Différences entre les versions de « Benjamin Constant:Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri - Deuxième partie »

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== Chapitre 2. De la traite des Nègres [1] ==
== Chapitre 2. De la traite des Nègres [1] ==


''« Les bords affreux du Sénégal ne seraient pas devenus le marché où les Européens vont trafiquer à vil prix des droits inviolables de l'humanité... La seule Pennsylvanie n'a plus d'esclaves. Le progrès des lumières nous fait espérer que cet exemple sera bientôt suivi par le reste des nations ».  
''« Les bords affreux du Sénégal ne seraient pas devenus le marché où les Européens vont trafiquer à vil prix des droits inviolables de l'humanité... La seule Pennsylvanie n'a plus d'esclaves. Le progrès des lumières nous fait espérer que cet exemple sera bientôt suivi par le reste des nations ».  


                                                                     Liv. I, chap. IV, p.70-71.''
                                                                     Liv. I, chap. IV, p.70-71.''
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J'emprunterai pour réfuter cette objection qu'une défiance nationale, très naturelle, est disposée à croire très forte, les paroles d'un homme qui a fait de longues et opiniâtres recherches sur les faits relatifs à l'abolition de la traite, et qui, pair de France, ne peut être soupçonné de pencher vers les intérêts commerciaux de l'Angleterre.
J'emprunterai pour réfuter cette objection qu'une défiance nationale, très naturelle, est disposée à croire très forte, les paroles d'un homme qui a fait de longues et opiniâtres recherches sur les faits relatifs à l'abolition de la traite, et qui, pair de France, ne peut être soupçonné de pencher vers les intérêts commerciaux de l'Angleterre.


« Le commerce anglais, dit-il, n'a jamais sollicité l'abolition de la traite ; il ne s'en est jamais montré le fauteur ni l'appui. Tout au contraire, c'est contre lui qu'elle a été prononcée. Il a livré, pendant vingt ans, les plus rudes combats pour la maintenir ; il ne s'en est laissé dépouiller qu'après avoir lutté sans relâche, après s'être épuisé en efforts et en imprécations. Aujourd'hui même encore, si quelques négociants anglais osaient élever la voix, peut-être ne demanderaient-ils pas qu'on rendit  la traite impossible sous pavillon étranger ; peut-être regretteraient-ils qu'on enlevât à leurs détestables spéculations leur dernier déguisement et leur dernier refuge... Les ministres actuels de l'Angleterre n'ont point regardé l'abolition de la traite comme un avantage. Ils ont figuré pendant pendant vingt ans parmi les adversaires de cette sainte cause. Ils ont voté les derniers dans les dernières minorités, qui ont persisté jusqu'au bout dans leur opposition. Ils ont prédit, comme une conséquence inévitable de cette mesure, et la désolation des colonies et la banqueroute universelle. Ce n'est pas leur politique qui triomphe, ce n'est pas leur ouvrage dont ils assurent le succès. En travaillant à la destruction définitive du commerce des Noirs, ils font pour ainsi dire, amende honorable de leurs erreurs passées. Ils ont été vaincus par l'ascendant de l'opinion publique, par la force de la raison et de la vérité. C'est encore aujourd'hui la force de la raison et de la vérité qui les pousse et qui les domine [3]. »
« Le commerce anglais, dit-il, n'a jamais sollicité l'abolition de la traite ; il ne s'en est jamais montré le fauteur ni l'appui. Tout au contraire, c'est contre lui qu'elle a été prononcée. Il a livré, pendant vingt ans, les plus rudes combats pour la maintenir ; il ne s'en est laissé dépouiller qu'après avoir lutté sans relâche, après s'être épuisé en efforts et en imprécations. Aujourd'hui même encore, si quelques négociants anglais osaient élever la voix, peut-être ne demanderaient-ils pas qu'on rendit  la traite impossible sous pavillon étranger ; peut-être regretteraient-ils qu'on enlevât à leurs détestables spéculations leur dernier déguisement et leur dernier refuge... Les ministres actuels de l'Angleterre n'ont point regardé l'abolition de la traite comme un avantage. Ils ont figuré pendant pendant vingt ans parmi les adversaires de cette sainte cause. Ils ont voté les derniers dans les dernières minorités, qui ont persisté jusqu'au bout dans leur opposition. Ils ont prédit, comme une conséquence inévitable de cette mesure, et la désolation des colonies et la banqueroute universelle. Ce n'est pas leur politique qui triomphe, ce n'est pas leur ouvrage dont ils assurent le succès. En travaillant à la destruction définitive du commerce des Noirs, ils font pour ainsi dire, amende honorable de leurs erreurs passées. Ils ont été vaincus par l'ascendant de l'opinion publique, par la force de la raison et de la vérité. C'est encore aujourd'hui la force de la raison et de la vérité qui les pousse et qui les domine [3]. »


