Différences entre les versions de « Collectif:Aux sources du modèle libéral français - La difficile émergence d'une économie libérale »

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Mme de Staël est sans doute pour beaucoup dans la naissance de ce mot, elle l'emploie pour la première fois en 1807 dans un livre qui est le manifeste féministe par excellence, Corinne : " Les Florentins, qui ont possédé la liberté ou des princes d'un caractère libéral…", mais là l'usage du mot est encore ambigu, à cheval à la fois sur la définition traditionnelle, " sont éclairés et doux ", et le sens nouveau. En fait, il faut bien distinguer le domaine littéraire, qui est très souvent un simple haut parleur, et d'autre part le phénomène politique, qui, ici, est privilégié. Prenez donc le Manifeste de Bonaparte du 15 Brumaire, et vous verrez qu'il contient le mot " les idées libérales ", le " libéralisme ", etc. Ce qui ne fait que reprendre une tendance de la fin du Directoire, où en effet le mot libéral prend un sens à la fois politique et économique.
Mme de Staël est sans doute pour beaucoup dans la naissance de ce mot, elle l'emploie pour la première fois en 1807 dans un livre qui est le manifeste féministe par excellence, Corinne : " Les Florentins, qui ont possédé la liberté ou des princes d'un caractère libéral…", mais là l'usage du mot est encore ambigu, à cheval à la fois sur la définition traditionnelle, " sont éclairés et doux ", et le sens nouveau. En fait, il faut bien distinguer le domaine littéraire, qui est très souvent un simple haut parleur, et d'autre part le phénomène politique, qui, ici, est privilégié. Prenez donc le Manifeste de Bonaparte du 15 Brumaire, et vous verrez qu'il contient le mot " les idées libérales ", le " libéralisme ", etc. Ce qui ne fait que reprendre une tendance de la fin du Directoire, où en effet le mot libéral prend un sens à la fois politique et économique.
On pourrait longuement développer tout cela, venons en au fait : que puis-je vous offrir ce soir ? Vous refaire l'histoire des idées, point n'est besoin ; je pense que les livres de poche, les grands traités abondent en ce domaine ; ils sont souvent très récents, ils sont excellents pour résumer le passage du mercantilisme à la physiocratie, la physiocratie avec ses orthodoxes comme Dupont de Nemours, face aux hétérodoxes, qui sont déjà des semi-libéraux, comme par exemple notre cher Turgot, qui est en réalité un dissident de la secte ( car il faut bien se rendre compte que la physiocratie est une secte, avec tout ce que cela comporte de vénération du maître, j'allais dire gourou, qui était le propre médecin de Louis XIV, sur lequel il y aurait beaucoup à dire car c'est un curieux bonhomme ) Et le passage aux idées libérales qui finissent par l'emporter un petit peu timidement pour aboutir au traité de libre-échange de 1786 entre la France et l'Angleterre.
Je voudrais tracer un jour la chronologie parallèle de l'idéologie, des idéologies qui se succèdent, et de la réalité du pouvoir, de l'action du pouvoir, ce qui me semble plus original.
Comment fonctionne le pouvoir de l'Ancien Régime ? On voit le Roi, on voit les ministres, mais on ne voit jamais ce qu'il y a derrière. Les études récentes, en particulier allemandes, et anglaises, auxquelles je me suis joint, font apparaître un phénomène extrêmement curieux, à savoir que, pratiquement, le nombre des décideurs est très restreint (cela on le savait ), mais est à peu prés en nombre égal en Prusse, en Angleterre et en France. Et comment cela fonctionne-t-il ? C'est essentiellement grâce aux correspondances des premiers commis que je pense pouvoir tracer une première ébauche de la prise de décision à la fin du règne de Louis XIV pour l'opposer ensuite aux prises de décisions commerciales. Cette prise de décision est le fait d'un nombre très restreint de gens ; une minorité de gens, mais une minorité influente, prend les 9110emes des décisions. Vous connaissez les habitudes administratives françaises d'Ancien Régime, qui d'ailleurs étaient remarquable à cet égard, peut-être à cet égard seulement, d'efficacité. La page est divisée en deux : les propositions des bureaux, c'est à dire des premiers commis à droite, et les annotations marginales à gauche, soit de la plume du ministre, du secrétaire d'État ou du Chancelier, soit du Roi en personne, avec une correspondance souvent très directe du roi avec les premiers commis, court-circuitant les ministres.
Nous avons donc une prise de décision complexe, comment fonctionne-t-elle en matière commerciale ? File a été mise au point par Colbert et par son entourage, et fonctionne de la manière suivante : pratiquement aucune décision concernant le commerce et l'industrie, au sens actuel du terme, n'est prise sans une enquête. Les grandes enquêtes de l'Ancien Régime surabondent, et je dois dire qu'au niveau historique, nous autres historiens nous les avons trop peu exploitées. On forme un projet ; le premier commis l'envoie à tous les intendants, qui les envoie en règle générale à ce que nous appelons son chef de cabinet, qui les répercute aux instances intéressées, c'est à dire aux gens de commerce ou aux grands négociants. Ceux-ci annotent les textes, disent leurs refus, disent leurs propositions, et tout cela remonte la filière. C'est donc une prise de position lente, compliquée, qui se retrouve dans à peu près tous les domaines. C'est là un des aspects les plus ignorés d'un régime qui fonctionnait beaucoup plus démocratiquement qu'on ne le suppose, en particulier avec le conseil du commerce, dont un historien américain récent pouvait dire que c'était somme doute le régime le plus démocratique de l'Europe d'Ancien Régime, l'Angleterre étant bien entendue exceptée. Ce qui fait que les réticences, les volte-face du pouvoir en matière de décision politique sont très souvent le reflet ( et parfois mot à mot ), des hésitations du commerce lui-même. Il faut donc mettre en parallèle les variations du pouvoir politique, avec les variations de l'opinion négociante, puisque c'est elle, qui, en fin de compte, l'emporte.
