Différences entre les versions de « Franz Oppenheimer:L'Etat, son origines, son évolution et son avenir - Partie II : L'Etat féodal primitif »

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Tels sont les grands traits du développement de l'intégration intérieure. Les intérêts communs d'ordre et de paix engendrent un puissant sentiment collectif que l'on peut presque nommer déjà « conscience d'Etat ».
Tels sont les grands traits du développement de l'intégration intérieure. Les intérêts communs d'ordre et de paix engendrent un puissant sentiment collectif que l'on peut presque nommer déjà « conscience d'Etat ».
==La différenciation (Théories et psychologie des groupes)==
De l'autre côté, il s'accomplit « pari passu{{ref|4}} », comme dans tout développement organique, une différenciation intérieure aussi importante. Les intérêts des différents groupes engendrent de forts sentiments de classe ; les couches inférieures et supérieures de la société développent une conscience de groupe correspondant à leurs intérêts particuliers.
L'intérêt du groupe dominateur est de maintenir le droit du moyen politique qu'il a imposé : il est « conservateur ». L'intérêt du groupe dominé tend au contraire à abolir ce droit et à le remplacer par un nouveau droit d’égalité pour tous les membres de l'Etat : il est « libéral » et révolutionnaire.
Là est la source profonde de toutes les psychologies de classe et de parti. Et déjà se forment, selon de sévères lois psychiques, des enchaînements d'idées incomparablement puissants qui, comme théories de classe, dirigeront et légitimeront pendant des milliers d'années les luttes sociales dans la conscience des contemporains.
« Quand la volonté parle, la raison doit se taire » dit Schopenhauer, et Ludwig Gumplowicz émet une opinion identique lorsqu'il écrit : « L'homme agit comme être naturel avant de penser comme homme. » L'individu, dont la volonté est strictement déterminée, doit agir comme le commande son milieu : la même loi s'applique à toutes les communautés humaines, groupe, classe, ou Etat. Toutes se portent du lieu de plus haute pression économique et sociale vers le lieu de plus faible pression en suivant la ligne de moindre résistance. L'individu, comme le groupe social, croit agir librement alors qu'une inexorable loi le force à considérer le chemin qu'il parcourt, le point auquel il aspire, comme chemin, comme but librement choisi. Et l'homme étant un être raisonnable et moral, c'est-à-dire un être social, est contraint de justifier le moyen, le but de son activité devant le tribunal de la raison et de la moralité, autrement dit devant la conscience morale.
Tant que les relations entre les deux groupes ont été de simples relations internationales entre des ennemis, le moyen politique n'a pas eu besoin de justification : l'étranger n'a aucun droit. Mais dès que l'intégration intérieure a développé le sentiment de solidarité, la conscience d'Etat, dès que le serf a acquis un « droit » et à mesure que s'approfondit le sentiment d'égalité, le moyen politique doit être justifié et chez les dominateurs prend naissance la théorie de groupe : le légitimisme.
Partout et toujours le légitimisme avance pour justifier la domination et l'exploitation les mêmes raisons anthropologiques et théologiques. Le groupe dominateur qui considère le courage et la valeur guerrière comme les uniques vertus de l'homme, se proclame lui-même, le vainqueur – et très justement à son point de vue – la race la plus digne, la race supérieure ; et cette opinion s'affermit à mesure que déchoit la race asservie, amoindrie par un labeur acharné et une nourriture insuffisante. De plus comme le dieu tribal du groupe dominateur est devenu le dieu principal de la religion d'Etat nouvellement instituée, cette religion proclame – et très justement à son point de vue – que l'ordre établi est « selon la volonté divine », et est « tabou », Par un simple renversement logique le groupe subjugué lui apparait vraiment comme de race indiscutablement inférieure, récalcitrante, perfide, paresseuse et lâche, absolument incapable de se gouverner et se défendre elle-même. Et chaque soulèvement contre l'autorité doit inévitablement lui apparaître comme une révolte contre Dieu lui-même et contre sa loi morale. Aussi le groupe dominateur est-il partout étroitement lié au clergé dont les dignitaires se recrutent généralement parmi ses fils et qui participe à ses droits politiques et à ses privilèges économiques.