La force de ces raisonnements me paraît évidente. Si le gouvernement anglais est aujourd'hui de bonne foi pour mettre obstacle à la traite, c'est que l'opinion à cet égard à été préparée en Angleterre par de longues discussions et par la persévérance infatigable des hommes les plus respectés.
La force de ces raisonnements me paraît évidente. Si le gouvernement anglais est aujourd'hui de bonne foi pour mettre obstacle à la traite, c'est que l'opinion à cet égard à été préparée en Angleterre par de longues discussions et par la persévérance infatigable des hommes les plus respectés.
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La traite est contraire encore aux intérêts des gouvernements en ce que ceux qui se livrent à cet affreux commerce se trouvent, par l'effet des prohibitions qu'ils bravent et des poursuites qui les menacent, dans un état d'hostilité et de lutte contre la société. Rebelles envers la loi, criminels envers la nature, trafiquant de chair et de sang humain, contrebandiers à main armée, ils sont lancés dans une route où ils ne peuvent que devenir chaque jour des ennemis publics plus déterminés et plus féroces.
La traite est contraire encore aux intérêts des gouvernements en ce que ceux qui se livrent à cet affreux commerce se trouvent, par l'effet des prohibitions qu'ils bravent et des poursuites qui les menacent, dans un état d'hostilité et de lutte contre la société. Rebelles envers la loi, criminels envers la nature, trafiquant de chair et de sang humain, contrebandiers à main armée, ils sont lancés dans une route où ils ne peuvent que devenir chaque jour des ennemis publics plus déterminés et plus féroces.


« Par une bienveillante dispensation de la Providence», disait, il y a vingt-cinq ans, M. Wilberforce dans le parlement d'Angleterre, «d'ordinaire, dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique, quelque bien surgit à côté du mal. Les ouragans purifient l'air ; l'orgueil, la vanité, la profusion contribuent souvent indirectement au bonheur de l'espèce humaine. Rien de si odieux qui n'ait un palliatif. Le sauvage est hospitalier, le brigand est intrépide : la violence est en général exempte de perfidie ; l'arrogance, de bassesse. Mais ici rien de semblable. C'est le privilège de ce détestable trafic de dépraver également le bien et le mal, de souiller même le crime ; c'est un état de guerre que le courage n'ennoblit point ; c'est un état de paix qui ne préserve ni de la dévastation ni du massacre ; ce sont les vices des sociétés policées sans la délicatesse des moeurs qui les tempèrent ; c'est la barbarie primitive de l'homme dépourvue de toute innocence ; c'est une perversion pure et complète, parfaitement dégagée de tout sentiment honorable, et de tout avantage qu'on puisse contempler sans indignation ou confesser sans opprobre. »
« Par une bienveillante dispensation de la Providence», disait, il y a vingt-cinq ans, M. Wilberforce dans le parlement d'Angleterre, «d'ordinaire, dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique, quelque bien surgit à côté du mal. Les ouragans purifient l'air ; l'orgueil, la vanité, la profusion contribuent souvent indirectement au bonheur de l'espèce humaine. Rien de si odieux qui n'ait un palliatif. Le sauvage est hospitalier, le brigand est intrépide : la violence est en général exempte de perfidie ; l'arrogance, de bassesse. Mais ici rien de semblable. C'est le privilège de ce détestable trafic de dépraver également le bien et le mal, de souiller même le crime ; c'est un état de guerre que le courage n'ennoblit point ; c'est un état de paix qui ne préserve ni de la dévastation ni du massacre ; ce sont les vices des sociétés policées sans la délicatesse des moeurs qui les tempèrent ; c'est la barbarie primitive de l'homme dépourvue de toute innocence ; c'est une perversion pure et complète, parfaitement dégagée de tout sentiment honorable, et de tout avantage qu'on puisse contempler sans indignation ou confesser sans opprobre. »