Les variations de l'opinion commerçante, si nous partons d'une période de crise militaire, de la guerre de Trente Ans, dans les années 1640, on peut en gros distinguer deux groupes de négociants les négociants portuaires ( en tête les Nantais, beaucoup moins les Bordelais, qui sont en retrait ) demandent une mesure de protectionnisme à outrance face aux Hollandais. Et le grand rapport adressé au Conseil Royal en 1640 par les Nantais contient quelques descriptions à vrai dire assez croquignolettes de l'affaire. En face, il y a le lobby des marchands merciers de Paris, qui sont des puissances, et des grands négociants lyonnais, qui sont en partie d'origine italienne, et d'autre part des grands négociants de la région de Troyes et un peu moins de la région de Reims. Ce qui nous donne un autre paradoxe : le mercantilisme colbertien est issu d'un milieu qui est à l'exacte opposé des opinions de Colbert ; entre parenthèses, Colbert a fait son éducation pratique chez un notaire, qui est un parent de Chapelain, et d'autre part chez un des grands financiers de l'époque de Richelieu. Colbert a arbitré la situation pour aboutir finalement à un mercantilisme dont je me demande si c'est un vrai mercantilisme. En tous cas, j'ai toujours eu l'impression que Colbert (qui n'était pas très intelligent, et très peu porté vers les choses abstraites, disons le brutalement ) avait plaqué ce qu'il avait compris des théories mercantilistes sur des mesures toutes opportunistes. En particulier les idées concernant les corporations sont purement et simplement des édits bursaux, destinés à faire rentrer le plus d'argent possible dans les caisses de l'Etat et qui, finalement contredisent les principes mêmes de la politique colbertienne. Or, cette situation va évoluer et aboutir à des crises de conscience et des prises de position totalement contradictoires avec ce que je viens de vous décrire : le milieu négociant atlantique va de plus en plus évoluer vers précisément l'ouverture vers l'extérieur.
Dans les années 1690, Descazeaux-Du Hallay, grand négociant nantais, dans son très remarquable mémoire au Conseil du Commerce de 1702, dit très clairement pourquoi. La raison est très simple : nos négociants, ont, par la guerre de course, pendant la Ligue d'Augsbourg, et surtout grâce aux énormes bénéfices réalisés dans le commerce des mers du Sud aux temps de la Guerre de Succession d'Espagne, mesuré l'exacte importance de l'économie mondiale. C'est à peu près en ces termes que s'exprime Descazeaux Du Hallay, qui est un basque. Le capital basque, tant espagnol que français, a joué un certain rôle dans le développement commercial nantais et bordelais. Par conséquent nous avons à partir des années 1690 la formation d'une première grande strate de négociants d'envergure internationale dans lequel l'étranger représente à peu près 10 % des négociants, et à peu près 15 % du capital ; ce sont essentiellement des Irlandais, des Anglais jacobites, ou des Allemands du Nord, en particulier des villes hanséates. Ce qui nous explique que les Huguenots vont se réfugier très souvent dans les villes hanséates où certains banquiers hambourgeois sont encore des descendants des ces huguenots. En face de ce groupe, le pouvoir ne sait pas trop quoi faire, puisque cette opposition est devenue une opposition libérale-commerciale, qui a tendance à se répercuter sur le plan politique, dans une critique de plus en plus virulente du pouvoir du gouvernement de la monarchie absolue, et l'on voit Boisguillebert et Vauban annoncer le libéralisme économique. Donc vous voyez, renversement des fronts ; c'est le pouvoir qui désormais se rigidifie, alors que le commerce, lui, se développe.
Intervient un troisième élément au début du XVIIIeme siècle, dont on peut souligner la puissance, ce sont les grands planteurs des Antilles. Ils ont fort mauvaise réputation, à cause de l'esclavage, et il n'est nullement dans mes intentions de défendre ici l'esclavage, bien entendu. Je tiens seulement à souligner que ce milieu de grands planteurs, très lié à la cour, est composé souvent de gens très évolués politiquement, souhaitant l'indépendance, la semi-indépendance ou l'autonomie des colonies, et pratiquant une ouverture massive vers la Hollande, et l'Angleterre, contraire à toute la théorie de l'exclusivisme sur lequel repose aussi bien le commerce colonial anglais que le commerce colonial français. Ce qui m'amène à dire que l'exutoire pratique qui a permis la machine de ne pas sauter ( ceci est une hypothèse ), c'est l'intensité, l'énormité de la contrebande ; contrebande aux colonies, contrebande entre la France et l'Angleterre, contrebande terrestre, qui est tout simplement le moyen de tourner les réglementations. C'est le même phénomène que les effets de la grande gabelle sur les bandes de Mandrins, etc., etc.. Tout cela suscite évidemment le mouvement politique, et le mouvement de réflexion politico-économique, et c'est ainsi qu'apparaissent finalement à partir des années 1740, les idées qui vont aboutir à un code de doctrines relativement anti-mercantilistes, anti-commercial, qui aboutit avec Quesnay à la mise en place de la physiocratie. Ceci constitue une première étape relative de libération de souhait, de libération efficace avec Silhouette, qui est le premier contrôleur général (1759) à avoir supprimé tes corvées, le premier à avoir pensé à supprimer les corporations, et évidemment, le mouvement lié à Turgot.
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Version du 16 novembre 2010 à 15:31