Telle était, telle est encore de nos jours, la théorie de classe des dirigeants : pas un trait n'a été effacé, pas un trait ajouté. Même l'affirmation toute moderne par laquelle l'aristocratie territoriale en France et dans l'Allemagne de l'Est, a essayé de repousser les revendications des paysans à la propriété du sol, en déclarant que la terre appartenait à l'origine à l'aristocratie qui la céda en fief aux laboureurs, cette affirmation est avancée également chez les Vahouma{{ref|5}} et fort probablement aussi en nombre d'autres pays.
De même que leur théorie de classe, leur psychologie est et a été de tout temps la même. Le trait le plus saillant est l'orgueil aristocratique, le mépris de la classe laborieuse. Cet orgueil est si profondément entré dans le sang qu'il subsiste encore chez les pasteurs lorsqu'ils sont tombés dans une quasi-servitude par suite de la perte de leurs troupeaux. « Les Galla{{ref|6}} au nord du Tana, que les Somalis ont dépouillés de leurs riches troupeaux et qui sont devenus bergers chez des maîtres étrangers et même parfois laboureurs (dans la contrée du Sabaki), regardent néanmoins avec mépris les Vapokomos{{ref|7}} ; ils semblent avoir plus de considération pour les peuples chasseurs des Vabonis, Vassanias et Vulangoulos (Ariangoulos) tributaires des Galla auxquels ils ressemblent{{ref|8}}.» Et la description suivante des Toubous{{ref|9}} semble avoir été faite pour Gautier-sans-Avoir{{ref|10}}, ou la foule des chevaliers errants qui allèrent chercher dans les croisades butin et seigneurie ; elle s'applique aussi à maint noble aventurier de l'Allemagne de l'Est, à maint Schlachzize (noble polonais) ou Hidalgo en haillons : « Les Toubous possèdent un haut sentiment de dignité ; ils peuvent être des mendiants, mais ne sont jamais des parias. D'autres peuples dans les mêmes circonstances seraient misérables et aveulis : les Toubous ont une nature d'acier. Ils ont toutes les qualités nécessaires pour être des brigands, des guerriers, des dominateurs parfaits. Leur système de pillage même est admirable dans sa vilenie. Ces Toubous dépenaillés, affamés, se débattant dans la plus noire misère, élèvent des prétentions impudentes qu'avec une bonne foi, réelle ou apparente, ils proclament comme leur droit. Le droit du chacal qui considère l'avoir de l'étranger comme possession commune sauve seul ces êtres avides du dénuement complet. A ces traits viennent s'ajouter l'insécurité d'un état de guerre presque constant qui donne à l'existence un élément quémandeur réclamant des satisfactions immédiates{{ref|11}}. » Et ce que l'on rapporte du soldat en Abyssinie n'est pas davantage un trait exclusivement Est-Africain : « Ainsi équipé il arrive, plein de dédain pour tous ; la terre lui appartient, c'est pour lui que le paysan doit peiner{{ref|12}}. »
Avec une naïveté absolue l'aristocrate, plein de mépris pour le moyen économique et son représentant, le paysan, se déclare ouvertement partisan du moyen politique. La guerre « loyale » et le rapt « loyal » représentent son industrie seigneuriale, son bon droit. Son droit s'étend – vis-à-vis de quiconque n'appartient pas au même cercle de paix – exactement aussi loin que son pouvoir. Nulle part, je crois, on ne trouve une glorification plus caractéristique du moyen politique que dans le chant dorien bien connu :
::J'ai de précieux trésors, ma lance et mon épée
::Et puis l'abri du corps, mon pesant bouclier.
::Leur fier travail remplit de lourds épis mes granges,
::Extrait le suc doré au temps de la vendange
::Et me sacre « Seigneur» ! Le reste n'est que fange.
::Mes esclaves jamais ne brandiront l'épée;
::Ils n'oseraient lever mon pesant bouclier,
::Le front dans la poussière et courbés sous ma loi
::Comme le font mes chiens, ils me baisent les doigts.
::Je suis leur« Grand Seigneur » Mon nom sème l'effroi.
Si l'orgueil du maître conquérant éclate dans ces strophes arrogantes les vers suivants, cités d'après Sombart, et appartenant à un milieu et à un degré de civilisation entièrement différents nous montrent que le pillard subsiste toujours dans le guerrier en dépit du christianisme, de la Paix de Dieu et du Saint-Empire Romain. Là aussi le poète loue le moyen politique, mais dans sa forme la plus crasse, le vol de grand chemin :
Veux- tu faire fortune,
Jeune gentilhomme,
Suis mon conseil
En selle et cherche aventure.
