Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 17

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Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 17


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Chapitre 17 : De la liberté religieuse.

La constitution actuelle est revenue à la seule idée raisonnable relativement à la religion, celle de consacrer la liberté des cultes sans restriction, sans privilége, sans même obliger les individus, pourvu qu’ils observent des formes extérieures purement légales, à déclarer leur assentiment en faveur d’un culte en particulier. Nous avons évité l’écueil de cette intolérance civile, qu’on a voulu substituer à l’intolérance religieuse proprement dite, aujourd’hui que le progrès des idées s’oppose à cette dernière. à l’appui de cette nouvelle espèce d’intolérance, l’on a fréquemment cité Rousseau, qui chérissait toutes les théories de la liberté, et qui a fourni des prétextes à toutes les prétentions de la tyrannie. "il y a, dit-il, une profession de foi purement civile, dont il "appartient au souverain de fixer les articles, non pas " précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de "sociabilité. Sans pouvoir obliger personne à croire à ces " dogmes, il peut bannir de l’état quiconque ne les croit pas. Il peut " le bannir, non comme impie, mais comme insociable."

Qu’est-ce que l’état, décidant des sentiments qu’il faut adopter ? Que m' importe que le souverain ne m' oblige pas à croire, s’il me punit de ce que je ne crois pas ? Que m' importe qu’il ne me frappe pas comme impie, s’il me frappe comme insociable ? Que m' importe que l’autorité s’abstienne des subtilités de la théologie, si elle se perd dans une morale hypothétique, non moins subtile, non moins étrangère à sa juridiction naturelle ? Je ne connais aucun système de servitude, qui ait consacré des erreurs plus funestes que l’éternelle métaphysique du contrat social. L’intolérance civile est aussi dangereuse, plus absurde, et surtout plus injuste que l’intolérance religieuse. Elle est aussi dangereuse, puisqu’elle a les mêmes résultats sous un autre prétexte ; elle est plus absurde, puisqu’elle n’est pas motivée sur la conviction ; elle est plus injuste, puisque le mal qu’elle cause n’est pas pour elle un devoir, mais un calcul. L’intolérance civile emprunte mille formes et se réfugie de poste en poste pour se dérober au raisonnement. Vaincue sur le principe, elle dispute sur l’application. On a vu des hommes persécutés depuis près de trente siècles, dire au gouvernement qui les relevait de leur longue proscription que, s’il était nécessaire qu’il y eût dans un état plusieurs religions positives, il ne l’était pas moins d’empêcher que les sectes tolérées ne produisissent, en se subdivisant, de nouvelles sectes. Mais chaque secte tolérée n’est-elle pas elle-même une subdivision d’une secte ancienne ? à quel titre contesterait-elle aux générations futures les droits qu’elle a réclamés contre les générations passées ? L’on a prétendu qu’aucune des églises reconnues ne pouvait changer ses dogmes sans le consentement de l’autorité. Mais si par hasard ces dogmes venaient à être rejetés par la majorité de la communauté religieuse, l’autorité pourrait-elle l’astreindre à les professer ? Or, en fait d’opinion, les droits de la majorité et ceux de la minorité sont les mêmes. On conçoit l’intolérance, lorsqu’elle impose à tous une seule profession de foi ; elle est au moins conséquente. Elle peut croire qu’elle retient les hommes dans le sanctuaire de la vérité ; mais lorsque deux opinions sont permises, comme l’une des deux est nécessairement fausse, autoriser le gouvernement à forcer les individus de l’une et de l’autre à rester attachés à l’opinion de leur secte, ou les sectes à ne jamais changer d’opinion, c’est l’autoriser formellement à prêter son assistance à l’erreur. La liberté complète et entière de tous les cultes est aussi favorable à la religion, que conforme à la justice. Si la religion avait toujours été parfaitement libre, elle n’aurait, je le pense, été jamais qu’un objet de respect et d’amour. L’on ne concevrait guère le fanatisme bizarre qui rendrait la religion en elle-même un objet de haine ou de malveillance. Ce recours d’un être malheureux à un être juste, d’un être faible à un être bon, me semble ne devoir exciter dans ceux mêmes qui le considèrent comme chimérique, que l’intérêt et la sympathie. Celui qui regarde comme des erreurs toutes les espérances de la religion, doit être plus profondément ému que tout autre de ce concert universel de tous les êtres souffrants, de ces demandes de la