Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 19

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Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 19


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Chapitre 19 : Des garanties judiciaires

La charte de 1814 laissait beaucoup de vague sur l’inamovibilité des juges. Elle ne déclarait inamovibles que ceux que le roi nommerait, sans fixer un terme de rigueur, pour investir de la nomination royale les juges déjà en fonction par l’effet d’une nomination antérieure. Cette dépendance dans laquelle se trouvaient un grand nombre d’individus, n’a pas été inutile au ministère d’alors. Plus franc et plus ferme dans sa marche, le gouvernement actuel a renoncé à toute prérogative équivoque dans la constitution nouvelle. Il a consacré l’inamovibilité des juges, à partir d’une époque fixe et rapprochée. En effet, toute nomination temporaire, soit par le gouvernement, soit par le peuple, toute possibilité de révocation, à moins d’un jugement positif, portent d’égales atteintes à l’indépendance du pouvoir judiciaire. On s’est fortement élevé contre la vénalité des charges. C’était un abus, mais cet abus avait un avantage que l’ordre judiciaire qui l’a remplacé nous a fait regretter souvent. Durant presque toute la révolution, les tribunaux, les juges, les jugements, rien n’a été libre. Les divers partis se sont emparés, tour à tour, des instruments et des formes de la loi. Le courage des guerriers les plus intrépides eût à peine suffi à nos magistrats pour prononcer leurs arrêts suivant leur conscience. Ce courage, qui fait braver la mort dans une bataille, est plus facile que la profession publique d’une opinion indépendante, au milieu des menaces des tyrans ou des factieux. Un juge amovible ou révocable est plus dangereux qu’un juge qui a acheté son emploi. Avoir acheté sa place est une chose moins corruptrice qu’avoir toujours à redouter de la perdre. Je suppose d’ailleurs établies et consacrées l’institution des jurés, la publicité des procédures et l’existence de lois sévères contre les juges prévaricateurs. Mais ces précautions prises, que le pouvoir judiciaire soit dans une indépendance parfaite : que toute autorité s’interdise jusqu’aux insinuations contre lui. Rien n’est plus propre à dépraver l’opinion et la morale publique que ces déclamations perpétuelles, répétées parmi nous dans tous les sens, à diverses époques, contre des hommes qui devaient être inviolables, ou qui devaient être jugés. Que, dans une monarchie constitutionnelle, la nomination des juges doive appartenir au prince, est une vérité évidente. Dans un pareil gouvernement, il faut donner au pouvoir royal toute l’influence et même toute la popularité que la liberté comporte. Le peuple peut se tromper fréquemment dans l’élection des juges. Les erreurs du pouvoir royal sont nécessairement plus rares. Il n’a aucun intérêt à en commettre ; il en a un pressant à s’en préserver, puisque les juges sont inamovibles, et qu’il ne s’agit pas de commissions temporaires. Pour achever de garantir l’indépendance des juges, peut-être faudra-t-il un jour accroître leurs appointements. Règle générale : attachez aux fonctions publiques des salaires qui entourent de considération ceux qui les occupent, ou rendez-les tout à fait gratuites. Les représentants du peuple, qui sont en évidence et qui peuvent espérer la gloire, n’ont pas besoin d’être payés : mais les fonctions de juges ne sont pas de nature à être exercées gratuitement ; et toute fonction qui a besoin d’un salaire est méprisée, si ce salaire est très-modique. Diminuez le nombre des juges ; assignez-leur des arrondissements qu’ils parcourent, et donnez-leur des appointements considérables. L’inamovibilité des juges ne suffirait pas pour entourer l’innocence des sauvegardes qu’elle a droit de réclamer, si à ces juges inamovibles on ne joignait l’institution des jurés, cette institution si calomniée, et pourtant si bienfaisante, malgré les imperfections dont on n’a pu encore l’affranchir entièrement. Je