Franz Oppenheimer:L'Etat, son origines, son évolution et son avenir - Partie II : L'Etat féodal primitif

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Franz Oppenheimer:L'Etat, son origines, son évolution et son avenir - Partie II : L'Etat féodal primitif


Anonyme


Partie II : L'Etat féodal primitif
l’Etat, Ses origines, son évolution et son avenir
Der Staat
B577.jpg
Auteur : Franz Oppenheimer
Genre
sociologie
Année de parution
1913
Dans l'archipel malais comme dans le grand laboratoire sociologique africain, dans tous les pays du globe où l'évolution des races a dépassé la période de sauvagerie primitive, l'Etat est né de la subjugation d'un groupe humain par un autre groupe et sa raison d'être est, et a toujours été, l'exploitation économique des asservis.
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La domination

Sa forme est la domination, la domination d'une minorité peu nombreuse mais belliqueuse, unie par les liens de consanguinité, sur un territoire strictement délimité et sur ses habitants. Cette domination est exercée selon la formule d'un droit consacré par l'usage, qui fixe les privilèges et les exigences des maîtres et le devoir d'obéissance et les obligations des sujets, et les fixe en outre de telle sorte que la capacité prestative du paysan – l’expression date du XVIIIe siècle – n'en souffre pas. L' « apiculture » consacrée par la loi ! Au devoir de prestation du paysan correspond un devoir de protection du seigneur, protection à l'intérieur contre les empiétements des autres seigneurs et protection à l'extérieur contre les attaques de l'ennemi du dehors. C'est là un côté du caractère de l'Etat ; l'autre côté, incomparablement plus important au début, est l'exploitation économique, le « moyen politique » de la satisfaction des besoins. Le paysan donne une partie du produit de son travail sans recevoir d'équivalent : Au commencement était la rente foncière !

Les formes dans lesquelles s'accomplissent le prélèvement et la consommation de la rente foncière varient selon le lieu et le temps. Tantôt les maîtres sont établis en compagnie militaire dans un camp fortifié et consomment de façon communiste le tribut des communautés paysannes : tel fut l'Etat Inca. Tantôt un certain territoire est déjà assigné à chaque noble guerrier, mais il en consomme encore les produits de préférence dans la « syssitie[1] » avec ses égaux et ses compagnons d'armes : il en est ainsi à Sparte. Tantôt l'aristocratie territoriale est disséminée sur tout le territoire conquis, chaque membre réside avec sa suite dans son château fort et consomme individuellement les produits de ses terres. Mais il n'est pas encore « propriétaire », il reçoit seulement le tribut de serfs qu'il n'a ni à diriger ni à surveiller : c'est le type de la seigneurie domaniale du moyen âge dans les pays d'aristocratie germanique. Et finalement le seigneur devient le gentilhomme campagnard, les serfs se transforment en ouvriers de sa grande exploitation et le tribut apparaît maintenant comme profit de l'entrepreneur. C'est le type de la première entreprise capitaliste des temps modernes, la grande exploitation agricole dans l'ancien district slave de l'Allemagne de l'Est. Il y a enfin, menant d'un degré à l'autre, de nombreuses périodes de transition.

Mais c'est partout en principe le même Etat. Son but est toujours et partout le « moyen politique » de la satisfaction des besoins : appropriation de la rente foncière d'abord, tant qu'il n'existe pas de travail industriel susceptible d’être accaparé. Sa forme est toujours et partout la domination : l'exploitation imposée comme droit, comme constitution, maintenue et poursuivie strictement, cruellement même au besoin. Pourtant le droit absolu du conquérant est aussi légalement limité dans l'intérêt même du prélèvement permanent de la rente foncière. Le devoir de production du sujet est borné par son droit au maintien de sa capacité prestative ; le droit de taxation des seigneurs est complété par leur devoir de protection à l'intérieur et à l'extérieur. Protection légale et défense des frontières.

Dès lors l'Etat primitif est arrivé à maturité, entièrement développé dans l'ensemble de ses éléments constitutifs. La condition embryonnaire est dépassée et il ne se manifestera plus maintenant que des phénomènes de croissance.

