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== Du développement progressif des idées religieuses ==
Considérer la religion comme une chose fixe, immuable, qui doit être la même à toutes les époques de la civilisation, c'est partir d'un principe qui ne peut conduire qu'à des erreurs grossières et dangereuses. Tout ce qui tient à l'homme et à ses opinions, sur quelque objet que ce soit, est nécessairement progressif, c'est-à-dire variable et transitoire. Cette vérité est évidente en politique, en science, en organisation sociale, en économie, soit administrative, soit industrielle.
Considérer la religion comme une chose fixe, immuable, qui doit être la même à toutes les époques de la civilisation, c'est partir d'un principe qui ne peut conduire qu'à des erreurs grossières et dangereuses. Tout ce qui tient à l'homme et à ses opinions, sur quelque objet que ce soit, est nécessairement progressif, c'est-à-dire variable et transitoire. Cette vérité est évidente en politique, en science, en organisation sociale, en économie, soit administrative, soit industrielle.



Version actuelle datée du 4 janvier 2009 à 18:20

Considérer la religion comme une chose fixe, immuable, qui doit être la même à toutes les époques de la civilisation, c'est partir d'un principe qui ne peut conduire qu'à des erreurs grossières et dangereuses. Tout ce qui tient à l'homme et à ses opinions, sur quelque objet que ce soit, est nécessairement progressif, c'est-à-dire variable et transitoire. Cette vérité est évidente en politique, en science, en organisation sociale, en économie, soit administrative, soit industrielle.

L'état sauvage paraît être un état stationnaire : mais il ne peut servir de base à aucun système, parce qu'il est impossible d'expliquer, soit par le raisonnement, soit par les faits, de quelle manière l'homme en est sorti, et l'instant même où il en sort est le signal d'un mouvement de progression auquel l'espèce humaine obéit avec une persévérance et une activité infatigables. Lorsqu'elle rencontre des obstacles sur sa route, elle travaille à les surmonter. Son travail est plus ou moins manifeste, suivant la nature des obstacles et les dangers qu'il faut braver pour les vaincre ; mais lors même que ce travail est inaperçu, il ne s'en continue pas moins, et, en définitive, c'est toujours en faveur de la progression que le succès se déclare.

Voyez la marche de la société civile et politique. Au sortir de l'état sauvage, nous apercevons la théocratie. Les annales de tous les peuples remontent au règne des dieux. Ce règne des dieux n'est autre chose que l'empire absolu d'une caste gouvernant le reste de l'espèce humaine, en vertu des ordres du ciel et d'une suprématie mystérieuse, dont cette caste s'arroge le privilège. L'esclavage, consacré par la théocratie, est plus dur, plus humiliant, et surtout, aussi longtemps que son principe subsiste, moins susceptible d'être mitigé, et, à plus forte raison, d'être détruit, que celui qui résulte plus tard du droit de conquête. L'esclave du guerrier est un homme comme lui, qui a cessé d'être son égal, mais qui demeure son semblable, et que les vicissitudes de la fortune ont seules réduit à un état d'infériorité et de sujétion. L'esclave du prêtre, dans la théocratie, est inférieur à son maître, par sa nature même : c'est une créature immonde, impure, qui ne peut se racheter de la flétrissure ineffaçable imprimée sur elle dès sa naissance, et qu'elle porte gravée sur son front jusqu'aù tombeau.

A la théocratie, détruite probablement par le soulèvement des guerriers contre les prêtres, succède la servitude civile : c'est un progrès dont les conséquences sont, à la vérité, plus importantes d'abord dans la théorie que dans la pratique, parce que les habitudes guerrières donnent à ce nouvel esclavage des formes farouches et sanguinaires ; mais le progrès n'en existe pas moins. Ce n'est plus une volonté divine, immuable, irrésistible qui divise la race humaine en oppresseurs et en opprimés ; c'est le sort des armes, le hasard des combats. Le maître peut devenir esclave à son tour. La sanction religieuse, la consécration du mystère, la différence de nature entre la caste qui impose et celle qui porte des fers, toutes ces choses ont disparu.

A cet ordre social, si imparfait et si vexatoire, en succède un autre qui n'est plus précisement l'esclavage, bien qu'il lui ressemble à beaucoup d'égards. Mais, tout en admettant un vaste intervalle entre la caste qui commande et celle qui obéit, il suppose cependant une espèce de pacte tacite entre ces deux classes, car il reconnaît les droits respectifs : c'est le régime qu'on a nommé féodalité. L'esclave, sous la théocratie, n'avait pas rang d'homme ; l'esclave, sous la loi de la conquête, ne se voyait plus disputer cette qualité, mais était dépouillé de tous les droits qui en dérivent ; sa vie était à la merci de son maître, et toute propriété lui était étrangère. La vie du serf est, sinon garantie, du moins appréciée par les lois, d'une manière inégale et révoltante, mais qui prouve pourtant qu'elle commence à avoir quelque valeur. Sa propriété est précaire, soumise à des conditions iniques, et souvent livrée sans défense au caprice et à l'avidité du seigneur. Toutefois, la spoliation n'est ni si rapide ni si arbitraire ; elle exige des formes, trompeuses sans doute et trop facilement éludées, mais qui contiennent le germe d'une justice à venir plus impartiale, et sont un hommage rendu au pressentiment de cette justice. Qui peut nier ici un progrès important, avant-coureur manifeste et cause certaine de progrès futurs ?.

