il en est parfois ainsi des grandes idées. Christophe Colomb s'était embarqué pour les Indes. Il a découvert l'Amérique. Je pense qu'il existe un génie caché dans la construction européenne. L'Europe n'appartient pas aux catégories traditionnelles de la science politique. L'Europe innove et le principe de cette innovation a été introduit un peu par hasard dans le traité de l'Union européenne, sur un rapport de Valéry Giscard d'Estaing, autour de ce que l'on a appelé "le principe de subsidiarité" qui n'est au fond que notre principe de responsabilité appliqué à l'échelle européenne. Ce principe, qui est beaucoup plus qu'un principe d'organisation, nous fait revenir aux sources de l'Europe et de son génie civilisateur. En effet, la civilisation européenne, dans ses sources grecques et chrétiennes, au travers des droits de l'homme s'identifie avec la proclamation que l'homme a, en tant que tel, des prérogatives antérieures et supérieures aux lois que les hommes peuvent faire. Au terme de leur douloureux voyage au bout de la nuit totalitaire, les peuples d'Europe de l'Est nous donnent non seulement la chance de retrouver une Europe au complet dans ses dimensions historiques, mais encore la chance de retrouver les fondements mêmes de l'Europe.

Les Européens ont déjà apporté au monde la civilisation des droits de l'Homme, qui a fait reculer l'intolérance, et celle de l'efficacité économique, qui a fait reculer l'indigence. Aujourd'hui, la construction européenne apporte la réponse à cette question : comment faire coexister pacifiquement des hommes différents hors d'une contrainte politique forte sans soumettre les minorités ou les personnes aux caprices de la majorité ? c'est ce modèle d'organisation politique que le monde recherche dans les tragédies du Liban ou de l'ex-Yougoslavie, dans les convulsions de l'Afrique ou de l'ex-Empire soviétique.

L'Europe porte la promesse du modèle d'organisation d'une société ouverte composée de citoyens souverains et libres, celui d'une vraie société de droit. Ne gâchons pas cette chance.

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