Comparé aux agrégats familiaux, l'Etat représente indiscutablement une espèce supérieure. Il embrasse une masse humaine plus considérable dans le cercle d'une organisation plus rigide, plus capable de dompter les forces de la nature et de repousser les ennemis. Il transforme en travail méthodique assidu les occupations, jusque-là de simples passe-temps. Par là, il est vrai, il amasse une détresse infinie sur la longue suite des générations à venir qui devront gagner leur pain à la sueur de leur front, parce qu'à l'âge d'or des libres associations familiales a succédé l'âge de fer de la domination autoritaire. Mais aussi par la découverte du travail véritable il a introduit dans le monde la Puissance, qui seule peut nous ramener l'âge d'or nouveau convenant à un degré supérieur de la civilisation, l'âge d'or du bonheur universel. Il détruit, comme le dit Schiller, le bonheur naïf des peuples enfants pour les élever par l'aride chemin de la souffrance au bonheur « sentimental », au bonheur conscient de la maturité.

Une espèce supérieure ! Déjà Paul de Lilienfeld[2], un des principaux représentants de l'Ecole qui voit dans l'État un organisme supérieur, a indiqué le parallélisme remarquable existant ici entre l'organisme développé et l'organisme rudimentaire. Tous les êtres supérieurs se reproduisent sexuellement ; les êtres inférieurs se reproduisent par division, par gemmation ou tout au plus par la copulation. La croissance et la reproduction de l'association familiale antérieure à l'Etat correspondent exactement à ces simples méthodes. Elle aussi se développe jusqu'à ce que, devenue trop grande pour que la cohésion soit encore possible, elle se divise, se sépare, el les hordes individuelles ne conservent plus entre elles que de vagues relations sans aucune organisation d'ensemble. La copulation peut se comparer à la fusion de groupes exogames.

L'État, par contre, est engendré sexuellement. Dans l'acte de la génération bi-sexuelle, le principe masculin, une petite cellule excessivement active et mobile, le spermatozoïde, recherche le principe féminin, l'ovule, une grande cellule inerte dépourvue de motion propre, la pénètre et se confond avec elle, ce qui donne lieu à un processus de croissance imposante, de merveilleuse différenciation qu'accompagne une intégration aussi complète. La race paysanne inerte et attachée au sol est l'ovule, la tribu pastorale nomade le spermatozoïde de cet acte de génération sociologique : et son résultat est l’arrivée à maturité d'un organisme social supérieur, plus fortement constitué (intégré) et possédant une division organique plus parfaite. On peut prolonger le parallèle à l’infini. La façon dont d’innombrables spermatozoïdes harcèlent l’ovule jusqu’à ce que l'un d'eux, le plus fort ou le plus heureux, découvre et conquière le mikropyle, peut être comparée aux luttes de frontières qui précèdent la formation de l’Etat ; de même la force d'attraction magique qu'exerce l'ovule sur les spermatozoïdes rappelle l'attraction qu'a la plaine fertile pour les enfants du désert.

Tout ceci est d'ailleurs loin d'être une preuve en faveur de la théorie de l'organicisme. Mais le problème ne peut être qu'indiqué ici.

L'intégration

Nous avons suivi le cours de la formation de l'Etat depuis sa seconde période, pendant sa croissance objective, dans ses formes politiques et légales et dans sa substance économique. Sa croissance subjective, sa différenciation et son intégration socio-psychologiques sont d'une importance plus grande encore, toute sociologie étant presque entièrement psychologie sociale.

Parlons d'abord de l'intégration.