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Collectif:Aux sources du modèle libéral français - La difficile émergence d'une économie libérale


Anonyme


Aux Sources du modèle libéral français
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Auteur : Collectif
Genre
histoire
Année de parution
1997
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Index des livres
A • B • C • D • E • F • G • H • I • 

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La fin de l'Ancien Régime est on ne peut plus d'actualité. C'est l'impasse d'une économie étouffée sous le poids des réglementations et des corporations, sans parler de la complexité de la fiscalité. C'est une époque marquée par l'impossible remise en question des privilèges et des avantages acquis, par l'impasse de l'endettement public et par l'usure des mécanismes politiques. C'est une période charnière caractérisée enfin par l'hésitation de la classe politique devant les réformes.

Alain Madelin

" Il existe sûrement, Messieurs les économistes, des cycles économiques ; existe-t-il des cycles des idées ? Ceci mériterait d'être regardé, tant il est vrai qu'en France ceux-ci mélangent les idées de libéralisme et les idées de dirigisme, avec, semble-t-il, un plus grand penchant pour les idées dirigistes. Ce penchant fait le charme des Français, une sorte d'exception française que l'on qualifie parfois d'ailleurs de culturelle, et, à contempler l'histoire, on observerait de façon linéaire sans doute une montée de l'étatisme, dans les faits, et sans doute aussi dans les esprits. Mais, à regarder de plus prés, j'ai le sentiment que nous avons eu dans l'histoire une sorte de " libéralisme à explosion ". Je m'explique : plutôt que de prendre le couple libéralisme-dirigisme, peut-être faudrait-il prendre le couple période d'ouverture et période de fermeture : des périodes d'ouverture des idées, de l'économie et de la société, suivies par des périodes de fermeture. Tant il est vrai que ceux qui ont des places ont tendance à les garder, pour eux et pour leurs descendants ; tant il est vrai aussi que les systèmes politiques ont tendance à fonctionner comme des distributeurs d'avantages, de protections, qui progressivement ossifient la société française. D'où après des périodes trop longues de fermeture, à nouveau un besoin d'ouverture, dont il semble qu'en France on ne sache pas très bien le gérer par des réformes tranquilles, d'où l'expression de libéralisme à explosion.