douleur s’élançant vers un ciel d’airain, de tous les coins de la terre, pour rester sans réponse, et de l’illusion secourable qui prend pour une réponse, le bruit confus de tant de prières, répétées au loin dans les airs. Les causes de nos peines sont nombreuses. L’autorité peut nous proscrire, le mensonge nous calomnier ; les liens d’une société toute factice nous blessent ; la nature inflexible nous frappe dans ce que nous chérissons ; la vieillesse s’avance vers nous, époque sombre et solennelle où les objets s’obscurcissent, et semblent se retirer, et où je ne sais quoi de froid et de terne se répand sur tout ce qui nous entoure. Contre tant de douleurs, nous cherchons partout des consolations, et toutes nos consolations durables sont religieuses. Lorsque les hommes nous persécutent, nous nous créons je ne sais quel recours par delà les hommes. Lorsque nous voyons s’évanouir nos espérances les plus chéries, la justice, la liberté, la patrie, nous nous flattons qu’il existe quelque part un être qui nous saura gré d’avoir été fidèles, malgré notre siècle, à la justice, à la liberté, à la patrie. Quand nous regrettons un objet aimé, nous jetons un pont sur l’abîme, et le traversons par la pensée. Enfin quand la vie nous échappe, nous nous élançons vers une autre vie. Ainsi la religion est de son essence la compagne fidèle, l’ingénieuse et infatigable amie de l’infortuné. Ce n’est pas tout. Consolatrice du malheur, la religion est, en même temps, de toutes nos émotions, la plus naturelle. Toutes nos sensations physiques, tous nos sentiments moraux, la font renaître dans nos coeurs à notre insu. Tout ce qui nous paraît sans bornes, et produit en nous la notion de l’immensité, la vue du ciel, le silence de la nuit, la vaste étendue des mers, tout ce qui nous conduit à l’attendrissement ou à l’enthousiasme, la conscience d’une action vertueuse, d’un généreux sacrifice, d’un danger bravé courageusement, de la douleur d’autrui secourue ou soulagée, tout ce qui soulève au fond de notre âme les éléments primitifs de notre nature, le mépris du vice, la haine de la tyrannie, nourrit le sentiment religieux. Ce sentiment tient de près à toutes les passions nobles, délicates et profondes ; comme toutes ces passions, il a quelque chose de mystérieux ; car la raison commune ne peut expliquer aucune de ces passions d’une manière satisfaisante. L’amour, cette préférence exclusive, pour un objet dont nous avions pu nous passer longtemps et auquel tant d’autres ressemblent, le besoin de la gloire, cette soif d’une célébrité qui doit se prolonger après nous, la jouissance que nous trouvons dans le dévouement, jouissance contraire à l’instinct habituel de notre égoïsme ; la mélancolie, cette tristesse sans cause, au fond de laquelle est un plaisir que nous ne saurions analyser, mille autres sensations qu’on ne peut décrire, et qui nous remplissent d’impressions vagues et d’émotions confuses, sont inexplicables pour la rigueur du raisonnement : elles ont toutes de l’affinité avec le sentiment religieux. Toutes ces choses sont favorables au développement de la morale : elles font sortir l’homme du cercle étroit de ses intérêts ; elles rendent à l’âme cette élasticité, cette délicatesse, cette exaltation qu’étouffe l’habitude de la vie commune et des calculs qu’elle nécessite. L’amour est la plus mélangée de ces passions, parce qu’il a pour but une jouissance déterminée, que ce but est près de nous, et qu’il aboutit à l’égoïsme. Le sentiment religieux, par la raison contraire, est de toutes ces passions la plus pure. Il ne fuit point avec la jeunesse ; il se fortifie quelquefois dans l’âge avancé, comme si le ciel nous l’avait donné pour consoler l’époque la plus dépouillée de notre vie. Un homme de génie disait que la vue de l’Apollon du belvédère ou d’un tableau de Raphaël, le rendait meilleur. En effet, il y a dans la contemplation du beau, en tout genre, quelque chose qui nous détache de nous-mêmes, en nous faisant sentir que la perfection vaut mieux que nous, et qui, par cette conviction, nous inspirant un désintéressement momentané, réveille en nous la puissance du sacrifice, qui est la source de toute vertu. Il y a dans l’émotion, quelle qu’en soit la cause, quelque chose qui fait circuler notre sang plus vite, qui nous procure une sorte de bien-être, qui double le sentiment de notre existence et de nos forces, et qui par là nous rend susceptibles d’une générosité, d’un courage, d’une sympathie au-dessus de notre disposition habituelle. L’homme corrompu lui-même est meilleur lorsqu’il est ému, et aussi longtemps qu’il est ému. Je ne veux point dire