Bientôt la noblesse remplace la féodalité. La noblesse n'est en realité que la féodalité dépouillée de ses prétentions les plus odieuses. La vie, la propriété, la liberté personnelle du plébéien acquièrent des sauvegardes. Ce qu'il y a de blessant subsiste ; ce qu'il y a de menaçant s'adoucit. La voie des richesses s'ouvre pour la roture, et la noblesse, qui ne peut s'y opposer, s'en console par les apparences du dédain, et s'en dédommage par un monopole de faveurs qui lui reste quelque temps encore. Mais comparez l'esclave de la théocratie primitive, l'ilote de Sparte, le serf du moyen-age, au plébéien, même sous Louis XIV, et vous verrez la carrière immense que l'espèce humaine a franchie. Il n'est pas de notre sujet de la suivre plus loin dans cette marche toujours progressive. Ceux qui écriront dans cinquante années auront bien d'autres pas à tracer.

Ce que nous disons de l'avancement de la société politique ou civile, nous pourrions le dire avec non moins de raison des sciences ; mais tout développement serait superflu, parce que la vérité est trop évidente : il faut remarquer que la progression n'a pas lieu uniquement en ce sens, que ceux qui s'occupent des sciences marchent d'une découverte à l'autre et font avancer ainsi la science qui forme l'objet de leurs méditations ; la progression s'exerce encore d'une autre manière, que nous nommerions volontiers horizontale, si nous ne répugnions aux expressions insolites. Non seulement les hommes instruits sont plus instruits, mais une portion plus considérable de l'espèce humaine entre dans la classe des hommes instruits. Les connaissances qui étaient jadis la propriété d'un petit nombre deviennent celle d'un nombre beaucoup plus grand, et, de la sorte, les lumières gagnent tour à tour en intensité et en étendue.

Il en est de même de la morale. Restreinte d'abord à la famille, elle se répand graduellement sur le peuple entier, et bientôt, generalisant ses lois encore d'avantage, elle applique ses règles à tout le genre humain.

L'industrie est soumise à la même loi de progression. Dans l'état sauvage, et à l'époque guerrière qui remplace immédiatement l'état sauvage, l'industrie est nulle. Tant que la force semble un moyen sûr d'arriver à la possession de ce qu'on désire, ce moyen doit être préféré à tous les autres. Quand l'expérience apprend à l'homme que ce moyen n'est pas infaillible, il conçoit l'idée de l'échange, et l'industrie, qui multiplie les objets d'échange, prend alors naissance.

L'échange, le commerce, qui n'est que l'échange effectué, l'industrie, qui n'est que la création des objets d'échange, ne sont au fond que des hommages rendus à la force du possesseur par l'aspirant à la possession ; ce sont des tentatives pour obtenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort ne se résignerait à aucune de ces tentatives ; il n'en concevrait pas la nécessité ; mais quand les faits lui prouvent que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de sa force contre la force d'autrui, est exposée à diverses résistances et à divers échecs, il cherche des moyens plus doux et moins contestés d'engager l'intérêt des autres à consentir à ce qui convient à son intérêt.

Certes la progression n'est pas méconnaissable ; mais elle ne s'arrête pas là.

L'industrie, longtemps inférieure à la propriété foncière sous le rapport du rang et de l'influence, devient par degrés son égale, et bientôt lui est supérieure. En ouvrant à l'homme une carrière plus vaste et plus libre, elle tend perpétuellement à rendre disponibles les moyens à l'aide desquels cette carrière peut être parcourue plus rapidement et plus facilement. La propriété foncière arrive à n'être qu'un de ces moyens ; elle se divise alors pour circuler plus commodément : tout ce qui contrarie cette division est sans résultat. La terre devient mobile, fractionnée ; elle se disperse, pour ainsi dire, entre mille mains, qui s'en saisissent plutôt pour la transmettre à d'autres que pour la posséder. La propriété foncière est un effet à ordre qu'on négocie dès qu'on peut tirer un meilleur parti du capital qu'elle représente ; car ce ne sont plus les capitaux qui représentent les terres, ce sont les terres qui représentent les capitaux.

Cette révolution change la société jusque dans ses bases. La propriété foncière est la valeur de la chose, l'industrie celle de l'homme. L'époque où la propriété foncière se voit domptée par l'industrie, c'est-à-dire forcée de prendre la nature de cette dernière et de se mettre à son niveau, est celle d'un nouveau progrès dans la route de la valeur morale et du perfectionnement intellectuel.

Nous avons cité ces divers exemples pour en conclure qu'il existe une loi de progression qui s'exerce dans tous les sens et sur tous les objets.

La religion seule en serait-elle exempte ? Tandis qu'aucune des institutions, aucune des formes, aucune des notions contemporaines de l'enfance de l'état social, ne saurait convenir à un état moins grossier, la religion serait-elle condamnée à rester imparfaite et stationnaire, au milieu du mouvement universel et de l'amélioration générale ?

Non, sans doute. Dire que la même religion peut convenir à une horde sauvage et à un peuple civilisé, à une nation plongée dans l'ignorance et à une société éclairée, c'est dire une absurdité qui frapperait tous les esprits, si on ne l'avait entouré d'un prestige qui la fait regarder comme sacrée.

Ceci ne nuit en rien à la divinité de la religion, ou, pour mieux dire, du sentiment intime sur lequel reposent les convictions religieuses. Plus on croit à la bonté et à la justice d'une providence qui a créé l'homme, et qui lui sert de guide, plus il est naturel d'admettre que cette providence bienfaisante proportionne ses enseignements à l'état des intelligences auxquelles ces enseignements sont destinés.

