Benjamin Constant:Principes de politique - Avant-propos


Benjamin Constant:Principes de politique - Avant-propos


Anonyme


Avant-propos

Il paraît généralement reconnu que la constitution actuelle, même après son acceptation par le peuple français, pourra être améliorée dans plusieurs de ses dispositions. Je crois qu’en étudiant bien cette constitution, l’on verra qu’il y a peu de ses articles qui ne soient conformes aux principes préservateurs des associations humaines et favorables à la liberté. Mais il n’en est pas moins utile et raisonnable de laisser aux pouvoirs constitués la faculté de perfectionner l’acte qui détermine leurs attributions et qui fixe leurs rapports réciproques.

Il y a longtemps que j’ai dit qu’une constitution étant la garantie de la liberté d’un peuple, tout ce qui tenait à la liberté était constitutionnel, mais que rien n’était constitutionnel de ce qui n’y tenait pas : qu’étendre une constitution à tout, c’était faire de tout des dangers pour elle, et créer des écueils pour l’en entourer : qu’il y avait de grandes bases, auxquelles toutes les autorités nationales ne pouvaient toucher ; mais que la réunion de ces autorités pouvait faire tout ce qui n’était pas contraire à ces bases.

Je pense donc qu’il n’est point superflu d’examiner l’ensemble et les détails de notre constitution, puisque revêtue du suffrage national, elle pourra être encore perfectionnée. L’on retrouvera souvent, dans les recherches que je publie, non-seulement les mêmes idées, mais les mêmes paroles que dans mes précédents écrits. Il y a bientôt vingt ans que je m’occupe de considérations politiques, et j’ai toujours professé les mêmes opinions, énoncé les mêmes vœux. Ce que je demandais alors, c’était la liberté individuelle, la liberté de la presse, l’absence de l’arbitraire, le respect pour les droits de tous. C’est là ce que je réclame aujourd’hui avec non moins de zèle et plus d’espérance.

Sans doute, quand on n’examine que superficiellement la situation de la France, l’on est tenté de croire aux dangers qui la menacent. Des armées nombreuses se réunissent contre nous. Les peuples, comme leurs chefs, semblent aveuglés par leurs souvenirs. Le reste du mouvement national qui les animait il y a deux ans, donne aux efforts qu’on leur commande, une apparence encore nationale. Mais observés de près, ces effrayants symptômes perdent beaucoup de leur gravité. Ce n’est plus aujourd’hui leur propre patrie que ces peuples défendent : ils attaquent une nation renfermée dans ses limites et qui ne veut pas les franchir, une nation qui ne réclame que son indépendance intérieure, et le droit de se donner un gouvernement, comme l’Allemagne l’a réclamé en choisissant Rodolphe De Hapsbourg, l’Angleterre en appelant la maison de Brunswick, le Portugal en donnant la couronne au duc de Bragance, la Suède en élisant Gustave Vasa ; en un mot, comme chaque peuplade européenne l’a exercé à une époque quelconque, et d’ordinaire la plus glorieuse de son histoire. Il y a dans les esprits une raison naturelle qui finit toujours par reconnaître l’évidence, et les peuples se fatigueront bientôt de verser leur sang pour une cause qui n’est pas la leur. Quant à nous, deux sentiments sont communs à l’immense majorité des français, le désir de la liberté et la haine de la domination étrangère. Nous savons tous que la liberté ne peut nous venir de l’étranger. Nous savons tous qu’un gouvernement qui reparaîtrait sous ses bannières, serait en opposition avec nos intérêts comme avec nos droits. à cette conviction qui a pénétré dans toutes les âmes, viennent se joindre tous les souvenirs qui peuvent soulever la fierté nationale, notre gloire éclipsée, nos provinces envahies, des barbares gardant les barrières de Paris, et cette insolence mal déguisée des vainqueurs qui révoltait chaque français, quand il voyait flotter sur nos tours les couleurs étrangères, et que, pour traverser nos rues, pour entrer à nos spectacles, pour regagner nos maisons, il fallait implorer l’indulgence d’un russe, ou la modération d’un prussien. Aujourd’hui cette indulgence même et cette modération seraient abjurées. On ne parle plus de constitution, ni de liberté. C’est la nation qu’on accuse : ce sont les attentats de l’armée que l’on veut punir. Certes, nos ennemis ont la mémoire courte. Le langage qu’ils renouvellent ébranla leurs trônes il y a vingt-trois ans. Alors, comme à présent, ils nous attaquaient, parce que nous voulions avoir un gouvernement à nous, parce que nous avions affranchi le paysan de la dîme, le protestant de l’intolérance, la pensée de la censure, le citoyen de la détention et de l’exil arbitraires, le plébéien des outrages des privilégiés. Mais il y a cette différence entre les deux époques, que nos ennemis ne faisaient jadis la guerre qu’à nos principes, et qu’ils la font aujourd’hui à nos intérêts, que le temps, l’habitude et des transactions sans nombre ont identifiés avec nos principes. Ce qui en nous alors était pressentiment, est maintenant expérience. Nous avons essayé de la contre-révolution. Nous avons tenté de la concilier avec les garanties que nous demandions. Nous nous sommes obstinés, et moi plus longtemps qu’un autre, à croire à la bonne foi, parce que sa nécessité était évidente. Le dernier jour a prouvé que la haine de la liberté était plus forte que l’amour de la conservation même. Nous n’insultons point au malheur : nous respectons l’âge et l’infortune. Mais l’expérience a été faite, les principes sont opposés, les intérêts sont contraires, les liens sont rompus.

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