que l’absence du sentiment religieux prouve dans tout individu l’absence de morale. Il y a des hommes dont l’esprit est la partie principale, et ne peut céder qu’à une évidence complète. Ces hommes sont d’ordinaire livrés à des méditations profondes, et préservés de la plupart des tentations corruptrices par les jouissances de l’étude ou l’habitude de la pensée : ils sont capables par conséquent d’une moralité scrupuleuse ; mais dans la foule des hommes vulgaires, l’absence du sentiment religieux, ne tenant point à de pareilles causes, annonce le plus souvent, je le pense, un coeur aride, un esprit frivole, une âme absorbée dans des intérêts petits et ignobles, une grande stérilité d’imagination. J’excepte le cas où la persécution aurait irrité ces hommes. L’effet de la persécution est de révolter contre ce qu’elle commande, et il peut arriver alors que des hommes sensibles, mais fiers, indignés d’une religion qu’on leur impose, rejettent sans examen tout ce qui tient à la religion ; mais cette exception, qui est de circonstance, ne change rien à la thèse générale. Je n’aurais pas mauvaise opinion d’un homme éclairé, si on me le présentait comme étranger au sentiment religieux ; mais un peuple incapable de ce sentiment, me paraîtrait privé d’une faculté précieuse, et déshérité par la nature. Si l’on m' accusait ici de ne pas définir d’une manière assez précise le sentiment religieux, je demanderais comment on définit avec précision cette partie vague et profonde de nos sensations morales, qui par sa nature même défie tous les efforts du langage. Comment définirez-vous l’impression d’une nuit obscure, d’une antique forêt, du vent qui gémit à travers des ruines, ou sur des tombeaux, de l’océan qui se prolonge au delà des regards ? Comment définirez-vous l’émotion que vous causent les chants d’Ossian, l’église de saint-Pierre, la méditation de la mort, l’harmonie des sons ou celle des formes ? Comment définirez-vous la rêverie, ce frémissement intérieur de l’âme, où viennent se rassembler et comme se perdre, dans une confusion mystérieuse, toutes les puissances des sens et de la pensée ? Il y a de la religion au fond de toutes ces choses. Tout ce qui est beau, tout ce qui est intime, tout ce qui est noble, participe de la religion. Elle est le centre commun où se réunissent au-dessus de l’action du temps, et de la portée du vice, toutes les idées de justice, d’amour, de liberté, de pitié qui, dans ce monde d’un jour, composent la dignité de l’espèce humaine ; elle est la tradition permanente de tout ce qui est beau, grand et bon à travers l’avilissement et l’iniquité des siècles, la voix éternelle qui répond à la vertu dans sa langue, l’appel du présent à l’avenir, de la terre au ciel, le recours solennel de tous les opprimés dans toutes les situations, la dernière espérance de l’innocence qu’on immole et de la faiblesse que l’on foule aux pieds. D’où vient donc que cette alliée constante, cet appui nécessaire, cette lueur unique au milieu des ténèbres qui nous environnent, a, dans tous les siècles, été en butte à des attaques fréquentes et acharnées ? D’où vient que la classe qui s’en est déclarée l’ennemie, a presque toujours été la plus éclairée, la plus indépendante et la plus instruite ? C’est qu’on a dénaturé la religion ; l’on a poursuivi l’homme dans ce dernier asile, dans ce sanctuaire intime de son existence : la religion s’est transformée entre les mains de l’autorité en institution menaçante. Après avoir créé la plupart et les plus poignantes de nos douleurs, le pouvoir a prétendu commander à l’homme jusque dans ses consolations. La religion dogmatique, puissance hostile et persécutrice, a voulu soumettre à son joug l’imagination dans ses conjectures, et le coeur dans ses besoins. Elle est devenue un fléau plus terrible que ceux qu’elle était destinée à faire oublier. De là, dans tous les siècles où les hommes ont réclamé leur indépendance morale, cette résistance à la religion, qui a paru dirigée contre la plus douce des affections, et qui ne l’était en effet que contre la plus oppressive des tyrannies. L’intolérance, en plaçant la force du côté de la foi, a placé le courage du côté du doute : la fureur des croyants a exalté la vanité des incrédules, et l’homme est arrivé de la sorte à se faire un mérite d’un système qu’il eût naturellement dû considérer comme un malheur. La persécution provoque la résistance. L’autorité, menaçant une opinion quelle qu’elle soit, excite à la manifestation de cette opinion tous les esprits qui ont quelque valeur. Il y a dans l’homme un principe de révolte contre toute contrainte intellectuelle. Ce