Collectif:Aux sources du modèle libéral français - Le développement économique, entre libéralisme et intervention

De Librairal
Révision datée du 17 novembre 2010 à 19:09 par Copeau (discussion | contributions) (→‎La politique libérale des années 1860)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigation Aller à la recherche
Partie 3 - Présentation << Collectif  —  Aux Sources du modèle libéral français >> Propriété intellectuelle et protection des idées : la bataille du XIXe siècle


Collectif:Aux sources du modèle libéral français - Le développement économique, entre libéralisme et intervention


Anonyme


Aux Sources du modèle libéral français
9782262012069.jpg
Auteur : Collectif
Genre
histoire
Année de parution
1997
Interwiki
Medium Amazon New Logo.jpg
Index des livres
A • B • C • D • E • F • G • H • I • 

J • K • L • M • N • O • P •  Q • R • S • T • U • V • W • X • Y • Z

L'action économique de l’Etat au 19ème siècle a été écartelée entre des influences contradictoires dont les acteurs eux-mêmes n'avaient pas toujours conscience, puisque les deux influences pouvaient s'exercer sur un même acteur : il pouvait être l'héritier des deux traditions. L'une de ces traditions est la conception d'un Etat qui a en charge l'intérêt et le bien publics, ce qui peut théoriquement justifier toute intervention de l'Etat. A l'inverse, il a existé aussi en France une tradition libérale très forte, déjà vivante avant la Révolution, et qui a inspiré bon nombre de penseurs au 19ème siècle.

Je commencerai mon exposé en vous citant un auteur américain, John Sizmann, sociologue spécialiste de la France, qui a écrit dans l'ouvrage collectif L'industrie française entre l'Etat et le marché, publié chez Gallimard, une version un peu caricaturale du point de vue développé par les sociologues et les historiens américains concernant la France. Monsieur John Sizmann dit que les Français ont toujours éprouvé un sentiment de méfiance à l'égard des mécanismes du marché, considérés comme autant de menaces pour l'idéal d'une société cohérente et équilibrée. Il parle de4fernieture des frontières, d'intense activité entrepreneuriale de l'Etat, et d'une protection de l'économie de l'emprise du marché et il ajoute que les cartels ont servi à organiser la production et à. gérer le marché. Cette vision de la France, qui domine à l'étranger, plus évidemment aux Etats-Unis qu'en Angleterre, mais qui domine aux Etats-Unis, et qui a été soutenue par mon ami David Lende et surtout par Stanley Hoffman, qui a été le grand spécialiste de la sociologie française, aux Etats-Unis, cette vision de la France au XIXème siècle, est complètement erronée. Entièrement erronée. Il est vrai qu'il y a eu une tension forte entre deux conceptions de l'Etat, mais le courant libéral, qui a été puissant, a dans de très nombreuses circonstances remporté des victoires assez éclatantes et su influencer les décisions de l'Etat et des gouvernements.

En réalité, l'action économique de l'Etat au XIXème siècle a été écartelée pendant tout le siècle entre des influences contradictoires dont les acteurs eux-mêmes n'avaient d'ailleurs pas toujours conscience parce que les deux influences pouvaient s'exercer sur un même acteur il pouvait être l'héritier des deux traditions.

L'une de ces traditions c'est la conception d'un Etat qui a en charge l'intérêt public et le bien public ; qui a la responsabilité en quelque sorte totale du bonheur des citoyens. En 1846 un grand juriste écrit encore : " L'administration doit autant qu'il dépend d'elle procurer l'abondance générale ". L'Etat a donc la responsabilité du bien public, dans la tradition de la monarchie, et il doit prendre les mesures assurant le bonheur du citoyen, c'est à dire l'abondance générale. A partir de là on peut justifier évidemment toutes les interventions de l'Etat. Ce courant a été à l'origine d'une particularité française qui, il faut le reconnaître est particulièrement vicieuse, c'est le développement d'un droit public complètement séparé du droit privé, et qui fait que l'Etat est soumis à des règles juridiques complètement différentes de celles des citoyens. Et c'est évidemment en grande partie grâce au développement de cette vision d'un droit public spécifique destiné à assurer le bonheur des citoyens que s'est développé une certaine forme d'interventionnisme.

La tradition libérale française

Mais à l'inverse il est absolument sûr et clair qu'il a existé en France une tradition libérale extrêmement forte, déjà vivante avant la Révolution. Tous ces grands philosophes des Lumières, comme Condillac, qui inspiraient cette pensée libérale sont encore très influents au XIXème siècle. File a été renforcée par certains courants révolutionnaires et en particulier par tout le courant libéral qui s'organise autour des Girondins, et aussi par l'influence britannique, très forte sous la Restauration - beaucoup d'émigrés ont vécu en Angleterre et ont vu l'Angleterre, Saint-Simon lui même qui est un grand libéral, contrairement à ce qu'on dit toujours, a été très impressionné par la Grande-Bretagne.

Ce libéralisme est un libéralisme particulièrement virulent - certains libéraux proposent même de substituer à la police d'Etat des polices privées, dans les années 1840 -, c'est une vision de la société composée de citoyens libres d'agir et surtout libres d'entreprendre pour assurer précisément la richesse de l'Etat et le bonheur des citoyens. Les deux buts sont absolument identiques, les moyens diffèrent quelque peu et je voudrai illustrer cette tension en essayant de développer surtout le problème de la liberté d'entreprendre - comment on en est arrivés à ces grandes lois libérales de 1863 et de 1867 -, et aussi le problème des concessions de service public, du régime des services publics et des industries proches du service public, telles que les Mines ou les concessions de gaz et l'électricité, etc.