Il y a plus : cette doctrine seule concilie les idées que les hommes religieux conçoivent de cette providence avec la nature de l'esprit humain. On ne saurait nier que lesprit humain n'ait un penchant invincible à l'investigation et à l'examen. Si son devoir le plus impérieux, si son plus grand mérite était une crédulité implicite, pourquoi le ciel l'aurait-il doué d'une faculté qu'il ne pourrait exercer, l'aurait-il soumis à un besoin qu'il ne pourrait satisfaire sans se rendre coupable ? Serait-ce pour exiger de lui le sacrifice absolu de cette faculté ? Mais ce sacrifice le réduirait au rang de pure machine : ce serait une espèce de suicide. Le dieu qui l'imposerait à l'homme ressemblerait plus à l'Amida de ces idolâtres qui se font écraser sous les roues du char où est placée leur idole, qu'à l'intelligence pure et bienveillante que le christianisme offre à nos adorations et à notre amour.

Il y a plus encore : cette crédulité implicite, cette immobilité dans les dogmes, ce caractère stationnaire dans les croyances, toutes ces choses contre nature, qu'on recommande au nom de la religion, sont ce qu'il y a de plus opposé au sentiment religieux. Qu'est-ce, en effet, que ce sentiment ? Le besoin de connaître les rapports qui existent entre l'homme et les êtres invisibles qui influent sur sa destinée. Il est dans son essence d'essayer, pour se satisfaire, de chaque forme religieuse qu'il se crée ou qu'on lui présente ; mais il est aussi dans son essence, lorsque ces formes religieuses ne le satisferont plus, de les modifier de manière à en écarter ce qui le blesse, ou même d'adopter quelque forme nouvelle qui lui convienne mieux. Le borner au présent, qui ne lui suffit jamais, lui interdire cet élan vers l'avenir, auquel l'insuffisance du présent l'excite, c'est le frapper de mort. Partout où il est ainsi enchainé, partout où il y a impossibilité de modifications successives dans les formes et dans les croyances, il peut y avoir superstition, parce que la superstition est l'abnégation de l'intelligence et l'attachement aveugle aux pratiques imposées ; il peut y avoir fanatisme, parce que le fanatisme est la superstition devenue furieuse ; mais il ne saurait y avoir religion, parce que la religion est le résultat des besoins de l'âme et des efforts de l'intelligence, et que les dogmes stationnaires mettent l'une et l'autre hors de question.

Si nous voulions appuyer cette assertion de faits irrécusables, nous montrerions d'un côté l'Italie, de l'autre l'empire ottoman. En Italie, les progrès de l'intelligence n'étant pas arrêtés sous d'autres rapports que ceux de la religion, qu'arrive-t-il ? que l'Italie, éclairée d'ailleurs sur plusieurs points, est, quant à la croyance, livrée à la fois à la superstition et à l'incrédulité. Chez les Turcs, la prévoyance de leur prophète ayant rendu stationnaire, non seulement la doctrine religieuse, mais tout ce dont l'esprit humain aurait pu s'occuper, que voyons-nous ? une apathie complète dans les temps ordinaires, et un fanatisme que se réveille dans les grandes crises, farouche et stupide, comme il l'était sous Omar. Mais, dans les deux cas, il n'y a plus de place pour le sentiment religieux, pour la religion proprement dite. La religion n'est salutaire, elle n'existe réellement, elle n'exerce le genre d'influence qu'elle doit exercer, que lorsqu'elle ne reste en arrière d'aucune de nos connaissances. Dans toute autre hypothèse, ces facultés qu'elle veut comprimer, ces connaissances qu'elle repousse, se soulèvent et se réunissent pour se venger et pour la détruire.

Quand vous prétendez maintenir intacte une doctrine née à une époque où les hommes étaient ignorants de toutes les lois de la nature physique, vous armez contre cette doctrine toutes les découvertes relatives à ces lois. Plus le monde matériel est connu, plus la religion instituée avant cette connaissance du monde matériel se trouve ébranlée. Avons-nous besoin de rappeler l'avantage que les incrédules ont tiré de la Physique et de l'Astronomie de la Bible ?

De même, quand les moeurs se sont adoucies, quand la morale s'est ameliorée, n'est-il pas clair que si l'on veut perpétuer dans la religion les rites et les pratiques qui existaient avant cette amélioration et cet adoucissement, une lutte doit s'élever, et que, malgré les triomphes plus ou moins prolongés qu'une assistance extérieure peut valoir à des cultes dont le terme est arrivé, ces cultes ne sauraient sortir de cette lutte que déconsidérés et décrédités ?

Si les bornes que nous nous sommes tracées nous le permettaient, nous en appellerions à l'histoire, et nous montrerions que c'est presque toujours parce que les défenseurs des religions ont obstinément résisté à des perfectionnements devenus nécessaires qu'elles se sont brisées, contre l'intention même de ceux qui ne voulaient qu'en modifier ou en corriger une partie. Les prêtres d'Athènes, ainsi que nous l'avons observé ailleurs* ( *De la religion, etc., tome I, page 151. Chez Pichon et Didier, libraire, quai des Augustins, nr 47 ), ayant les premiers rompu la bonne intelligence qui subsistait entre la philosophie et le polythéisme, quelques philosophes en souffrirent, mais ce fut néanmoins le polythéisme qui tomba. La philosophie lui survécut ; et plus tard, l'inflexibilité de Leon X décida, pour une grande partie de l'Europe, l'abolition du catholicisme, que Luther lui-même n'avait point en vue en commençant ses attaques contre les abus de l'église romaine.