Le réseau des relations intérieures que nous avons vu se tendre dès la deuxième période se resserre de plus en plus, devient de plus en plus étroit, à mesure que progresse la fusion matérielle que nous avons décrite. Les deux dialectes deviennent une langue ou encore l'un des deux langages, souvent essentiellement différents, disparaît ; parfois, celui des vainqueurs, plus souvent celui des vaincus. Les deux cultes se fondent en une religion dans laquelle le dieu tribal du vainqueur est adoré comme dieu principal pendant que les anciennes divinités deviennent ses subordonnés ou ses antagonistes, démons ou diables. Le type physique s'unifie sous l'influence d'un même climat et d'un genre de vie analogue. Là où une grande différence a existé et se maintient[3] entre les deux types, les bâtards rapprochent les extrêmes jusqu'à un certain degré, et le type de l'ennemi au-delà de la frontière est graduellement ressenti par tous comme opposition ethnique, comme « étranger » plus fortement que ne l'est la différence encore existante entre les deux types désormais réunis. De plus en plus les maîtres et les asservis apprennent à se considérer comme « semblables » du moins par rapport à l'étranger du dehors. Finalement le souvenir de l'origine différente s'affaiblit et s'efface parfois entièrement : les conquérants passent pour les descendants des anciens dieux, et le sont aussi en fait très souvent, comme ces dieux ne sont autres que les âmes déifiées des ancêtres. Le sentiment de solidarité devient plus fort à l'intérieur à mesure que croît chez les membres du « cercle de paix » la conscience de l'isolement vis-à-vis des étrangers au-delà de la frontière : ce sentiment, s'affirme surtout lors des heurts avec les Etats voisins, beaucoup plus agressifs que ne l'étaient autrefois les communautés familiales. L'esprit de fraternité, d'équité, s'enracine de plus en plus fortement, cet esprit qui régnait jadis entre les membres de la horde seulement et qui réunit maintenant encore les membres de l'aristocratie. Ce ne sont d'abord que de très faibles liens allant de haut en bas. Équité et fraternité ne reçoivent qu'autant de place que peut le permettre le droit au moyen politique. Mais cette place, elles la reçoivent. Et c'est surtout la protection légale à l'intérieur qui, bien plus que la défense extérieure, noue un lien puissant de solidarité : Justitia fundamentum regnorum ! Lorsque les seigneurs, agissant comme groupe social, exécutent « de par la loi» un gentilhomme meurtrier ou voleur qui a outrepassé les limites du droit d'exploitation, le sujet reconnaissant se réjouit plus sincèrement qu'après une bataille gagnée.

Tels sont les grands traits du développement de l'intégration intérieure. Les intérêts communs d'ordre et de paix engendrent un puissant sentiment collectif que l'on peut presque nommer déjà « conscience d'Etat ».

La différenciation (Théories et psychologie des groupes)

De l'autre côté, il s'accomplit « pari passu[4] », comme dans tout développement organique, une différenciation intérieure aussi importante. Les intérêts des différents groupes engendrent de forts sentiments de classe ; les couches inférieures et supérieures de la société développent une conscience de groupe correspondant à leurs intérêts particuliers.

L'intérêt du groupe dominateur est de maintenir le droit du moyen politique qu'il a imposé : il est « conservateur ». L'intérêt du groupe dominé tend au contraire à abolir ce droit et à le remplacer par un nouveau droit d’égalité pour tous les membres de l'Etat : il est « libéral » et révolutionnaire.

Là est la source profonde de toutes les psychologies de classe et de parti. Et déjà se forment, selon de sévères lois psychiques, des enchaînements d'idées incomparablement puissants qui, comme théories de classe, dirigeront et légitimeront pendant des milliers d'années les luttes sociales dans la conscience des contemporains.

« Quand la volonté parle, la raison doit se taire » dit Schopenhauer, et Ludwig Gumplowicz émet une opinion identique lorsqu'il écrit : « L'homme agit comme être naturel avant de penser comme homme. » L'individu, dont la volonté est strictement déterminée, doit agir comme le commande son milieu : la même loi s'applique à toutes les communautés humaines, groupe, classe, ou Etat. Toutes se portent du lieu de plus haute pression économique et sociale vers le lieu de plus faible pression en suivant la ligne de moindre résistance. L'individu, comme le groupe social, croit agir librement alors qu'une inexorable loi le force à considérer le chemin qu'il parcourt, le point auquel il aspire, comme chemin, comme but librement choisi. Et l'homme étant un être raisonnable et moral, c'est-à-dire un être social, est contraint de justifier le moyen, le but de son activité devant le tribunal de la raison et de la moralité, autrement dit devant la conscience morale.

Tant que les relations entre les deux groupes ont été de simples relations internationales entre des ennemis, le moyen politique n'a pas eu besoin de justification : l'étranger n'a aucun droit. Mais dès que l'intégration intérieure a développé le sentiment de solidarité, la conscience d'Etat, dès que le serf a acquis un « droit » et à mesure que s'approfondit le sentiment d'égalité, le moyen politique doit être justifié et chez les dominateurs prend naissance la théorie de groupe : le légitimisme.