La tension que je viens de décrire a été très forte jusque dans les années 1860 et a abouti à des compromis qui étaient souvent des compromis dangereux. En particulier dans le domaine des chemins de fer. Au fond on a négocié un compromis qui a abouti à un système d'économie mixte qui était par certains côtés extrêmement pervers. Et là les libéraux se sont fait un petit peu piéger. Par le droit public en quelque sorte. Ensuite ils ont été prisonniers de ce système alors que cela débouchait quand même sur des situations de monopoles qui étaient tout à fait contraires à leurs doctrines. La contradiction française, c'est que ce sont des libéraux qui en sont arrivés à défendre des monopoles !

J'insisterai donc essentiellement sur ces deux aspects, et je dirai bien évidemment un mot du protectionnisme et du libre-échangisme. Il y a une deuxième période qui est un triomphe du libéralisme, qui n'est pas seulement celle des années 60, Michel Chevalier domine la politique de Napoléon III, engage la France sur la voie du libre-échangisme, et essaie de créer une société libérale. Cela s'est prolongé, on l'oublie toujours, assez fortement dans les années 1870 el le début des années 1880. Et _je voudrai évoquer ici, car une thèse lui a été récemment consacrée, un très grand libéral du XIXème siècle, qui n'est autre que Léon Say, héritier de Jean-Baptiste Say et d'Horace Say. Vous avez là une dynastie libérale extraordinairement brillante, et on verra comment Léon Say se fait lui aussi piéger. Parce que ce qui sc passe au tournant des années 80, 90, c'est qu'il y a une division à l'intérieur du camp libéral, qui va coûter extrêmement cher au libéralisme en France. Mais il y a tout de même des éléments fondamentaux de l'organisation de la société française qui ont été apportées par les libéraux, et par la pensée libérale.

D'abord l'entreprise. L'entreprise et la liberté d'entreprendre. Il faut d'abord insister sur un point : c'est que personne, absolument personne dans la France de la monarchie de Juillet et de la Restauration, n'a sérieusement pensé à remettre en cause le principe de la liberté d'entreprendre. Le principe en avait été posé, il y a eu des actions, des mouvements qui sont apparus pour essayer d'obtenir d'une façon ou d'une autre le rétablissement des corporations, un mouvement à la fois spontané, chez certains commerçants - en particulier tout le commerce de colportage a été accusé de détruire l'équilibre du commerce installé, c'est à dire celui qui paie la patente -, cherchant à obtenir le rétablissement de règles et de corporations, et aussi chez les ultras il y a eu tout un courant de retour aux corporations. En fait ni l'un ni l'autre de ces mouvements n'a été suivi d'effets, la réaction des libéraux a été extrêmement vigoureuse, dans toutes les instances, au Conseil général des Manufactures, au Conseil général du Commerce, au Comité des Arts et Manufactures, et même au ministère de l'Intérieur, la réaction a été très ferme, tous les libéraux se sont mobilisés, Benjamin Constant, Jean-Baptiste Say, et le Conseil des Manufactures écrit en 1821 cette très belle phrase : " La concurrence excite le zèle, anime le génie et enfante les découvertes ".

L'establishment est fondamentalement conscient de l'importance de maintenir cette organisation libérale. Les progrès de l'industrie ont été rapides aussitôt que les producteurs ont été débarrassés des corporations et du régime réglementaire. L'idée que la prospérité dont commençait à jouir la France était due au système de la liberté de libre-entreprise, était une idée admise à peu près par tout le monde. Certes des nuances commencent à apparaître à la fin des années 1840, mais qui restent au tond d'assez peu d'importance.

Se pose ensuite le fameux problème que M. Levy-Leboyer dans sa thèse a posé avec énormément de précisions, c'est celui des conséquences négatives sur le régime d'autorisation des sociétés anonymes. Ce régime d'autorisation des sociétés anonymes est véritablement la survie au coeur du X1Xème siècle d'une procédure d'Ancien Régime, il n'y a aucun doute, et tous les travaux qui ont été faits sur ces sociétés anonymes jusqu'en 1863 ou 1867, il y a le livre d'un Américain, Friedmann, et le livre de Mme Lefevbre, qui a étudié tous les dossiers des demandes d'autorisations convergent vers cette conclusion que cette procédure a été, comme le dit ce collègue américain, " longue et tortueuse ", mais aussi extrêmement inquisitoriale. Une procédure qui pouvait durer deux ans sans que l'entrepreneur proposant la société anonyme puisse être sûr que cela aboutisse. Avec un échange de correspondances avec l'administration, Mme Lefevbre cite quelques cas, absolument ubuesque. Le Conseil d'Etat était persuadé qu'il avait une mission à remplir, et cette mission était en quelque sorte de protéger l'épargnant contre les menées des spéculateurs. La société anonyme était considérée comme quelque chose qui pouvait avoir des effets négatifs pour les malheureux épargnants qui investissaient dedans. Il s'agissait donc d'abord de préserver l'épargne publique contre les spéculateurs, et il s'agissait aussi de ce fait d'une sorte de méfiance profonde des juristes à la responsabilité limitée. Le livre de Rippert, qui a été le grand spécialiste français du droit des sociétés, date de 1939, et exprime encore cette méfiance à l'égard de la responsabilité limitée en disant " La société anonyme, c'est une société commerciale sans commerçants " ; donc sans responsabilité. C'était donc une chose qui choquait les juristes du Conseil d'Etat. Tout comme, dit Mme Lefevbre, la crainte du monopole. L'Etat a pour mission d'empêcher que ne se forment de grands monopoles, c'est la peur du pouvoir du grand capital face à l'Etat et il faut limiter le développement de ces grandes entreprises, parce qu'elles sont au fond dangereuses pour l'ordre public. Vincent qui est un des hauts fonctionnaires du ministère du Commerce dit : " Il faut se garder de multiplier sans besoin les banques ", il y a une nette méfiance à l'égard du capitalisme.

