Différences entre les versions de « Franz Oppenheimer:L'Etat, son origines, son évolution et son avenir - Partie IV : L'évolution de l'Etat féodal »

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C'est la solidarité d'intérêts entre le seigneur et ses sujets que nous rencontrons ici pour la seconde fois dans cette étude. Nous l'avons trouvée pour la première fois faiblement ébauchée durant la seconde période de la fondation de l'État. Cette solidarité porte le demi-prince à traiter ses serfs avec autant de bénévolence qu'il déploie de sévérité envers les hommes francs de son territoire ; les premiers combattront pour lui et paieraient la taille d'autant plus docilement, les seconds, malmenés et opprimés, céderont d'autant plus aisément à sa tyrannie, surtout comme par suite du déclin du pouvoir central leur indépendance souveraine n'est plus que l'ombre d'un mot. Ici et là – le fait s'est produit en Allemagne vers la fin du Xe siècle entièrement consciemment{{ref|40}} – le seigneur exerce une autorité particulièrement bénigne et cherche à attirer à lui les sujets des potentats voisins, autant pour augmenter sa propre puissance militaire et contribuable que pour diminuer celle de ses rivaux. La plèbe obtient ainsi, de fait et de droit, des avantages de plus en plus nombreux, un meilleur droit de propriété, parfois même l'autonomie, le droit de juridiction dans les affaires de la commune. Elle s'élève à mesure que les hommes francs s'abaissent jusqu'à ce que tous deux se rencontrent à mi-chemin et se fondent en une couche sociale à peu près homogène légalement et économiquement. A demi serfs, à demi sujets, ils constituent une formation caractéristique de l'Etat Féodal, lequel ne distingue pas encore nettement entre le droit commun et le droit privé ; c'est là une conséquence immédiate de son évolution historique qui érigea la domination politique dans le but de soutenir des droits économiques privés.
C'est la solidarité d'intérêts entre le seigneur et ses sujets que nous rencontrons ici pour la seconde fois dans cette étude. Nous l'avons trouvée pour la première fois faiblement ébauchée durant la seconde période de la fondation de l'État. Cette solidarité porte le demi-prince à traiter ses serfs avec autant de bénévolence qu'il déploie de sévérité envers les hommes francs de son territoire ; les premiers combattront pour lui et paieraient la taille d'autant plus docilement, les seconds, malmenés et opprimés, céderont d'autant plus aisément à sa tyrannie, surtout comme par suite du déclin du pouvoir central leur indépendance souveraine n'est plus que l'ombre d'un mot. Ici et là – le fait s'est produit en Allemagne vers la fin du Xe siècle entièrement consciemment{{ref|40}} – le seigneur exerce une autorité particulièrement bénigne et cherche à attirer à lui les sujets des potentats voisins, autant pour augmenter sa propre puissance militaire et contribuable que pour diminuer celle de ses rivaux. La plèbe obtient ainsi, de fait et de droit, des avantages de plus en plus nombreux, un meilleur droit de propriété, parfois même l'autonomie, le droit de juridiction dans les affaires de la commune. Elle s'élève à mesure que les hommes francs s'abaissent jusqu'à ce que tous deux se rencontrent à mi-chemin et se fondent en une couche sociale à peu près homogène légalement et économiquement. A demi serfs, à demi sujets, ils constituent une formation caractéristique de l'Etat Féodal, lequel ne distingue pas encore nettement entre le droit commun et le droit privé ; c'est là une conséquence immédiate de son évolution historique qui érigea la domination politique dans le but de soutenir des droits économiques privés.
==La fusion ethnique==
La fusion légale et sociale des hommes libres abaissés et de la plèbe élevée a naturellement comme conséquence la pénétration ethnique. Si d'abord le « ''commercium et connubium''{{ref|41}} » furent sévèrement déniés aux asservis, les obstacles ne purent se maintenir longtemps : au village ce n'est plus le sang bleu, mais la richesse, qui décide de la classe sociale. Souvent sans doute le descendant « pur sang » des guerriers pasteurs doit remplir chez le descendant également « pur sang » des serfs les humbles fonctions de valet de ferme. Le groupe social des sujets est composé maintenant d'une partie de l'ancien groupe ethnique des dominateurs et d'une partie de l'ancien groupe des asservis.