principe peut aller jusqu’à la fureur ; il peut être la cause de beaucoup de crimes, mais il tient à tout ce qu’il y a de noble au fond de notre âme. Je me suis senti souvent frappé de tristesse et d’étonnement en lisant le fameux système de la nature. Ce long acharnement d’un vieillard à fermer devant lui tout avenir, cette inexplicable soif de la destruction, cette haine aveugle et presque féroce contre une idée douce et consolante, me paraissaient un bizarre délire ; mais je le concevais toutefois en me rappelant les dangers dont l’autorité entourait cet écrivain. De tout temps on a troublé la réflexion des hommes irréligieux : ils n’ont jamais eu le temps ou la liberté de considérer à loisir leur propre opinion : elle a toujours été pour eux une propriété qu’on voulait leur ravir : ils ont songé moins à l’approfondir qu’à la justifier ou à la défendre. Mais laissez-les en paix : ils jetteront bientôt un triste regard sur le monde, qu’ils ont dépeuplé de l’intelligence et de la bonté suprêmes : ils s’étonneront eux-mêmes de leur victoire : l’agitation de la lutte, la soif de reconquérir le droit d’examen, toutes ces causes d’exaltation ne les soutiendront plus ;leur imagination, naguère tout occupée du succès, se retournera désoeuvrée, et comme déserte, sur elle-même ; ils verront l’homme seul sur une terre qui doit l’engloutir. L’univers est sans vie : des générations passagères, fortuites, isolées, y paraissent, souffrent, meurent : nul lien n’existe entre ces générations, dont le partage est ici la douleur, plus loin le néant. Toute communication est rompue entre le passé, le présent et l’avenir : aucune voix ne se prolonge des races qui ne sont plus aux races vivantes, et la voix des races vivantes doit s’abîmer un jour dans le même silence éternel. Qui ne sent, que si l’incrédulité n’avait pas rencontré l’intolérance, ce qu’il y a de décourageant dans ce système aurait agi sur l’âme de ses sectateurs, de manière à les retenir au moins dans l’apathie et dans le silence ? Je le répète. Aussi longtemps que l’autorité laissera la religion parfaitement indépendante, nul n’aura intérêt d’attaquer la religion ; la pensée même n’en viendra pas ; mais si l’autorité prétend la défendre, si elle veut surtout s’en faire une alliée, l’indépendance intellectuelle ne tardera pas à l’attaquer. De quelque manière qu’un gouvernement intervienne dans ce qui a rapport à la religion, il fait du mal. Il fait du mal, lorsqu’il veut maintenir la religion contre l’esprit d’examen, car l’autorité ne peut agir sur la conviction ; elle n’agit que sur l’intérêt. En n’accordant ses faveurs qu’aux hommes qui professent les opinions consacrées, que gagne-t-elle ? D’écarter ceux qui avouent leur pensée, ceux qui par conséquent ont au moins de la franchise ; les autres par un facile mensonge savent éluder ses précautions ; elles atteignent les hommes scrupuleux, elles sont sans force contre ceux qui sont ou deviennent corrompus. Quelles sont d’ailleurs les ressources d’un gouvernement pour favoriser une opinion ? Confiera-t-il exclusivement à ses sectateurs les fonctions importantes de l’état ? Mais les individus repoussés s’irriteront de la préférence. Fera-t-il écrire ou parler pour l’opinion qu’il protége ? D’autres écriront ou parleront dans un sens contraire. Restreindrat-il la liberté des écrits, des paroles, de l’éloquence, du raisonnement, de l’ironie même ou de la déclamation ? Le voilà dans une carrière nouvelle : il ne s’occupe plus à favoriser ou à convaincre, mais à étouffer ou à punir ; pense-t-il que ses lois pourront saisir toutes les nuances et se graduer en proportion ? Ses mesures répressives seront-elles douces ? On les bravera, elles ne feront qu’aigrir sans intimider. Seront-elles sévères ? Le voilà persécuteur. Une fois sur cette pente glissante et rapide, il cherche en vain à s’arrêter. Mais ses persécutions mêmes, quel succès pourrait-il en espérer ? Aucun roi, que je pense, ne fut entouré de plus de prestiges que Louis Xiv. L’honneur, la vanité, la mode, la mode toutepuissante s’étaient placées, sous son règne, dans l’obéissance. Il prêtait à la religion l’appui du trône et celui de son exemple. Il attachait le salut de son âme au maintien des pratiques les plus rigides, et il avait persuadé à ses courtisans que le salut de l’âme du roi était d’une particulière importance. Cependant, malgré sa sollicitude toujours croissante, malgré l’austérité d’une vieille cour, malgré le souvenir de cinquante années de gloire, le doute se glissa dans les esprits, même avant sa mort. Nous voyons dans les mémoires du temps, les dettes