Ce soir, le terme retenu est celui de la fin de l'Ancien Régime. Ayant pour ma part, à quelques reprises au cours de ces dernières semaines esquissé une comparaison entre la fin de l'Ancien Régime et la période actuelle, vous permettrez, à l'historien amateur que je suis, quelques brèves réflexions introductives.

ll y aurait beaucoup de points de comparaison, je vais vous en livrer cinq.

Le premier bien sûr, c'est que la fin de l'Ancien Régime, marque la fin d'une économie étouffée, sous la poids du règlement des manufactures, et sous le poids des corporations, et de tous les obstacles à la liberté du travail. Une des revendications que l'on retrouve d'ailleurs dans beaucoup de cahiers des Etats Généraux, c'est " Laissez nous travailler, et particulièrement nous, les petits, qui n'avons que notre force de travail ".. Obstacle à la liberté du travail, obstacle à la liberté d'entreprendre : les 1500 textes réglementant les manufactures qui ont été accumulés en un siècle avant la Révolution Française, sont sans doute peu de choses par rapport aux 8000 lois, 400 000 règlements et décrets et 20 000 réglementations européennes qui sont applicables à ce jour sur le territoire français ; nul n'est censé ignorer la loi, comme chacun sait.

Face à Colbert qui demandait ce qu'on pouvait faire, pour favoriser la création de richesses dans ce pays, le marchand François Legendre s'est exclamé : " Laissez-nous faire ", formule dont on dit qu'elle est l'ancêtre du fameux " laissez faire, laissez passer " des physiocrates. Oui, la fin de l'Ancien Régime, c'est l'impasse d'une économie étouffée sous le poids des réglementations, sous le poids des corporations, sans parler de la complexité de la fiscalité, complexité à laquelle notre époque n'a sans doute rien à redire.

Le deuxième point de comparaison, c'est, bien sûr, l'impossible remise en cause des privilèges et des avantages acquis ; la veille de la Révolution, c'est quelque chose comme 20 % de croissance démographique en 3/4 de siècle, une poussée de la société pour avoir des places, et la société, au lieu d'ouvrir des places, quelle que soit la bonne volonté royale de vendre les offices les plus compliqués qui soient, ne peut offrir de places à tout le monde. La réaction sociale, au lieu d'ouvrir des places, consiste à se refermer, à refermer l'accès des hautes fonctions de l'armée aux quatre quartiers de noblesse, la réaction du Comte de Ségur, etc., etc., Il y a donc, me semble-t-il, une comparaison aujourd'hui entre ce que j'ai appelé la lutte des places de 1994 et les blocages de l'ascension sociale à la veille de la Révolution.

Le troisième point de comparaison, c'est bien sûr l'impasse financière, la crise de société n'est au fond que la conséquence de la crise financière non réglée. Pour la première fois en temps de paix, à la veille de la Révolution, l'Etat emprunte pour rembourser ses dettes. Donc crise financière grave d'un Etat qui vit au dessus de ses moyens.

Le quatrième point de comparaison c'est l'usure des mécanismes politiques, et j'ai particulièrement découvert cela au travers du livre de Hilton Root I, La construction de l'Etat moderne en Europe, qui essaie d'appliquer l'analyse du marché politique contemporaine à la France et l'Angleterre à la veille de la Révolution. Le processus de pressions est très bien décrit dans ce livre ; celui-ci permet notamment aux artisans, aux marchands locaux, d'obtenir des monopoles, des rentes de situation, dont l'Etat tire par ailleurs profit, soit en les taxant, soit en empruntant auprès de ces corporations, en quelque sorte cautions solidaires des emprunts que fait l'Etat. Or, il me semble qu'en cette fin de siècle, la démocratie française, et plus généralement d'ailleurs les démocraties, sont quelque peu dans la même impasse ; elles ont fonctionné trop longtemps comme des machines à distribuer des faveurs, soit aux groupes les plus influents dans les couloirs du pouvoir, soit aux groupes les plus menaçants pour l'ordre public, à tel point que même lorsque l'Etat n'a plus rien à distribuer, on a tellement pris l'habitude de secouer l'Etat pour obtenir quelque chose qu'on secoue d'autant plus fort, et que la pression monte d'autant plus qu'il y a d'autant moins à distribuer. Il y a un parallèle à faire, bien sûr, entre cette forme de distribution par les mécanismes de pouvoir, de privilèges et de rentes de situation, et une mécanique qui se grippe faute d'avoir encore des rentes et des privilèges à distribuer.

