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La pertinence de l’usage des mathématiques pour les travaux relevant de la science économique a été la source d’un long débat, et il est sans doute inutile de dire dans quel sens il a été tranché. Les manuels contemporains de science économique sont à ce point remplis de formules mathématiques, de courbes en cloche, d’équations et de calculs, la science économique elle-même est à ce point dominée par l’économétrie, que le spectateur extérieur peut légitimement se demander si l’ancienne « économie politique » d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say n’est pas entièrement devenue une branche des mathématiques.
La pertinence de l’usage des mathématiques pour les travaux relevant de la science économique a été la source d’un long débat, et il est sans doute inutile de dire dans quel sens il a été tranché. Les manuels contemporains de science économique sont à ce point remplis de formules mathématiques, de courbes en cloche, d’équations et de calculs, la science économique elle-même est à ce point dominée par l’économétrie, que le spectateur extérieur peut légitimement se demander si l’ancienne « économie politique » d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say n’est pas entièrement devenue une branche des mathématiques.


En 1982, l’économiste Wassily Leontief étudia la littérature économique publiée dans la célèbre ''American Economic Review'' et montra que, durant la décennie, plus de 50% des publications étaient constituées de modèles mathématiques sans données empiriques. [1] Ces résultats furent confirmés par la suite par T. Morgan et A. Oswald. [2] Commentant cet état de fait, Mark Blaug expliquera que les économistes auteurs de ces publications « traitent de l’économie comme si elle était "une sorte de philosophie mathématique". Peut-être qu’une meilleure expression serait "mathématiques sociales", c’est-à-dire une branche des mathématiques qui traite des problèmes sociaux » [3] Telle est la réalité de la recherche économique contemporaine.  
En 1982, l’économiste Wassily Leontief étudia la littérature économique publiée dans la célèbre ''American Economic Review'' et montra que, durant la décennie, plus de 50% des publications étaient constituées de modèles mathématiques sans données empiriques. <ref>Mark Blaug, ''The Methodology of Economics'', Cambridge University Press, 1993, p.XXI</ref> Ces résultats furent confirmés par la suite par T. Morgan et A. Oswald. <ref>T. Morgan, « Theory versus Empiricism in Academic Economics: Update and Comparison », ''Journal of Economic Perspectives'', 2 (1), 1988, pp.159-64 ;  A. J. Oswald, « Progress and microeconomic data », Economic Journal, 101, 1991, pp.75-80.</ref> Commentant cet état de fait, Mark Blaug expliquera que les économistes auteurs de ces publications « traitent de l’économie comme si elle était "une sorte de philosophie mathématique". Peut-être qu’une meilleure expression serait "mathématiques sociales", c’est-à-dire une branche des mathématiques qui traite des problèmes sociaux » <ref>Mark Blaug, ''The Methodology of Economics'', Cambridge University Press, 1993, p. XXII</ref> Telle est la réalité de la recherche économique contemporaine.  


Jusqu’à présent, en rendant compte des contributions des grands auteurs de la méthodologie économique, une faible mention a été faite à cette question précise, mais il ne faut pas croire qu’elle était absente de leurs préoccupations. A titre d’exemple, et bien qu’il évolua à une époque où l’économie politique était encore presque exclusivement littéraire, John Stuart Mill rejeta énergiquement la volonté de faire de l’économie une science à l’image de la biologie ou de la chimie, et critiqua sévèrement « le recours fréquent aux preuves mathématiques et à celles des branches parentes de la physique. » [4]
Jusqu’à présent, en rendant compte des contributions des grands auteurs de la méthodologie économique, une faible mention a été faite à cette question précise, mais il ne faut pas croire qu’elle était absente de leurs préoccupations. A titre d’exemple, et bien qu’il évolua à une époque où l’économie politique était encore presque exclusivement littéraire, John Stuart Mill rejeta énergiquement la volonté de faire de l’économie une science à l’image de la biologie ou de la chimie, et critiqua sévèrement « le recours fréquent aux preuves mathématiques et à celles des branches parentes de la physique. » <ref>John Stuart Mill, ''Autobiographie'', 1873, p.192 </ref>


Son avertissement n’empêcha pas les développements ultérieurs, et d’abord les travaux du français Auguste Cournot. Marchant dans les pas de ce précurseur, toute une « Ecole Mathématique », pour reprendre les mots de Ballve, commença à défendre l’emploi intensif des méthodes mathématiques en économie. [5] Durant les années 1870, tandis que Carl Menger y parvenait par d’autres moyens, les économistes Léon Walras et William Stanley Jevons développèrent le marginalisme par des voies calculatoires. Telle était déjà, disait-on, le premier succès de la méthode mathématique. Les travaux de Walras, ainsi que ceux de Pareto, popularisèrent la modélisation économique chez les économistes et posèrent les bases de ce qui est désormais connu sous le nom d’économétrie. [6]
Son avertissement n’empêcha pas les développements ultérieurs, et d’abord les travaux du français Auguste Cournot. Marchant dans les pas de ce précurseur, toute une « Ecole Mathématique », pour reprendre les mots de Ballve, commença à défendre l’emploi intensif des méthodes mathématiques en économie. <ref>Faustino Ballve, ''Essentials of Economics. A brief survey of Principles and Policies'', Van Nostrand, 1964, p.8</ref> Durant les années 1870, tandis que Carl Menger y parvenait par d’autres moyens, les économistes Léon Walras et William Stanley Jevons développèrent le marginalisme par des voies calculatoires. Telle était déjà, disait-on, le premier succès de la méthode mathématique. Les travaux de Walras, ainsi que ceux de Pareto, popularisèrent la modélisation économique chez les économistes et posèrent les bases de ce qui est désormais connu sous le nom d’économétrie. <ref>C’est justice de citer également les noms d’Irving Fisher et de John Bates Clark. De manière incidente, il est à noter que l’emploi de ces techniques fut d’abord le fruit de socialistes et avait pour fonction initiale la mise en place d’une planification économique optimale.</ref>