II y eu finalement 615 sociétés qui ont été créées, jusqu'en 1867, dont 159 compagnies d'assurance, qui étaient obligatoirement sous forme de sociétés anonymes, 51 banques, 118 sociétés de transport, dont le tiers étaient des compagnies de chemins de fer, et 78 sociétés de travaux publics. On retrouve au fond ce que dit Adam Smith, c'est que la société anonyme doit être réservée à des grandes société financières et à des sociétés de service public extrêmement importantes, mais que pour la vie économique normale, ce n'est pas une forme nécessaire.

L'idée de Maurice Levy-Lehoyer, c'est qu'il y a eu un blocage en quelque sorte par cette procédure tortueuse, inquisitoriale : " Le Conseil d'Etat, loin d'aider à la formation des sociétés par actions, cherchait surtout à augmenter ses propres pouvoirs, sans égards pour les compagnies qu'il discréditait et en pratique il accorde très rarement le droit de créer des sociétés anonymes ". Mais cela a-t-il eu vraiment un effet freinateur ? Maurice Levy-Lehoyer l'affirme et je partage assez son point de vue. L'argument selon lequel la législation anglaise n'était pas tellement plus avancée ne me parait pas tout à fait exacte et je crois vraiment, au regard des dossiers de sociétés anonyme, et des refus qui ont été opposés, qu'il est bien clair qu'il y a eu là, au moins jusque 1948, un obstacle.

A cette façon de voir les choses on oppose l'idée que que les commandites ont été très facilement créés, et en particulier les commandites par action, et que chaque période de boom des affaires dans la fin des années 30, dans les années 40, dans les années 50, a été marquée par ce que Bertrand Gilles appelait des " fièvres de commandites ". Et ces fièvres de commandites ont été marquées par un développement extrêmement rapide non seulement des commandites simples mais des commandites par action. Et là l'État a laissé faire. Il a laissé faire, mais ce qui montre bien que l'attention a été un cadre suffisant selon certains auteurs pour permettre aux entreprises, dans les différents secteurs d'activité, en particulier dans les domaine de l'industrie mécanique, de l'industrie sidérurgique, ces sociétés en commandite se sont beaucoup développées dans les années 1830 et 1840 et ont porté en quelque sorte l'activité économique - toutes les grandes sociétés sidérurgiques françaises étaient sous forme de société en commandite, le Creusot, etc.. En réalité il y a une très forte opposition dans l'administration française au développement de ces sociétés en commandite et une contre-attaque extrêmement violente se produit à partir des années 1830, en particulier autour du ministère du Commerce et de Vincent -si vous lisez les traités sur les droit des sociétés, ils manifestent une hostilité à la multiplication des banques et des sociétés en commandite par action qui est extraordinaire -. C'est ce groupe de pression hostile au développement de ces sociétés, qui trouve un argument dans les crises qui se produisent après les grands booms des affaires : à chaque fois que la crise se produit on voit apparaître des articles, des livres disant " Vous voyez, on a laissé les sociétés se développer trop rapidement et c'est la catastrophe ", et ces gens là ont obtenu de façon assez étonnante, ce qui montre bien que le libéralisme des années 60 a été un acte assez courageux, on obtient la loi de 1856 qui est une loi régressive en quelque sorte parce qu'elle limite très sérieusement la création de ces sociétés en commandite, que l'on va d'ailleurs retrouver dans la loi de 1867 qui limite énormément les créations, De sorte que à partir de 1866, le nombre des créations de sociétés anonymes, de sociétés en commandite diminue considérablement, on discute pour savoir si c'est ou non une conséquence de la loi, mon point de vue c'est que c'est une conséquence de la loi. L'autre aspect, toujours dans le domaine de l'entreprise privée de cette période est moins connu : c'est l'application de l'article 419 du code de commerce, qui prévoit que " tous ceux qui par réunion, ou par coalition entre les principaux détenteurs des mêmes marchés ou denrées auront opéré la baisse ou la hausse du prix des denrées ou marchandises.. etc. " sont susceptibles de poursuites. Ce texte n'a été aboli qu'en 1926. Les travaux historiques sont rares sur ce sujet. Mais il y eu quand même quelques thèses qui montrent que cette jurisprudence a été appliquée, que la haine du monopole, que la volonté pour l'Etat de maintenir entre les producteurs la concurrence a été quelque chose qui aboutissait à des pratiques administratives et juridiques qui appliquaient sérieusement cet article 419. Lorsque les tribunaux en ont été saisis, ils ont interprété le texte d'une manière particulièrement restrictive. La plus célèbre des applications, qui est tout de même la plus importante, c'est la dissolution de la Compagnie des Mines de la Loire en 1852. Il y a eu un grand regroupement de puits, de mines dans la Loire, il y a un courant d'opinion contre cette concentration, venant des commerçants en particulier, tout un mouvement de petites gens, un procès s'en est suivi, qui a prononcé la dissolution de la Compagnie des Mines de la Loire.