Le dernier point de comparaison, c'est l'hésitation politique devant les réformes. L'échec de Turgot - on peut discuter des méthodes de Turgot et de la réforme de 1776 qui ne durèrent au fond que deux mois -, et puis le grand débat qui s'empara de la classe politique de l'époque, et des intendants de commerce, ancêtres de nos inspecteurs des finances, qui hésitèrent, et dirent " Faut-il aller vers un régime de liberté, que nous proposaient Turgot et les physiocrates, ou faut-il revenir au régime de Colbert ", pour finalement choisir la plus mauvaise des solutions, c'est à dire le système intermédiaire. On peut dire que les élites de l'époque savaient ce qu'il fallait faire, mais qu'il y avait une certaine forme d'impuissance politique. Mais l'histoire, dans un certain nombre de désordres que l'on aurait peut-être pu éviter et personne n'a à refaire l'histoire, l'histoire fit sans doute ce qu'elle devait faire : ce fut la naissance des libertés économiques, et je fais ici allusion à ce deuxième livre, qui est La naissance des libertés économiques (qui a été publié par l'institut d'Histoire Industrielle, que d'ailleurs j'avais fondé lorsque j'étais ministre de l'Industrie ), et qui a fait un ouvrage tout à fait remarquable. Il montre comment le décret d'Allarde et la loi Le Chapellier peuvent être considérés comme les actes fondateurs du capitalisme économique en France et que c'est sur cette libération de l'économie que l'on a vécu longtemps à crédit, mais ceci c'est sans doute quelque chose qu'on étudiera dans d'autres colloques.

Professeur Jean Meyer

L'idée autour de laquelle va tourner ce trop court exposé est précisément ce que j'appellerai les valses hésitations du pouvoir face aux réalités économiques ou encore les valses hésitations des pouvoirs économiques face au pouvoir politique au courant du XVIlème et du XVIllème.

Tombons tout de suite dans le vif du sujet. Je voudrais vous lire un texte parfaitement inconnu, dont je ne vous donne pas la date encore, ni l'auteur, parce que c'est tout de même une petite surprise :

" S'il, (le Roi), s'il n'est pas persuadé que la plus grande richesse d'un prince est d'avoir des sujets riches, et si pour les rendre tels il n'emploie pas toute son industrie, [au sens du XVIIème siècle du terme], et s'il ne fait pas tous ses efforts pour faire fleurir le commerce, lequel ne peut se faire sans une grande protection contre toutes sortes de vexations d'impôts, et des entreprises des personnes puissantes qui ne voient pas que les autres passent leur volonté, s'il ne permet pas à tout le monde de s'en mêler à sa fantaisie sans être contraint de suivre celle des autres. Grande protection, entière liberté et peu d'impôts sont les trois grands secrets d'attirer et de maintenir le commerce dans un Royaume ".