Tiens-toi dans le bois verdoyant
Et quand le paysan s'y risque
Attaque-le sans hésiter.
Attrape-le au collet
Et polir réjouir ton cœur
Prends-lui tout ce qu'il a
Et dételle ses chevaux5
Sombart continue: « Lorsqu'il ne préférait pas chasser un gibier plus riche et enlever de force aux marchands le contenu de leurs ballots. Le vol de grand chemin a toujours été la forme naturelle de l'industrie du seigneur lorsque ses rentes seules ne suffisaient pas à satisfaire les besoins du train d'existence journalier, augmentés par les exigences croissantes du luxe. Le brigandage était considéré comme une occupation absolument honorable : s'emparer de ce qui est à portée de la pointe de la lance ou du tranchant de l’épée est entièrement conforme à l'esprit de chevalerie. Le chevalier faisait son apprentissage de brigand tout comme le savetier apprend son métier. C'est ce que proclame gaiment la chanson :
« A batailler et roder il n'y a aucune honte
Les plus nobles du pays en font autant »
A ce trait dominant de toute psychologie (le gentilhomme vient s'ajouter, comme seconde mardistinctive à peine moins caractéristique, la évotion convaincue ou du moins marquée avec ostentation. Ce trait démontre de façon probante la facilité avec laquelle, étant données les mêmes conditions sociales, les mêmes représentations s’imposent toujours de nouveau. Dieu apparaît encore de nos jours à la classe dominatrice comme son « dieu » spécial, et surtout de façon prédominante comme le dieu des armées. La connaissance du Dieu créateur de tous les hommes, y compris les ennemis, et même depuis le christianisme du Dieu d'amour, ne peut rien contre la force avec laquelle les intérêts de classe construisent leur propre idéologie. Citons encore pour compléter le tableau de la psychologie aristocratique la tendance à la prodigalité qui se présente souvent de manière plus sympathique sous forme de éralité, qualité évidente chez qui ignore le prix du travail ; et enfin comme trait le plus noble la bravoure à toute épreuve, engendrée par la nécessité, impérieuse pour une minorité , d'être prêt à tout instant à défendre ses droits l'arme à la main ; l'affranchissement de tout travail favorise du reste aussi le développement de cette dernière qualité en permettant l'aguerrissement physique produit par les exercices du corps, la chasse et les luttes. Son revers est l’humeur querelleuse, l'exagération extravagante du point d'honneur personnel.
Ici une petite digression. César les Celtes de la Gaule précisément dans cette période de leur développement, lorsque 'aristocratie était parvenue au pouvoir. Sa description classique de cette psychologie de classe passe depuis le tableau de la psychologie de la race celte. ême un Mommsen s'y laisse prendre et cette méprise manifeste se continue dès lors indestructible dans tous les ouvrages sur l'histoire universelle et la sociologie. Un coup d'œil suffirait pourtant à connaître que tous les peuples, quelle que soit leur race, ont présenté le même caractère durant la même période de leur développement (les Thessaliens, Apuliens, Campanes, Germains et Polonais en Europe) pendant que les Celtes, et en particulier les Français, présentent pendant toutes les autres périodes des traits caractéristiques entièrement différents. Psychologie de phase et non psychologie de race !
De l'autre côté, partout où les représentations religieuses consacrant l'Etat sont faibles ou vont s'affaiblissant, une notion plus ou moins claire du « droit naturel » s'élève comme théorie du groupe des asservis. La classe inférieure ressent comme une arrogance insupportable l'orgueil de race aristocratique et se considère comme étant de tout aussi bonne lignée et de sang aussi noble, et cela encore avec raison, l'assiduité et l'esprit d'ordre étant pour elle les seules vertus. Elle est souvent sceptique vis-à-vis de la religion qu'elle voit trop souvent liguée avec ses ennemis et elle est aussi fermement convaincue que les privilèges du groupe dominateur offensent le bon droit et la raison que ses maîtres sont persuadés du contraire. Ici aussi tous les développements ultérieurs n'ont pu ajouter aucun trait important aux éléments primordiaux.