Enfin la traite est contraire aux intérêts des gouvernements, en ce qu'elle ne corrompt pas seulement ceux qui la font, mais ceux qui en profitent. L'espoir de remplacer par la traite les misérables esclaves dont un travail excessif et des traitements atroces abrègent les jours, empêche les colons de soigner au moins cette race malheureuse. Cet espoir les accoutume à voir d'un oeil indifférent les êtres soumis à leur joug expirer de misère ou par la souffrance, ou dans d'épouvantables supplices. Et tel est le déplorable effet de l'habitude, que plus d'un colon qui, dans ses relations sociales avec ses égaux, est un homme probe, intègre, et digne d'estime, a peut-être, sans y réfléchir, ordonné ou toléré sur son habitation plus de crimes que le coupable que la loi condamne à périr sur l'échafaud.  
Enfin la traite est contraire aux intérêts des gouvernements, en ce qu'elle ne corrompt pas seulement ceux qui la font, mais ceux qui en profitent. L'espoir de remplacer par la traite les misérables esclaves dont un travail excessif et des traitements atroces abrègent les jours, empêche les colons de soigner au moins cette race malheureuse. Cet espoir les accoutume à voir d'un oeil indifférent les êtres soumis à leur joug expirer de misère ou par la souffrance, ou dans d'épouvantables supplices. Et tel est le déplorable effet de l'habitude, que plus d'un colon qui, dans ses relations sociales avec ses égaux, est un homme probe, intègre, et digne d'estime, a peut-être, sans y réfléchir, ordonné ou toléré sur son habitation plus de crimes que le coupable que la loi condamne à périr sur l'échafaud.  
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Cette dernière réflexion, à la vérité, n'est pas seulement applicable à la traite, elle flétrit avec une force presque égale l'esclavage même. L'esclavage corrompt le maître comme l'esclave, et le bourreau comme la victime. Cependant les amis de l'humanité se résignent à ce que l'esclavage continue, pourvu que la traite soit efficacement prohibée. Mais élevons au moins une barrière qui, pour l'avenir, soit efficace et puissante ; et par une conséquence heureuse d'un premier acte de justice (car le bien s'enchaîne comme le mal), l'abolition de la traite adoucira l'esclavage que nous n'osons pas abolir. Les colons seront forcés par leur intérêt à mieux traiter leurs esclaves, à leur donner des habitations et une nourriture plus saine, à les préserver de la débauche, à favoriser entre eux les mariages, à soigner et à ménager leurs femmes dans leurs grossesses, à les assister dans l'éducation de leurs enfants, à préparer enfin, par une gradation sensible et volontaire, les nouveaux rapports qui doivent exister quelque jour, dans les colonies comme ailleurs, entre la classe qui se borne à consommer et celle qui est destinée à produire.
Cette dernière réflexion, à la vérité, n'est pas seulement applicable à la traite, elle flétrit avec une force presque égale l'esclavage même. L'esclavage corrompt le maître comme l'esclave, et le bourreau comme la victime. Cependant les amis de l'humanité se résignent à ce que l'esclavage continue, pourvu que la traite soit efficacement prohibée. Mais élevons au moins une barrière qui, pour l'avenir, soit efficace et puissante ; et par une conséquence heureuse d'un premier acte de justice (car le bien s'enchaîne comme le mal), l'abolition de la traite adoucira l'esclavage que nous n'osons pas abolir. Les colons seront forcés par leur intérêt à mieux traiter leurs esclaves, à leur donner des habitations et une nourriture plus saine, à les préserver de la débauche, à favoriser entre eux les mariages, à soigner et à ménager leurs femmes dans leurs grossesses, à les assister dans l'éducation de leurs enfants, à préparer enfin, par une gradation sensible et volontaire, les nouveaux rapports qui doivent exister quelque jour, dans les colonies comme ailleurs, entre la classe qui se borne à consommer et celle qui est destinée à produire.


Au reste, quelque imparfait, quelque affligeant même que soit encore l'état actuel des choses, ne désespérons pas d'une amélioration infaillible. La prédiction de Filangieri s'accomplira ; l'abolition de la traite, bien qu'elle n'existe encore qu'en théorie, est une démonstration éclatante de la toute-puissance de la vérité. « Moins de quarante ans se sont écoulés, dit le duc de Broglie, depuis qu'un jeune ecclésiastique, inconnu, sans amis, sans fortune, a le premier dénoncé le commerce des Noirs, dans une dissertation latine adressée à l'université de Cambridge. Sept ans plus tard, tous les hommes de génie de l'Europe étaient ligués dans cette cause ; il y a déjà quinze ans qu'elle a triomphé dans les deux mondes [6]. »
Au reste, quelque imparfait, quelque affligeant même que soit encore l'état actuel des choses, ne désespérons pas d'une amélioration infaillible. La prédiction de Filangieri s'accomplira ; l'abolition de la traite, bien qu'elle n'existe encore qu'en théorie, est une démonstration éclatante de la toute-puissance de la vérité. « Moins de quarante ans se sont écoulés, dit le duc de Broglie, depuis qu'un jeune ecclésiastique, inconnu, sans amis, sans fortune, a le premier dénoncé le commerce des Noirs, dans une dissertation latine adressée à l'université de Cambridge. Sept ans plus tard, tous les hommes de génie de l'Europe étaient ligués dans cette cause ; il y a déjà quinze ans qu'elle a triomphé dans les deux mondes [6]. »




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''« Je vais exposer rapidement tous les moyens que les anciens législateurs, et surtout ceux de la Grèce et de Rome, ont imaginés pour la multiplication de l'espèce humaine. »
''« Je vais exposer rapidement tous les moyens que les anciens législateurs, et surtout ceux de la Grèce et de Rome, ont imaginés pour la multiplication de l'espèce humaine. »


                                                                     Liv. II, chap. I, p. 203.''
                                                                     Liv. II, chap. I, p. 203.''
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== Chapitre 5. Du système de M. Malthus relativement à la population ==
== Chapitre 5. Du système de M. Malthus relativement à la population ==


''«  Quelles sont les entraves qui arrêtent les progrès de la population, et quels sont les moyens qu'on doit employer pour les écarter ou les détruire. »
''«  Quelles sont les entraves qui arrêtent les progrès de la population, et quels sont les moyens qu'on doit employer pour les écarter ou les détruire. »