Ceci est le texte d'une maxime du Duc de Montausier, époux de la fameuse Julie d'Angennes de l'Hôtel de Rambouillet, éducateur principal, gouverneur de Monseigneur, le propre fils de Louis XIV, et le texte date probablement des années 1669-1670. Vous avouerez qu'enseigner la liberté au fils du Roi - je rappelle que le Duc de Montausier est un intime de Louis XIV, le précepteur à proprement parler n'étant autre que Bossuet, nous change un petit peu de certaines habitudes d'interprétations du pouvoir royal. (En 3/4 d'heures, je pourrai vous passer une série de textes de ce genre là ). Il existe à l'intérieur du pouvoir politique français de la monarchie dite d'Ancien Régime, (un terme très mauvais, mais enfin tant pis), tout un courant, parfois souterrain, parfois un peu plus visible, mais qui enfin émerge à la fin du XVIIIème siècle sans réussir à s'imposer, pour lequel la liberté du commerce est pratiquement un dogme auquel on se réfère constamment. C'est ici que réside l'intérêt de cette conférence de ce soir, parce que cela ne répond pas tout à fait aux visions classiques qui sont celles des doctrines politiques. Ceci étant dit, ce texte mériterait une exégèse, parce qu’il contient des éléments parfaitement contradictoires, dont, au fond, l'idéologie politique ou les idéologies politiques de l'époque de Louis XIV et du XVIIIème siècle, ne rendent pas compte. D'un côté on proclame la liberté entière du commerce et la nécessaire diminution des impôts, mais de l'autre, ce libéralisme avant la lettre ne peut s'imposer et doit être favorisé par des mesures qui sont des mesures de monopole. Et c'est là, me semble-t-il, l'une des contradictions fondamentales et l'une des raisons, parmi beaucoup d'autres, de l'échec de cette difficile naissance du libéralisme, de ce mouvement de valse, de ce va et vient perpétuel entre le protectionnisme et d'autre part l'ouverture à l'extérieur. Vous retrouverez d'ailleurs pratiquement les mêmes phénomènes dans le monde commercial dont je parlerai tout à l'heure.

Ce que j’entreprends 'ce soir, comme d'ailleurs tous mes successeurs, relève â la fois je dirai presque de la provocation, du paradoxe, et également d'une quasi impossibilité. Paradoxe parce que je dois parler d'une chose qui n'a pas encore de nom. Le mot libéralisme est apparu dans des conditions difficiles qui avaient d'ailleurs déjà intrigué Littré ; Littré ( qui savait tout, et il faut toujours finalement s'y référer ), en écrivant son article " Libéral - Libéralisme " dans le sens qui est celui de la politique et de l'économie au XVIIIème siècle, hésitait entre différentes versions il citait en particulier La vieille fille de Balzac, qui est de 1837, dans la description du " héros " Dubousquier, qui avait " fait le sacrifice de ses opinions libérales, mot qui venait d'être créé par l'Empereur Alexandre et qui procédait, je crois, de Mme de Staël par Benjamin Constant ". Naissance compliquée, dont mon successeur parlera beaucoup plus pertinemment que moi. C'est trop tardif ; la date littéraire la plus précoce, c'est celle de Chateaubriand, Le génie du Christianisme, 1802, le chapitre de comparaison entre Bossuet, Pascal et les auteurs et philosophes du XVIIIème siècle, il dit " Si le siècle de Louis XIV a conçu toutes les idées libérales, ( et je souligne libérales ), pourquoi donc n'en a-t-il pas fait le même usage que nous ? ", ce qui est, finalement, le fond du problème.

Mme de Staël est sans doute pour beaucoup dans la naissance de ce mot, elle l'emploie pour la première fois en 1807 dans un livre qui est le manifeste féministe par excellence, Corinne : " Les Florentins, qui ont possédé la liberté ou des princes d'un caractère libéral…", mais là l'usage du mot est encore ambigu, à cheval à la fois sur la définition traditionnelle, " sont éclairés et doux ", et le sens nouveau. En fait, il faut bien distinguer le domaine littéraire, qui est très souvent un simple haut parleur, et d'autre part le phénomène politique, qui, ici, est privilégié. Prenez donc le Manifeste de Bonaparte du 15 Brumaire, et vous verrez qu'il contient le mot " les idées libérales ", le " libéralisme ", etc. Ce qui ne fait que reprendre une tendance de la fin du Directoire, où en effet le mot libéral prend un sens à la fois politique et économique.

On pourrait longuement développer tout cela, venons en au fait : que puis-je vous offrir ce soir ? Vous refaire l'histoire des idées, point n'est besoin ; je pense que les livres de poche, les grands traités abondent en ce domaine ; ils sont souvent très récents, ils sont excellents pour résumer le passage du mercantilisme à la physiocratie, la physiocratie avec ses orthodoxes comme Dupont de Nemours, face aux hétérodoxes, qui sont déjà des semi-libéraux, comme par exemple notre cher Turgot, qui est en réalité un dissident de la secte ( car il faut bien se rendre compte que la physiocratie est une secte, avec tout ce que cela comporte de vénération du maître, j'allais dire gourou, qui était le propre médecin de Louis XIV, sur lequel il y aurait beaucoup à dire car c'est un curieux bonhomme ) Et le passage aux idées libérales qui finissent par l'emporter un petit peu timidement pour aboutir au traité de libre-échange de 1786 entre la France et l'Angleterre.