Partout et toujours le légitimisme avance pour justifier la domination et l'exploitation les mêmes raisons anthropologiques et théologiques. Le groupe dominateur qui considère le courage et la valeur guerrière comme les uniques vertus de l'homme, se proclame lui-même, le vainqueur – et très justement à son point de vue – la race la plus digne, la race supérieure ; et cette opinion s'affermit à mesure que déchoit la race asservie, amoindrie par un labeur acharné et une nourriture insuffisante. De plus comme le dieu tribal du groupe dominateur est devenu le dieu principal de la religion d'Etat nouvellement instituée, cette religion proclame – et très justement à son point de vue – que l'ordre établi est « selon la volonté divine », et est « tabou », Par un simple renversement logique le groupe subjugué lui apparait vraiment comme de race indiscutablement inférieure, récalcitrante, perfide, paresseuse et lâche, absolument incapable de se gouverner et se défendre elle-même. Et chaque soulèvement contre l'autorité doit inévitablement lui apparaître comme une révolte contre Dieu lui-même et contre sa loi morale. Aussi le groupe dominateur est-il partout étroitement lié au clergé dont les dignitaires se recrutent généralement parmi ses fils et qui participe à ses droits politiques et à ses privilèges économiques.

Telle était, telle est encore de nos jours, la théorie de classe des dirigeants : pas un trait n'a été effacé, pas un trait ajouté. Même l'affirmation toute moderne par laquelle l'aristocratie territoriale en France et dans l'Allemagne de l'Est, a essayé de repousser les revendications des paysans à la propriété du sol, en déclarant que la terre appartenait à l'origine à l'aristocratie qui la céda en fief aux laboureurs, cette affirmation est avancée également chez les Vahouma[5] et fort probablement aussi en nombre d'autres pays.

De même que leur théorie de classe, leur psychologie est et a été de tout temps la même. Le trait le plus saillant est l'orgueil aristocratique, le mépris de la classe laborieuse. Cet orgueil est si profondément entré dans le sang qu'il subsiste encore chez les pasteurs lorsqu'ils sont tombés dans une quasi-servitude par suite de la perte de leurs troupeaux. « Les Galla[6] au nord du Tana, que les Somalis ont dépouillés de leurs riches troupeaux et qui sont devenus bergers chez des maîtres étrangers et même parfois laboureurs (dans la contrée du Sabaki), regardent néanmoins avec mépris les Vapokomos[7] ; ils semblent avoir plus de considération pour les peuples chasseurs des Vabonis, Vassanias et Vulangoulos (Ariangoulos) tributaires des Galla auxquels ils ressemblent[8].» Et la description suivante des Toubous[9] semble avoir été faite pour Gautier-sans-Avoir[10], ou la foule des chevaliers errants qui allèrent chercher dans les croisades butin et seigneurie ; elle s'applique aussi à maint noble aventurier de l'Allemagne de l'Est, à maint Schlachzize (noble polonais) ou Hidalgo en haillons : « Les Toubous possèdent un haut sentiment de dignité ; ils peuvent être des mendiants, mais ne sont jamais des parias. D'autres peuples dans les mêmes circonstances seraient misérables et aveulis : les Toubous ont une nature d'acier. Ils ont toutes les qualités nécessaires pour être des brigands, des guerriers, des dominateurs parfaits. Leur système de pillage même est admirable dans sa vilenie. Ces Toubous dépenaillés, affamés, se débattant dans la plus noire misère, élèvent des prétentions impudentes qu'avec une bonne foi, réelle ou apparente, ils proclament comme leur droit. Le droit du chacal qui considère l'avoir de l'étranger comme possession commune sauve seul ces êtres avides du dénuement complet. A ces traits viennent s'ajouter l'insécurité d'un état de guerre presque constant qui donne à l'existence un élément quémandeur réclamant des satisfactions immédiates[11]. » Et ce que l'on rapporte du soldat en Abyssinie n'est pas davantage un trait exclusivement Est-Africain : « Ainsi équipé il arrive, plein de dédain pour tous ; la terre lui appartient, c'est pour lui que le paysan doit peiner[12]. »

Avec une naïveté absolue l'aristocrate, plein de mépris pour le moyen économique et son représentant, le paysan, se déclare ouvertement partisan du moyen politique. La guerre « loyale » et le rapt « loyal » représentent son industrie seigneuriale, son bon droit. Son droit s'étend – vis-à-vis de quiconque n'appartient pas au même cercle de paix – exactement aussi loin que son pouvoir. Nulle part, je crois, on ne trouve une glorification plus caractéristique du moyen politique que dans le chant dorien bien connu :