Une autre illustration de cette politique en faveur du maintien de la concurrence entre les producteurs, c'est la manière dont les ingénieurs des mines ont appliqué la loi de 1810. Les ingénieurs des mines disposaient de privilèges énormes tout à fait en dehors du droit privé concernant les concessions minières à cause de la non propriété par le propriétaire du sol, du sous-sol. Monsieur Gillet, dans sa thèse a bien étudié les pratiques des ingénieurs des mines et il a montré ceci c'est que les ingénieurs des mines ont voulu deux choses et l'ont menée de façon particulièrement cohérente : ils ont voulu, par la concurrence, faire baisser les prix du charbon, et ils étaient obsédés, ceux du nord, par le monopole de la Compagnie des Mines d'Onzain, Ils ont donc en quelque sorte cassé le monopole de la Compagnie des Mines d'Onzain, tout en essayant de mesurer de façon rationnelle la dimension de ces mines. On voit donc en quelque sorte les ingénieurs construire de leurs mains le secteur, grâce au droit qu'ils ont. Ils appliquent au fond un principe libéral. Ils ont au fond des droits tout à fait exorbitants mais ils essaient de maintenir la concurrence. De même que dans les règles des marché publics, la division des lots et la concurrence entre les entrepreneurs étaient maintenus de façon extrêmement rigoureuse. 'Foute la stratégie de commande des compagnies de chemin de fer, inspirée par l'État était une stratégie de division des fournisseurs et du maintien entre eux d'une concurrence intensive.

Je parlerai tout à l'heure des problèmes du protectionnisme et de la politique budgétaire ; je crois qu'il faut mieux interpréter le protectionnisme du premier XIXèmc siècle, et surtout rejeter totalement l'idée selon laquelle tous les entrepreneurs français étaient protectionnistes. Il y avait chez les entrepreneurs français, pas seulement les commerçants, pas seulement les négociants, des libre-échangistes. [.'industrie de la laine, l'industrie de la soie, sont libre-échangistes. Et il y a une partie de l'industrie du coton qui est libre-échangiste.

L'exploitation des services publics

Evoquons le problème qui a été le problème central du XlXème siècle : le problème de l'exploitation des services publics et en particulier des chemins de fer. Le point de départ c'est l'existence des corps : Corps des Ponts et Chaussées, Corps des Mines. En ne les supprimant pas, on maintenait dans l'État un pouvoir considérable dont on mesure mal l'influence. Ils étaient encore plus puissants à cette époque. Ils ont une idéologie, en particulier le corps des Ponts :


Antoine Picon vient de publier une merveilleuse thèse sur l'histoire de l'idéologie du corps des ponts de 1740 à 1840, on voit bien qu'il y a deux éléments dans cette idéologie. Une idée libérale : ils ont une formation libérale, plus le Corps des Ponts que le Corps des Mines. Mais le Corps des Mines est fondamentalement, dans sa pensée, libéral. Cc sont des disciples de Condillac, ce sont des gens qui pensent que les routes, que l'échange, sont créateurs de richesses, et que c'est la concurrence qui est la source de cette richesse. On voit citer Condillac encore dans les années 1840, ce sont des choses qui font partie fondamentalement de l'esprit du corps des Ponts. Le rôle de l'Etat est de construire tous ces chemins pour assurer ces échanges. Il est intéressant de savoir pourquoi tout ce monde de la haute administration française du début du 19ème siècle n'a-t-elle pas transféré son idéologie libérale vers la concession des services publics ? Parce qu'il y a eu un courant, très puissant, pour demander que les chemins de fer soient exploités comme en Angleterre, que l'on ait des chemins de fer privés, des propriétés privées et le plus illustre des représentants de ces idées, c'est Arago, qui en 1838 a fait un discours pour s'opposer aux propositions d'Alexis Legrand qui demandait la construction par l'Etat pour dire : Mais non, c'est une industrie comme une autre, il faut qu'elle soit exploitée exactement comme les autres industries. Je reviendrais sur ce courant libéral. Mais auparavant, je voudrai, avant les chemins de fer, voir pour ce qui concerne les routes, les canaux, ce qui justifie cette vision des choses. Il y a déjà le pouvoir, la puissance, l'Etat en tant que police. Les réseaux de routes, les réseaux de canaux, ont une dimension politique, parce qu'elles interfèrent avec des problèmes de police, et c'est ainsi qu'est née cette extraordinaire loi de 1837, qui vient seulement d'être abolie, concernant les télécommunications, que je vous cite : " quiconque transmettra sans autorisation des signaux d'un lieu à l'autre, soit à l'aide de machines télégraphiques, soit par tout autre moyen sera puni d'un emprisonnement d'un mois à un an et d'une amende de mille à 10 000 francs, le tribunal ordonnera la destruction des postes, des machines et des moyens de transmission ". C'est là dessus que se fonde le monopole des télécommunications en France depuis 1937.