Je voudrais tracer un jour la chronologie parallèle de l'idéologie, des idéologies qui se succèdent, et de la réalité du pouvoir, de l'action du pouvoir, ce qui me semble plus original.

Comment fonctionne le pouvoir de l'Ancien Régime ? On voit le Roi, on voit les ministres, mais on ne voit jamais ce qu'il y a derrière. Les études récentes, en particulier allemandes, et anglaises, auxquelles je me suis joint, font apparaître un phénomène extrêmement curieux, à savoir que, pratiquement, le nombre des décideurs est très restreint (cela on le savait ), mais est à peu prés en nombre égal en Prusse, en Angleterre et en France. Et comment cela fonctionne-t-il ? C'est essentiellement grâce aux correspondances des premiers commis que je pense pouvoir tracer une première ébauche de la prise de décision à la fin du règne de Louis XIV pour l'opposer ensuite aux prises de décisions commerciales. Cette prise de décision est le fait d'un nombre très restreint de gens ; une minorité de gens, mais une minorité influente, prend les 9110emes des décisions. Vous connaissez les habitudes administratives françaises d'Ancien Régime, qui d'ailleurs étaient remarquable à cet égard, peut-être à cet égard seulement, d'efficacité. La page est divisée en deux : les propositions des bureaux, c'est à dire des premiers commis à droite, et les annotations marginales à gauche, soit de la plume du ministre, du secrétaire d'État ou du Chancelier, soit du Roi en personne, avec une correspondance souvent très directe du roi avec les premiers commis, court-circuitant les ministres.

Nous avons donc une prise de décision complexe, comment fonctionne-t-elle en matière commerciale ? File a été mise au point par Colbert et par son entourage, et fonctionne de la manière suivante : pratiquement aucune décision concernant le commerce et l'industrie, au sens actuel du terme, n'est prise sans une enquête. Les grandes enquêtes de l'Ancien Régime surabondent, et je dois dire qu'au niveau historique, nous autres historiens nous les avons trop peu exploitées. On forme un projet ; le premier commis l'envoie à tous les intendants, qui les envoie en règle générale à ce que nous appelons son chef de cabinet, qui les répercute aux instances intéressées, c'est à dire aux gens de commerce ou aux grands négociants. Ceux-ci annotent les textes, disent leurs refus, disent leurs propositions, et tout cela remonte la filière. C'est donc une prise de position lente, compliquée, qui se retrouve dans à peu près tous les domaines. C'est là un des aspects les plus ignorés d'un régime qui fonctionnait beaucoup plus démocratiquement qu'on ne le suppose, en particulier avec le conseil du commerce, dont un historien américain récent pouvait dire que c'était somme doute le régime le plus démocratique de l'Europe d'Ancien Régime, l'Angleterre étant bien entendue exceptée. Ce qui fait que les réticences, les volte-face du pouvoir en matière de décision politique sont très souvent le reflet ( et parfois mot à mot ), des hésitations du commerce lui-même. Il faut donc mettre en parallèle les variations du pouvoir politique, avec les variations de l'opinion négociante, puisque c'est elle, qui, en fin de compte, l'emporte.

Les variations de l'opinion commerçante, si nous partons d'une période de crise militaire, de la guerre de Trente Ans, dans les années 1640, on peut en gros distinguer deux groupes de négociants les négociants portuaires ( en tête les Nantais, beaucoup moins les Bordelais, qui sont en retrait ) demandent une mesure de protectionnisme à outrance face aux Hollandais. Et le grand rapport adressé au Conseil Royal en 1640 par les Nantais contient quelques descriptions à vrai dire assez croquignolettes de l'affaire. En face, il y a le lobby des marchands merciers de Paris, qui sont des puissances, et des grands négociants lyonnais, qui sont en partie d'origine italienne, et d'autre part des grands négociants de la région de Troyes et un peu moins de la région de Reims. Ce qui nous donne un autre paradoxe : le mercantilisme colbertien est issu d'un milieu qui est à l'exacte opposé des opinions de Colbert ; entre parenthèses, Colbert a fait son éducation pratique chez un notaire, qui est un parent de Chapelain, et d'autre part chez un des grands financiers de l'époque de Richelieu. Colbert a arbitré la situation pour aboutir finalement à un mercantilisme dont je me demande si c'est un vrai mercantilisme. En tous cas, j'ai toujours eu l'impression que Colbert (qui n'était pas très intelligent, et très peu porté vers les choses abstraites, disons le brutalement ) avait plaqué ce qu'il avait compris des théories mercantilistes sur des mesures toutes opportunistes. En particulier les idées concernant les corporations sont purement et simplement des édits bursaux, destinés à faire rentrer le plus d'argent possible dans les caisses de l'Etat et qui, finalement contredisent les principes mêmes de la politique colbertienne. Or, cette situation va évoluer et aboutir à des crises de conscience et des prises de position totalement contradictoires avec ce que je viens de vous décrire : le milieu négociant atlantique va de plus en plus évoluer vers précisément l'ouverture vers l'extérieur.