J'ai de précieux trésors, ma lance et mon épée
Et puis l'abri du corps, mon pesant bouclier.
Leur fier travail remplit de lourds épis mes granges,
Extrait le suc doré au temps de la vendange
Et me sacre « Seigneur» ! Le reste n'est que fange.
Mes esclaves jamais ne brandiront l'épée;
Ils n'oseraient lever mon pesant bouclier,
Le front dans la poussière et courbés sous ma loi
Comme le font mes chiens, ils me baisent les doigts.
Je suis leur« Grand Seigneur » Mon nom sème l'effroi.

Si l'orgueil du maître conquérant éclate dans ces strophes arrogantes les vers suivants, cités d'après Sombart, et appartenant à un milieu et à un degré de civilisation entièrement différents nous montrent que le pillard subsiste toujours dans le guerrier en dépit du christianisme, de la Paix de Dieu et du Saint-Empire Romain. Là aussi le poète loue le moyen politique, mais dans sa forme la plus crasse, le vol de grand chemin :

Veux- tu faire fortune, Jeune gentilhomme, Suis mon conseil En selle et cherche aventure. Tiens-toi dans le bois verdoyant Et quand le paysan s'y risque Attaque-le sans hésiter. Attrape-le au collet Et polir réjouir ton cœur Prends-lui tout ce qu'il a Et dételle ses chevaux5

Sombart continue: « Lorsqu'il ne préférait pas chasser un gibier plus riche et enlever de force aux marchands le contenu de leurs ballots. Le vol de grand chemin a toujours été la forme naturelle de l'industrie du seigneur lorsque ses rentes seules ne suffisaient pas à satisfaire les besoins du train d'existence journalier, augmentés par les exigences croissantes du luxe. Le brigandage était considéré comme une occupation absolument honorable : s'emparer de ce qui est à portée de la pointe de la lance ou du tranchant de l’épée est entièrement conforme à l'esprit de chevalerie. Le chevalier faisait son apprentissage de brigand tout comme le savetier apprend son métier. C'est ce que proclame gaiment la chanson :

« A batailler et roder il n'y a aucune honte Les plus nobles du pays en font autant »

A ce trait dominant de toute psychologie (le gentilhomme vient s'ajouter, comme seconde mardistinctive à peine moins caractéristique, la évotion convaincue ou du moins marquée avec ostentation. Ce trait démontre de façon probante la facilité avec laquelle, étant données les mêmes conditions sociales, les mêmes représentations s’imposent toujours de nouveau. Dieu apparaît encore de nos jours à la classe dominatrice comme son « dieu » spécial, et surtout de façon prédominante comme le dieu des armées. La connaissance du Dieu créateur de tous les hommes, y compris les ennemis, et même depuis le christianisme du Dieu d'amour, ne peut rien contre la force avec laquelle les intérêts de classe construisent leur propre idéologie. Citons encore pour compléter le tableau de la psychologie aristocratique la tendance à la prodigalité qui se présente souvent de manière plus sympathique sous forme de éralité, qualité évidente chez qui ignore le prix du travail ; et enfin comme trait le plus noble la bravoure à toute épreuve, engendrée par la nécessité, impérieuse pour une minorité , d'être prêt à tout instant à défendre ses droits l'arme à la main ; l'affranchissement de tout travail favorise du reste aussi le développement de cette dernière qualité en permettant l'aguerrissement physique produit par les exercices du corps, la chasse et les luttes. Son revers est l’humeur querelleuse, l'exagération extravagante du point d'honneur personnel. Ici une petite digression. César les Celtes de la Gaule précisément dans cette période de leur développement, lorsque 'aristocratie était parvenue au pouvoir. Sa description classique de cette psychologie de classe passe depuis le tableau de la psychologie de la race celte. ême un Mommsen s'y laisse prendre et cette méprise manifeste se continue dès lors indestructible dans tous les ouvrages sur l'histoire universelle et la sociologie. Un coup d'œil suffirait pourtant à connaître que tous les peuples, quelle que soit leur race, ont présenté le même caractère durant la même période de leur développement (les Thessaliens, Apuliens, Campanes, Germains et Polonais en Europe) pendant que les Celtes, et en particulier les Français, présentent pendant toutes les autres périodes des traits caractéristiques entièrement différents. Psychologie de phase et non psychologie de race ! De l'autre côté, partout où les représentations religieuses consacrant l'Etat sont faibles ou vont s'affaiblissant, une notion plus ou moins claire du « droit naturel » s'élève comme théorie du groupe des asservis. La classe inférieure ressent comme une arrogance insupportable l'orgueil de race aristocratique et se considère comme étant de tout aussi bonne lignée et de sang aussi noble, et cela encore avec raison, l'assiduité et l'esprit d'ordre étant pour elle les seules vertus. Elle est souvent sceptique vis-à-vis de la religion qu'elle voit trop souvent liguée avec ses ennemis et elle est aussi fermement convaincue que les privilèges du groupe dominateur offensent le bon droit et la raison que ses maîtres sont persuadés du contraire. Ici aussi tous les développements ultérieurs n'ont pu ajouter aucun trait important aux éléments primordiaux. Guidés plus ou moins consciemment par ces idées, les deux groupes livrent désormais le grand combat des intérêts, et l'Etat naissant risquerait d'éclater sous la pression de ces forces centrifuges si les forces centripètes de l'intérêt commun, de la conscience d'Etat, n'étaient pas en général plus puissantes encore. La pression extérieure de l’Etranger, de l'ennemi commun, est plus forte que la pression intérieure des intérêts particuliers antagonistes. Que l'on se rappelle la fable de la secessio plebis et la mission couronnée de succès de Menenius Agrippa. Le jeune Etat suivrait ainsi éternellement, nouvelle planète, la voie que lui trace le parallélogramme des forces, si l'évolution ne le transformait, lui et son milieu, en développant de nouvelles forces extérieures et intérieures.