C'est donc une erreur grave que de supposer la religion intéressée à demeurer immuable ; elle l'est au contraire à ce que la faculté progressive, qui est une loi de la nature de l'homme, lui soit appliquée. Quand les croyances religieuses restent en arrière de la marche générale de l'esprit humain, hostiles et isolées qu'elles sont, ayant transformé leurs alliés en adversaires, elle se voient, pour ainsi dire, assiégées par les ennemis qu'elles se sont créés à plaisir. L'autorité qui peut disperser ces ennemis, ne saurait les vaincre. Ils croisssent chaque jour en force et en nombre : ils se recrutent par leurs défaites mêmes, et ils renouvellent avec obstination des attaques qui ne peuvent manquer d'aboutir à une victoire d'autant plus complète qu'elle a été plus longtemps contestée.

Mais si l'intérêt de la religion est de marcher d'un pas égal avec l'intelligence, tel n'est pas l'intérêt du sacerdoce. L'immuabilité des doctrines fait sa force et la progression ébranle sa puissance.

Aussi, dans tous les temps, le sacerdoce de toutes les religions a-t-il frappé d'anathème l'idée du changement, la tentative ou seulement l'espoir de l'amélioration. Nous n'avons besoin que de rappeler à nos lecteurs les prêtres d'Égypte, les pontifes de l'ancienne Rome, et le sacerdoce chrétien jusqu'au protestantisme.

Le protestantisme lui-même, bien que son principe fut d'accord avec la vérité que nous proclamons, et qu'il ne pût justifier sa scission que par l'adoption de cette vérité dans toute son étendue ; le protestantisme, disons-nous, a paru en dévier dès son origine. Après avoir réclamé la légitimité du libre examen, il a voulu s'approprier le libre examen comme un monopole, et tandis que l'église catholique disait à ses fidèles, croyez et n'examinez pas, le protestantisme a dit longtemps aux siens, examinez, mais croyez comme si vous n'aviez point examiné. Certes, entre ces deux manières de raisonner, l'avantage était du coté de l'église catholique.

Néanmoins, comme toute vérité porte ses fruits, celle qui avait réveillé dans l'âme des réformateurs du XVème siècle le sentiment des droits de l'indépendance intellectuelle n'a pas tardé à briser les chaînes dont ses premiers organes prétendaient la charger. Et c'est du sein de l'église protestante que le christianisme, rendu tout à la fois à sa pureté ancienne et à sa perfectibilité progressive, se présente aujourd'hui comme une doctrine contemporaine de tous les siècles, parce qu'elle marche avec tous les siècles ; ouverte à toutes les lumières ; s'enrichissant de toutes les découvertes, parce qu'elle ne lutte contre aucune autre découverte ; se plaçant à chaque époque au niveau de l'époque, et déposant par cela même toutes les notions qui sont en arrière des pas que fait chaque jour l'esprit humain.

Que si quelqu'un, par ignorance ou mauvaise foi, ou peut-être par des considérations de convenances locales ou personnelles, contestait ce que nous affirmons, nous les renverrions aux ouvrages des principaux théologiens protestants de l'Allemagne.

Nous pensons donc que c'est désormais de ce principe qu'il faut partir, si l'on veut rendre à la religion le seul hommage qui soit digne d'elle et si l'on veut, en même temps, l'appuyer sur les seuls fondements qui soient solides et inébranlables, et c'est ainsi que nous procéderons dans les considérations suivantes.

Nous disons que la religion est un sentiment inhérent à l'homme. Voyez en effet tous les peuples sauvages ou policés se prosternant aux pieds des autels.

Nous disons que la forme que revêt la religion est toujours proportionnée à l'état social des nations ou tribus qui la professent. Et en effet le fétichisme chez le sauvage, le polythéisme, tel que le décrit Homère chez les Grecs des âges héroïques, ce même polythéisme perfectionné chez les Athéniens du temps de Périclès, la morale et la spiritualité introduites dans cette croyance depuis cette époque, le besoin d'en écarter les traditions grossières et dégradantes pour les objets de l'adoration, la tendance vers l'unité à une époque encore postérieure, l'apparition du théisme, au moment où la réflexion et l'expérience commencent à démontrer l'inutilité de plusieurs causes pour expliquer les phénomènes de la nature ou les vicissitudes de la destinée, enfin le triomphe de la doctrine unitaire quand l'esprit humain achève de s'éclairer, toutes ces choses composent une série de faits qui démontrent les rapports constants de la religion avec les progrès de l'intelligence, et sa tendance à se mettre toujours au niveau de ces progrès. Qu'ensuite, à de certaines époques, des moyens au-dessus de notre nature faible et imparfaite aient favorisé cette tendance ; que, par exemple, quand l'homme était incapable de recevoir la notion du théisme, cette notion ait tout à coup apparu, comme un phénomène inexplicable, au milieu d'une tribune ignorante ; que, plus tard, l'esprit humain s'étant élevé jusqu'à l'unité, mais se trouvant hors d'état néanmoins de transformer cette idée abstraite en une doctrine animée et vivante, un secours inattendu l'ait aidé, cela ne change rien à ce que nous affirmons : la tendance existait, et le secours additionnel ne s'est exercé que conformément à cette tendance.