Dans les années 1690, Descazeaux-Du Hallay, grand négociant nantais, dans son très remarquable mémoire au Conseil du Commerce de 1702, dit très clairement pourquoi. La raison est très simple : nos négociants, ont, par la guerre de course, pendant la Ligue d'Augsbourg, et surtout grâce aux énormes bénéfices réalisés dans le commerce des mers du Sud aux temps de la Guerre de Succession d'Espagne, mesuré l'exacte importance de l'économie mondiale. C'est à peu près en ces termes que s'exprime Descazeaux Du Hallay, qui est un basque. Le capital basque, tant espagnol que français, a joué un certain rôle dans le développement commercial nantais et bordelais. Par conséquent nous avons à partir des années 1690 la formation d'une première grande strate de négociants d'envergure internationale dans lequel l'étranger représente à peu près 10 % des négociants, et à peu près 15 % du capital ; ce sont essentiellement des Irlandais, des Anglais jacobites, ou des Allemands du Nord, en particulier des villes hanséates. Ce qui nous explique que les Huguenots vont se réfugier très souvent dans les villes hanséates où certains banquiers hambourgeois sont encore des descendants des ces huguenots. En face de ce groupe, le pouvoir ne sait pas trop quoi faire, puisque cette opposition est devenue une opposition libérale-commerciale, qui a tendance à se répercuter sur le plan politique, dans une critique de plus en plus virulente du pouvoir du gouvernement de la monarchie absolue, et l'on voit Boisguillebert et Vauban annoncer le libéralisme économique. Donc vous voyez, renversement des fronts ; c'est le pouvoir qui désormais se rigidifie, alors que le commerce, lui, se développe.

Intervient un troisième élément au début du XVIIIeme siècle, dont on peut souligner la puissance, ce sont les grands planteurs des Antilles. Ils ont fort mauvaise réputation, à cause de l'esclavage, et il n'est nullement dans mes intentions de défendre ici l'esclavage, bien entendu. Je tiens seulement à souligner que ce milieu de grands planteurs, très lié à la cour, est composé souvent de gens très évolués politiquement, souhaitant l'indépendance, la semi-indépendance ou l'autonomie des colonies, et pratiquant une ouverture massive vers la Hollande, et l'Angleterre, contraire à toute la théorie de l'exclusivisme sur lequel repose aussi bien le commerce colonial anglais que le commerce colonial français. Ce qui m'amène à dire que l'exutoire pratique qui a permis la machine de ne pas sauter ( ceci est une hypothèse ), c'est l'intensité, l'énormité de la contrebande ; contrebande aux colonies, contrebande entre la France et l'Angleterre, contrebande terrestre, qui est tout simplement le moyen de tourner les réglementations. C'est le même phénomène que les effets de la grande gabelle sur les bandes de Mandrins, etc., etc.. Tout cela suscite évidemment le mouvement politique, et le mouvement de réflexion politico-économique, et c'est ainsi qu'apparaissent finalement à partir des années 1740, les idées qui vont aboutir à un code de doctrines relativement anti-mercantilistes, anti-commercial, qui aboutit avec Quesnay à la mise en place de la physiocratie. Ceci constitue une première étape relative de libération de souhait, de libération efficace avec Silhouette, qui est le premier contrôleur général (1759) à avoir supprimé tes corvées, le premier à avoir pensé à supprimer les corporations, et évidemment, le mouvement lié à Turgot.

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