Différences entre les versions de « Benoît Malbranque:Introduction à la méthodologie économique - La bataille des méthodes »

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Bien que la pertinence des théories de l’Ecole Autrichienne d’économie se fasse jour dans de nombreux domaines de l’analyse économique, il n’est aujourd’hui aucun point théorique où elle soit davantage en opposition avec les autres courants de pensée que sur les questions méthodologiques. Cela ne signifie en aucun cas que sa position méthodologique se soit construite en opposition avec l’orthodoxie dont il était question dans le premier chapitre : comme nous le verrons, les deux s’inscrivent dans la même démarche. L’Ecole Autrichienne reprit le flambeau des méthodologistes de l’époque classique et livra bataille face aux assauts des hordes contestataires. Ainsi, si les conceptions méthodologiques de l’Ecole Autrichienne nous intéressent particulièrement, ce n’est pas simplement parce que ce thème a été abondamment traité par les auteurs de ce courant, mais surtout parce que ces conceptions elles-mêmes représentent l’opposition la plus consciente et la plus structurée à la nouvelle « orthodoxie » positiviste.
Bien que la pertinence des théories de l’Ecole Autrichienne d’économie se fasse jour dans de nombreux domaines de l’analyse économique, il n’est aujourd’hui aucun point théorique où elle soit davantage en opposition avec les autres courants de pensée que sur les questions méthodologiques. Cela ne signifie en aucun cas que sa position méthodologique se soit construite en opposition avec l’orthodoxie dont il était question dans le premier chapitre : comme nous le verrons, les deux s’inscrivent dans la même démarche. L’Ecole Autrichienne reprit le flambeau des méthodologistes de l’époque classique et livra bataille face aux assauts des hordes contestataires. Ainsi, si les conceptions méthodologiques de l’Ecole Autrichienne nous intéressent particulièrement, ce n’est pas simplement parce que ce thème a été abondamment traité par les auteurs de ce courant, mais surtout parce que ces conceptions elles-mêmes représentent l’opposition la plus consciente et la plus structurée à la nouvelle « orthodoxie » positiviste.


L’Ecole Autrichienne d’économie prit naissance de manière concrète en 1871, avec la publication des ''Principes d’économie'' de Carl Menger. Par cette publication, Menger venait de participer à ce qui fut appelé par la suite la « révolution marginaliste », mais il fit bien davantage. La coloration particulière qu’il donna à ses théories, et le schéma économique général qu’il développa dans son livre, firent du professeur Menger le fondateur d’un nouveau courant de pensée économique. Durant plusieurs années, il en sera le seul représentant. Un jour, Ludwig von Mises évoqua avec Menger les rencontres organisées à Vienne entre économistes autrichiens peu avant la Première Guerre mondiale, à quoi Menger répondit que la situation était bien différente à son époque. Après avoir raconté cette histoire, Mises conclura : « Jusqu’à la fin des années 1870, il n’y avait pas d’Ecole Autrichienne. Il n’y avait que Carl Menger. » [1] Pour remédier à cette situation d’isolement, Menger donna de nombreuses conférences, mais malgré ses efforts, ce n’est pas ce qui contribua à l’éclosion de l’école autrichienne d’économie. La ''Methodenstreit'' permit seule de lui fournir une reconnaissance internationale. [2]
L’Ecole Autrichienne d’économie prit naissance de manière concrète en 1871, avec la publication des ''Principes d’économie'' de Carl Menger. Par cette publication, Menger venait de participer à ce qui fut appelé par la suite la « révolution marginaliste », mais il fit bien davantage. La coloration particulière qu’il donna à ses théories, et le schéma économique général qu’il développa dans son livre, firent du professeur Menger le fondateur d’un nouveau courant de pensée économique. Durant plusieurs années, il en sera le seul représentant. Un jour, Ludwig von Mises évoqua avec Menger les rencontres organisées à Vienne entre économistes autrichiens peu avant la Première Guerre mondiale, à quoi Menger répondit que la situation était bien différente à son époque. Après avoir raconté cette histoire, Mises conclura : « Jusqu’à la fin des années 1870, il n’y avait pas d’Ecole Autrichienne. Il n’y avait que Carl Menger. » <ref>Ludwig von Mises, ''The Historical Setting of the Austrian School of Economics'', Ludwig von Mises Institute, 2003, p.1</ref> Pour remédier à cette situation d’isolement, Menger donna de nombreuses conférences, mais malgré ses efforts, ce n’est pas ce qui contribua à l’éclosion de l’école autrichienne d’économie. La ''Methodenstreit'' permit seule de lui fournir une reconnaissance internationale. <ref>Cela ne signifie pas que Menger n’ait pas conservé son importance pour ce courant de pensée, bien au contraire. Comme l’économiste Joseph Salerno l’a fait remarquer à juste titre, « l’économie Autrichienne a toujours été et restera toujours l’économie Mengerienne. » Joseph Salerno, « Carl Menger : The Founder of the Austrian School » in Randall Holcombe (ed.), ''Fifteen Great Austrian Economists'', Ludwig von Mises Institute, 1999, p. 71</ref>