Nous disons enfin que le sacerdoce fait perpétuellement des efforts pour arrêter ou retarder cette marche ; et en effet, le jongleur du fétichisme lutte contre le polythéisme qui, en attribuant aux dieux la figure humaine, brise les simulacres hideux des fétiches, et détruit l'influence des évocations et des sortilèges de leurs interprètes. Héritiers ou représentants de la plus grossière des croyances, les prêtres de Dodone conservent les moeurs, les habitudes, la divination des jongleurs, persistent dans les hommages qu'ils rendent aux colombes divines, aux chênes prophétiques, et déclarent une invention moderne et sacrilège la religion d'Homère, qui, adaptant ses enseignements à la société naissante, réunit les dieux en un corps, parce que leurs adorateurs composent un peuple.

Quand le polythéisme homérique a triomphé, le sacerdoce, qui s'efforce de s'en emparer, use de sa puissance, bien que précaire et toujours contestée, pour empêcher cette forme religieuse d'avancer avec les notions contemporaines. Il s'oppose à ce que le caractère des dieux s'améliore, lors même que la morale des hommes s'est améliorée. Il ne veut pas que leur essence devienne plus pure ; il interdit à la métaphysique de leur appliquer l'hypothèse obscure, mais séduisante de l'immatérialité. Il proclame comme articles de foi et dogmes immuables, leurs besoins, leurs passions, leurs faiblesses, leurs vices. Il proscrit le spiritualisme d'Anaxagore, il punit la morale de Socrate, il menace la logique d'Aristote, sans réfléchir qu'en isolant ainsi la religion du mouvement général, il arme contre elle ce mouvement même et provoque l'incrédulité.

Enfin, lorsqu'en dépit de ces résistances si mal calculées, le polythéisme a subi les modifications inévitables, le sacerdoce, résigné a ces modifications, essaie de nouveau de planter sa bannière et de s'arrêter ; et, quand il voit s'avancer le théisme, dont ces modifications contiennent le germe et préparent le développement, il soulève contre lui l'autorité, toujours alliée du présent, toujours ennemie de l'avenir, et la populace, auxiliaire féroce de cette autorité qui la soudoie, accompagne de ses cris les chrétiens au cirque, et se repaît de l'agonie des martyrs.

Voilà donc, ce nous semble, nos trois premières assertions, l'universalité du sentiment religieux, la tendance de ce sentiment à perfectionner la forme qu'il revêt, la résistance du sacerdoce au perfectionnement de cette forme ; voilà, disons-nous, nos trois premières assertions prouvées ; mais il nous reste à indiquer la circonstance qui, favorisant le système stationnaire, a trompé les esprits les plus observateurs, et leur a caché la marche nécessairement progressive de la religion.

Dès que l'homme a des dieux, et il a des dieux dès qu'il porte ses regards autour de lui, ou que, se repliant sur lui-même, il consulte son sentiment intime, il éprouve le besoin de se rendre ces dieux favorables. Il essaie mille manières de satisfaire ce besoin. Il voit ses semblables à coté de lui se livrer aux mêmes tentatives. Quelques-uns se vantent de leur succès, et la conviction sous ce rapport précède l'imposture. Aussitôt les plus humbles et les moins confiants dans leurs propres forces entourent ces mortels privilégiés ; ils sollicitent, implorent, achèvent leur assistance. La profession d'interprète du ciel devient profitable, et partout où il y a du profit, il y a bientôt calcul.

De là, dans le fétichisme même, les jongleurs, et, dans ces jongleurs, un travail constant pour faire de la religion leur propriété et leur monopole.

Voyez comment au milieu des hordes les plus abruties, ils se renferment dans une enceinte impénétrable au vulgaire. Voyez-les, non moins jaloux que les druides de la Gaule ou les brames de l'Inde de tout ce qui tient à leurs fonctions sacrées, imposer au candidat qui sollicite son admission des épreuves longues, douloureuses et bizarres, vouer à une mort que des supplices raffinés précèdent les téméraires qui négligent ou dédaignent l'affiliation prescrite, commander un inviolable mystère, inventer une langue inintelligible à tout profane, entourer leurs cérémonies de ténèbres et de terreurs. Apprentis hierophantes, ils obéissent à l'instinct secret qui dirigera plus tard les corporations d'Hiéropolis ou de Bénarès.

Mais le fétichisme lutte par sa nature contre l'empire sacerdotal. Le fétiche est un être portatif et disponible que son adorateur peut consulter lui-même dans toutes les circonstances, et avec lequel il fait son traité directement, ce qui lui rend souvent l'intervention étrangère importune ou superflue. Aussi les jongleurs, investis quelquefois d'un pouvoir terrible, voient cependant ce pouvoir remis en question et contesté sans cesse. Comment donc se fait-il que plusieurs peuples, en sortant du fétichisme, ou même en demeurant attachés à cette croyance, sous une forme plus régulière, accordent aux prêtres une autorité durable et illimitée ?

Le climat suffit-il pour nous expliquer ce phénomène ? Non : car le sacerdoce a possédé quelquefois un ascendant sans limites dans tous les climats.

Les bouleversements physiques seraient-ils une cause plus satisfaisante ? Non : car toutes les parties du globe ont subi ces bouleversements, et il y a des portions du globe où les prêtres sont restés sans pouvoir.

Réussirions-nous mieux à dérober ce secret à l'histoire, si nous cherchions le mot de l'énigme dans l'action des colonies ? Non : car l'action des colonies ne peut être admise comme une cause première. Dire que telle colonie a imposé des institutions à tel pays, c'est expliquer pourquoi le pays subjugué les a reçues ; mais il reste encore à rechercher pourquoi elles étaient établies dans la patrie ancienne de la colonie qui les a portées au-dehors.

La cause du pouvoir sacerdotal réside dans une circonstance qui tient de plus près aux notions que l'homme conçoit des êtres qu'il adore, et qui est à la fois indispensable à la solution du problème, et suffisante pour cette solution.

