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Destutt de Tracy:Éléments d'idéologie, tome I - Introduction


Anonyme


Introduction

Jeunes gens, c'est à vous que je m'adresse; c'est pour vous seuls que j'écris. Je ne prétends point donner des leçons à ceux qui savent déjà beaucoup de choses, et les savent bien : je leur demanderais des lumières au lieu de leur en offrir. Et quant à ceux qui savent mal, c' est-à-dire, qui ayant un très-grand nombre de connaissances, en ont tiré de faux résultats dont ils se croient très sûrs, et auxquels ils sont attachés par une longue habitude, je suis encore plus éloigné de leur présenter mes idées : car, comme l' a dit un des plus grands philosophes modernes, " quand les hommes ont une fois acquiescé à des opinions fausses, et qu' ils les ont authentiquement enregistrées dans leurs esprits, il est tout aussi impossible de leur parler intelligiblement que d'écrire lisiblement sur un papier déjà brouillé d'écriture " .

Rien n'est plus juste que cette observation de Hobbes. Peut-être verrons-nous bientôt ensemble la raison de ce fait ; mais, en attendant, vous pouvez le tenir pour très-certain. Je serais même fort surpris si votre petite expérience personnelle, quelque peu étendue qu' elle soit, ne vous en avait pas déjà offert la preuve. En tout cas, la première fois qu'il arrivera à un de vos camarades de s'attacher obstinément à une idée quelconque qui paraîtra évidemment absurde à tous les autres, observez-le avec soin, et vous verrez qu'il est dans une disposition d'esprit telle qu'il lui est impossible de comprendre les raisons qui vous semblent les plus claires : c'est que les mêmes idées se sont arrangées d'avance dans sa tête dans un tout autre ordre que dans la vôtre, et qu'elles tiennent à une infinité d'autres idées qu'il faudrait déranger avant de rectifier celles-là. Dans une autre occasion vous lui donnerez peut-être sa revanche. Eh bien, mes amis, c'est de la même manière et par les mêmes causes que l'on s'attache à un faux systême de philosophie et à une fausse combinaison dans un jeu d'enfants.

C'est pour vous préserver de l' un et de l' autre que je veux dans cet écrit, non pas vous enseigner, mais vous faire remarquer tout ce qui se passe en vous quand vous pensez, parlez, et raisonnez. Avoir des idées, les exprimer, les combiner, sont trois choses différentes, mais étroitement liées entre elles. Dans la moindre phrase ces trois opérations se trouvent : elles sont si mêlées, elles s' exécutent si rapidement, elles se renouvellent tant de fois dans un jour, dans une heure, dans un moment, qu' il paraît d' abord fort difficile de débrouiller comment cela se passe en nous. Cependant vous verrez bientôt que ce mécanisme n' est point si compliqué que vous le croyez peut-être. Pour y voir clair, il suffit de l' examiner en détail ; et déjà vous sentez qu' il est nécessaire de le connaître pour être sûr de se faire des idées vraies, de les exprimer avec exactitude, et de les combiner avec justesse ; trois conditions sans lesquelles on ne raisonne pourtant qu' au hasard. étudions donc ensemble notre intelligence ; et que je sois seulement votre guide, non parceque j' ai déjà pensé plus que vous, car cela pourrait bien ne m' avoir servi de rien, mais parceque j' ai beaucoup observé comment l' on pense, et que c' est cela qu' il s' agit de vous faire voir. On donne différens noms à la science dont nous allons parler : mais quand nous serons un peu plus avancés et que vous aurez une idée nette du sujet, vous verrez bien clairement quel nom on doit lui donner. Jusque-là tous ceux que je vous suggérerais ne vous apprendraient rien ; ou peut-être même vous égareraient, en vous indiquant des choses dont il ne sera point question ici. étudions donc, et nous trouverons ensuite comment s' appelle ce que nous aurons appris. Bien des gens croient qu' à votre âge on n' est pas capable de l' étude à laquelle je veux vous engager. C' est une erreur ; et, pour le prouver, je pourrais me contenter de vous citer mon expérience personnelle, et de vous dire que j' ai souvent exposé à des enfans aussi jeunes qu' aucun de vous et qui n' avaient rien de remarquable pour l' intelligence, toutes les idées dont je vais vous entretenir, et qu' ils les ont saisies avec facilité et avec plaisir ; mais je vous dois quelques explications de plus ; elles ne seront pas inutiles par la suite.