En opérant une coupe transversale, la partie précédente a volontairement ignoré cette « bataille des méthodes », et il nous faut l’évoquer à présent. Elle opposa donc l’Ecole Historique Allemande et l’Ecole Autrichienne.  
En opérant une coupe transversale, la partie précédente a volontairement ignoré cette « bataille des méthodes », et il nous faut l’évoquer à présent. Elle opposa donc l’Ecole Historique Allemande et l’Ecole Autrichienne.  
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L’affaire commença en 1883, lorsque l’économiste autrichien Carl Menger, ayant compris l’importance des questions de méthode, publia ses ''Investigations sur les méthodes des sciences sociales et de l’économie politique en particulier''. Menger s’était fait connaître une dizaine d’année plus tôt avec la publication de ses ''Principes d’économie'', un livre dans lequel il faisait la contribution historique de la théorie marginaliste de la valeur. Son livre sur la méthodologie économique n’était pas aussi révolutionnaire, mais il attaquait de front un groupe d’économistes très bien établi à l’époque : l’Ecole Historique Allemande.  
L’affaire commença en 1883, lorsque l’économiste autrichien Carl Menger, ayant compris l’importance des questions de méthode, publia ses ''Investigations sur les méthodes des sciences sociales et de l’économie politique en particulier''. Menger s’était fait connaître une dizaine d’année plus tôt avec la publication de ses ''Principes d’économie'', un livre dans lequel il faisait la contribution historique de la théorie marginaliste de la valeur. Son livre sur la méthodologie économique n’était pas aussi révolutionnaire, mais il attaquait de front un groupe d’économistes très bien établi à l’époque : l’Ecole Historique Allemande.  


Sans craindre les mauvais retours, Menger dénonça ouvertement les défauts de leurs principes méthodologiques. En particulier, il nia rigoureusement que l’étude des faits historiques puisse suffire pour asseoir la validité de lois économiques. Une attaque aussi frontale ne pouvait rester sans réponse, et elle fut en effet largement condamnée par les économistes allemands. Schmoller fut l’un des plus critiques, et ses commentaires sur le livre poussèrent Menger à répliquer par un court ouvrage intitulé ''Die Irrtümer des Historismus in der Deutschen Nationalökonomie'', qui mit le feu aux poudres. [3]
Sans craindre les mauvais retours, Menger dénonça ouvertement les défauts de leurs principes méthodologiques. En particulier, il nia rigoureusement que l’étude des faits historiques puisse suffire pour asseoir la validité de lois économiques. Une attaque aussi frontale ne pouvait rester sans réponse, et elle fut en effet largement condamnée par les économistes allemands. Schmoller fut l’un des plus critiques, et ses commentaires sur le livre poussèrent Menger à répliquer par un court ouvrage intitulé ''Die Irrtümer des Historismus in der Deutschen Nationalökonomie'', qui mit le feu aux poudres. <ref>Ludwig von Mises, ''The Historical Setting of the Austrian School of Economics'', Ludwig von Mises Institute, 2003, p.12</ref>


La réaction des représentants de l’Ecole Historique Allemande ne s’était donc pas fait attendre. Attaqués sur la base même de leur école, ils s’engagèrent tout de suite dans des attaques virulentes. L’épithète « Autrichien » apparut à cette époque-là. Dès les premiers échanges entre Menger et Schmoller, on entendit parler de « l’Ecole de Menger », avant que le terme ''österreichisch'' (« autrichien ») ne fasse son apparition. [4] Plus que les expressions « Ecole de Vienne » ou « Ecole de Menger », l’appellation « Ecole Autrichienne » s’imposa progressivement à mesure que les détracteurs de Menger l’utilisèrent dans leurs publications.   
La réaction des représentants de l’Ecole Historique Allemande ne s’était donc pas fait attendre. Attaqués sur la base même de leur école, ils s’engagèrent tout de suite dans des attaques virulentes. L’épithète « Autrichien » apparut à cette époque-là. Dès les premiers échanges entre Menger et Schmoller, on entendit parler de « l’Ecole de Menger », avant que le terme ''österreichisch'' (« autrichien ») ne fasse son apparition. <ref>Karsten von Blumenthal, ''Die Steuertheorien der Austrian Economics : von Menger zu Mises, Metropolis'', 2007, p.53</ref> Plus que les expressions « Ecole de Vienne » ou « Ecole de Menger », l’appellation « Ecole Autrichienne » s’imposa progressivement à mesure que les détracteurs de Menger l’utilisèrent dans leurs publications.   


