Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 7

De Librairal
Révision datée du 26 avril 2008 à 21:56 par Lexington (discussion | contributions) (Nouvelle page : {{Navigateur|Chapitre 6 : Des conditions de propriété|Benjamin Constant  —  [[Benjamin Constant:...)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigation Aller à la recherche
Chapitre 6 : Des conditions de propriété << Benjamin Constant  —  Principes de politique >>


Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 7


Anonyme


Chapitre 7 : De la discussion dans les assemblées représentatives

Nous devons à la constitution actuelle une amélioration importante, le rétablissement de la discussion publique dans les assemblées. La constitution de l’an viii l’avait interdite : la charte royale ne l’avait permise qu’avec beaucoup de restrictions, pour l’une des chambres, et avait entouré toutes les délibérations de l’autre d’un mystère qu’aucun motif raisonnable ne pouvait expliquer. Nous sommes revenus à des idées simples. Nous avons senti que l’on ne s’assemblait que dans l’espoir de s’entendre, que pour s’entendre il fallait parler, et que des mandataires n’étaient pas autorisés, sauf quelques exceptions rares et courtes, à disputer à leurs commettants le droit de savoir comment ils traitaient leurs intérêts. Un article qui paraît d’abord minutieux, et qu’on a blâmé dans la constitution qui va nous régir, contribuera puissamment à ce que les discussions soient utiles. C’est celui qui défend les discours écrits. Il est plus réglementaire que constitutionnel, j’en conviens ; mais l’abus de ces discours a eu tant d’influence, et a tellement dénaturé la marche de nos assemblées qu’il est heureux qu’on y porte enfin remède. Ce n’est que lorsque les orateurs sont obligés de parler d’abondance, qu’une véritable discussion s’engage. Chacun frappé des raisonnements qu’il vient d’entendre, est conduit naturellement à les examiner. Ces raisonnements font impression sur son esprit, même à son insu. Il ne peut les bannir de sa mémoire : les idées qu’il a rencontrées s’amalgament avec celles qu’il apporte, les modifient, et lui suggèrent des réponses qui présentent les questions sous leurs divers points de vue. Quand les orateurs se bornent à lire ce qu’ils ont écrit dans le silence de leur cabinet, ils ne discutent plus, ils amplifient : ils n’écoutent point, car ce qu’ils entendraient ne doit rien changer à ce qu’ils vont dire ; ils attendent que celui qu’ils doivent remplacer ait fini ; ils n’examinent pas l’opinion qu’il défend, ils comptent le temps qu’il emploie, et qui leur paraît un retard. Alors il n’y a plus de discussion, chacun reproduit des objections déjà réfutées ; chacun laisse de côté ce qu’il n’a pas prévu, tout ce qui dérangerait son plaidoyer terminé d’avance. Les orateurs se succèdent sans se rencontrer ; s’ils se réfutent, c’est par hasard ; ils ressemblent à deux armées qui défileraient en sens opposé, l’une à côté de l’autre, s’apercevant à peine, évitant même de se regarder, de peur de sortir de la route irrévocablement tracée. Cet inconvénient d’une discussion qui se compose de discours écrits, n’est ni le seul, ni le plus à craindre ; il en est un beaucoup plus grave. Ce qui parmi nous menace le plus et le bon ordre et la liberté, ce n’est pas l’exagération, ce n’est pas l’erreur, ce n’est pas l’ignorance, bien que toutes ces choses ne nous manquent pas : c’est le besoin de faire effet. Ce besoin, qui dégénère en une sorte de fureur, est d’autant plus dangereux qu’il n’a pas sa source dans la nature de l’homme, mais est une création sociale, fruit tardif et factice d’une vieille civilisation et d’une capitale immense. En conséquence, il ne se modère pas lui-même, comme toutes les passions naturelles qu’use leur propre durée. Le sentiment ne l’arrête point, car il n’a rien de commun avec le sentiment : la raison ne peut rien contre lui, car il ne s’agit pas d’être convaincu, mais de convaincre. La fatigue même ne le calme pas ; car celui qui l’éprouve ne consulte pas ses propres sensations, mais observe celles qu’il produit sur d’autres. Opinions, éloquence, émotions, tout est moyen, et l’homme lui-même se métamorphose en un instrument de sa propre vanité. Dans une nation tellement disposée, il faut, le plus qu’il est possible, enlever à la médiocrité l’espoir de produire un effet quelconque, par des moyens à sa portée : je dis un effet quelconque, car notre vanité est humble, en même temps qu’elle est effrénée : elle aspire à tout, et se contente de peu. à la voir exposer ses prétentions, on la dirait insatiable : à la voir se repaître des plus petits succès, on admire sa frugalité. Appliquons ces vérités à notre