C'est là un problème essentiellement de police et toute l'histoire du télégraphe Chiappe montre bien que l'on voulait réserver le télégraphe Chiappe pour la police et vous savez ce qui s'est passé : le télégraphe a été utilisé par les fonctionnaires pour faire des manipulations en bourse car ils ont fait des délits d'initiés, etc. Cela a eu des conséquences dramatiques au niveau du téléphone, le sous-développement français à la veille de la guerre de 14 est une conséquence directe de ce monopole assez aberrante. Mais il y a d'autres raisons : la rationalité. Il y a l'idée que la solution libérale crée le désordre. Et cela va être très très fort. C'est déjà fort chez les gens du corps des Ponts et Chaussées. Maurice Lévy-Leboyer écrit ceci : " Malgré les réformes de 1762? de 1785, de 1791, qui auraient dû libérer le travail industriel, les bureaux ont continué à exercer une surveillance étroite sur les forêts et les mines, les hauts fourneaux, certaines machines et bien entendu sur les voies de communications ". Pour ouvrir une usine sidérurgique il fallait une autorisation du corps des Mines, pour construire un moulin aussi, et cela au nom de la rationalité économique. Au nom de la rationalité, de cette responsabilité de l'Etat face au citoyen pour assurer la bonne exploitation des richesses du pays, au fond ces grands corps de 'Etat sont élevés dans l'idée que l'administration prend des décisions plus rationnelles que le marché. En gros c'est cela, le marché doit être encadré.

Du côté du Corps des Ponts, une idée qui est particulièrement destructrice de la liberté s'est imposée et s'impose toujours aujourd'hui, c'est l'idée que seul l'Etat est capable d'aménager convenablement le territoire. L'aménagement du territoire est l'idée de l'Ecole des Ponts, elle est apparue au XVIIIeme siècle, Picon le montre très très bien, c'est vraiment des plans d'aménagement du territoire, ce n'est pas un réseau routier, un réseau de canaux, c'est un réseau cohérent, multimodal et on veut organiser le territoire autour, et on parle de l'harmonie. Au moment des discussions sur les chemins de fer, les partisans de la solution étatique disent : " seul l'Etat est capable d'introduire l'harmonie dans l'aménagement du territoire ". A ce moment là l'aménagement du territoire, ce sont les routes, ce sont les ports, ce sont les canaux, c'est tout... et au fond le régime des chambres de commerce en France et le régime portuaire est resté très imprégné malgré des tentatives de libération par cette idée qu'il fallait un contrôle de l'Etat et des ingénieurs des Ponts et Chaussées investis d'un savoir qui transcende en quelque sorte les initiatives individuelles. Quand on y réfléchit, c'est cette idée là qui a pris au XXème siècle une dimension délirante, la planification c'est cela. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'il y a des textes de Michel Chevalier lui-même qui admet qu'en matière de chemins de fer, en matière de ponts et chaussées, l'Etat prend des décisions plus conforme à l'intérêt général qu'un conseil d'administration de société. Vous voyez qu'il y a cette ambiguïté même chez un homme comme Michel Chevalier qui est vraiment un libéral sincère - qui était tellement libéral qu'il était contre les brevets d'invention.

Le dernier point c'est la méfiance à l'égard des grandes sociétés, que l'on a déjà trouvé dans le domaine des sociétés anonymes mais alors qui va exploser à propose des chemins de fer.

Cette histoire des chemins de fer va aboutir à une situation extrêmement ambiguë. Le statut va se négocier, cela va commencer dans les années 1830 et cela va aboutir aux lois de 1859. C'est à dire des contrats entre l'Etat et des grandes compagnies de chemins de fer qui disposent d'un monopole sur leur territoire. C'est un monopole incomplet, parce qu'il y a des canaux, sur ces territoires, et puis il peut y avoir des concurrences entre certaines compagnies pour certains trafics ; mais en gros ils ont quand même un certain monopole. Ils ont obtenu également une concession à très long terme, 99 ans, depuis 1852. Et ils ont obtenu une garantie d'intérêt. Cette garantie d'intérêt est remboursable, c'est un point important et il y a eu effectivement des remboursements importants. Elle s'est développée progressivement, car au fur et à mesure du développement du réseau, les compagnies disaient " Nous ne pouvons pas les construire " et l'Etat répondait :" Mais si, construisez les quand même et nous nous étendrons votre garantie d'intérêt. " Et la mécanique s'est mise en route ainsi. Donc le compromis consiste à mettre en place un monopole privé. Pourquoi privé '? parce que, disent les responsables, l'Etat n'est pas capable d'exploiter sérieusement une ligne de chemin de fer, il vaut mieux que ce soit géré par des industriels. Car c'est un des éléments essentiels de la pensée libérale, c'est l'incapacité industrielle de l'Etat. Comment en est-on arrivé à ce système vicieux ? Car que va-t-il se passer 2 Les compagnies qui ont eu à plusieurs reprises besoin de la garantie d'intérêt, l'Etat pouvait exercer sur elles des pressions extrêmement fortes, ce qui fait que petit à petit, ces compagnies ont perdu la plus grande partie de leur liberté d'action. Ils ont été soumis à une double tutelle, une tutelle inspirée par les principes de droit public dont je parlais tout à l'heure, qui sont terrifiants, la loi de 1846 sur la police des chemins de fer impose aux compagnies de chemin de fer des règles de fonctionnement qui sont bien plus rigoureuses que dans les chemins de fer étrangers ; donc il y a donc cette tutelle administrative dont les compagnies n'ont pas pu se débarrasser, et il y a en plus une tutelle financière, parce que à partir du moment où elle a recours à la garantie d'intérêt se développe toute une administration, ce qui a été la grande activité des inspecteurs des finances de l'époque, toute une administration pour contrôler les finances. La jurisprudence que cela a développé est absolument considérable. Et en même temps elles ont peu à peu perdu le contrôle de leurs tarifs, à la suite de la convention de 1883 elles n'ont plus été vraiment libres de développer les tarifs. Au fond il y a eu là un piège, et on se demande, vous savez qu'en Allemagne, en Belgique ce sont des chemins de fer d'État, en Angleterre ce sont des chemins de fer privés. Cette solution intermédiaire on peut soit la considérer comme absolument géniale, soit au contraire la considérer comme un dangereux piège pour les libéraux. Qui finalement ont été amenés à faire l'éloge du monopole des chemins de fer. Alors que le discours libéral était relativement cohérent. Il faudrait peut-être rendre aux libéraux des années 30 et 40 une certaine aura car ils ont développé dans le domaine des services publics un discours qui me semble très actuel avec les débats d'aujourd'hui. Le grand libéral a été Daru, qui a défendu la solution libérale au Parlement.