L’altercation qui s’en suivit entre les représentants des deux courants fut d’une rare violence, notamment entre Menger et Schmoller. [5] Dans ce combat, les Autrichiens étaient considérés comme les outsiders ; ils le furent en effet, et le restèrent durant de longues années. Ce n’est que grâce à l’appui d’Eugen Böhm-Bawerk, de Friedrich von Wieser, et surtout, quelques décennies plus tard, de Ludwig von Mises, que l’Ecole Autrichienne d’Economie s’imposa véritablement comme une référence majeure dans la pensée économique mondiale.  
L’altercation qui s’en suivit entre les représentants des deux courants fut d’une rare violence, notamment entre Menger et Schmoller. <ref>Voir Eugen Maria Shulak & Herbert Unterköfler, ''The Austrian School of Economics. A History of Its Ideas, Ambassadors, and Institutions'', Ludwig von Mises Institute, 2011, pp.24-25 </ref> Dans ce combat, les Autrichiens étaient considérés comme les outsiders ; ils le furent en effet, et le restèrent durant de longues années. Ce n’est que grâce à l’appui d’Eugen Böhm-Bawerk, de Friedrich von Wieser, et surtout, quelques décennies plus tard, de Ludwig von Mises, que l’Ecole Autrichienne d’Economie s’imposa véritablement comme une référence majeure dans la pensée économique mondiale.  


== L’historicisme Allemand ==
== L’historicisme Allemand ==
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Encore aujourd’hui, le paysage intellectuel de la science économique est marqué par l’existence de plusieurs Ecoles — certains diraient « chapelles » de manière péjorative, et ils ont raison à de nombreux points de vue. De toutes ces écoles, pour autant, de tous ces évangiles, de toutes ces églises, peu sont aussi méconnus que celle dont il est question ici.
Encore aujourd’hui, le paysage intellectuel de la science économique est marqué par l’existence de plusieurs Ecoles — certains diraient « chapelles » de manière péjorative, et ils ont raison à de nombreux points de vue. De toutes ces écoles, pour autant, de tous ces évangiles, de toutes ces églises, peu sont aussi méconnus que celle dont il est question ici.


L’Ecole Historique Allemande a longtemps été négligée par l’historiographie économique et, plus récemment, elle ne semble avoir connu un regain d’intérêt que pour être l’objet de vives critiques. En 1999, Health Pearson publia un article ravageur portant le titre « Y’a-t-il vraiment eu une Ecole Historique Allemande d’économie ? », question à laquelle il répondait par la négative. [6] Selon son analyse, l’Ecole Historique Allemande n’était en réalité ni allemande, ni historique, et ne constituait même pas une école de pensée au sens strict du terme. [7]
L’Ecole Historique Allemande a longtemps été négligée par l’historiographie économique et, plus récemment, elle ne semble avoir connu un regain d’intérêt que pour être l’objet de vives critiques. En 1999, Health Pearson publia un article ravageur portant le titre « Y’a-t-il vraiment eu une Ecole Historique Allemande d’économie ? », question à laquelle il répondait par la négative. <ref>Health Pearson, « Was There Really a German Historical School of Economics? », ''History of Political Economy'', Vol. 31, No. 3, Automne 1999, pp. 547-562.</ref> Selon son analyse, l’Ecole Historique Allemande n’était en réalité ni allemande, ni historique, et ne constituait même pas une école de pensée au sens strict du terme. <ref>''Ibid''., p.559</ref>


Groupement intellectuel, voire simple phénomène de mode plus général, ce que nous continuerons tout de même à appeler « Ecole Historique Allemande » fut un ensemble en effet très divers. Conserver le titre qui a fait sa célébrité ne peut se faire qu’à condition de distinguer différentes générations : la première, dont Wilhelm Roscher est certainement le plus grand représentant, la seconde, portée par Schmoller, et la troisième, dans laquelle s’illustra notamment Werner Sombart. [8] Chacune de ces générations peut être rattachée au vocable « Ecole Historique Allemande » dans la mesure où toutes possédaient des précurseurs communs et une intuition fondamentalement similaire.  
Groupement intellectuel, voire simple phénomène de mode plus général, ce que nous continuerons tout de même à appeler « Ecole Historique Allemande » fut un ensemble en effet très divers. Conserver le titre qui a fait sa célébrité ne peut se faire qu’à condition de distinguer différentes générations : la première, dont Wilhelm Roscher est certainement le plus grand représentant, la seconde, portée par Schmoller, et la troisième, dans laquelle s’illustra notamment Werner Sombart. <ref>Heinz Schmidt, ''Les différentes écoles historiques allemandes'', p.3</ref> Chacune de ces générations peut être rattachée au vocable « Ecole Historique Allemande » dans la mesure où toutes possédaient des précurseurs communs et une intuition fondamentalement similaire.  