Premièrement, il n' est pas douteux que nos forces intellectuelles, comme nos forces physiques, s' accroissent et augmentent avec le développement de nos organes : ainsi dans quelques années vous serez certainement susceptibles d' une attention plus forte et plus longue qu' aujourd' hui, comme vous serez capables de remuer et de soutenir des fardeaux plus lourds.

Secondement, il est tout aussi sûr que certaines facultés se développent avant d' autres, et que, comme la souplesse du corps précède sa plus grande vigueur, de même la faculté de recevoir des impressions et celle de se les rappeler se manifestent avant la force nécessaire pour bien juger et combiner ces sensations et ces souvenirs ; c' est-à-dire que la sensibilité et la mémoire précèdent l' action énergique du jugement. Une autre vérité d' observation constante, c' est que toutes ces facultés physiques ou intellectuelles languissent dans l' inaction, se fortifient par l' exercice, et s' énervent quand on en abuse. Voilà les faits : c' est toujours d' eux que nous devons partir ; car ce sont eux seuls qui nous instruisent de ce qui est ; les vérités les plus abstraites ne sont que des conséquences de l' observation des faits. Mais que conclure de ceux-ci ? Rien autre chose, si ce n' est que dans tous les genres il faut exercer vos forces et ne pas les excéder ; qu' actuellement vos leçons doivent être courtes et répétées, et que dans quelque tems vous ferez en un mois ce que vous ne faites à cette heure qu' en deux. Mais cela s' applique-t-il plus particulièrement à l' étude qui nous occupe qu' à une autre ? Cela doit-il la faire écarter plus que toute autre ? Non assurément. En effet, tout jeunes que vous êtes, on vous a déjà donné des notions élémentaires de physique et d' histoire naturelle ; on vous a fait connaître les principales espèces de corps qui composent cet univers ; on vous a donné une idée de leurs combinaisons, de leur arrangement, des mouvemens des corps célestes, de la végétation, de l' organisation des animaux : et on a bien fait de vous mettre tant d' objets divers sous les yeux, quoique vous ne soyez pas en état de les approfondir ; cela vous a toujours fourni des idées préliminaires et des sujets de réflexion. Dans tout cela, il est vrai, beaucoup de choses ont frappé vos sens et réveillé votre attention : votre mémoire surtout a été exercée ; cependant votre jugement n' est pas demeuré inactif, car, sans son secours, vous seriez restés dans un véritable état d' idiotisme ; vous n' auriez rien compris à tout ce qu' on vous a dit.

Ce n' est pas tout ; on vous a aussi donné quelques leçons de calcul ; vous savez les principes fondamentaux de la numération : là cependant il n' y a presque rien à voir, très-peu à retenir de mémoire, presque tout est raisonnement ; vous l' avez compris pourtant : ce que nous avons à dire n' est pas plus difficile.

Il y a plus ; vous avez déjà commencé l' étude du latin ; on vous a enseigné quelques élémens de grammaire ; on vous a expliqué la valeur des mots, leurs relations, le rôle qu' ils jouent dans le discours ; on vous a parlé de substantifs, d' adjectifs, du verbe simple et des verbes composés : vous n' avez pas pu apprendre l' emploi de ces signes sans connaître l' usage des idées qu' ils représentent ; ou vous n' avez rien compris du tout à tout cela, ou vous savez déjà au moins confusément une grande partie de tout ce qui va nous occuper ; et, si je ne me trompe beaucoup, la manière dont nous allons reprendre toutes ces matières vous les fera paraître beaucoup plus claires, d' autant que ce que nous en dirons ne sera pas embrouillé par les mots d' une langue qui ne vous est pas encore familière.