sujet. Voulez-vous que nos assemblées représentatives soient raisonnables ? Imposez aux hommes qui veulent y briller, la nécessité d’avoir du talent. Le grand nombre se réfugiera dans la raison, comme pis aller ; mais si vous ouvrez à ce grand nombre une carrière où chacun puisse faire quelques pas, personne ne voudra se refuser cet avantage. Chacun se donnera son jour d’éloquence, et son heure de célébrité. Chacun pouvant faire un discours écrit ou le commander, prétendra marquer son existence législative, et les assemblées deviendront des académies, avec cette différence, que les harangues académiques y décideront et du sort, et des propriétés, et même de la vie des citoyens. Je me refuse à citer d’incroyables preuves de ce désir de faire effet, aux époques les plus déplorables de notre révolution. J’ai vu des représentants chercher des sujets de discours, pour que leur nom ne fût pas étranger aux grands mouvements qui avaient eu lieu : le sujet trouvé, le discours écrit, le résultat leur était indifférent. En bannissant les discours écrits, nous créerons dans nos assemblées ce qui leur a toujours manqué, cette majorité silencieuse, qui, disciplinée, pour ainsi dire, par la supériorité des hommes de talent, est réduite à les écouter faute de pouvoir parler à leur place ; qui s’éclaire, parce qu’elle est condamnée à être modeste, et qui devient raisonnable en se taisant. La présence des ministres dans les assemblées achèvera de donner aux discussions le caractère qu’elles doivent prendre. Les ministres discuteront eux-mêmes les décrets nécessaires à l’administration : ils apporteront des connaissances de fait que l’exercice seul du gouvernement peut donner. L’opposition ne paraîtra pas une hostilité, la persistance ne dégénérera pas en obstination. Le gouvernement cédant aux objections raisonnables, amendera les propositions sanctionnées, expliquera les rédactions obscures. L’autorité pourra, sans être compromise, rendre un juste hommage à la raison, et se défendre elle-même par les armes du raisonnement. Toutefois nos assemblées n’atteindront le degré de perfection, dont le système représentatif est susceptible, que lorsque les ministres, au lieu d’y assister comme ministres, en seront membres eux-mêmes par l’élection nationale. C’était une grande erreur de nos constitutions précédentes, que cette incompatibilité établie entre le ministère et la représentation. Lorsque les représentants du peuple ne peuvent jamais participer au pouvoir, il est à craindre qu’ils ne le regardent comme leur ennemi naturel. Si au contraire les ministres peuvent être pris dans le sein des assemblées, les ambitieux ne dirigeront leurs efforts que contre les hommes, et respecteront l’institution. Les attaques ne portant que sur les individus, seront moins dangereuses pour l’ensemble. Nul ne voudra briser un instrument dont il pourra conquérir l’usage, et tel qui chercherait à diminuer la force du pouvoir exécutif, si cette force devait toujours lui rester étrangère, la ménagera, si elle peut devenir un jour sa propriété. Nous en voyons l’exemple en Angleterre. Les ennemis du ministère contemplent dans son pouvoir leur force et leur autorité future : l’opposition épargne les prérogatives du gouvernement comme son héritage, et respecte ses moyens à venir dans ses adversaires présents. C’est un grand vice, dans une constitution, que d’être placée entre les partis, de manière que l’un ne puisse arriver à l’autre qu’à travers la constitution. C’est cependant ce qui a lieu, lorsque le pouvoir exécutif, mis hors la portée des législateurs, est pour eux toujours un obstacle et jamais une espérance. On ne peut se flatter d’exclure les factions d’une organisation politique, où l’on veut conserver les avantages de la liberté. Il faut donc travailler à rendre ces factions les plus innocentes qu’il est possible, et comme elles doivent quelquefois être victorieuses, il faut d’avance, prévenir ou adoucir les inconvénients de leur victoire. Quand les ministres sont membres des assemblées, ils sont plus facilement attaqués, s’ils sont coupables : car sans qu’il soit besoin de les dénoncer, il suffit de leur répondre : ils se disculpent aussi plus facilement, s’ils sont innocents, puisqu’à chaque instant ils peuvent expliquer et motiver leur conduite. En réunissant les individus, sans cesser de distinguer les pouvoirs, on constitue un gouvernement en harmonie, au lieu de créer deux camps sous les armes. Il en résulte encore qu’un ministre inepte ou suspect ne peut garder la puissance. En Angleterre, le ministre perd de fait sa place, s’il se trouve en minorité.

<< Benjamin Constant  —  Principes de politique >> Chapitre 8 : De l'initiative