Quatre idées ont dominé cette pensée libérale des années 30-40 : D'abord l'Etat gaspille et il y a une phrase que j'aime beaucoup : " il faut laisser l'instinct des capitalistes rechercher les placements les plus avantageux." Les gens du corps des Ponts et Chaussées sont considérés comme de dangereux gaspilleurs.

On ne sacrifie pas au luxe, mais à l'utilité, et là c'est une rupture avec la pensée des gens des Ponts et Chaussées. Deuxième argument l'incapacité de l'Etat : discours d'Arago en 1858, qui est remarquable, Arago critique la tendance de l'Etat accaparer tous les grands travaux ; il dit que l'Etat a un défaut d'aptitude à gérer les affaires ayant un caractère commercial et le légitimiste Berrière dit que seule l'Industrie sait approprier les travaux à leurs fins et que la gestion de l'Etat déclenche l'insouciance des hommes qui n'ont pas de responsabilité financière et morale. Donc c'est un procès de l'administration des services publics.

Troisième argument seule l'exploitation privée permet de proportionner les tarifs à leur coût. Voici une phrase qui est tout à fait remarquable, de 1838 : " L'uniformité des tarifs est condamnée par l'inégalité de prix de reviens des lignes, des frais d'exploitation de la fréquentation, des conditions de concurrence ". Là vous avez la justification théorique d'une exploitation privée.

Le dernier argument, qui est financier le financement des travaux doit être financé par l'épargne publique, par l'esprit d'association, et non par des prélèvements sur des contribuables. C'est le discours antinomique de celui de Lamartine sur l'agiotage, il faut au contraire favoriser le développement des grandes sociétés anonymes parce que cela permet de mettre l'épargne réellement au service des citoyens.

Le discours opposé, d'Alexis Legrand, héritier du corps des Ponts et Chaussées, reprend en gros les arguments que je vous avais donné tout à l'heure ; il propose ne 1838 l'exécution par l'Etat d'un grand réseau de chemin de fer, grand débat au Parlement, les libéraux gagnent et on repart sur des concessions privées.


Comment les choses se sont-elles passées ? Le vrai problème c'est qu'il y a eu une efflorescence incroyable de projets de chemins de fer en France dans les années 1830-1840, faits en particulier par des ingénieurs, par des notables locaux, par des industriels de toutes les régions, certaines ont abouti ( le chemin de fer de Strasbourg à Bâle, construit effectivement par des industriels ) niais la plupart du temps, ces faiseurs de projets n'avaient pas les moyens financiers de réaliser ces lignes de chemins de fer. C'est la grande différence entre la France et l'Angleterre. En Angleterre, les lignes étaient plus courtes, et surtout elles desservaient des régions avec une densité de population, une densité d'industrialisation beaucoup plus importantes. En France on pouvait s'interroger sur la rentabilité. Et c'est bien là qu'était le problème : l'incertitude. On dit toujours : les Français étaient en retard au niveau des chemins de fer, évidemment, l'incertitude était double : Arago disait que la locomotive à vapeur n'avait aucun avenir, et c'était vrai, si on voyait fonctionner ces locomotives, elles fonctionnaient horriblement mai Et les compagnies de chemin de fer qui avaient été crées perdaient de l'argent, et donc il y avait une autre incertitude, c'était l'incertitude financière, par conséquent les seuls qui avaient pouvaient intervenir au niveau privé pour résoudre cette question, c'est à dire les banquiers parisiens ou lyonnais, avaient quelques raisons d'hésiter. Et je dirai qu'ils ont hésité trop longtemps, c'est là qu'est le péché. On a la correspondance quotidienne de Rothschild, et dans les années 30 il se dit que cette histoire de chemins de fer ne va pas rapporter d'argent. Certes il a donné un peu d'argent à Pereire pour construire le Paris-Saint-Germain, mais le Paris-Saint-Germain c'est une toute petite chose, et Rothschild a tout de même attendu 1843 pour se décider. Ce qui a décidé Rothschild c'est le résultat très positif du Paris-Rouen et du Paris-Orléans, qui ne se manifestent qu'en 1843. Et là il y a quelque chose qui se déclenche en lui et qui dit : "j'ai trop attendu ", et il s'est en somme lié au Corps des Ponts. A ce moment là, à partir du moment où la mania ferroviaire va se développer à partir de 1843, le corps des Ponts va mener une politique de concessions à très court terme, elle va établir la concurrence entre les différents.. Si vous voulez, tout cela a échappé au Corps des Ponts, et il réagit dans les années 1840 en imposant le système de l'adjudication et la durée de la concession va très très bas. Au fond c'était finalement assez libéral comme position. Ils ont décidé de faire de vraies adjudications et dans ces adjudications les banquiers ont été obligés de réduire fortement - parce que l'adjudication portait sur la durée de la concession - ces durées. Quant on dit que la Monarchie de Juillet a été favorable aux grandes banques, je vous prie de croire que les banquiers n'étaient pas contents du tout de cette façon de procéder. En 1946-47, ces messieurs ont vu que les choses n'étaient pas aussi faciles que ça, qu'il y avait d'énormes imprécisions, dans tous les domaines, et ils ont demandé à 'Etat d'allonger la concession. L'Etat a refusé, il y a eu la Révolution de 1848, il ne s'est pas passé grand-chose entre 1848 et 1852, sinon que justement le Corps des Ponts et Chaussées a repris en main la construction du Paris-Lyon avec l'idée d'y installer l'exploitation de l’Etat A ce moment là Napoléon III est venu au pouvoir et a accordé la concession à 99 ans. Donc on voit que les banquiers sont responsables directement de l'établissement du monopole. C'est l'Etat, oui, mais ce sont les grands banquiers français, parisiens qui ont demandé le monopole. Par conséquent, évidemment c'étaient des exploitations privées, mais c'étaient des exploitations auxquelles on avait accordé un monopole et auxquelles ont accorde en 1859 des garanties d'intérêt. Donc on voit comment petit à petit les libéraux se sont fait marginaliser et n'ont pas réussi à imposer leurs solutions et on se trouve dans cette situation de monopoles privés contrôlés par l'Etat, qui va durer jusque 1937.