interceptées, écrites par des flatteurs assidus de Louis Xiv, et offensantes également, nous dit Madame De Maintenon, à Dieu et au roi. Le roi mourut. L’impulsion philosophique renversa toutes les digues ; le raisonnement se dédommagea de la contrainte qu’il avait impatiemment supportée, et le résultat d’une longue compression fut l’incrédulité poussée à l’excès. L’autorité ne fait pas moins de mal, et n’est pas moins impuissante, lorsqu’au milieu d’un siècle sceptique, elle veut rétablir la religion. La religion doit se rétablir seule par le besoin que l’homme en a ; et quand on l’inquiète par des considérations étrangères, on l’empêche de ressentir toute la force de ce besoin. L’on dit, et je le pense, que la religion est dans la nature ; il ne faut donc pas couvrir sa voix par celle de l’autorité. L’intervention des gouvernements pour la défense de la religion, quand l’opinion lui est défavorable, a cet inconvénient particulier, que la religion est défendue par des hommes qui n’y croient pas. Les gouvernants sont soumis, comme les gouvernés, à la marche des idées humaines ; lorsque le doute a pénétré dans la partie éclairée d’une nation, il se fait jour dans le gouvernement même. Or, dans tous les temps, les opinions ou la vanité sont plus fortes que les intérêts. C’est en vain que les dépositaires de l’autorité se disent qu’il est de leur avantage de favoriser la religion ; ils peuvent déployer pour elle leur puissance, mais ils ne sauraient s’astreindre à lui témoigner des égards. Ils trouvent quelque jouissance à mettre le public dans la confidence de leur arrière-pensée ; ils craindraient de paraître convaincus, de peur d’être pris pour des dupes ; si leur première phrase est consacrée à commander la crédulité, la seconde est destinée à reconquérir pour eux les honneurs du doute, et l’on est mauvais missionnaire, quand on veut se placer au-dessus de sa propre profession de foi. Alors s’établit cet axiome, qu’il faut une religion au peuple, axiome qui flatte la vanité de ceux qui le répètent, parce qu’en le répétant, ils se séparent de ce peuple auquel il faut une religion. Cet axiome est faux par lui-même, en tant qu’il implique que la religion est plus nécessaire aux classes laborieuses de la société, qu’aux classes oisives et opulentes. Si la religion est nécessaire, elle l’est également à tous les hommes et à tous les degrés d’instruction. Les crimes des classes pauvres et peu éclairées ont des caractères plus violents, plus terribles, mais plus faciles en même temps à découvrir et à réprimer. La loi les entoure, elle les saisit, elle les comprime aisément, parce que ces crimes la heurtent d’une manière directe. La corruption des classes supérieures se nuance, se diversifie, se dérobe aux lois positives, se joue de leur esprit en éludant leurs formes, leur oppose d’ailleurs le crédit, l’influence, le pouvoir. Raisonnement bizarre ! Le pauvre ne peut rien ; il est environné d’entraves ; il est garrotté par des liens de toute espèce ; il n’a ni protecteurs ni soutiens ; il peut commettre un crime isolé ; mais tout s’arme contre lui dès qu’il est coupable ; il ne trouve dans ses juges, tirés toujours d’une classe d’ennemis, aucun ménagement ; dans ses relations impuissantes contre lui, aucune chance d’impunité ; sa conduite n’influe jamais sur le sort général de la société dont il fait partie, et c’est contre lui seul que vous voulez la garantie mystérieuse de la religion ! Le riche, au contraire, est jugé par ses pairs, par ses alliés, par des hommes sur qui rejaillissent toujours plus ou moins les peines qu’ils lui infligent. La société lui prodigue ses secours : toutes les chances matérielles et morales sont pour lui, par l’effet seul de la richesse : il peut influer au loin, il peut bouleverser ou corrompre : et c’est cet être puissant et favorisé que vous voulez affranchir du joug qu’il vous semble indispensable de faire peser sur un être faible et désarmé ! Je dis tout ceci dans l’hypothèse ordinaire, que la religion est surtout précieuse, comme fortifiant les lois pénales ; mais ce n’est pas mon opinion. Je place la religion plus haut ; je ne la considère point comme le supplément de la potence et de la roue. Il y a une morale commune fondée sur le calcul, sur l’intérêt, sur la sûreté, et qui peut à la rigueur se passer de la religion. Elle peut s’en passer dans le riche, parce qu’il réfléchit : dans le pauvre, parce que la loi l’épouvante, et que d’ailleurs ses occupations étant tracées d’avance, l’habitude d’un travail constant produit sur sa vie l’effet de la réflexion ; mais malheur au peuple qui n’a que cette morale