Parmi les précurseurs, il est courant de citer les économistes « romantiques » et antilibéraux tels que Friedrich List, J. G. Fichte, et Adam Müller. Tous étaient des adversaires résolus de la doctrine d’Adam Smith et de l’école anglaise, opposés au libre-échange et partisans, à l’intérieur de frontières étanches, d’une « économie nationale » soutenue activement par l’Etat. [9]
Parmi les précurseurs, il est courant de citer les économistes « romantiques » et antilibéraux tels que Friedrich List, J. G. Fichte, et Adam Müller. Tous étaient des adversaires résolus de la doctrine d’Adam Smith et de l’école anglaise, opposés au libre-échange et partisans, à l’intérieur de frontières étanches, d’une « économie nationale » soutenue activement par l’Etat. <ref>''Ibid''., p.4-5 ; Sur Fichte et l’utilisation ultérieure de ses théories, voir Benoît Malbranque, ''Le Socialisme en Chemise Brune. Essai sur l’idéologie hitlérienne'', Deverle, 2012, pp.142-145</ref>


Chez List, la méthode historique était déjà très développée. Il est tout à fait déplacé de résumer cette méthode à un tel fractionnement, mais l’organisation du livre majeur de List, ''Système National d’Economie Politique'' (1840), faisait bien comprendre l’essence de la méthode historique. L’ouvrage commençait par un premier livre, intitulé « L’Histoire », avec des descriptions historiques des différentes « économies nationales » d’Europe, de Russie, et d’Amérique du Nord. Le second livre, intitulé « La Théorie » formulait des conclusions sur la base des études du premier livre. En outre, l’ouvrage était rempli des formules « L’histoire enseigne que … » ou « Partout l’histoire nous montre que … ».  [10] Les interprétations théoriques suivaient les développements historiques. Au fond, telle était la méthode historique.  
Chez List, la méthode historique était déjà très développée. Il est tout à fait déplacé de résumer cette méthode à un tel fractionnement, mais l’organisation du livre majeur de List, ''Système National d’Economie Politique'' (1840), faisait bien comprendre l’essence de la méthode historique. L’ouvrage commençait par un premier livre, intitulé « L’Histoire », avec des descriptions historiques des différentes « économies nationales » d’Europe, de Russie, et d’Amérique du Nord. Le second livre, intitulé « La Théorie » formulait des conclusions sur la base des études du premier livre. En outre, l’ouvrage était rempli des formules « L’histoire enseigne que … » ou « Partout l’histoire nous montre que … ».  <ref>Voir notamment, Livre I, Chapitre X, « Les leçons de l’histoire », in Friedrich List, ''Système national d’économie politique'', Capelle, 1857, p.214</ref> Les interprétations théoriques suivaient les développements historiques. Au fond, telle était la méthode historique.  


Friedrich List eut plus que de simples disciples : il apporta le fondement intellectuel de toute une Ecole. L’un des membres de l’Ecole Historique Allemande reviendra sur cette intuition majeure de List : « Friedrich List a le grand mérite d’avoir mis en évidence, imparfaitement il est vrai, le point de vue national de l’économie politique, en opposition avec l’école anglaise qui lui donnait un caractère cosmopolite. En tenant compte de l’histoire, il place la nature, le pays et l’Etat entre l’individu et le monde, l’économie nationale entre l’économie individuelle et l’économie universelle, et met en évidence les conditions générales et historiques de l’évolution de cette économie nationale. » [11]
Friedrich List eut plus que de simples disciples : il apporta le fondement intellectuel de toute une Ecole. L’un des membres de l’Ecole Historique Allemande reviendra sur cette intuition majeure de List : « Friedrich List a le grand mérite d’avoir mis en évidence, imparfaitement il est vrai, le point de vue national de l’économie politique, en opposition avec l’école anglaise qui lui donnait un caractère cosmopolite. En tenant compte de l’histoire, il place la nature, le pays et l’Etat entre l’individu et le monde, l’économie nationale entre l’économie individuelle et l’économie universelle, et met en évidence les conditions générales et historiques de l’évolution de cette économie nationale. » <ref>Adolf Wagner, ''Les fondements de l’économie politique'', Tome I, Y.Giard & E.Brière, 1904, p.63</ref>