D'une partie seulement de ces derniers ! Le reste a fusionné avec l'autre partie de l'ancien groupe des dominateurs pour former une nouvelle classe sociale homogène. Une partie de la plèbe s'est élevée non seulement jusqu'au niveau auquel s'est abaissée la masse des hommes francs mais encore bien au delà de ce point, et a conquis l'admission complète dans le groupe dominateur aussi augmenté en importance qu'il a diminué en nombre.
Cela aussi est un fait universellement constaté et qui résulte partout inéluctablement des conditions mêmes de l'organisation féodale. Le « ''primus inter pares'' » qui occupe la position souveraine, soit comme représentant du pouvoir central, soit comme potentat local, a besoin pour gouverner d'instruments plus dociles que ne le sont ses pairs. Ceux-ci représentent une classe qu'il doit abaisser s'il veut s'élever lui-même et cela il le veut, il doit le vouloir, la poursuite du pouvoir étant ici pure manifestation de l'instinct de conservation. Sur ce chemin les membres de la famille et les nobles arrogants ne peuvent être que des obstacles. Aussi dans toutes les cours, chez le plus puissant potentat comme chez le seigneur de domaines presque entièrement d'ordre privé, nous trouvons en qualité de fonctionnaires à côté des membres du groupe dominateur des hommes de descendance obscure. Ceux-ci, sous les dehors de serviteurs du roi, sont souvent de véritables « éphores{{ref|42}} » co-possesseurs du pouvoir souverain comme représentants de leur groupe. Ainsi les Indouna à la cour du roi des Bantou. Il n'est pas surprenant que le prince plutôt que d'écouter des conseillers gênants et exigeants se confie de préférence à des hommes qui sont entièrement ses créatures, dont le sort est inextricablement lié au sien, et qui devraient fatalement le suivre dans sa chute.
lci aussi il est presque superflu de citer les faits historiques à l'appui. Chacun sait qu'aux cours des royaumes féodaux de l'Europe Occidentale, l'on trouvait à côté des parents du roi et de quelques grands vassaux, des éléments appartenant au groupe inférieur, hommes d'Eglise ou habiles soldats, occupant les plus hautes situations. Il y avait parmi les « ''antrustions''{{ref|43}} » de Charlemagne des représentants de toutes les races et de tous les peuples de son empire. Cette élévation des fils intrépides de peuples subjugués se retrouve aussi dans la légende de Théodoric le Grand. Je cite encore quelques exemples moins connus :
Dans la terre des Pharaons, dès l'Ancien Empire, à côté de fonctionnaires impériaux recrutés parmi l'aristocratie féodale issue des pasteurs-conquérants, princes des nomes représentants de la couronne et investis d'un pouvoir quasi-souverain, il existait un fonctionnarisme de cour qui occupait les différentes charges gouvernementales. Ce fonctionnarisme se recrutait parmi la domesticité des cours princières – prisonniers de guerre, fugitifs, etc{{ref|44}}. La légende de Joseph nous présente comme un fait familier à cette époque cette élévation d'un esclave au rang de ministre tout puissant et aujourd'hui encore une telle carrière ne présente rien d'absolument fantastique dans les cours orientales, en Perse, en Turquie, au Maroc, etc. A une époque beaucoup plus récente, durant la période de transition entre l'Etat féodal développé et l'organisation parlementaire, l'histoire du vieux Derfflinger{{ref|45}} nous fournit un exemple auprès duquel on pourrait placer encore la carrière de maint vaillant soldat de fortune.
Citons encore quelques exemples pris chez les peuples « sans histoire ». Ratzel rapporte du royaume des Kanem-Bornou{{ref|46}} : « Les hommes libres n'ont pas perdu l'arrogance de leur origine vis-à-vis des esclaves du sheick, mais les souverains se confient plus volontiers à leurs esclaves qu'à leurs parents ou qu'aux membres libres de la tribu. Non seulement les charges de cour mais la défense du territoire même a été de tous temps confiée de préférence aux esclaves. Les frères du prince, de même que les plus ambitieux, les plus énergiques de ses fils, sont regardés avec méfiance : pendant que les charges les plus importantes de la cour sont remplies par les esclaves, les postes éloignés du siège du gouvernement sont réservés princes. Les revenus des charges et des provinces défraient les salaires{{ref|47}}. »
Chez les Fellata « la société se divise en princes, chefs, hommes francs et esclaves. Les esclaves du roi, qui sont soldats et fonctionnaires et peuvent prétendre aux plus hautes situations, jouent un rôle important dans l'Etat{{ref|48}} ».