sais qu’on attaque parmi nous l’institution des jurés par des raisonnements tirés du défaut de zèle, de l’ignorance, de l’insouciance, de la frivolité française. Ce n’est pas l’institution, c’est la nation qu’on accuse. Mais qui ne voit qu’une institution peut, dans ses premiers temps, paraître peu convenable à une nation, en raison du peu d’habitude, et devenir convenable et salutaire, si elle est bonne intrinsèquement, parce que la nation acquiert, par l’institution même, la capacité qu’elle n’a pas ? Je répugnerai toujours à croire une nation insouciante sur le premier de ses intérêts, sur l’administration de la justice et sur la garantie à donner à l’innocence accusée. les français, dit un adversaire du juré, celui de tous peut-être dont l’ouvrage a produit contre cette institution l’impression la plus profonde, les français n’auront jamais l’instruction ni la fermeté nécessaire pour que le juré remplisse son but. Telle est notre indifférence pour tout ce qui a rapport à l’administration publique, tel est l’empire de l’égoïsme et de l’intérêt particulier, la tiédeur, la nullité de l’esprit public, que la loi qui établit ce mode de procédure ne peut être exécutée. mais ce qu’il faut, c’est avoir l’esprit public qui surmonte cette tiédeur et cet égoïsme. Croit-on qu’un esprit semblable existerait chez les anglais, sans l’ensemble de leurs institutions politiques ? Dans un pays où l’institution des jurés a sans cesse été suspendue, la liberté des tribunaux violée, les accusés traduits devant des commissions, cet esprit ne peut naître : on s’en prend à l’institution des jurés ; c’est aux atteintes qu’on lui a portées qu’il faudrait s’en prendre. le juré, dit-on, ne pourra pas, comme l’esprit de l’institution l’exige, séparer sa conviction intime d’avec les pièces, les témoignages, les indices ; choses qui ne sont pas nécessaires, quand la conviction existe, et qui sont insuffisantes, quand la conviction n’existe pas. mais il n’y a aucun motif de séparer ces choses ; au contraire, elles sont les éléments de la conviction. L’esprit de l’institution veut seulement que le juré ne soit pas astreint à prononcer d’après un calcul numérique, mais d’après l’impression que l’ensemble des pièces, témoignages ou indices aura produite sur lui. Or, les lumières du simple bon sens suffisent pour qu’un juré sache et puisse déclarer, si, après avoir entendu les témoins, pris lecture des pièces, comparé les indices, il est convaincu ou non. si les jurés, continue l’auteur que je cite, trouvent une loi trop sévère, ils absoudront l’accusé, et déclareront le fait non constant, contre leur conscience ; et il suppose le cas où un homme serait accusé d’avoir donné asile à son frère, et aurait par cette action encouru la peine de mort. Cet exemple, selon moi, loin de militer contre l’institution du juré, en fait le plus grand éloge ; il prouve que cette institution met obstacle à l’exécution des lois contraires à l’humanité, à la justice et à la morale. On est homme avant d’être juré : par conséquent, loin de blâmer le juré qui, dans ce cas, manquerait à son devoir de juré, je le louerais de remplir son devoir d’homme, et de courir, par tous les moyens qui seraient en son pouvoir, au secours d’un accusé, prêt à être puni d’une action qui, loin d’être un crime, est une vertu. Cet exemple ne prouve point qu’il ne faille pas de jurés ; il prouve qu’il ne faut pas de lois qui prononcent peine de mort contre celui qui donne asile à son frère. mais alors, poursuit-on, quand les peines seront excessives ou paraîtront telles au juré, il prononcera contre sa conviction. je réponds que le juré, comme citoyen et comme propriétaire, a intérêt à ne pas laisser impunis les attentats qui menacent la sûreté, la propriété ou la vie de tous les membres du corps social ; cet intérêt l’emportera sur une pitié passagère : l’Angleterre nous en offre une démonstration peut-être affligeante. Des peines rigoureuses sont appliquées à des délits qui certainement ne les méritent pas ; et les jurés ne s’écartent point de leur