Le premier économiste de la future Ecole Historique Allemande se plaça dans ses pas. En 1843, Wilhelm Rosher publia un essai économique intitulé ''Grundriß zu Vorlesungen über die Staatswirthschaft nach geschichtlicher Methode'' et introduisit cette nouvelle méthode d’analyse. Il ne s’agissait pas seulement d’une réplique théorique ou méthodologique, mais bien d’une réaction politique : contre l’école libérale anglaise et contre ses recommandations politiques. Comme l’écrira Thanasis Giouras, « Roscher continuait une tradition académique qui provenait du dix-huitième siècle et tenait la critique de la philosophie des lumières comme l’un de ses principaux objectifs. » [12]
Le premier économiste de la future Ecole Historique Allemande se plaça dans ses pas. En 1843, Wilhelm Rosher publia un essai économique intitulé ''Grundriß zu Vorlesungen über die Staatswirthschaft nach geschichtlicher Methode'' et introduisit cette nouvelle méthode d’analyse. Il ne s’agissait pas seulement d’une réplique théorique ou méthodologique, mais bien d’une réaction politique : contre l’école libérale anglaise et contre ses recommandations politiques. Comme l’écrira Thanasis Giouras, « Roscher continuait une tradition académique qui provenait du dix-huitième siècle et tenait la critique de la philosophie des lumières comme l’un de ses principaux objectifs. » <ref>Thanasis Giouras, « Wilhelm Roscher : the Historical Method in the social sciences : critical observations for a contemporary evaluation », ''Journal of Economic Studies'', 1995, Vol. 22, Issue 3, p.106</ref>


Roscher insistait sur le caractère entièrement « relatif » de tous les phénomènes économiques : aucune politique économique n’est valable de manière universelle et intemporelle ; au contraire, elle dépend de l’état d’avancement et des conditions historiques de chaque économie nationale. Pour comprendre ces conditions historiques, le recours aux statistiques et à l’histoire était à privilégier. [13] Aucune loi économique générale, soutenait déjà Roscher, ne pourrait provenir de l’étude abstraite de l’économie.  
Roscher insistait sur le caractère entièrement « relatif » de tous les phénomènes économiques : aucune politique économique n’est valable de manière universelle et intemporelle ; au contraire, elle dépend de l’état d’avancement et des conditions historiques de chaque économie nationale. Pour comprendre ces conditions historiques, le recours aux statistiques et à l’histoire était à privilégier. <ref>Heinz Schmidt, ''Les différentes écoles historiques allemandes'', P.9</ref> Aucune loi économique générale, soutenait déjà Roscher, ne pourrait provenir de l’étude abstraite de l’économie.  


Cette analyse économique devait être menée en utilisant avec profusion l’étude comparative de différents stades historiques. Roscher détaillera sa méthode de travail : « Je compare toujours de deux manières : d’abord, entre les différents niveaux de développement de différentes nations, et ensuite entre les différentes manières de vivre d’un même peuple, c’est-à-dire ses idées politiques et sa religion, sa poésie, son art, etc. » [14]
Cette analyse économique devait être menée en utilisant avec profusion l’étude comparative de différents stades historiques. Roscher détaillera sa méthode de travail : « Je compare toujours de deux manières : d’abord, entre les différents niveaux de développement de différentes nations, et ensuite entre les différentes manières de vivre d’un même peuple, c’est-à-dire ses idées politiques et sa religion, sa poésie, son art, etc. » <ref>William Roscher, « Rezension von Friedrich List ''Das nationale system der politischen Ökonomie'' », Göttlingische gelehrte Anzeigen, 1842, No. 118, , p.XII</ref>


Ces études historiques comparatives ne pourraient pas permettre de dégager des lois générales universellement applicables, et Roscher le savait. Chaque politique économique était « historique » et donc ni bonne ni mauvaise ''per se'' mais simplement adaptée ou non adaptée aux données historiques de telle ou telle nation. Chaque ordre de valeur étant considéré comme relatif, toute expérience historique était de fait légitimée. D’où l’incapacité qu’eut Roscher à prescrire une forme idéale de gouvernement. Ainsi qu’il l’écrira de manière troublante, « l’Etat de Locke peut être différent à de nombreux points de vue de l’Etat de Platon, et pourtant ils peuvent tous les deux contenir des vérités philosophiques subjectives. » [15]
Ces études historiques comparatives ne pourraient pas permettre de dégager des lois générales universellement applicables, et Roscher le savait. Chaque politique économique était « historique » et donc ni bonne ni mauvaise ''per se'' mais simplement adaptée ou non adaptée aux données historiques de telle ou telle nation. Chaque ordre de valeur étant considéré comme relatif, toute expérience historique était de fait légitimée. D’où l’incapacité qu’eut Roscher à prescrire une forme idéale de gouvernement. Ainsi qu’il l’écrira de manière troublante, « l’Etat de Locke peut être différent à de nombreux points de vue de l’Etat de Platon, et pourtant ils peuvent tous les deux contenir des vérités philosophiques subjectives. » <ref>William Roscher, ''Leben, Werk und Zeitalter des Thukydides'', Göttingen, 1842, p. 38 </ref>