commune ! C’est pour créer une morale plus élevée que la religion me semble désirable : je l’invoque, non pour réprimer les crimes grossiers, mais pour ennoblir toutes les vertus. Les défenseurs de la religion croient souvent faire merveille en la représentant surtout comme utile : que diraient-ils, si on leur démontrait qu’ils rendent le plus mauvais service à la religion ? De même qu’en cherchant dans toutes les beautés de la nature, un but positif, un usage immédiat, une application à la vie habituelle, on flétrit tout le charme de ce magnifique ensemble ; en prêtant sans cesse à la religion une utilité vulgaire, onla met dans la dépendance de cette utilité. Elle n’a plus qu’un rang secondaire, elle ne paraît plus qu’un moyen, et par là même elle est avilie. L’axiome qu’il faut une religion au peuple, est en outre tout ce qu’il y a de plus propre à détruire toute religion. Le peuple est averti, par un instinct assez sûr, de ce qui se passe sur sa tête. La cause de cet instinct est la même que celle de la pénétration des enfants, et de toutes les classes dépendantes. Leur intérêt les éclaire sur la pensée secrète de ceux qui disposent de leur destinée. On compte trop sur la bonhomie du peuple, lorsqu’on espère qu’il croira longtemps ce que ses chefs refusent de croire. Tout le fruit de leur artifice, c’est que le peuple qui les voit incrédules, se détache de sa religion, sans savoir pourquoi. Ce que l’on gagne en prohibant l’examen, c’est d’empêcher le peuple d’être éclairé, mais non d’être impie. Il devient impie par imitation ; il traite la religion de chose niaise et de duperie, et chacun la renvoie à ses inférieurs qui, de leur côté, s’empressent de la repousser encore plus bas. Elle descend ainsi chaque jour plus dégradée ; elle est moins menacée lorsqu’on l’attaque de toutes parts. Elle peut alors se réfugier au fond des âmes sensibles. La vanité ne craint pas de faire preuve de sottise et de déroger en la respectant. Qui le croirait ! L’autorité fait du mal, même lorsqu’elle veut soumettre à sa juridiction les principes de la tolérance ; car elle impose à la tolérance des formes positives et fixes, qui sont contraires à sa nature. La tolérance n’est autre chose que la liberté de tous les cultes présents et futurs. L’empereur Joseph Ii voulut établir la tolérance, et libéral dans ses vues, il commença par faire dresser un vaste catalogue de toutes les opinions religieuses, professées par ses sujets. Je ne sais combien furent enregistrées, pour être admises au bénéfice de sa protection. Qu’arriva-t-il ? Un culte qu’on avait oublié vint à se montrer tout à coup, et Joseph II, prince tolérant, lui dit qu’il était venu trop tard. Les déistes de Bohême furent persécutés, vu leur date, et le monarque philosophe se mit à la fois en hostilité contre le Brabant qui réclamait la domination exclusive du catholicisme, et contre les malheureux bohémiens, qui demandaient la liberté de leur opinion. Cette tolérance limitée renferme une singulière erreur. L’imagination seule peut satisfaire aux besoins de l’imagination. Quand dans un empire vous auriez toléré vingt religions, vous n’auriez rien fait encore pour les sectateurs de la vingt et unième. Les gouvernements qui s’imaginent laisser aux gouvernés une latitude convenable, en leur permettant de choisir entre un nombre fixe de croyances religieuses, ressemblent à ce français qui, arrivé dans une ville d’Allemagne dont les habitants voulaient apprendre l’italien, leur donnait le choix entre le basque ou le bas breton. Cette multitude de sectes dont on s’épouvante, est ce qu’il y a pour la religion de plus salutaire ; elle fait que la religion ne cesse pas d’être un sentiment pour devenir une simple forme, une habitude presque mécanique, qui se combine avec tous les vices, et quelquefois avec tous les crimes. Quand la religion dégénère de la sorte, elle perd toute son influence sur la morale ; elle se loge, pour ainsi dire, dans une case des têtes humaines, où elle reste isolée de tout le reste de l’existence. Nous voyons en Italie la messe précéder le meurtre, la confession le suivre, la pénitence l’absoudre, et l’homme ainsi délivré du remords, se préparer à des meurtres nouveaux. Rien n’est plus simple. Pour empêcher la subdivision des sectes, il faut empêcher que l’homme ne réfléchisse sur sa religion ; il faut empêcher qu’il ne s’en occupe ; il faut la réduire à des symboles que l’on répète, à des pratiques que l’on observe. Tout devient extérieur ; tout doit se faire sans examen ; tout se fait bientôt par là même sans intérêt et sans attention. Je ne sais quels peuples mongols, astreints