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Version actuelle datée du 10 mai 2008 à 10:23

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Destutt de Tracy:Éléments d'idéologie, tome I - Chapitre 2 : De la sensibilité et des sensations.


Anonyme


Chapitre 2 : De la sensibilité et des sensations

La sensibilité est cette faculté, ce pouvoir, cet effet de notre organisation, ou, si vous voulez, cette propriété de notre être en vertu de laquelle nous recevons des impressions de beaucoup d' espèces, et nous en avons la conscience.

Chacun de nous ne la connaît par expérience qu' en lui-même. Il la reconnaît dans ses semblables à des signes non équivoques, mais sans pouvoir jamais s' assurer au juste du degré de son intensité dans chacun d' eux : il faudrait qu' il pût sentir par les organes d' un autre. Elle se montre à nous plus ou moins clairement dans les différentes espèces d' animaux, à proportion qu' ils ont plus ou moins de moyens de l' exprimer. Elle ne se manifeste pas de même dans les végétaux ; mais aucun de nous ne pourrait affirmer qu' elle n' y existe pas, ni même dans les minéraux : personne ne peut être certain qu' une plante n' éprouve pas une vraie douleur quand la nourriture lui manque, ou quand on l' ébranche ; ni que les particules d' un acide que nous voyons toujours disposées à s' unir à celles d' un alkali, n' éprouvent pas un sentiment agréable dans cette combinaison. Je ne veux point par cette observation vous induire à supposer la sensibilité par-tout où elle ne paraît pas, car, en bonne philosophie, il ne faut jamais rien supposer : mais je sais que nous sommes dans une ignorance complète à cet égard. Quant aux motifs que nous aurions de former une conjecture plutôt qu' une autre sur ce point, ils ne sont pas de mon sujet ; je les passe sous silence.

Si nous ignorons l' énergie et les limites de la sensibilité dans tout ce qui n' est pas nous, du moins nous savons un peu mieux par quels organes elle agit en nous. Je n' entrerai point ici dans des détails physiologiques ; on a dû déjà vous donner une idée générale de notre organisation, et vous en ferez quelque jour une étude plus approfondie : il me suffira de vous dire aujourd' hui que mille expériences directes prouvent que c' est principalement par les nerfs que nous sentons. Ces nerfs, dans l' homme, sont des filets d' une substance molle, à-peu-près de même nature que la pulpe cérébrale : leurs principaux troncs partent du cerveau dans lequel ils se réunissent et se confondent ; de là, par une multitude de ramifications et de subdivisions qui s' étendent à l' infini, ils se répandent dans toutes les parties de notre corps, où ils vont porter la vie et le mouvement.

Nous recevons par les extrémités de ces nerfs, qui se terminent à la surface de notre corps, des impressions de différens genres, suivant les différens organes auxquels ils aboutissent. Ceux qui tapissent les membranes de l' oeil, sont susceptibles de certains ébranlemens qui nous donnent les sensations de la clarté et de l' obscurité, et de leurs différens degrés, celles des couleurs et de toutes leurs nuances : ce qui constitue le sens de la vue.

Ceux qui garnissent l' intérieur de la bouche, la langue, le palais, éprouvent aussi certains mouvemens particuliers qui nous occasionnent les sensations des saveurs : ce qui constitue le sens du goût.

Il en est de même de ceux des oreilles qui nous font sentir les sons, et de ceux du nez qui font sentir les odeurs : ce qui compose les sens de l' ouïe et de l' odorat.

Remarquez que ce n' est pas sans raison que je dis que ces quatre genres de nerfs éprouvent des mouvemens quelconques qui leur sont propres ; car, de quelque manière que vous excitiez ceux de l' oreille, ils ne vous donneront jamais les sensations de la vue ; ni ceux de l' oeil, celles du goût ; et ainsi de suite.

Il n' en est pas de même du cinquième sens, que nous appelons le tact. Il paraît être général et commun aux nerfs de toutes les parties de la surface de notre corps ; du moins il n' en est aucune qui dans l' occasion ne nous donne plus ou moins les sensations de piqûre, de brûlure, de chaud, de froid, celles qu' excite l' approche d' un corps raboteux, ou poli, ou gluant, ou mouillé, etc... les organes mêmes par lesquels nous recevons des sensations particulières, telles que les goûts, les sons, les saveurs, et les couleurs, sont encore capables de nous donner ces sensations plus générales, qu' on peut appeler tactiles. Il est vrai que ces sensations générales varient non-seulement d' intensité, mais même de nature dans les différentes parties de notre corps. La même blessure ne nous fait pas par-tout le même genre de douleur ; un léger frottement ne nous donne pas par-tout la sensation du frissonnement ou du chatouillement ; un léger tiraillement, placé ailleurs que dans le nez, ne nous procurerait pas ce léger spasme qui précède et excite l' éternuement. On pourrait donc, si on les observait avec soin, établir des distinctions entre les sensations tactiles des diverses parties du corps, les localiser jusqu' à un certain point, et partager le sens du tact en plusieurs sens différens. Mais cela serait peu utile, et d' une exécution assez difficile, parceque ces nuances ne sont pas très-tranchées, et pas exactement les mêmes dans les divers individus. Cependant cela était bon à observer pour vous faire remarquer, ce dont vous verrez de fréquentes preuves dans toutes vos études, que toutes ces classifications que font les hommes pour mettre de l' ordre dans leurs idées, sont très-imparfaites ; et qu' il faut s' en servir parcequ' elles sont commodes, mais ne jamais oublier que toujours elles confondent des choses très-distinctes, ou en séparent qui sont très-analogues entre elles.