Schmoller et la seconde génération poursuivit sur le même sentier, et avec un zeste désagréable de dogmatisme en plus.  Selon les mots d’un membre de l’Ecole Historique, « pour Schmoller, tout ce qui n’est pas une "recherche exacte" historico-statistique est plus ou moins un pur jeu d’esprit. » [16]
Schmoller et la seconde génération poursuivit sur le même sentier, et avec un zeste désagréable de dogmatisme en plus.  Selon les mots d’un membre de l’Ecole Historique, « pour Schmoller, tout ce qui n’est pas une "recherche exacte" historico-statistique est plus ou moins un pur jeu d’esprit. » <ref>Adolf Wagner, ''Les Fondements de l’Economie Politique'', Tome 1, Y.Giard & E.Brière, 1904, p.74</ref>


Malheureusement pour le sort de cette Ecole Historique, ce fut cette position dogmatique qui l’emporta sur les vues plus conciliantes de nombre de ses membres. Parmi ceux qui s’épuisèrent dans ces efforts infructueux, nous pouvons citer le cas d’Adolf Wagner, qui entendait ouvertement réconcilier l’économie politique « anglaise » avec l’Ecole Historique Allemande. Il considérait que cette dernière était allée trop loin dans ses critiques. Ainsi qu’il osait l’affirmer, il n’est certes pas vrai que les mêmes lois s’appliquent nécessairement partout et toujours, mais il n’est pas vrai non plus qu’il n’y ait aucune loi. Cela provoquait ainsi une attitude ambivalente, faite de distinctions et de nuances, qui aurait mérité de dominer les vives protestations de Schmoller. Citons ce cher Wagner : « Nous sommes d’accord avec l’école historique quand elle demande qu’on use d’une extrême prudence dans les généralisations théoriques, dans l’admission des hypothèses nécessaires à la méthode déductive et surtout dans l’application aux faits concrets de la vie économique des conclusions théoriques, qui ne sont exactes que sous certaines conditions. C’est aussi avec raison que l’école historique considère les phénomènes économiques dans leur évolution historique comme constamment variables, et l’explication de ce processus, comme l’un des problèmes de la science économique. Dans les questions pratiques, c’est aussi avec raison qu’elle rejette les solutions absolues. » [17]
Malheureusement pour le sort de cette Ecole Historique, ce fut cette position dogmatique qui l’emporta sur les vues plus conciliantes de nombre de ses membres. Parmi ceux qui s’épuisèrent dans ces efforts infructueux, nous pouvons citer le cas d’Adolf Wagner, qui entendait ouvertement réconcilier l’économie politique « anglaise » avec l’Ecole Historique Allemande. Il considérait que cette dernière était allée trop loin dans ses critiques. Ainsi qu’il osait l’affirmer, il n’est certes pas vrai que les mêmes lois s’appliquent nécessairement partout et toujours, mais il n’est pas vrai non plus qu’il n’y ait aucune loi. Cela provoquait ainsi une attitude ambivalente, faite de distinctions et de nuances, qui aurait mérité de dominer les vives protestations de Schmoller. Citons ce cher Wagner : « Nous sommes d’accord avec l’école historique quand elle demande qu’on use d’une extrême prudence dans les généralisations théoriques, dans l’admission des hypothèses nécessaires à la méthode déductive et surtout dans l’application aux faits concrets de la vie économique des conclusions théoriques, qui ne sont exactes que sous certaines conditions. C’est aussi avec raison que l’école historique considère les phénomènes économiques dans leur évolution historique comme constamment variables, et l’explication de ce processus, comme l’un des problèmes de la science économique. Dans les questions pratiques, c’est aussi avec raison qu’elle rejette les solutions absolues. » <ref>''Ibid''., p.65</ref>