par leur culte à des prières fréquentes, se sont persuadé que ce qu’il y avait d’agréable aux dieux, dans les prières, c’était que l’air, frappé par le mouvement des lèvres, leur prouvât sans cesse que l’homme s’occupait d’eux. En conséquence, ces peuples ont inventé de petits moulins à prières, qui, agitant l’air d’une certaine façon, entretiennent perpétuellement le mouvement désiré ; et pendant que ces moulins tournent, chacun, persuadé que les dieux sont satisfaits, vaque sans inquiétudes à ses affaires ou à ses plaisirs. La religion chez plus d’une nation européenne, m' a rappelé souvent les petits moulins des peuples mongols. La multiplication des sectes a pour la morale un grand avantage. Toutes les sectes naissantes tendent à se distinguer de celles dont elles se séparent par une morale plus scrupuleuse, et souvent aussi la secte qui voit s’opérer dans son sein une scission nouvelle, animée d’une émulation recommandable, ne veut pas rester dans ce genre en arrière des novateurs. Ainsi l’apparition du protestantisme réforma les moeurs du clergé catholique. Si l’autorité ne se mêlait point de la religion, les sectes se multiplieraient à l’infini : chaque congrégation nouvelle chercherait à prouver la bonté de sa doctrine, par la pureté de ses moeurs : chaque congrégation délaissée voudrait se défendre avec les mêmes armes. De là, résulterait une heureuse lutte où l’on placerait le succès dans une moralité plus austère : les moeurs s’amélioreraient sans efforts, par une impulsion naturelle et une honorable rivalité. C’est ce que l’on peut remarquer en Amérique, et même en écosse où la tolérance est loin d’être parfaite, mais où cependant le presbytérianisme s’est subdivisé en de nombreuses ramifications. Jusqu’à présent la naissance des sectes, loin d’être accompagnée de ces effets salutaires, a presque toujours été marquée par des troubles et par des malheurs. C’est que l’autorité s’en est mêlée. à sa voix, par son action indiscrète, les moindres dissemblances jusques alors innocentes et même utiles, sont devenues des germes de discorde. Frédéric-Guillaume, le père du grand Frédéric, étonné de ne pas voir régner, dans la religion de ses sujets, la même discipline que dans ses casernes, voulut un jour réunir les luthériens et les réformés : il retrancha de leurs formules respectives ce qui occasionnait leurs dissentiments, et leur ordonna d’être d’accord. Jusqu’alors ces deux sectes avaient vécu séparées, mais dans une intelligence parfaite. Condamnées à l’union, elles commencèrent aussitôt une guerre acharnée, s’attaquèrent entre elles, et résistèrent à l’autorité. à la mort de son père, Frédéric II monta sur le trône ; il laissa toutes les opinions libres ; les deux sectes se combattirent sans attirer ses regards ; elles parlèrent sans être écoutées : bientôt elles perdirent l’espoir du succès et l’irritation de la crainte ; elles se turent, les différences subsistèrent, et les dissensions furent apaisées. En s’opposant à la multiplication des sectes, les gouvernements méconnaissent leurs propres intérêts. Quand les sectes sont très-nombreuses dans un pays, elles se contiennent mutuellement, et dispensent le souverain de transiger avec aucune d’elles. Quand il n’y a qu’une secte dominante, le pouvoir est obligé de recourir à mille moyens pour n’avoir rien à en craindre. Quand il n’y en a que deux ou trois, chacune étant assez formidable pour menacer les autres, il faut une surveillance, une répression non interrompue. Singulier expédient ! Vous voulez, dites-vous, maintenir la paix, et pour cet effet vous empêchez les opinions de se subdiviser, de manière à partager les hommes en petites réunions faibles ou imperceptibles, et vous constituez trois ou quatre grands corps ennemis que vous mettez en présence, et qui, grâce aux soins que vous prenez de les conserver nombreux et puissants, sont prêts à s’attaquer au premier signal. Telles sont les conséquences de l’intolérance religieuse : mais l’intolérance irréligieuse n’est pas moins funeste. L’autorité ne doit jamais proscrire une religion, même quand elle la croit dangereuse. Qu’elle punisse les actions coupables qu’une religion fait commettre, non comme actions religieuses, mais comme actions coupables : elle parviendra facilement à les réprimer. Si elle les attaquait comme religieuses, elle en ferait un devoir, et si elle voulait remonter jusqu’à l’opinion qui en est la source, elle s’engagerait dans un labyrinthe de vexations et d’iniquités, qui n’aurait plus de terme. Le seul moyen d’affaiblir une opinion, c’est d’établir le libre examen. Or, qui dit examen libre, dit