Enfin, quand vous n' auriez jamais entendu parler ni de physique, ni de calcul, ni de latin ; quand de votre vie vous n' auriez reçu aucune leçon expresse ; quand vous ne sauriez pas lire ; quand vous n' auriez appris qu' à parler, croyez-vous que vous y fussiez parvenu sans faire un grand usage de votre jugement ? Vous n' avez peut-être jamais pris garde à la multitude de choses qu' il faut qu' un enfant étudie pour apprendre à parler ; combien il faut qu' il fasse d' observations et de réflexions pour connaître et démêler tous les objets qui l' environnent ; pour remarquer et distinguer les sons et les articulations que prononcent ceux qui l' entourent ; pour s' appercevoir que de ces paroles les unes s' appliquent aux objets et les désignent, les autres expriment ce qu' on en pense et ce qu' on en veut faire ; pour parvenir lui-même à répéter ces paroles et à en faire une application juste ; et enfin pour reconnaître la manière de les varier et de les lier entre elles de façon qu' elles deviennent le tableau fidèle de sa pensée. Pesez un peu toutes ces difficultés, et vous verrez que ce n' est pas sans beaucoup de méditations et de raisonnemens qu' on parvient à surmonter tant d' obstacles. Aussi observez un enfant quand il vient de réussir à distinguer les parties d' un objet qu' il ne connaissait pas, à entendre quelque chose qu' on lui dit et qu' il ne comprenait pas, à faire comprendre son idée qu' on ne saisissait pas, voyez comme il rit de bon cœur, quelle joie vive il manifeste : celle d' un savant qui vient de faire une découverte n' est ni plus grande ni mieux fondée ; elle est absolument du même genre, elle naît des mêmes motifs, son succès est dû à des efforts tout pareils. Je vous disais tout-à-l' heure que c' est par les mêmes causes que l' on se trompe dans les jeux et dans les sciences ; eh bien ! C' est par les mêmes procédés qu' on apprend à parler, et qu' on découvre ou les lois du systême du monde, ou celles des opérations de l' esprit humain, c' est-à-dire tout ce qu' il y a de plus sublime dans nos connaissances.

Mes amis, plus vous aurez d' expérience, plus vous aurez réfléchi, et plus vous serez convaincus qu' en aucun tems de votre vie vous n' avez acquis autant de connaissances réelles, vous n' avez fait des progrès aussi rapides que dans les trois ou quatre premières années de votre existence. Ce n' est pas que, comme je l' ai dit, vous ne soyez devenus dans la suite capables d' un jugement plus ferme, d' une attention plus soutenue ; mais c' est que jamais vous n' aurez été aussi constamment occupés d' apprendre. Le plaisir presque unique de la première enfance est de faire des découvertes ; et, dans le reste de la vie, on ne se borne que trop souvent à jouir, tant bien que mal, des choses que l' on connaît à-peu-près. Ce qui met le plus de différence entre les degrés de lumières et de talens auxquels parviennent les hommes, c' est de conserver plus ou moins long-tems, plus ou moins vivement ce premier penchant à l'investigation, à la recherche des vérités quelles qu'elles soient.

En voulez-vous un exemple ? Les exemples rendent les vérités plus sensibles. Vous aimez sûrement bien les chevaux : qu' on vous en donne un, et qu' on vous laisse libres ; vous courrez dessus des journées entières sans vous embarrasser de savoir ni comment il vit, ni comment il meurt, ni comment il broie ses alimens, ni ce qu' ils deviennent, ni quelle est sa structure interne ; sans peut-être seulement remarquer en quoi consiste la différence de ses mouvemens au pas, au trot, et au galop. Ce que vous ferez, emportés par l' attrait du plaisir, un homme plus âgé le fera dominé par ses affaires, ou par l' appât du gain. Combien de gens mènent des chevaux toute leur vie sans faire autant de réflexions peut-être pour les conduire que le cheval pour leur obéir ! Au contraire, donnez un cheval de carton à un enfant : soyez assuré qu' à l' instant même il le tourne et retourne de tous les sens ; il l' examine autant qu' il est en lui ; bientôt il va l' éventrer pour voir ce qu' il y a dedans : s' il le traîne, il le regarde à chaque instant ; il veut deviner comment cela se fait : vous voyez souvent à son petit air pensif qu' il est bien moins occupé de l' effet, que de la manière dont il se produit ; son plaisir est de chercher ; sa vraie passion est la curiosité ; et cet utile sentiment serait encore bien plus permanent en lui si souvent on ne l' en distrayait pas très-mal-adroitement, et bien plus fructueux si de bonne heure on ne lui faisait pas abandonner sa logique naturelle pour de faux principes. Mais revenons.

Vous voyez donc que vous êtes très-capables de réflexion et de jugement, pourvu que la recherche vous plaise, et ne dure pas trop long-tems. Si vous avez cru le contraire, c' est une erreur dont il faut vous désabuser.