                                                                     Liv. II, chap. II, p. 224.''
                                                                     Liv. II, chap. II, p. 224.''
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Mais il a pensé qu'on pouvait imposer à la classe pauvre par des mesures indirectes une privation de plus que celles auxquelles sa position déshéritée la condamne, et qui sont déjà suffisamment nombreuses. Il a contribué à un principe qu'il a nommé contrainte morale une influence plus étendue que, selon moi, ce principe n'en peut avoir. Il a cru qu'on pouvait ajouter à l'action de ce principe par le retranchement des secours publics ; et plusieurs de ses idées sur ces divers sujets me paraissent manquer, sinon d'une justesse logique qu'un esprit distingué parvient facilement à établir sur le papier, mais d'une possibilité pratique incontestable, et surtout, je l'avoue à regret, elles me semblent s'éloigner un peu, contre l'intention de l'auteur sans doute, des sentiments de sympathie et de pitié, portion essentielle d'une vertu que pourtant il professe, je veux dire l'humanité.
Mais il a pensé qu'on pouvait imposer à la classe pauvre par des mesures indirectes une privation de plus que celles auxquelles sa position déshéritée la condamne, et qui sont déjà suffisamment nombreuses. Il a contribué à un principe qu'il a nommé contrainte morale une influence plus étendue que, selon moi, ce principe n'en peut avoir. Il a cru qu'on pouvait ajouter à l'action de ce principe par le retranchement des secours publics ; et plusieurs de ses idées sur ces divers sujets me paraissent manquer, sinon d'une justesse logique qu'un esprit distingué parvient facilement à établir sur le papier, mais d'une possibilité pratique incontestable, et surtout, je l'avoue à regret, elles me semblent s'éloigner un peu, contre l'intention de l'auteur sans doute, des sentiments de sympathie et de pitié, portion essentielle d'une vertu que pourtant il professe, je veux dire l'humanité.


Il y a certainement quelque chose de dur et de sévère dans les raisonnements que M. Malthus entasse pour prouver que les pauvres n'ont aucun droits à être secourus par la société. Je ne suis pas en général plus partisan que lui des secours publics qui sont communément mal administrés, mal répartis, et qui ôtent à l'homme, en le leurrant par une fausse espérance, le sentiment le plus salutaire, celui qui lui apprend que chacun ne doit compter que sur sa propre industrie, et n'attendre sa subsistance que de ses propres efforts. Mais faire prononcer du haut de la chaire évangélique, que désormais l'assistance des paroisses sera refusée aux enfants dont les parents ne pourraient les nourrir, est une déclaration par trop franche d'un état d'hostilité permanente entre ceux qui ont tout et ceux qui n'ont rien. La chose peut être, mais elle ne me paraît ni bonne ni prudente à proclamer ; et lorsqu'en parlant du malheureux qui aura cédé à l'attrait le plus impérieux, au penchant le plus irrésistible, l'auteur anglais s'écrie : « Livrons cet homme coupable à la peine prononcée par la nature ; il a agi contre la raison qui lui a été clairement manifestée ; il ne peut accuser personne, et doit s'en prendre à lui-même si l'action qu'il a commise a pour lui de fâcheuses suites : l'accès à l'assistance des paroisses doit lui être fermé ; et si la bienfaisance privée lui tend quelques secours, l'intérêt de l'humanité requiert impérieusement que ces secours ne soient pas trop abondants. Il faut qu'il sache que les lois de la nature, c'est-à-dire les lois de Dieu, l'ont condamné à vivre péniblement pour le punir de les avoir violées ; qu'il ne peut exercer contre la société aucune espèce de droit pour obtenir d'elle la moindre portion de nourriture au-delà de ce que peut en acheter son travail ; que, si lui-même et sa famille sont mis à l'abri des tourments de la faim, ils en sont redevables à la pitié de quelques âmes bienfaisantes qui ont droit par-là même à toute sa reconnaissance. » Lors, dis-je, qu'on lit de pareilles phrases on est tenté de s'écrier : 
Il y a certainement quelque chose de dur et de sévère dans les raisonnements que M. Malthus entasse pour prouver que les pauvres n'ont aucun droits à être secourus par la société. Je ne suis pas en général plus partisan que lui des secours publics qui sont communément mal administrés, mal répartis, et qui ôtent à l'homme, en le leurrant par une fausse espérance, le sentiment le plus salutaire, celui qui lui apprend que chacun ne doit compter que sur sa propre industrie, et n'attendre sa subsistance que de ses propres efforts. Mais faire prononcer du haut de la chaire évangélique, que désormais l'assistance des paroisses sera refusée aux enfants dont les parents ne pourraient les nourrir, est une déclaration par trop franche d'un état d'hostilité permanente entre ceux qui ont tout et ceux qui n'ont rien. La chose peut être, mais elle ne me paraît ni bonne ni prudente à proclamer ; et lorsqu'en parlant du malheureux qui aura cédé à l'attrait le plus impérieux, au penchant le plus irrésistible, l'auteur anglais s'écrie : « Livrons cet homme coupable à la peine prononcée par la nature ; il a agi contre la raison qui lui a été clairement manifestée ; il ne peut accuser personne, et doit s'en prendre à lui-même si l'action qu'il a commise a pour lui de fâcheuses suites : l'accès à l'assistance des paroisses doit lui être fermé ; et si la bienfaisance privée lui tend quelques secours, l'intérêt de l'humanité requiert impérieusement que ces secours ne soient pas trop abondants. Il faut qu'il sache que les lois de la nature, c'est-à-dire les lois de Dieu, l'ont condamné à vivre péniblement pour le punir de les avoir violées ; qu'il ne peut exercer contre la société aucune espèce de droit pour obtenir d'elle la moindre portion de nourriture au-delà de ce que peut en acheter son travail ; que, si lui-même et sa famille sont mis à l'abri des tourments de la faim, ils en sont redevables à la pitié de quelques âmes bienfaisantes qui ont droit par-là même à toute sa reconnaissance. » Lors, dis-je, qu'on lit de pareilles phrases on est tenté de s'écrier :  