conviction, même en plaignant ceux que leur déclaration livre au supplice. Il y a dans l’homme un certain respect pour la loi écrite ; il lui faut des motifs très-puissants pour la surmonter. Quand ces motifs existent, c’est la faute des lois. Si les peines paraissent excessives aux jurés, c’est qu’elles le seront ; car, encore une fois, ils n’ont aucun intérêt à les trouver telles. Dans les cas extrêmes, c’est-à-dire, quand les jurés seront placés entre un sentiment irrésistible de justice et d’humanité, et la lettre de la loi, j’oserai le dire, ce n’est pas un mal qu’ils s’en écartent ; il ne faut pas qu’il existe une loi qui révolte l’humanité du commun des hommes, tellement que des jurés, pris dans le sein d’une nation, ne puissent se déterminer à concourir à l’application de cette loi ; et l’institution des juges permanents, que l’habitude réconcilierait avec cette loi barbare, loin d’être un avantage, serait un fléau. les jurés, dit-on, manqueront à leur devoir, tantôt par peur, tantôt par pitié : si c’est par peur, ce sera la faute de la police, trop négligente, qui ne les mettra pas à l’abri des vengeances individuelles : si c’est par pitié, ce sera la faute de la loi trop rigoureuse. L’insouciance, l’indifférence, la frivolité françaises, sont le résultat d’institutions défectueuses, et l’on allègue l’effet, pour perpétuer la cause. Aucun peuple ne reste indifférent à ses intérêts, quand on lui permet de s’en occuper : lorsqu’il leur est indifférent, c’est qu’on l’en a repoussé. L’institution du juré est sous ce rapport d’autant plus nécessaire au peuple français, qu’il en paraît momentanément plus incapable : il y trouvera non-seulement les avantages particuliers de l’institution, mais l’avantage général et plus important de refaire son éducation morale. à l’inamovibilité des juges, et à la sainteté des jurés, il faut réunir encore le maintien constant et scrupuleux des formes judiciaires. Par une étrange pétition de principe, l’on a sans cesse, durant la révolution, déclaré convaincus d’avance les hommes qu’on allait juger. Les formes sont une sauvegarde : l’abréviation des formes est la diminution ou la perte de cette sauvegarde. L’abréviation des formes est donc une peine. Que si nous infligeons cette peine à un accusé, c’est donc que son crime est démontré d’avance. Mais si son crime est démontré, à quoi bon un tribunal, quel qu’il soit ? Si son crime n’est pas démontré, de quel droit le placez-vous dans une classe particulière et proscrite, et le privez-vous, sur un simple soupçon, du bénéfice commun à tous les membres de l’état social ? Cette absurdité n’est pas la seule. Les formes sont nécessaires ou sont inutiles à la conviction : si elles sont inutiles, pourquoi les conservez-vous dans les procès ordinaires ? Si elles sont nécessaires, pourquoi les retranchez-vous dans les procès les plus importants ? Lorsqu’il s’agit d’une faute légère, et que l’accusé n’est menacé ni dans sa vie, ni dans son honneur, l’on instruit sa cause de la manière la plus solennelle ; mais lorsqu’il est question de quelque forfait épouvantable, et par conséquent de l’infamie et de la mort, l’on supprime d’un mot toutes les précautions tutélaires, l’on ferme le code des lois, l’on abrége les formalités, comme si l’on pensait que plus une accusation est grave, plus il est superflu de l’examiner. Ce sont des brigands, dites-vous, des assassins, des conspirateurs, auxquels seuls nous enlevons le bénéfice des formes ; mais avant de les reconnaître pour tels, ne faut-il pas constater les faits ? Or, les formes sont les moyens de constater les faits. S’il en existe de meilleurs ou de plus courts, qu’on les prenne ; mais qu’on les prenne alors pour toutes les causes. Pourquoi y aurait-il une classe de faits, sur laquelle on observerait des lenteurs superflues, ou bien une autre classe, sur laquelle on déciderait avec une précipitation dangereuse ? Le dilemme est clair. Si la précipitation n’est pas dangereuse, les lenteurs sont superflues ; si les lenteurs ne sont pas superflues, la