Tout commença encore avec un français : Augustin Cournot. [7] Mathématicien de formation, Cournot essaya de donner des allures de science dure à la très littéraire « économie politique ». Il le fit notamment dans ses ''Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses'' (1838), ouvrage dans lequel il prit le soin de justifier l’emploi des mathématiques. Malgré son intention positiviste, l’ouvrage les d’Augustin Cournot n’apportera aucun soutien tangible à la transformation de l’économie politique en branche des mathématiques. Cournot admettait que beaucoup des principes économiques ne pouvaient pas être assis sur des fonctions mathématiques Il ne disait pas que les méthodes calculatoires permettraient aux économistes de trouver des vérités qu’ils n’auraient pas obtenu sans elles, mais seulement qu’il s’agissait d’une méthode plus pertinente d’exposition. Ainsi qu’il l’expliquait dans la préface de ses ''Principes mathématiques'', « même quand l’emploi des symboles mathématiques n’est pas absolument nécessaire, il peut faciliter l’exposition, la rendre plus concise, faciliter les développements ultérieurs, et empêcher les digressions sans rapport avec le sujet. » [8]     
Tout commença encore avec un français : Augustin Cournot. <ref>Bien entendu, il ne faut pas croire qu’il n’y avait pas eu d’essai dans cette voie avant Cournot. On peut notamment citer le cas de William Whewell, un logicien anglais qui essaya, dès 1829, de traduire les théories de Ricardo en langage mathématique. Cf. Reghinos Theocharis, ''Early developments in mathematical economics'', Porcupine, 1983</ref> Mathématicien de formation, Cournot essaya de donner des allures de science dure à la très littéraire « économie politique ». Il le fit notamment dans ses ''Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses'' (1838), ouvrage dans lequel il prit le soin de justifier l’emploi des mathématiques. Malgré son intention positiviste, l’ouvrage les d’Augustin Cournot n’apportera aucun soutien tangible à la transformation de l’économie politique en branche des mathématiques. Cournot admettait que beaucoup des principes économiques ne pouvaient pas être assis sur des fonctions mathématiques Il ne disait pas que les méthodes calculatoires permettraient aux économistes de trouver des vérités qu’ils n’auraient pas obtenu sans elles, mais seulement qu’il s’agissait d’une méthode plus pertinente d’exposition. Ainsi qu’il l’expliquait dans la préface de ses ''Principes mathématiques'', « même quand l’emploi des symboles mathématiques n’est pas absolument nécessaire, il peut faciliter l’exposition, la rendre plus concise, faciliter les développements ultérieurs, et empêcher les digressions sans rapport avec le sujet. » [8]     


L’économie était une science similaire à la physique et il fallait utiliser les mathématiques. Son intuition malheureuse mit près de trente ans à être reprise. Au début des années 1870, trois économistes aboutirent indépendamment les uns des autres à la constitution d’une théorie économique « marginaliste » en découvrant, ou en redécouvrant, la théorie de l’utilité marginale. [9] Pour autant, ce fut l’un des seuls points sur lesquels Léon Walras, William Stanley Jevons et Carl Menger étaient en accord. Concernant la question qui nous concerne, la rupture était des plus marquées.  
L’économie était une science similaire à la physique et il fallait utiliser les mathématiques. Son intuition malheureuse mit près de trente ans à être reprise. Au début des années 1870, trois économistes aboutirent indépendamment les uns des autres à la constitution d’une théorie économique « marginaliste » en découvrant, ou en redécouvrant, la théorie de l’utilité marginale. [9] Pour autant, ce fut l’un des seuls points sur lesquels Léon Walras, William Stanley Jevons et Carl Menger étaient en accord. Concernant la question qui nous concerne, la rupture était des plus marquées.  
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== NOTES ==
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1. Mark Blaug, ''The Methodology of Economics'', Cambridge University Press, 1993, p.XXI
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2. T. Morgan, « Theory versus Empiricism in Academic Economics: Update and Comparison », ''Journal of Economic Perspectives'', 2 (1), 1988, pp.159-64 ;  A. J. Oswald, « Progress and microeconomic data », Economic Journal, 101, 1991, pp.75-80.
 
3. Mark Blaug, ''The Methodology of Economics'', Cambridge University Press, 1993, p. XXII
 
4. John Stuart Mill, ''Autobiographie'', 1873, p.192
 
5. Faustino Ballve, ''Essentials of Economics. A brief survey of Principles and Policies'', Van Nostrand, 1964, p.8
 
6. C’est justice de citer également les noms d’Irving Fisher et de John Bates Clark. De manière incidente, il est à noter que l’emploi de ces techniques fut d’abord le fruit de socialistes et avait pour fonction initiale la mise en place d’une planification économique optimale.
 
7. Bien entendu, il ne faut pas croire qu’il n’y avait pas eu d’essai dans cette voie avant Cournot. On peut notamment citer le cas de William Whewell, un logicien anglais qui essaya, dès 1829, de traduire les théories de Ricardo en langage mathématique. Cf. Reghinos Theocharis, ''Early developments in mathematical economics'', Porcupine, 1983


8. Augustin Cournot, ''Recherches sur les principes mathématiques de la science des richesses'', Hachette, 1838, p.VIII
8. Augustin Cournot, ''Recherches sur les principes mathématiques de la science des richesses'', Hachette, 1838, p.VIII
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