                     ''Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain,''
                     ''Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain,''
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On peut se délecter dans le tableau d'une société dont chaque membre s'efforcerait de parvenir au bonheur en remplissant exactement ses devoirs, où toute action sollicitée par le désir d'un plaisir immédiat, mais qui entraîne après elle une plus grande mesure de peine, serait considérée comme la violation d'une loi morale ; où un homme qui gagne de quoi nourrir deux enfants ne se mettrait jamais dans une situation qui le forcerait à en nourrir quatre ou cinq, quelles que fussent à cet égard les suggestions d'une passion aveugle ; où le temps passé en privations serait employé à des épargnes, et où en même temps l'intervalle entre l'âge de la puberté et le mariage serait un exercice perpétuel de continence et de chasteté. Mais, de bonne foi, croit-on vaincre ainsi la nature ? Et le penchant qui donne du courage aux plus timides, qui jette dans la frénésie les plus paresseux, le penchant qui a été créé le plus invincible, parce que sur lui repose la perpétuité des espèces ; ce penchant qui brave la mort, la douleur, toutes les considérations, toutes les craintes, cédera-t-il à quelques raisonnements métaphysiques, à des calculs d'une probabilité éloignée, qui peuvent ne point se réaliser, et qui auront d'autant moins de force qu'aucune loi pénale ne les appuiera de son autorité ?
On peut se délecter dans le tableau d'une société dont chaque membre s'efforcerait de parvenir au bonheur en remplissant exactement ses devoirs, où toute action sollicitée par le désir d'un plaisir immédiat, mais qui entraîne après elle une plus grande mesure de peine, serait considérée comme la violation d'une loi morale ; où un homme qui gagne de quoi nourrir deux enfants ne se mettrait jamais dans une situation qui le forcerait à en nourrir quatre ou cinq, quelles que fussent à cet égard les suggestions d'une passion aveugle ; où le temps passé en privations serait employé à des épargnes, et où en même temps l'intervalle entre l'âge de la puberté et le mariage serait un exercice perpétuel de continence et de chasteté. Mais, de bonne foi, croit-on vaincre ainsi la nature ? Et le penchant qui donne du courage aux plus timides, qui jette dans la frénésie les plus paresseux, le penchant qui a été créé le plus invincible, parce que sur lui repose la perpétuité des espèces ; ce penchant qui brave la mort, la douleur, toutes les considérations, toutes les craintes, cédera-t-il à quelques raisonnements métaphysiques, à des calculs d'une probabilité éloignée, qui peuvent ne point se réaliser, et qui auront d'autant moins de force qu'aucune loi pénale ne les appuiera de son autorité ?


Et ici le vice des arguments que nous réfutons apparaît entier. «  Le plus irrésistible et le plus universel de nos besoins, dit M. Malthus, est celui d'être nourri et d'avoir des vêtements et un domicile... Il n'est personne qui ne sente combien le désir de satisfaire de tels besoins à d'avantages lorsqu'il est bien dirigé ; mais, dans le cas contraire, on sait aussi qu'il devient une source de maux. La société s'est vue contraint de punir elle-même directement, et avec sévérité, ceux qui, pour contenter ce désir pressant, emploient des moyens illégitimes. »
Et ici le vice des arguments que nous réfutons apparaît entier. «  Le plus irrésistible et le plus universel de nos besoins, dit M. Malthus, est celui d'être nourri et d'avoir des vêtements et un domicile... Il n'est personne qui ne sente combien le désir de satisfaire de tels besoins à d'avantages lorsqu'il est bien dirigé ; mais, dans le cas contraire, on sait aussi qu'il devient une source de maux. La société s'est vue contraint de punir elle-même directement, et avec sévérité, ceux qui, pour contenter ce désir pressant, emploient des moyens illégitimes. »


L'auteur conclut de là que, puisqu'on a pu empêcher l'homme de pourvoir illégitimement à sa subsistance, on pourra de même l'empêcher de multiplier imprudemment.
L'auteur conclut de là que, puisqu'on a pu empêcher l'homme de pourvoir illégitimement à sa subsistance, on pourra de même l'empêcher de multiplier imprudemment.
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== Chapitre 6. Des écrivains qui ont exagéré le système de M. Malthus ==
== Chapitre 6. Des écrivains qui ont exagéré le système de M. Malthus ==


''«Tout ce qui tend à rendre la subsistance difficile tend à diminuer la population. »
''«Tout ce qui tend à rendre la subsistance difficile tend à diminuer la population. »