La politique libérale des années 1860

Cette politique libérale qui est portée par Michel Chevalier comporte certains éléments fondamentaux dont le plus important est bien évidemment le libre-échange. Ce libre-échange n'a pas été limité aux années 1860 ; il a été soutenu par des industriels, pas seulement par des négociants et s'est prolongé dans les années 70. Ces libéraux des années 70, peu connus, ont joué un rôle extrêmement considérable dans les Parlements de l'époque ; ils ont empêché les protectionnistes animés par Thiers d'aller dès cette époque jusqu'au bout des décisions protectionnistes. Grâce à Léon Say nous connaissons assez bien ce milieu. Il y avait une réunion des députés partisans de la liberté commerciale qui a été établie en avril 71, dont le président était Léon Say, et qui comprenait 182 députés en 1872. Léon Say était le fils d'Horace Say, petit-fils de Jean-Baptiste Say. L'ambiguïté de sa situation c'est qu'il a fait sa carrière dans les affaires à la Compagnie du Chemin de fer du Nord. Il a été le grand financier de la compagnie dans les années 1860. Il était donc très proche des Rothschild et était donc complice de ce monopole des chemins de fer. Il a créé cette réunion des députés partisans de la liberté commerciale, 182 députés, ce qui fait le tiers de l'Assemblée. Ce sont essentiellement des gens du centre gauche, mais il y avait beaucoup de gens d'autres partis et même des gens du courant de Gambetta, qui étaient libre-échangistes. Gambetta lui-même affichait des positions extrêmement libre-échangistes. Donc il y avait un lobby protectionniste, mais il y avait un courant libre-échangiste, en particulier soutenu par Germain qui dirigeait le Crédit Lyonnais, qui a réussi à freiner les élans protectionnistes de cette chambre et à modérer d'une certaine façon -par la suite ce courant libéral a toujours survécu au Parlement -, le courant protectionniste des années 80. Je rappelle que la France, dans les années 80 est sensiblement moins protectionniste de l'Allemagne, et que son protectionnisme est relativement modéré dans sa nature et n'a rien a voir avec le protectionnisme américain, russe ou espagnol de l'époque.

La grande affaire des années 60 c'est la loi sur les sociétés anonymes, qui doit être considérée comme l'élément explicatif car dans les années 70 il y a eu une grande activité économique, après il y a eu la crise, mais après il y a eu le très grand élan économique des années 90-1900, qui repose tout de même en très grande partie sur la société anonyme. Je cite les phrases de l'Empereur dans la loi de 1863 " L'Empereur, dans sa grande sagesse, a noblement proclamé le principe de la liberté économique et commerciale, il a provoqué la spontanéité des citoyens à s'affranchir progressivement de la tutelle de l'Etat ". Ainsi c'est vraiment une grande politique libérale qui est l'inspiration des lois de 1863 et de 1867.

Et ce n'est pas une politique incohérente, car à côté de cette loi, à côté du libre-échange, qui sont deux éléments complémentaires - pour Michel Chevalier la libération des sociétés anonymes est le complément du libre-échange, c'est donner au capitalisme français les moyens de faire face à la concurrence étrangère -, d'autres mesures sont prises : Michel Chevalier a été effrayé du monopole des chemins de fer. Dans le corps des Ponts et Chaussées il y avait des canalistes et des partisans du chemin de fer et les canalistes se sont appuyés sur les libéraux pour pousser à une nouvelle politique dans le domaine des transports, qui si elle n'avait pas été décidée aurait abouti à la fermeture des canaux comme en Angleterre. Or là il y a une politique très courageuse de la part de l'Empereur, qui en janvier, en même temps qu'il annonce cette politique, annonce cette politique de transport qui relance la construction de canaux, qui mène une politique de réduction des tarifs sur les canaux et qui va être confirmée ensuite dans les années 1880. Je suis persuadé que si les canaux ont survécu en France c'est grâce à cette politique, qui a été conçue pour créer la concurrence entre les chemins de fer et les canaux. II y a eu donc un courant extrêmement fort, qui s'est exprimé également d'une autre façon, très ambiguë : on a favorisé la formation de compagnies de chemins de fer concurrentes des grandes compagnies, dans le cadre de la loi sur les chemins de fer d'intérêts locaux, de 1865. Il y a tout un aspect de la fin de l'Empire qui est mal connu, c'est ce courant décentralisateur, dont la loi de 1865 est une des manifestations. Et qui s'appuie en réalité sur un monde de notables locaux, qui voudraient compenser en quelque sorte le monopole des compagnies de chemins de fer. Il y a là une animation de la vie économique extrêmement importante. Évidemment les compagnies de chemins de fer ont réagi, le camp libéral est totalement divisé, certains soutiennent les compagnies de chemins de fer, d'autres s'appuient sur des notables locaux et essaient de faire concurrence aux compagnies de chemins de fer en créant de nouvelles compagnies. Ca a été un désastre absolu, toutes ces compagnies sont tombées en faillite et il y a même un paradoxe, c'est que la plus importante d'entre elles, la compagnie des Charentes, qui était centrée sur Angoulême, et qui prétendait faire de la concurrence au Paris-Orléans, a finalement été à l'origine du réseau d'Etat en 1883.