Il y a des peuples dont toute l'existence dépend de l'observation des astres.

Il y en a d'autres chez lesquels abondent des phénomènes physiques de toute espèce : les premiers sont entrainés à substituer au fétichisme, ou à introduire dans le fétichisme le culte des corps célestes ; une nécessité non moins impérieuse force les seconds à l'adoration des éléments.

Or ces deux systèmes créent immédiatement un sacerdoce revêtu d'une puissance que n'ont et ne peuvent avoir les jongleurs des sauvages.

Pour connaître le mouvement des astres, pour observer les phénomènes physiques, il faut un certain degré d'attention et d'étude.

Cette nécessité constitue, dès l'origine des sociétés et tandis que la masse du peuple est encore toute sauvage, des corporations qui font de l'étude des astres leur occupation, de l'observation de la nature leur but, et des découvertes qu'elles recueillent sur ces deux objets leur propriété.

Dès lors, il y a deux espèces de sociétés, celles qui sont indépendantes des prêtres et celles qui sont soumises à leur autorité, et ces deux espèces de sociétés ont deux religions toutes différentes.

Dans les premières, la progression continue telle que nos l'avons décrite plus haut ; dans les secondes, elle s'arrête, et la religion demeure stationnaire.

Tel est le spectacle que nous offrent l'Inde, l'Éthiopie, l'Égypte. La faculté progressive y est frappée d'immobilité ; toute découverte lui est interdite, tout avancement est un crime, toute innovation un sacrilège. L'usage de cet art précieux qui enregistre et transmet au loin la pensée est prohibé comme une impiété. La religion ne dépose point les vestiges hideux du grossier fétichisme ; la figure des dieux reste informe, leur caractère vicieux et passionné.

Chez les Grecs, au contraire, affranchis du joug sacerdotal, au moins à dater des temps héroïques, tout est progressif. Ils arrachent aux corporations théocratiques de l'Orient et du Midi les éléments des sciences, que ces corporations retenaient captives dans leur mystérieuse enceinte. De languissantes et d'imparfaites qu'étaient ces sciences dans la nuit du sanctuaire, elles revivent, s'étendent, se développent, se perfectionnent à la clarté du jour ; et l'intelligence, suivant sa marche hardie, et s'élancant d'hypothèse en hypothèse, à travers mille erreurs sans doute, arrive néanmoins, sinon jusqu'à la vérité absolue, qui est peut-être inaccessible pour elle ; du moins jusqu'à ces vérités relatives, besoins de chaque époque, et qui sont autant d'échelons pour atteindre d'autres vérités, toujours d'un ordre plus élevé et d'une importance supérieure. La religion se ressent de cette activité de l'intelligence ; des torrents de lumière l'inondent de toutes parts, pour la pénétrer et la refondre.

Toutefois, dans les deux cas, un mouvement contraire à l'impulsion dominante lutte contre elle, et les oscillations de cette lutte peuvent induire en erreur les observateurs qui n'ont pas saisi la vérité première.

D'une part, comme nul effort humain ne remporte sur les lois naturelles une victoire complète, la progression se fait jour aussi, dans les religions sacerdotales, lentement et par des voies détournées ; mais alors elle a ceci de particulier, que, l'intelligence étant concentrée dans une caste, la progression ne s'exerce que dans cette caste ; et l'intérêt de cette caste étant opposé à la progression, loin de se féliciter des pas qu'elle fait, elle s'en effraie ; loin de s'en vanter, elle les cache soigneusement à tout ce qui n'est pas admis dans ses mystères.

De l'autre part, l'intérêt sacerdotal étant contraire à la progression, même dans les religions indépendantes, le sacerdoce tâche de l'arrêter, et empêche souvent qu'elle ne soit manifeste.

Il résulte de là que ceux qui ne remarquent pas suffisamment l'enchaînement des faits, et ne remontent pas à leur cause première, n'aperçoivent la progression régulière nulle part. Ils voient partout, en Grèce comme en Égypte, dans le protestantisme le plus perfectionné comme dans le catholicisme le plus immuable, des dogmes, des prêtres et des philosophes, antagonistes des dogmes et victimes des prêtres. L'incrédulité, qui est un effet, ils la prennent pour une cause ; ils croient qu'elle est volontaire, tandis qu'elle est forcée ; ils travestissent une époque en une révolte.

Ils se trompent. Ce n'est pas une fantaisie chez les peuples que d'être dévots ou irréligieux. On ne doute point parce qu'on veut douter, comme on ne croit point parce qu'on veut croire. Il y a des temps où il est impossible de semer le doute ; il y en a où il est impossible de ramener la conviction.

L'incrédulité naît de la disproportion qui existe entre les objets offerts à l'adoration ou les dogmes présentés à la croyance, et l'état des esprits auxquels on commande cette adoration et qu'on veut soumettre à cette croyance ; et l'époque de cette disproportion arrive chez les peuples soumis aux prêtres plus tard ; mais elle arrive infailliblement chez tous les deux.

Elle arrive plus tôt chez les premiers, parce que l'oppression sacerdotale n'est chez eux qu'un accident, une exception à la règle ; elle arrive plus tard chez les seconds, parce que l'oppression sacerdotale est elle-même la règle, qu'il faut plus d'efforts pour s'en affranchir, et qu'il y a plus de périls dans la tentative.

Il y a donc, entre ces deux espèces de religion, différence pour le temps ; il y a aussi différence pour le mode.