Quoi qu' il en soit, voilà le tableau assez complet de celles de nos sensations qu' on peut appeler externes, parceque nous les recevons des extrémités de nos nerfs qui sont à la surface de notre corps. Vous remarquerez que je n' y ai point compris les perceptions de grandeur, de distance, de figure, de forme, de résistance, de dureté, de mollesse, parceque ce ne sont pas des sensations simples, de purs effets de notre sensibilité ; ce sont des idées composées dans lesquelles il entre des jugemens : c' est ce que je vous ferai reconnaître quand je vous expliquerai la génération de nos idées composées. Continuons.

Assez ordinairement, quand on rend compte des effets de la sensibilité, on se borne aux sensations externes que nous venons d' examiner ; souvent même on leur donne exclusivement le nom de sensation. Cependant la colique, la nausée, la faim, la soif, le mal d' estomac, le mal de tête, les étourdissemens, les plaisirs que causent toutes les secrétions naturelles, les douleurs que produisent leurs dérangemens ou leur suppression, sont bien aussi des sensations, quoiqu' elles nous viennent de l' intérieur de notre corps ; et par cette raison on peut les appeler des sensations internes. Mais à quel sens les rapporterons-nous ? Osera-t-on bien dire qu' un éblouissement appartient au sens de la vue, le mal de cœur au sens du goût, ou le mal de reins au sens du toucher ? Non, sans doute. Nous en parlerons donc sans les rapporter à aucun sens, et il n' y aura pas grand mal. Que cela vous prouve seulement l' insuffisance de nos classifications. Toutefois vous voyez que tout ébranlement d' un de nos nerfs, soit qu' il soit l' effet du mouvement vital, soit qu' il soit produit par une cause étrangère, est l' occasion d' une sensation, et met en jeu notre sensibilité.

C' est pour cela que toutes les fois que nous faisons un mouvement quelconque d' un de nos membres, nous en sommes avertis, nous le sentons. C' est bien là encore une sensation. Elle n' a point de nom ; mais elle était bien essentielle à remarquer. Nous l' appellerons la sensation de mouvement.

Enfin il y a encore d' autres effets de la sensibilité, auxquels on donne communément plutôt le nom de sentiment que celui de sensation, et qui pourtant sont bien des résultats de l' état de nos nerfs, fort analogues à tous ceux dont nous venons de faire mention ; telles sont les impressions que nous éprouvons quand nous nous sentons fatigués ou dispos, engourdis ou agités, tristes ou gais. Je sais que l' on sera surpris de me voir ranger de pareils états de l' homme parmi les sensations simples, sur-tout les trois dernières, que l' on sera tenté de regarder plutôt comme des effets très-compliqués des différentes idées qui nous occupent, et par conséquent comme des pensées, des sentimens très-composés. Cependant, de même que souvent l' on se sent dans un état d' accablement et de fatigue sans avoir auparavant exécuté de grands travaux, ou que l' on éprouve un sentiment d' hilarité et de bien-être, sans un grand repos préalable ; on ne peut nier qu' il arrive aussi que très-souvent nous ressentons de l' agitation, de la gaîté, ou de la tristesse, sans motif. J' en appelle à l' expérience de tous les hommes, et sur-tout de ceux qui sont délicats et mobiles. L' état joyeux causé par une bonne nouvelle, ou par quelques verres de vin, n' est-il pas le même ? Y a-t-il de la différence entre l' agitation de la fièvre et celle de l' inquiétude ? Ne confond-on pas aisément la langueur du mal d' estomac et celle de l' affliction ? Pour moi, je sais qu' il m' est arrivé souvent de ne pouvoir discerner si le sentiment pénible que j' éprouvais était l' effet des circonstances tristes dans lesquelles j' étais, ou du dérangement actuel de ma digestion. D' ailleurs, lors même que ces sentimens sont l' effet de nos pensées, ils n' en sont pas moins des affections simples, qui ne sont ni des souvenirs, ni des jugemens, ni des desirs proprement dits. Ce sont donc des produits réels de la pure sensibilité, et j' ai dû en faire mention ici : en un mot, ce sont de vraies sensations internes comme les précédentes.

Il en est de même de toutes les passions, à la différence que les passions proprement dites renferment toujours un desir. Dans la haine, est le desir de faire de la peine ; dans l' amitié, le desir de faire plaisir : et ces desirs dépendent de la faculté que nous nommons volonté. Mais l' état doux ou pénible qu' éprouve l' homme qui aime ou hait un autre homme, est une véritable sensation interne. Je crois que tout ceci est entendu.

Voilà donc que nous avons passé en revue tous les effets que l' on doit attribuer à la pure sensibilité. Je crois bien que vous n' en aviez jamais fait un examen si complet et si scrupuleux ; et peut-être n' en sentez-vous pas encore beaucoup l' utilité : cependant cela doit commencer à vous faire un peu mieux démêler ce qui se passe en vous. à mesure que nous avancerons, vous verrez tout se débrouiller successivement sous vos yeux, et l' ordre succéder au chaos ; et vous y trouverez toujours plus de plaisir. Mais c' est assez parler de la sensibilité ; passons à la mémoire.

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