Notes

  1. ^ Du grec ancien « τὰ συσσίτια » (ta sussitia), repas pris en commun par les hommes d'un groupe social ou religieux, spécialement à Sparte ; par extension, un repas austère et spartiate.
  2. ^ Paul de Lilienfeld (1829–1903) était un homme d'Etat et un sociologue de la Russie impériale. Il fut gouverneur du duché de Courlande (Lettonie) de 1868 à 1885. C'est à cette époque qu'il rédige ses Мысли о социальной науке будущего (Pensées sur les sciences sociales du futur). Il y développe une théorie organique des sociétés, qu'on appelle aussi théorie organiciste. Il devint ensuite sénateur du parlement russe, de même que vice-président (1896), puis président l'année suivante, de l'Institut international de Sociologie à Paris.
  3. ^ « Les femmes occupent chez les Vahoumas une position plus élevée que chez les nègres et sont jalousement surveillées par leurs maris. Ceci contribue à rendre plus difficile le mélange des races. La masse des Vaganda ne serait pas aujourd'hui une authentique tribu nègre (au teint chocolat-foncé et aux cheveux crépus) si les deux peuples, laboureur et pasteur, dominateur et dominé, honoré et méprisé, n'étaient pas restés hostilement séparés en dépit des relations nouées entre les classes supérieures. Dans cette position d’exception ils constituent un phénomène typique et toujours aisément reconnaissable. » (Ratzel, 1, ch. II, p. 117.)
  4. ^ D'origine latine, le terme pari passu est principalement utilisé en droit des affaires et signifie que toutes les parties sont traitées de manière égale.
  5. ^ Ratzel, 1, ch. II, p. 178.
  6. ^ Les Oromos sont des habitants de l'Afrique de l’Est, vivant principalement dans la région Oromia de l'Éthiopie et au Kenya. Ils sont souvent assimilés aux anciens « Galla », terme péjoratif qui n'est plus utilisé, sans que la correspondance soit totale.
  7. ^ Peuplade originaire des Comores.
  8. ^ Id. l, ch. II,p. 198.
  9. ^ Les Toubous sont une ethnie pratiquant le pastoralisme et nomadisant dans le Sahara oriental. Leur territoire est centré sur le nord du Tchad mais déborde sur le sud de la Libye et le nord-est du Niger.
  10. ^ Gautier Sans-Avoir, mort en 1096, est, avec Pierre l'Ermite, un des chefs de la croisade populaire, partie en avant-garde de la première croisade bien avant la mise en marche de celle des nobles et seigneurs.
  11. ^ Id. 1, ch. II, p. 476.
  12. ^ Id. 1, ch. II, p. 453.

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