Dans les religions libres, chaque modification, s'opérant par l'opinion qui se modifie, est perçue avant même qu'elle ne soit accomplie. Les rites changent, les traditions se retirent dans un lointain obscur, qui fait que les croyants les oublient, et que les incrédules seuls les rappellent pour les attaquer. Les nouvelles idées se montrent presque sans voile ; tout se fait au grand jour. L'oeil le moins exercé peut distinguer la religion d'Homère de celle de Pindare ; et dans le culte romain qui, bien que sacerdotal par son origine étrusque, devint grec de bonne heure, à beaucoup d'égards, même avant l'établissement de la république, il est impossible de ne pas voir l'intervalle qui sépare les sacrifices humains des simulacres de paille jetés dans le Tibre.

Les religions sacerdotales se modifient, au contraire, à huit clos, dans les ténèbres. Les formes, les expressions, les rites, restent les mêmes. Sous les empereurs, comme avec Ménès, les Égyptiens précipitaient encore dans le Nil une jeune vierge. Tout semble immuable jusqu'à la destruction complète de ces religions.

Dans le premier cas, c'est un édifice qu'on élève, qu'on répare, qu'on embellit à la vue de tous, jusqu'aù moment où les réparations, les embellissements, les altérations qu'il subit amènent sa chute ; dans le second, l'édifice conserve au-dehors toutes les apparences de la solidité qu'il n'a plus au-dedans, et l'on n'est averti qu'il est menacé que lorsqu'il tombe en ruine.

Le développement de ces vérités exigerait des volumes. Nous le réservons pour une occasion où nous serons moins gênés par le temps et l'espace *. (* Nous avons rappelé plus haut, très brièvement, quelques-unes des idées fondamentales exposées dans les deux premiers volumes de notre ouvrage sur la religion. Le développement de celles que nous indiquons ici se trouvera, appuyée de preuves, dans les volumes suivants.) Nous invitons ici nos lecteurs à penser par eux-mêmes, plutôt que nous ne pensons pour eux.; et, comme nous croyons que le résultat de leurs méditations ne peut être qu'utile, nous ne nous affligerons point d'être devancés. Dans le grand travail que nous avons entrepris, nous ne verrons jamais dans nos rivaux que des auxiliaires.

Nous laissons donc de coté les preuves historiques, la réponse aux objections et les faits nombreux que nous pourrions invoquer, et nous allons déduire les conséquences du principe que nous avons établi. Voici, selon nous, ces conséquences.

Le religion est progressive : par un effet de ce caractère, elle s'améliore, se perfectionne, s'épure graduellement. Quand la progression n'est pas interrompue, la religion ne peut faire que du bien : pourvu qu'elle soit indépendante, elle a sous chacune de ses formes son utilité, qu'on méconnait quand ces formes sont tombées, et qui disparaît lorsqu'on veut prolonger ces formes au-delà de leur durée naturelle.

Le fétichisme, tout absurde qu'il est, par cela seul qu'il contraint le sauvage à reconnaître une force supérieure à lui, lui apprend à ne point faire de sa propre force l'unique arbitre du juste et de l'injuste, du bien et du mal. Il introduit, entre ce sauvage et ses semblables, la sainteté du serment ; il fait pénétrer dans son âme la notion du sacrifice ; il lui enseigne à triompher quelquefois de ses passions fougueuses et de ses penchants grossiers ; et c'est beaucoup dans une situation presque pareille à celle des brutes, que de faire germer, au sein de l'ignorance, la conception d'un monde invisible, et je ne sais quel pressentiment d'immortalité. Laissez l'intelligence libre, ce germe sera fécondé.

Le polythéisme le plus imparfait ajoute des bienfaits nouveaux au fétichisme qu'il remplace. La société naissante trouve dans cette croyance sa base et sa sanction ; des trêves consacrées interrompent les guerres acharnées des tribus barbares. Des fêtes religieuses rapprochent ces peuplades défiantes et farouches ; les dieux, bien que passionnés et égoïstes comme leurs adorateurs, forment un public plus auguste devant lequel ces derniers rougissent des actions honteuses, et qu'ils craignent d'indigner par des actions coupables.

Plus perfectionné, le polythéisme devient chaque jour plus salutaire. Cette assemblée des immortels se dégage de sa ressemblance avec la nature humaine ; ses formes s'embellissent, ses penchants s'épurent ; elle prête sa garantie surnaturelle à toutes les vertus ; elle étend sa protection sur le faible et sur l'étranger : après avoir consolidé les liens de patrie qui unissent les individus en leur qualité de citoyens, elle établit des liens d'humanité, d'hospitalité, qui les unissent en leur qualité d'hommes, et l'on voit apparaître cette notion sublime de fraternité universelle que le céleste auteur de notre croyance a proclamée, mais que la religion, libre de toute autorité matérielle, avait deja conçue et mûrie.

Enfin, l'homme, acquérant chaque jour des lumières nouvelles, ne peut tolérer plus longtemps le morcellement de la nature infinie et divine entre une foule d'être partiels et bornés ; il les réunit dans la notion d'un seul être suprême, et le théisme descend du ciel sur la terre.

Sans doute, au nom de la religion, l'on a fait beaucoup de mal à l'humanité. Les autodafés ont remplacés les sacrifices humains ; un nouveau monopole, s'étendant sur toutes les connaissances et sur tous les genres d'instruction, a rejeté, pour plusieurs siècles , les peuples dans l'ignorance.