En réalité, et comme de nombreux commentateurs l’ont plus tard affirmé, la cause profonde de la bataille des méthodes fut davantage politique que théorique. Tous les économistes regroupés sous le vocable Ecole Historique Allemande étaient socialistes et se revendiquaient ouvertement comme tels. Pour eux, l’école anglaise déductive représentait le libre-échange. [18]
En réalité, et comme de nombreux commentateurs l’ont plus tard affirmé, la cause profonde de la bataille des méthodes fut davantage politique que théorique. Tous les économistes regroupés sous le vocable Ecole Historique Allemande étaient socialistes et se revendiquaient ouvertement comme tels. Pour eux, l’école anglaise déductive représentait le libre-échange. <ref>Voir ''Ibid''., p.68</ref>


De manière assez peu étonnante, leur « historicisme », puisque c’est de cela dont il s’agit, fut adopté par de nombreux économistes qui partageaient leurs idéaux politiques et combattaient les mêmes adversaires. Inutile d’aller chercher bien loin les preuves corroborant ce fait, puisque chez Marx et Engels nous trouvons déjà tout le matériel nécessaire. Citons simplement les explications suivantes sur l’économie politique : « L’économie politique ne peut pas être la même pour tous les pays et pour toutes les périodes historiques. L’économie politique est par conséquent une science ''historique''. Elle traite de faits qui sont historiques, c’est-à-dire constamment changeants. » [19]
De manière assez peu étonnante, leur « historicisme », puisque c’est de cela dont il s’agit, fut adopté par de nombreux économistes qui partageaient leurs idéaux politiques et combattaient les mêmes adversaires. Inutile d’aller chercher bien loin les preuves corroborant ce fait, puisque chez Marx et Engels nous trouvons déjà tout le matériel nécessaire. Citons simplement les explications suivantes sur l’économie politique : « L’économie politique ne peut pas être la même pour tous les pays et pour toutes les périodes historiques. L’économie politique est par conséquent une science ''historique''. Elle traite de faits qui sont historiques, c’est-à-dire constamment changeants. » <ref>Friedrich Engels, Anti-Dühring, réimprimé dans K. Marx, F. Engels & V. Lenin, ''On Historical Materialism'', Progress Publishers, 1972, pp.211-212</ref>


== La praxéologie Autrichienne ==
== La praxéologie Autrichienne ==


Quelle qu’ait pu être l’importance des considérations méthodologiques dans le développement de l’école autrichienne, les premiers disciples n’approfondirent pas sensiblement la position présentée par Menger. Comme le notera un historien du courant autrichien, « à l’exception de quelques notes méthodologiques par Wieser, les autres adeptes de l’Ecole Autrichienne nouvellement créée ne firent pas de contributions supplémentaires à la méthodologie économique. » [20] Ludwig von Mises, à l’inverse, contribua de manière très approfondie au règlement de ces questions méthodologiques et épistémologiques. C’est donc nécessairement vers lui, plus que vers Menger, que nous nous tournerons pour obtenir la description pure de ce qui constitue la « méthodologie Autrichienne ». Les principes méthodologiques soutiennent l’ensemble de l’édifice autrichien, et c’est sans surprise qu’on retrouve leur exposition dans la plupart des grandes œuvres de Mises. Dans ''Epistemological Problems of Economics'', puis dans ''L’Action Humaine. Traité d’Economie'', ainsi que ''The Ultimate Foundation of Economic Science'', il exposa de manière systématique ses positions sur la méthodologie économique et le sens qu’il convenait de donner à la recherche économique.  
Quelle qu’ait pu être l’importance des considérations méthodologiques dans le développement de l’école autrichienne, les premiers disciples n’approfondirent pas sensiblement la position présentée par Menger. Comme le notera un historien du courant autrichien, « à l’exception de quelques notes méthodologiques par Wieser, les autres adeptes de l’Ecole Autrichienne nouvellement créée ne firent pas de contributions supplémentaires à la méthodologie économique. » <ref>Cf. Eugen Maria Shulak & Herbert Unterköfler, The Austrian School of Economics. A History of Its Ideas, Ambassadors, and Institutions, Ludwig von Mises Institute, 2011, p.26</ref> Ludwig von Mises, à l’inverse, contribua de manière très approfondie au règlement de ces questions méthodologiques et épistémologiques. C’est donc nécessairement vers lui, plus que vers Menger, que nous nous tournerons pour obtenir la description pure de ce qui constitue la « méthodologie Autrichienne ». Les principes méthodologiques soutiennent l’ensemble de l’édifice autrichien, et c’est sans surprise qu’on retrouve leur exposition dans la plupart des grandes œuvres de Mises. Dans ''Epistemological Problems of Economics'', puis dans ''L’Action Humaine. Traité d’Economie'', ainsi que ''The Ultimate Foundation of Economic Science'', il exposa de manière systématique ses positions sur la méthodologie économique et le sens qu’il convenait de donner à la recherche économique.  