                                                                     Liv. II, chap. II, p. 224.''
                                                                     Liv. II, chap. II, p. 224.''
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Ce n'est pas sans regret que je vois au nombre des partisans d'une prohibition, qui serait à mon avis aussi oppressive immorale, l'un de nos meilleurs économistes, un homme qui, sous beaucoup de rapports, possède et mérite l'estime de l'Europe éclairée ; un historien distingué par son érudition, ses recherches infatigables, et ses aperçus nouveaux ; un philosophe enfin, qui défend avec zèle et talent la cause de la véritable liberté : je veux parler de M. Sismonde Sismondi, auteur d'une excellente histoire des républiques italiennes, et qui a entrepris une histoire de France, fort au-dessus, dans ce qui en a été publié jusqu'à ce jour, de toutes celles qui l'ont précédée. Mais non moins actif dans le champ de l'économie politique, il a fait paraître en 1819 de nouveaux principes de cette science ; et c'est dans cet ouvrage, rempli d'ailleurs d'idées justes et ingénieuses et de vues philanthropiques, qu'il a écrit les phrases suivantes, que je cite textuellement, pour ne pas être accusé de défigurer ce que je réfute :
Ce n'est pas sans regret que je vois au nombre des partisans d'une prohibition, qui serait à mon avis aussi oppressive immorale, l'un de nos meilleurs économistes, un homme qui, sous beaucoup de rapports, possède et mérite l'estime de l'Europe éclairée ; un historien distingué par son érudition, ses recherches infatigables, et ses aperçus nouveaux ; un philosophe enfin, qui défend avec zèle et talent la cause de la véritable liberté : je veux parler de M. Sismonde Sismondi, auteur d'une excellente histoire des républiques italiennes, et qui a entrepris une histoire de France, fort au-dessus, dans ce qui en a été publié jusqu'à ce jour, de toutes celles qui l'ont précédée. Mais non moins actif dans le champ de l'économie politique, il a fait paraître en 1819 de nouveaux principes de cette science ; et c'est dans cet ouvrage, rempli d'ailleurs d'idées justes et ingénieuses et de vues philanthropiques, qu'il a écrit les phrases suivantes, que je cite textuellement, pour ne pas être accusé de défigurer ce que je réfute :


« C'est un devoir, dit-il, de ne point se marier quand on ne peut point assurer à ses enfants le moyen de vivre ; c'est un devoir non point envers soi, mais envers les autres, envers ces enfants qui ne peuvent se défendre, qui n'ont point d'autre protecteur. Le magistrat est appelé à faire respecter tous les devoirs réciproques : il n'y a point d'abus d'autorité à ce qu'il empêche le mariage de ceux qui sont le plus exposés à oublier ce devoir. Le mariage est un acte public, un acte légal ; il a été pris sous la protection des lois, justement parce qu'il est aussi sous leur inspection. Le mariage des mendiants ne devrait jamais être permis ; c'est une odieuse connivence de l'autorité au sacrifice qu'ils comptent faire de leurs enfants. ''Le mariage de tous ceux qui n'ont aucune propriété'' devrait être soumis à une inspection sévère. On aurait droit de demander des garanties pour les enfants à naître ; on pourrait exiger celle du maître qui fait travailler, requérir de lui un engagement de conserver à ses gages, pendant un certain nombre d'années, l'homme qui se marie ; combiner enfin, avec l'énergie propre à chaque canton, les moyens de faire monter le père de famille d'un degré dans l'échelle sociale, en même temps qu'on ne permettrait jamais le mariage à ceux qui demeureraient dans le dernier degré. »
« C'est un devoir, dit-il, de ne point se marier quand on ne peut point assurer à ses enfants le moyen de vivre ; c'est un devoir non point envers soi, mais envers les autres, envers ces enfants qui ne peuvent se défendre, qui n'ont point d'autre protecteur. Le magistrat est appelé à faire respecter tous les devoirs réciproques : il n'y a point d'abus d'autorité à ce qu'il empêche le mariage de ceux qui sont le plus exposés à oublier ce devoir. Le mariage est un acte public, un acte légal ; il a été pris sous la protection des lois, justement parce qu'il est aussi sous leur inspection. Le mariage des mendiants ne devrait jamais être permis ; c'est une odieuse connivence de l'autorité au sacrifice qu'ils comptent faire de leurs enfants. ''Le mariage de tous ceux qui n'ont aucune propriété'' devrait être soumis à une inspection sévère. On aurait droit de demander des garanties pour les enfants à naître ; on pourrait exiger celle du maître qui fait travailler, requérir de lui un engagement de conserver à ses gages, pendant un certain nombre d'années, l'homme qui se marie ; combiner enfin, avec l'énergie propre à chaque canton, les moyens de faire monter le père de famille d'un degré dans l'échelle sociale, en même temps qu'on ne permettrait jamais le mariage à ceux qui demeureraient dans le dernier degré. »