Mais qu'en doit-on en conclure ? Que des corporations théocratiques ont dénaturé le sentiment religieux, en éternisant des formes qui n'étaient bonnes que pour un temps ; que ce sentiment a été sans cesse en lutte avec ces corporations puissantes ; que, tandis qu'il tend à perfectionner les formes qu'il revêt, et à les mettre dans une proportion juste et salutaire avec les idées contemporaines de chaque époque, les corporations, qui ne l'ont envisagé que comme base de leur empire, ont voulu rendre stationnaire ce qui devait être passager, et qu'une lutte violente, entre la tendance naturelle à l'homme et les volontés de ces corporations, a fait d'un espoir une épouvante, d'une consolation une servitude, d'un bienfait un fléau.

Quoi de plus injuste donc et de plus absurde que de confondre le sentiment religieux qui tend toujours à se développer avec les efforts des castes, dont le travail, opiniâtre et funeste, tend a étouffer ce développement ! N'est-ce pas abjurer tout discernement que de frapper d'un égal anathème et la victime et les bourreaux ?

Non, le sentiment religieux n'est en rien responsable de ce que font en son nom des hommes qui n'étaient pas religieux ; car ils ne sont point religieux, ceux qui font de la religion un moyen d'empire. Les membres des corporations sacerdotales qui, en Égypte, tyrannisaient les rois et les peuples, ou qui prêtaient en Perse un appui mercenaire à l'appui politique, ne regardaient point comme une chose divine le culte dont ils abusaient : on ne spécule point sur les choses que l'on croit divines. * (* De la religion, etc., tome I, page 94)

D'ailleurs, il faut le dire à la génération qui s'élève : elle vaut mieux, cette génération, que nous ne valions à son âge ; elle est grave, studieuse, pleine d'amour du bien, et pénétrée d'une idée fort juste ; c'est qu'avant tout et pour tout, il faut savoir. Mais comme toutes les générations naissantes, elle se croit appelée à refondre le monde que ses prédécesseurs n'ont fait qu'ébranler ; et néanmoins, comme toutes les générations naissantes, elle est sous l'empire des préjugés et des habitudes de ses prédécesseurs qu'elle dédaigne. Je ne sais quelle incrédulité frivole, qui n'est plus ni une disposition de l'âme ni une conviction de l'esprit, mais qui surnage comme une tradition consacrée longtemps, et qui conserve quelque sorte l'autorité de la chose jugée, étourdit et entraîne cette géneration forte d'étude et faible d'expérience. Le positif lui semble avoir mis le sentiment hors de cause, et, à l'entendre, la religion sera désormais étrangère à ce qui constitue le réel de la vie : elle se trompe. De quelque manière qu'on attaque les hypothèses et les espérances qui président aux croyances religieuses, de quelque anathème ironique ou sérieux qu'un siècle les frappe, ce qui fait leur essence survivra.

Qui n'eût pensé qu'elles étaient vaincues au temps de Juvénal, ou lorsque les applaudissements du monde civilisé encourageaient Lucien dans les insultes qu'il leur prodiguait ? Cependant, le sentiment religieux reparut bientôt, plus puissant que jamais sous une forme nouvelle ; et, chez les peuples modernes eux-mêmes, l'intolérance n'a t-elle pas fait tout ce qu'elle a pu pour rendre odieuse la religion ? Une plaisanterie méprisante n'a-t-elle pas tout essayé pour la rendre ridicule, et le sentiment religieux s'agite de toute part. Voyez en Angleterre cette foule de sectes qui en font l'objet de leur ardeur la plus vive et de leurs méditations assidues : l'Angleterre est pourtant le premier des pays européens pour le travail, la production, l'industrie. Voyez l'Amérique : plus heureuse que l'Angleterre car elle n'a pas comme elle un clergé qui réclame et maintient l'oppression d'une province sous prétexte qu'elle est catholique * (*On voit que ces lignes étaient écrites avant l'émancipation des catholiques, mesure que nous aurions pu citer à l'appui de toutes nos assertions sur le progrès infaillible et irrésistible des idées Lord Wellington achevant ce que M. Canning n'avait pu faire et n'osait plu même tenter ! Certes, quelle preuve plus incontestable, que tout s'opère par une force de choses dont les hommes ne sont que les instruments !) , l'Amérique couvre les mers de son pavillon ; elle se livre plus qu'aucun peuple à l'exploitation de la nature physique ; et cependant, telle est l'autorité du sentiment religieux dans cette contrée, que souvent une seule famille est divisée en plusieurs sectes, sans que cette divergence trouble la paix ou l'affection domestique, parce que les membres de cette famille se réunissent dans l'adoration d'une providence juste et bienfaisante, comme des voyageurs se retrouvent avec joie au but qu'ils ont atteint par des sentiers differents.

Ailleurs l'agitation du sentiment religieux n'est pas moins manifeste ; comme autrefois il cherche sa forme : il la veut libre, pure et ennoblie, et, comme autrefois, il repousse les prêtres de Cybèle qui, l'importunant de leurs cris, le révoltant par leurs menaces, et le fatiguant de leurs minuties, sont ses plus fâcheux adversaires et ses ennemis les plus dangereux.

Laissons la religion à elle-même : toujours progressive et toujours proportionnée, elle marchera aves les idées, elle s'éclairera avec l'intelligence, elle s'épurera avec la morale, elle sanctionnera a chaque époque ce qu'il y a de meilleur. A chaque époque, réclamons sans cesse la liberté religieuse ; elle entourera la religion d'une force invincible et garantira sa perfectibilité. Ainsi l'entendait le divin auteur de notre croyance, lorsque, flétrissant les pharisiens et les scribes, il réclamait pour tous la charité, pour tous la lumière, pour tous la liberté.