Son apport fondamental fut de suivre l’intuition des méthodologistes « classiques » et de considérer l’économie comme une discipline relevant d’une science plus générale. Il fit davantage. Tandis qu’eux la faisaient dépendre d’une certaine philosophie de la société qu’ils étaient bien incapables de définir de manière précise, Mises expliqua qu’elle était une sous-catégorie de la « science de l’agir humain » qu’il intitula « praxéologie ».  
Son apport fondamental fut de suivre l’intuition des méthodologistes « classiques » et de considérer l’économie comme une discipline relevant d’une science plus générale. Il fit davantage. Tandis qu’eux la faisaient dépendre d’une certaine philosophie de la société qu’ils étaient bien incapables de définir de manière précise, Mises expliqua qu’elle était une sous-catégorie de la « science de l’agir humain » qu’il intitula « praxéologie ».  
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== NOTES ==
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[1] Ludwig von Mises, ''The Historical Setting of the Austrian School of Economics'', Ludwig von Mises Institute, 2003, p.1
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[2] Cela ne signifie pas que Menger n’ait pas conservé son importance pour ce courant de pensée, bien au contraire. Comme l’économiste Joseph Salerno l’a fait remarquer à juste titre, « l’économie Autrichienne a toujours été et restera toujours l’économie Mengerienne. » Joseph Salerno, « Carl Menger : The Founder of the Austrian School » in Randall Holcombe (ed.), ''Fifteen Great Austrian Economists'', Ludwig von Mises Institute, 1999, p. 71
 
[3] Ludwig von Mises, ''The Historical Setting of the Austrian School of Economics'', Ludwig von Mises Institute, 2003, p.12
 
[4] Karsten von Blumenthal, ''Die Steuertheorien der Austrian Economics : von Menger zu Mises, Metropolis'', 2007, p.53
 
[5] Voir Eugen Maria Shulak & Herbert Unterköfler, ''The Austrian School of Economics. A History of Its Ideas, Ambassadors, and Institutions'', Ludwig von Mises Institute, 2011, pp.24-25
 
[6] Health Pearson, « Was There Really a German Historical School of Economics? », ''History of Political Economy'', Vol. 31, No. 3, Automne 1999, pp. 547-562.
 
[7] ''Ibid''., p.559
 
[8] Heinz Schmidt, ''Les différentes écoles historiques allemandes'', p.3
 
[9] ''Ibid''., p.4-5 ; Sur Fichte et l’utilisation ultérieure de ses théories, voir Benoît Malbranque, ''Le Socialisme en Chemise Brune. Essai sur l’idéologie hitlérienne'', Deverle, 2012, pp.142-145
 
[10] Voir notamment, Livre I, Chapitre X, « Les leçons de l’histoire », in Friedrich List, ''Système national d’économie politique'', Capelle, 1857, p.214
 
[11] Adolf Wagner, ''Les fondements de l’économie politique'', Tome I, Y.Giard & E.Brière, 1904, p.63
 
[12] Thanasis Giouras, « Wilhelm Roscher : the Historical Method in the social sciences : critical observations for a contemporary evaluation », ''Journal of Economic Studies'', 1995, Vol. 22, Issue 3, p.106
 
[13] Heinz Schmidt, ''Les différentes écoles historiques allemandes'', P.9
 
[14] William Roscher, « Rezension von Friedrich List ''Das nationale system der politischen Ökonomie'' », Göttlingische gelehrte Anzeigen, 1842, No. 118, , p.XII
 
[15] William Roscher, ''Leben, Werk und Zeitalter des Thukydides'', Göttingen, 1842, p. 38
 
[16] Adolf Wagner, ''Les Fondements de l’Economie Politique'', Tome 1, Y.Giard & E.Brière, 1904, p.74
 
[17] ''Ibid''., p.65
 
[18] Voir ''Ibid''., p.68
 
[19] Friedrich Engels, Anti-Dühring, réimprimé dans K. Marx, F. Engels & V. Lenin, ''On Historical Materialism'', Progress Publishers, 1972, pp.211-212
 
[20] Cf. Eugen Maria Shulak & Herbert Unterköfler, The Austrian School of Economics. A History of Its Ideas, Ambassadors, and Institutions, Ludwig von Mises Institute, 2011, p.26


[21] Murray Rothbard, ''Man, Economy, and State. A Treatise on Economic Principles'', Ludwig von Mises Institute, 2009, p.1
[21] Murray Rothbard, ''Man, Economy, and State. A Treatise on Economic Principles'', Ludwig von Mises Institute, 2009, p.1
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