Un autre aspect c'est l'inspiration très libérale du côté du Conseil d'Etat dans le domaine de la concession des services publics urbains en particulier : le Conseil d'Etat s'est opposé aux régies directes, ce qui a obligé les municipalités françaises à mettre en place des systèmes de concessions. Il y a eu à un certain moment au sein du Conseil d'Etat une inspiration libérale extrêmement forte : en fait cette interdiction de la régie directe est essentiellement politique, on a peur du socialisme et on veut empêcher que des mairies socialistes aient un pouvoir excessif.

L'autre aspect c'est aussi la paix sociale, le droit de coalition, contrairement à ce qu'on dit un certain nombre de patrons étaient favorables à une certaine expression de la volonté ouvrière. Quand on a fait une enquête en 1872, la majorité des patrons s'est dit favorable à la loi sur les coalitions. Cela faisait partie en réalité du même programme.

Je terminerai sur le budget, en insistant sur la personnalité de Léon Say el sur les idées budgétaires de Léon Say. D'abord il faut bien voir que la doctrine budgétaire des libéraux est très rigoureuse : c'est le budget minimum, c'est le budget le plus neutre possible. Mais là cette notion de neutralité est ambiguë. Budget minimum, oui, mais pas budget totalement neutre. Les idées de Léon Say en matière budgétaire sont beaucoup plus complexes qu'on ne le pense, il a beaucoup écrit sur ce sujet et il a parlé de budget de progrès déterminé. Ce budget de progrès déterminé qu'il a défendu bien après son action en 1890 dans une conférence, il a beaucoup écrit, c'est un budget de rigueur, un budget d'équilibre ( unité et clarté ) mais aussi un budget qui oriente les dépenses publiques vers les emplois utiles à l'économie_ Il dit ceci en 1876 : " Nous sommes dans la situation d'un homme qui a trop de charges de famille. Il ne peut rétablir son équilibre qu'en gagnant (l'avantage. D'où je conclus que tout ce qui, dans nos réformes, est de nature à augmenter le travail, la production, mérite seul de nous attacher ". Par conséquent il est faux de dire que les libéraux de l'époque n'avaient pas conscience du rôle économique du budget. Léon Say l'a démontré, puisqu'il a été le concepteur du 3% amortissable, qui a été l'instrument de financement du plan Freycinet. On a dit que Léon Say s'était contredit lui-même avec ce 3`1/0 amortissable. Ce jugement est beaucoup trop sévère, car Léon Say avait conçu le 3 % amortissable et voulait le maintenir dans une limite raisonnable, et en fait on a dépassé cette limite. 11 a avait au contraire conçu un système de budget qui tout en conservant une aspiration libérale permettait au pouvoir, au gouvernement, en faisant appel à l'épargne publique utilisée à des fins de production, de participer au développement économique.

Ce qui me frappe à la fin du XIXème siècle c'est la division du camp libéral, l'expérience des compagnies de chemins de fer l'a démontré, et surtout on voit apparaître dans l'administration de nouveaux courants, qui vont être ceux du XXème siècle, et justifier l'interventionnisme du XXème siècle. Ce qui va apparaître dans l'administration de cette époque, en particulier vers 1900, c'est l'idée que le fonctionnement du marché a besoin d'être perfectionné. L'origine de cette idée c'est au fond la réflexion sur les crises économiques. On voit par exemple l'état faire pression sur les compagnies de chemin de fer pour qu'elles planifient à long terme leurs commandes. Et par conséquent l'idée que l'Etat doit intervenir en tant que régulateur de la conjoncture commence à faire son chemin. De même que l'Etat arbitre dans le domaine social est de plus en plus admis à partir des années 90. IL y a également de très nombreuses interventions de l'Etat pour régler la structure du marché, on fait une fiscalité différentielle par exemple pour sauver le commerce de détail contre la montée des grands magasins on met en place une fiscalité très très différentielle dans les années 90. Enfin la jurisprudence en matière d'entente devient de plus en plus tolérante à l'égard des ententes à partir des années 1890. IL me semble par conséquent que les libéraux ont été victimes de leurs propres divisions, Face à cette montée d'un état interventionniste, ils n'ont pas su affirmer avec autant de vigueur que dans les années 60 leurs convictions libérales. Je terminerai en citant l'enquête que Madame Carré de Malherg a faite sur les inspecteurs des finances : elles les a interviewés sur l'influence du libéralisme et on sent bien qu'ils n'ont pas de véritables convictions libérales et que le droit public est pour eux quelque chose de beaucoup plus importante que le libéralisme.

Partie 3 - Présentation << Collectif  —  Aux Sources du modèle libéral français >> Propriété intellectuelle et protection des idées : la bataille du XIXe siècle