Il est encore une chose qu' il faut que vous sachiez, et dont vous verrez bien des preuves par la suite : c' est que l' esprit humain marche toujours pas-à-pas ; ses progrès sont graduels, ensorte que nulle vérité n' est plus difficile à comprendre qu' une autre, quand on sait bien tout ce qui est avant. Il n' y a d' inintelligible pour nous que ce qui est trop loin de ce que nous savons déjà ; mais il n' y a pas plus de distance entre la vérité la plus sublime des sciences et celle qui la précède immédiatement, qu' entre l' idée la plus simple et celle qui la suit ; comme dans les nombres il n' y a pas plus loin de 99 à 100 que de 1 à 2. La série de nos jugemens est une longue chaîne dont tous les anneaux sont égaux. Il n' y a donc pas de science qui soit par elle-même plus obscure qu' aucune autre : tout dépend de l' ordre que l' on sait y mettre pour éviter les trop grandes enjambées, si je puis m' exprimer ainsi : trouver cet ordre, quand il n' est pas encore connu, c' est là le propre du talent ; et ce talent est le même qui fait trouver des vérités nouvelles. Nous verrons quelque jour en quoi il consiste ; car le bien connaître est le moyen de l' acquérir, et de se préserver de croire que le génie qui invente marche au hasard.

Pour ne pas outrer ce que je viens de dire sur l' enchaînement des vérités, il faut cependant observer qu' il y a tel raisonnement où la série de nos jugemens est si longue, qu' il faut une attention peu commune pour la suivre toute entière ; et qu' il y en a tel autre formé de vérités qui tiennent à tant d' autres, que même en les connaissant bien il faut une force de tête au-dessus de l' ordinaire pour ne perdre de vue aucun des élémens qui les composent ; ce qui est cependant nécessaire pour n' en pas tirer de fausses conséquences : mais vous ne trouverez rien de tel dans tout ce que nous avons à dire. Nous ne nous proposons que d' examiner avec soin ce que nous faisons quand nous pensons, et d' en conclure ce que nous devons faire pour penser avec justesse. Là, les faits sont en nous, les résultats tout près de nous ; et le tout est si clair, que nous aurons peine à comprendre comment tant de gens l' ont si fort embrouillé en y supposant ce qui n' y est pas, et y cherchant ce que nous n' y pouvons trouver. Ne vous effrayez donc point de cette entreprise, aussi utile que facile, et qui, j' en suis sûr, vous causera plus de plaisir que de fatigue. Mais, en terminant ces réflexions préliminaires, je dois encore vous rappeler que celui d' entre vous qui a l' esprit le moins exercé, a pourtant déjà une foule immense d' idées, qu' il en a porté des millions de jugemens, et qu' il en est résulté une quantité prodigieuse de connaissances : tout cela est tellement innombrable dans toute la force du terme, qu' assurément il n' y a aucun de vous qui pût faire l' énumération complète de toutes les idées qu' il a conçues, de tous les jugemens qu' il a portés, et de toutes les combinaisons qu' il en a faites ; et dans tout cela vous sentez bien qu' il doit s' être glissé déjà un grand nombre d' erreurs : à la vérité elles ont du moins un avantage, c' est qu' elles n' ont pas encore ce caractère de fixité qu' elles acquièrent avec le temps. Néanmoins vous êtes bien loin, pour me servir de l' expression de Hobbes, d' être semblables à des feuilles de papier blanc sur lesquelles on puisse écrire commodément et sans précaution. Il faut partir de l' état où vous êtes, il faut profiter du chemin que vous avez déjà parcouru ; il faut vous mettre en garde contre les fausses routes dans lesquelles vous pouvez être entrés : c' est ce que je crois avoir fait dans ce préambule.

En le lisant, bien des gens penseront peut-être que moi, qui vous promettais tout-à-l' heure de vous enseigner par la suite l' art que l' on nomme méthode, c' est-à-dire, l' art de disposer ses idées dans l' ordre le plus propre à trouver la vérité et à l' enseigner, j' ai commencé par manquer moi-même aux règles de cet art, en vous parlant de beaucoup de choses dont je ne vous ai point encore donné de notions exactes, en me servant, pour vous en parler, de beaucoup de termes, dont la signification précise n' est pas encore convenue entre nous. Ils croiront que j' aurais dû débuter par vous expliquer magistralement ce que c' est que faculté, pensée, intelligence, sensation, souvenir, idée, attention, réflexion, jugement, raisonnement, combinaison, etc. ; et par vous donner des définitions positives de tous les termes scientifiques que j' ai déjà employés et que j' emploierai à l' avenir ; et ils seront persuadés que de cette manière j' aurais été beaucoup plus clair.