Je ne m'étendrai pas sur la conséquence immédiate de ce célibat imposé de force à toute la classe pauvre ; cette conséquence serait évidemment un libertinage porté beaucoup plus loin qu'il ne l'est maintenant. L'auteur avoue cet inconvénient ; mais comme il ne le considère que sous un point  de vue partiel et étroit, il n'y attache que peu d'importance. Il existe cependant d'autres rapports, sous lesquels il eût été bon de l'envisager, et quelque réflexion aurait prouvé qu'il deviendrait très grave.
Je ne m'étendrai pas sur la conséquence immédiate de ce célibat imposé de force à toute la classe pauvre ; cette conséquence serait évidemment un libertinage porté beaucoup plus loin qu'il ne l'est maintenant. L'auteur avoue cet inconvénient ; mais comme il ne le considère que sous un point  de vue partiel et étroit, il n'y attache que peu d'importance. Il existe cependant d'autres rapports, sous lesquels il eût été bon de l'envisager, et quelque réflexion aurait prouvé qu'il deviendrait très grave.
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Il ne faut pas s'exagérer l'influence de l'amour de la patrie dans nos temps modernes ; j'ai reconnu plus haut le poids que ce sentiment met dans la balance, et il peut compenser jusqu'à un certain point l'ineptie ou l'injustice des gouvernements ; mais ceux-ci ne doivent pourtant se reposer sur cette force morale qu'avec défiance et discrétion. L'amour de la patrie ne saurait exister chez nous comme il existait chez les anciens. Le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des moeurs à peu près pareilles. L'expatriation, qui était une difficulté et presqu'un supplice pour les peuples de l'Antiquité, nous est devenue facile et souvent agréable. Quand Cicéron disait : « Pro quâ patriâ mori, et cui nos totos dedere in quâ nostra omnia ponere, et quasi consecrare, debebus, », la patrie contenait tout ce qu'un homme avait de plus cher : perdre sa patrie, c'était perdre ses enfants, ses amis, tous les objets de ses affections ; c'était affronter l'ignorance et la grossièreté de peuplades inconnues et semi-barbares ; c'était renoncer à toute communication intellectuelle, à toute jouissance sociale. Maintenant, environnés de nations policées et hospitalières, nous emmenons ce qui nous est cher, et nous retrouvons, à quelques nuances près, tout ce que nous n'emmenons pas. Ce que nous aimons dans la patrie, c'est la propriété de nos biens, la sûreté de nos personnes et de nos proches, la carrière de nos enfants, le développement de notre industrie, la possibilité, suivant notre position individuelle, du travail ou du repos, de la spéculation ou de la gloire ; en un mot, de mille genres de bonheur adaptés à nos intérêts ou à nos goûts,. Le mot de patrie rappelle à notre pensée plutôt la réunion de ces biens que l'idée géographique de tel ou de tel pays en particulier ; lorsqu'on nous les a enlevés chez nous, nous allons les chercher au-dehors, et les gouvernements n'ont ni le droit ni le pouvoir de nous contester cette faculté.
Il ne faut pas s'exagérer l'influence de l'amour de la patrie dans nos temps modernes ; j'ai reconnu plus haut le poids que ce sentiment met dans la balance, et il peut compenser jusqu'à un certain point l'ineptie ou l'injustice des gouvernements ; mais ceux-ci ne doivent pourtant se reposer sur cette force morale qu'avec défiance et discrétion. L'amour de la patrie ne saurait exister chez nous comme il existait chez les anciens. Le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des moeurs à peu près pareilles. L'expatriation, qui était une difficulté et presqu'un supplice pour les peuples de l'Antiquité, nous est devenue facile et souvent agréable. Quand Cicéron disait : « Pro quâ patriâ mori, et cui nos totos dedere in quâ nostra omnia ponere, et quasi consecrare, debebus, », la patrie contenait tout ce qu'un homme avait de plus cher : perdre sa patrie, c'était perdre ses enfants, ses amis, tous les objets de ses affections ; c'était affronter l'ignorance et la grossièreté de peuplades inconnues et semi-barbares ; c'était renoncer à toute communication intellectuelle, à toute jouissance sociale. Maintenant, environnés de nations policées et hospitalières, nous emmenons ce qui nous est cher, et nous retrouvons, à quelques nuances près, tout ce que nous n'emmenons pas. Ce que nous aimons dans la patrie, c'est la propriété de nos biens, la sûreté de nos personnes et de nos proches, la carrière de nos enfants, le développement de notre industrie, la possibilité, suivant notre position individuelle, du travail ou du repos, de la spéculation ou de la gloire ; en un mot, de mille genres de bonheur adaptés à nos intérêts ou à nos goûts,. Le mot de patrie rappelle à notre pensée plutôt la réunion de ces biens que l'idée géographique de tel ou de tel pays en particulier ; lorsqu'on nous les a enlevés chez nous, nous allons les chercher au-dehors, et les gouvernements n'ont ni le droit ni le pouvoir de nous contester cette faculté.
== Chapitre 8. De la division des propriétés ==
''« Le petit nombre des propriétaires et le nombre infini de non-propriétaires doit nécessairement produire l'effet de rendre la subsistance plus difficile, et par conséquent de diminuer la population. »
                                                                        Liv. II, chap. III, p. 226.''