éloignement de toute espèce d’autorité, absence de toute intervention collective : l’examen est essentiellement individuel. Pour que la persécution, qui naturellement révolte les esprits et les rattache à la croyance persécutée, parvienne au contraire à détruire cette croyance, il faut dépraver les âmes, et l’on ne porte pas seulement atteinte à la religion qu’on veut détruire, mais à tout sentiment de morale et de vertu. Pour persuader à un homme de mépriser ou d’abandonner un de ses semblables, malheureux à cause d’une opinion, pour l’engager à quitter aujourd’hui la doctrine qu’il professait hier, parce que tout à coup elle est menacée, il faut étouffer en lui toute justice et toute fierté. Borner, comme on l’a fait souvent parmi nous, les mesures de rigueur aux ministres d’une religion, c’est tracer une limite illusoire. Ces mesures atteignent bientôt tous ceux qui professent la même doctrine, et elles atteignent ensuite tous ceux qui plaignent le malheur des opprimés. " qu’on ne me dise pas, disait " M De Clermont-Tonnerre, en 1791, et l’événement a " doublement justifié sa prédiction, qu’on ne me dise pas qu’en " poursuivant à outrance les prêtres qu’on appelle réfractaires, on " éteindra toute opposition j’espère le contraire, et je l’espère par " estime pour la nation française : car toute nation qui cède à la " force, en matière de conscience, est une nation tellement vile, " tellement corrompue, que l’on n’en peut rien espérer ni en " raison, ni en liberté. " la superstition n’est funeste que lorsqu’on la protége ou qu’on la menace : ne l’irritez pas par des injustices, ôtez-lui seulement tout moyen de nuire par des actions, elle deviendra d’abord une passion innocente, et s’éteindra bientôt, faute de pouvoir intéresser par ses souffrances, ou dominer par l’alliance de l’autorité. Erreur ou vérité, la pensée de l’homme est sa propriété la plus sacrée ; erreur ou vérité, les tyrans sont également coupables lorsqu’ils l’attaquent. Celui qui proscrit au nom de la philosophie la superstition spéculative, celui qui proscrit au nom de Dieu la raison indépendante, méritent également l’exécration des hommes de bien. Qu’il me soit permis de citer encore, en finissant, M De Clermont-Tonnerre. On ne l’accusera pas de principes exagérés. Bien qu’ami de la liberté, ou peut-être parce qu’il était ami de la liberté, il fut presque toujours repoussé des deux partis dans l’assemblée constituante ; il est mort victime de sa modération : son opinion, je pense, paraîtra de quelque poids. " la religion et " l’état, disait-il, sont deux choses parfaitement distinctes, " parfaitement séparées, dont la réunion ne peut que dénaturer " l’une et l’autre. Etc " mais de ce que l’autorité ne doit ni commander ni proscrire aucun culte, il n’en résulte point qu’elle ne doive pas les salarier ; et ici notre constitution est encore restée fidèle aux véritables principes. Il n’est pas bon de mettre dans l’homme la religion aux prises avec l’intérêt pécuniaire. Obliger le citoyen à payer directement celui qui est, en quelque sorte, son interprète auprès du dieu qu’il adore, c’est lui offrir la chance d’un profit immédiat s’il renonce à sa croyance ; c’est lui rendre onéreux des sentiments que les distractions du monde pour les uns, et ses travaux pour les autres, ne combattent déjà que trop. On a cru dire une chose philosophique, en affirmant qu’il valait mieux défricher un champ que payer un prêtre ou bâtir un temple ; mais qu’est-ce que bâtir un temple, payer un prêtre, sinon reconnaître qu’il existe un être bon, juste et puissant, avec lequel on est bien aise d’être en communication ? J’aime que l’état déclare, en salariant, je ne dis pas un clergé, mais les prêtres de toutes les communions qui sont un peu nombreuses, j’aime, dis-je, que l’état déclare ainsi que cette communication n’est pas interrompue et que la terre n’a pas renié le ciel. Les sectes naissantes n’ont pas besoin que la société se charge de l’entretien de leurs prêtres. Elles sont dans toute la ferveur d’une opinion qui commence et d’une conviction profonde. Mais dès qu’une secte est parvenue à réunir autour de ses autels un nombre un peu considérable de membres de l’association générale, cette association doit salarier la nouvelle église. En les salariant toutes, le fardeau devient égal pour tous, et au lieu d’être un privilége, c’est une charge commune et qui se répartit également. Il en est de la religion comme des grandes routes : j’aime que l’état les entretienne, pourvu qu’il laisse à chacun le droit de préférer les sentiers.

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