précipitation est dangereuse. Ne dirait-on pas qu’on peut distinguer à des signes extérieurs et infaillibles, avant le jugement, les hommes innocents et les hommes coupables, ceux qui doivent jouir de la prérogative des formes, et ceux qui doivent en être privés ? C’est parce que ces signes n’existent pas, que les formes sont indispensables ; c’est parce que les formes ont paru l’unique moyen pour discerner l’innocent du coupable, que tous les peuples libres et humains en ont réclamé l’institution. Quelque imparfaites que soient les formes, elles ont une faculté protectrice qu’on ne leur ravit qu’en les détruisant ; elles sont les ennemies-nées, les adversaires inflexibles de la tyrannie, populaire ou autre. Aussi longtemps qu’elles subsistent, les tribunaux opposent à l’arbitraire une résistance plus ou moins généreuse, mais qui sert à le contenir. Sous Charles Ier, les tribunaux anglais acquittèrent, malgré les menaces de la cour, plusieurs amis de la liberté ; sous Cromwell, bien que dominés par le protecteur, ils renvoyèrent souvent absous des citoyens accusés d’attachement à la monarchie ; sous Jacques Ii, Jefferies fut obligé de fouler aux pieds les formes, et de violer l’indépendance des juges mêmes de sa création, pour assurer les nombreux supplices des victimes de sa fureur. Il y a dans les formes quelque chose d’imposant et de précis, qui force les juges à se respecter eux-mêmes, et à suivre une marche équitable et régulière. L’affreuse loi, qui, sous Robespierre, déclara les preuves superflues, et supprima les défenseurs, est un hommage rendu aux formes. Cette loi démontre que les formes, modifiées, mutilées, torturées en tout sens, par le génie des factions, gênaient encore des hommes choisis soigneusement entre tout le peuple, comme les plus affranchis de tout scrupule de conscience et de tout respect pour l’opinion. Enfin, je considère le droit de grâce, dont notre constitution investit l’empereur, comme une dernière protection accordée à l’innocence. L’on a opposé à ce droit un de ces dilemmes tranchants qui semblent simplifier les questions, parce qu’ils les faussent. Si la loi est juste, a-t-on dit, nul ne doit avoir le droit d’en empêcher l’exécution : si la loi est injuste, il faut la changer. Il ne manque à ce raisonnement qu’une condition, c’est qu’il y ait une loi pour chaque fait. Plus une loi est générale, plus elle s’éloigne des actions particulières, sur lesquelles néanmoins elle est destinée à prononcer. Une loi ne peut être parfaitement juste que pour une seule circonstance : dès qu’elle s’applique à deux circonstances, que distingue la différence la plus légère, elle est plus ou moins injuste dans l’un des deux cas. Les faits se nuancent à l’infini ; les lois ne peuvent suivre toutes ces nuances. Le dilemme que nous avons apporté est donc erroné. La loi peut être juste, comme loi générale, c’est-à-dire, il peut être juste d’attribuer telle peine à telle action ; et cependant la loi peut n’être pas juste dans son application à tel fait particulier ; c’est-à-dire, telle action matériellement la même que celle que la loi avait en vue, peut en différer d’une manière réelle, bien qu’indéfinissable légalement. Le droit de faire grâce n’est autre chose que la conciliation de la loi générale avec l’équité particulière. La nécessité de cette conciliation est si impérieuse, que dans tous les pays où le droit de faire grâce est rejeté, l’on y supplée par toutes sortes de ruses. Parmi nous, autrefois, le tribunal de cassation s’en était investi à quelques égards. Il cherchait, dans les jugements qui semblaient infliger des peines trop rigoureuses, un vice de formes qui en autorisât l’annulation ; et pour y parvenir il avait fréquemment recours à des formalités très-minutieuses : mais c’est un abus, bien que son motif le rendît excusable. La constitution de 1815 a eu raison d’en revenir à une idée plus simple, et de rendre au pouvoir suprême une de ses prérogatives les plus touchantes et les plus naturelles.

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