Un ami de l'humanité ne pouvait pas ne pas être frappé des inconvénients énormes de la concentration des propriétés. Aussi longtemps que Filangieri ne s'occupe qu'a démontrer ces inconvénients, ce qu'il dit n'est pas très neuf, mais est fort raisonnable.
La concentration des propriétés produit deux effets, le défaut de subsistance et la diminution de la population. A ces conséquences immédiates, d'autres moins directes et plus lentes leurs viennent nécessairement se joindre : la culture dépérit, non seulement à défaut de bras, mais encore par le découragement et le dégoût de mercenaires misérables ; de vastes domaines sont laissés en friche par la nonchalance du riche, ou employés par son orgueil à accroître un luxe inutile ; le nombre de prolétaires est doublé ; enfin la société renferme une cause de fermentation et de désordre qui devrait alarmer les amis du pouvoir, et pourtant ce sont eux qui s'affligent quand les propriétés se divisent, tant leur intérêt particulier l'emporte sur leur attachement aux principes qu'ils professent. Ces principes leur sont bons comme une arme offensive ; mais ils les abjurent dès qu'il est question de les appliquer.
N'est-il pas évident toutefois que plus le nombre de ceux qui ont intérêt à soutenir un gouvernement est grand, plus le gouvernement est défendu avec zèle ? Lors donc qu'on répète que les prolétaires sont amis de l'ordre, n'en doit-on pas conclure que pour conserver l'ordre il faut augmenter le nombre de ses amis ? De plus, il est facile de démontrer que, même individuellement, le petit propriétaire est plus intéressé que le grand à prévenir le désordre.
En effet, tel événement qui dérange à peine le riche détruit complètement l'existence du pauvre. Cherchez dans l'histoire les époques qui suivent les calamités publiques, les invasions et les guerres civiles, vous verrez le petit propriétaire réussir à peine par plusieurs années d'un travail opiniâtre à rassembler quelques débris, et à se créer une existence tolérable ; tandis que le riche gêné un instant pendant quelques jours, ou quelque mois, n'a pas vu troubler son existence, mais seulement vu interrompre quelques-unes de ses jouissances. Une chaumière incendiée, un champ dévasté, la perte de quelques animaux domestiques, ou de quelques meubles grossiers, réduisent l'un à la mendicité ; la dévastation d'un château magnifique, la perte d'une riche et abondante récolte, ne diminuent même pas l'opulence de l'autre.
Or, comment penser que les risques soient égaux entre ces hommes, ou, ce qui est plus absurde, que l'un hasardera tout son avoir pour un bouleversement dont les chances ne peuvent jamais tourner à son profit ; tandis que l'autre ne risquera pas même une faible partie de sa fortune pour un changement dont sa position sociale lui permet de tout espérer ?
Et si l'on objecte que l'homme se fait illusion sur ses espérances et ses dangers, nous répondrons par un seul mot à cette objection ; elle peut s'appliquer aux calculs et aux projets de l'un comme aux passions de l'autre ; elle vient même à l'appui de nos réflexions, car il existe un instinct sûr qui conduit l'homme dans tout ce qui touche à son intérêt immédiat. Cet instinct guide toujours le petit propriétaire exposé à la misère par une seule imprudence ; tandis que le riche plus adonné en tout genre aux idées spéculatives, cherchant souvent ses intérêts plus loin de lui, est aussi souvent exposé à s'égarer sur ce qui en est l'objet.
Quelquefois, il est vrai, les instruments des révolutions se trouvent dans les rangs de la petite propriété ; mais les chefs des factions sortent toujours de ceux de la grande.
Détruisez les chefs, le désordre par cela seul devient impossible, les instruments sont mis hors d'état d'agir. Conservez les chefs, vous ne détruirez par pour cela les instruments, vous ne les détruirez même jamais ; car si les factieux peuvent en trouver parmi les petits propriétaires, à plus forte raison les prolétaires seront-ils propres à cet emploi, ayant moins de chances de perte, un intérêt plus immédiat à agir, un espoir égal dans le succès.
En effet, on propose un étrange moyen de diminuer la force de ceux à qui un bouleversement peut être utile en voulant en augmenter le nombre : on veut diminuer celui de leurs adversaires, et accumuler dans la main de ceux-ci les objets que l'on suppose devoir tenter la cupidité.
Une autre raison plus forte peut-être vient encore appuyer celles que nous avons développées en faveur de la division des propriétés.
L'industrie fait chaque jour des progrès immenses, élève de nouvelles fortunes, et place de nouveaux riches à côté de ceux que la propriété a créés. Ils brillent du même éclat, la même clientèle les entoure, ou plutôt, comme ils ont besoin de plus de bras pour commencer et perpétuer leur fortune que le propriétaire foncier, une clientèle bien plus nombreuse que la sienne se presse chaque jour autour d'eux.
Aujourd'hui que les signes d'échange sont la richesse des individus, ceux qui vivent des travaux manuels doivent préférer l'industrie aux travaux champêtres, puisqu'une plus grande aisance en est le fruit. D'ailleurs, il y une sorte d'égalité, ou plutôt une sorte d'homogénéité, entre le riche industriel et le simple manoeuvre qui n'existe pas entre le propriétaire et les mercenaires qu'il emploie : de là resulte une différence qui tourne encore au profit du premier.


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