Effectivement, si je m' y étais pris ainsi, peut-être y auriez-vous été trompés vous-mêmes ; peut-être auriez-vous cru dès l' abord me comprendre parfaitement, quoique dans le vrai il n' en fût rien. Vous n' êtes pas encore assez avancés pour que je puisse vous faire bien voir d' où vous serait venue cette confiance trompeuse : mais une preuve qu' elle n' eût été qu' une illusion, c' est que quand vous saurez bien ce que c' est que toutes ces choses que nous venons de nommer, quand par conséquent vous aurez une idée bien nette et bien juste de la signification des mots qui les expriment, je n' aurai plus rien à vous dire, vous saurez la science qui nous occupe. Or il est bien évident que c' est ce que je ne pouvais pas opérer dans un petit nombre de paragraphes. Je n' aurais donc fait, avec toutes mes définitions, que prendre des mots qui n' ont encore pour vous qu' un sens assez vague, et, sans vous donner aucune nouvelle lumière, les remplacer par d' autres mots nécessairement tout aussi vagues que les premiers. C' est ainsi que l' on s' éblouit, mais ce n' est point ainsi que l' on s' éclaire.

Il n' y a peut-être pas un des termes que je viens de citer, dont vous ne vous soyez déjà servi mille et mille fois. Ils ont donc pour vous un sens quelconque ; j' ai donc pu m' en servir en vous parlant, tout comme j' ai fait de termes plus usuels, que vous employez encore plus souvent, quoique certainement vous n' en sentiez pas toujours toutes les nuances. J' ai dû seulement ne pas faire de ces mots un usage trop fin que vous n' auriez pas compris ; car ces termes scientifiques ne réveillent pas en vous à beaucoup près autant d' idées qu' en moi, et la signification que vous leur attachez est confuse et indéterminée. Mais à mesure que je vous expliquerai les choses qu' ils expriment, cette signification deviendra et plus claire, et plus précise, et plus complète ; et quand elle sera exactement la même que celle que je leur donne, nous serons au même point ; vous saurez la science que nous étudions, autant que moi, et comme moi ; nous aurons fini. Commençons donc par dégrossir, si je puis m' exprimer ainsi ; ensuite nous perfectionnerons successivement et graduellement.

En effet mon objet est de vous faire connaître en détail ce qui se passe en vous quand vous pensez, parlez, et raisonnez : il faut donc qu' auparavant vous ayez pensé, parlé, et raisonné, sans quoi il vous serait impossible de m' entendre. Je parlerais éternellement des couleurs à un aveugle-né, et des sons à un sourd et muet de naissance, qu' ils ne sauraient jamais comprendre de quoi il s' agit. Il faut avoir éprouvé une impression quelconque, il faut la connaître déjà un peu pour pouvoir en raisonner : c' est la marche constante de l' esprit humain. Il agit d' abord, puis il réfléchit sur ce qu' il a fait ; et il apprend par-là à le faire mieux encore. Il prend une première connaissance d' une chose, ensuite il la médite ; enfin il la rectifie et la perfectionne, et de là il va plus loin.

Il m' a donc fallu commencer par vous parler de ce que vous savez déjà, de ce que vous avez déjà fait ; vous inviter à y réfléchir, et vous faire entrevoir le parti que je prétends en tirer, et le but où je veux vous conduire, sans rechercher d' abord une précision et une clarté parfaites. Je n' ignore pas que la première fois que vous lirez ces premières pages, sur-tout si vous les lisez seuls et sans guides, vous y trouverez des choses que vous ne comprendrez pas parfaitement : mais ce que vous en aurez saisi suffira pour ce que nous allons dire, et aura excité votre réflexion. Quand nous aurons été plus loin, vous y reviendrez : ce que nous aurons vu aura jeté un nouveau jour sur ce commencement, qui à son tour éclaircira ce que nous verrons après ; et ainsi successivement, jusqu' à ce que vos idées soient parfaitement déterminées : alors nous pourrons faire des définitions rigoureuses, ou plutôt des descriptions complètes ; car ce sont-là les vraies définitions. Entrons donc en matière, et commençons par examiner ce que c' est que penser.

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