Guidés plus ou moins consciemment par ces idées, les deux groupes livrent désormais le grand combat des intérêts, et l'Etat naissant risquerait d'éclater sous la pression de ces forces centrifuges si les forces centripètes de l'intérêt commun, de la conscience d'Etat, n'étaient pas en général plus puissantes encore. La pression extérieure de l’Etranger, de l'ennemi commun, est plus forte que la pression intérieure des intérêts particuliers antagonistes. Que l'on se rappelle la fable de la ''secessio plebis'' et la mission couronnée de succès de Menenius Agrippa. Le jeune Etat suivrait ainsi éternellement, nouvelle planète, la voie que lui trace le parallélogramme des forces, si l'évolution ne le transformait, lui et son milieu, en développant de nouvelles forces extérieures et intérieures.


== Notes ==  
== Notes ==  
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# {{note|2}}Paul de Lilienfeld (1829–1903) était un homme d'Etat et un sociologue de la Russie impériale. Il fut gouverneur du duché de Courlande (Lettonie) de 1868 à 1885. C'est à cette époque qu'il rédige ses ''Мысли о социальной науке будущего'' (''Pensées sur les sciences sociales du futur''). Il y développe une théorie organique des sociétés, qu'on appelle aussi théorie organiciste. Il devint ensuite sénateur du parlement russe, de même que vice-président (1896), puis président l'année suivante, de l'Institut international de Sociologie à Paris.  
# {{note|2}}Paul de Lilienfeld (1829–1903) était un homme d'Etat et un sociologue de la Russie impériale. Il fut gouverneur du duché de Courlande (Lettonie) de 1868 à 1885. C'est à cette époque qu'il rédige ses ''Мысли о социальной науке будущего'' (''Pensées sur les sciences sociales du futur''). Il y développe une théorie organique des sociétés, qu'on appelle aussi théorie organiciste. Il devint ensuite sénateur du parlement russe, de même que vice-président (1896), puis président l'année suivante, de l'Institut international de Sociologie à Paris.  
# {{note|3}}« Les femmes occupent chez les Vahoumas une position plus élevée que chez les nègres et sont jalousement surveillées par leurs maris. Ceci contribue à rendre plus difficile le mélange des races. La masse des Vaganda ne serait pas aujourd'hui une authentique tribu nègre (au teint chocolat-foncé et aux cheveux crépus) si les deux peuples, laboureur et pasteur, dominateur et dominé, honoré et méprisé, n'étaient pas restés hostilement séparés en dépit des relations nouées entre les classes supérieures. Dans cette position d’exception ils constituent un phénomène typique et toujours aisément reconnaissable. » (Ratzel, 1, ch. II, p. 117.)
# {{note|3}}« Les femmes occupent chez les Vahoumas une position plus élevée que chez les nègres et sont jalousement surveillées par leurs maris. Ceci contribue à rendre plus difficile le mélange des races. La masse des Vaganda ne serait pas aujourd'hui une authentique tribu nègre (au teint chocolat-foncé et aux cheveux crépus) si les deux peuples, laboureur et pasteur, dominateur et dominé, honoré et méprisé, n'étaient pas restés hostilement séparés en dépit des relations nouées entre les classes supérieures. Dans cette position d’exception ils constituent un phénomène typique et toujours aisément reconnaissable. » (Ratzel, 1, ch. II, p. 117.)
# {{note|4}}D'origine latine, le terme pari passu est principalement utilisé en droit des affaires et signifie que toutes les parties sont traitées de manière égale.
# {{note|5}}Ratzel, 1, ch. II, p. 178.
# {{note|6}}Les Oromos sont des habitants de l'Afrique de l’Est, vivant principalement dans la région Oromia de l'Éthiopie et au Kenya. Ils sont souvent assimilés aux anciens « Galla », terme péjoratif qui n'est plus utilisé, sans que la correspondance soit totale.
# {{note|7}}Peuplade originaire des Comores.
# {{note|8}}Id. l, ch. II,p. 198.
# {{note|9}}Les Toubous sont une ethnie pratiquant le pastoralisme et nomadisant dans le Sahara oriental. Leur territoire est centré sur le nord du Tchad mais déborde sur le sud de la Libye et le nord-est du Niger.
# {{note|10}}Gautier Sans-Avoir, mort en 1096, est, avec Pierre l'Ermite, un des chefs de la croisade populaire, partie en avant-garde de la première croisade bien avant la mise en marche de celle des nobles et seigneurs.
# {{note|11}}Id. 1, ch. II, p. 476.
# {{note|12}}Id. 1, ch. II, p. 453.
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