Cette noblesse de cour peut en certaines circonstances être admise dans la classe des « leudes impériaux{{ref|49}} », ce qui lui ouvre la voie décrite plus haut menant à la souveraineté locale. Elle représente alors dans l'Etat Féodal Développé la haute aristocratie et conserve généralement son rang même après avoir été médiatisée à la suite de l'absorption par un voisin plus puissant. La noblesse franque a sûrement contenu de tels éléments provenant du groupe inférieur originaire{{ref|50}}. Et comme l'aristocratie européenne est issue en grande partie de cette souche, directement ou indirectement, nous trouvons la fusion ethnique réalisée de nos jours dans la couche sociale la plus élevée comme dans le groupe inférieur des sujets. Il en fut de même en Egypte : « Lors du déclin de l'autorité royale, pendant la période de décadence, les hauts fonctionnaires emploient leur pouvoir dans un but intéressé afin de rendre leurs charges héréditaires et créer ainsi une noblesse fonctionnaire ne se détachant pas ethniquement du reste de la population{{ref|51}}. »
Et finalement le même processus gagne, de par les mêmes causes, la classe moyenne actuelle, la couche inférieure du groupe dominateur, les subordonnés et officiers des grands vassaux. Une certaine différence sociale subsiste quelque temps entre les vassaux libres auxquels le seigneur a baillé des fiefs – parents, fils cadets de familles nobles, compagnons appauvris, quelques fils de paysans libres, réfugiés et spadassins de descendance non-serve – et les officiers de la suite, d'origine plébéienne occupant des positions quasi subalternes. Mais le servage s'élève en même temps que la liberté décline en tant que valeur sociale, et ici aussi le prince se confie de préférence à ses créatures plutôt qu'à ses pairs. Tôt ou tard la fusion complète s'effectue. En Allemagne la noblesse de cour serve se rangeait en 1083 entre « ''servi et litones''{{ref|52}} », cent ans après elle est déjà parmi les « ''liberi et nobiles''{{ref|53}}{{ref|54}} ». Au cours du XIIIe siècle elle se confond entièrement avec les grands vassaux d'origine libre et s'identifie entièrement à la noblesse de naissance dont elle est devenue l'égale économiquement. Toutes deux ont des arrière-fiefs, des bénéfices impliquant en retour l'aide militaire ; et entre temps les bénéfices des sujets, des « ministeriaux » sont aussi devenus héréditaires comme le sont ceux des vassaux libres et comme le furent toujours les biens familiaux des petits seigneurs territoriaux que l'étreinte de la suzeraineté suprême n'a pas encore écrasés.
Le processus se poursuit de façon identique dans tous les Etats Féodaux de l'Europe occidentale et nous trouvons le pendant de ces conditions à l'extrême-orient du continent eurasien, au Japon. Les daïmio{{ref|55}} sont la haute noblesse, les leudes ; les samouraï{{ref|56}}, la chevalerie, la noblesse d’épée.


== Notes ==  
== Notes ==  
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# {{note|39}}Inama-Sternegg, 1 ch. I, p. 373-386.
# {{note|39}}Inama-Sternegg, 1 ch. I, p. 373-386.
# {{note|40}}Cf. Franz Oppenheimer, ''Grossgrunrfeigentum'', etc., p. 272.
# {{note|40}}Cf. Franz Oppenheimer, ''Grossgrunrfeigentum'', etc., p. 272.
# {{note|41}}
# {{note|41}}En général et à moins de traités particuliers, le droit d'acquérir des immeubles ou des hypothèques étaient refusés aux étrangers, ainsi que le droit de mariage. Le ''commercium'' est le commerce « social », le ''connubium'' est la possiblilté pour une homme de faire d’une femme son épouse légale. Avec des esclaves il n'y a aucun connubium.
# {{note|42}}
# {{note|42}}Les éphores (du grec ancien ἔφοροι / éphoroi, littéralement « surveillants », de ὁράω / oráô, « surveiller ») sont un directoire de cinq magistrats annuels à Sparte, dont ils forment le véritable gouvernement. Créé à une date indéterminée (il existe déjà au vie siècle av. J.-C.), l'éphorat est supprimé en 227 av. J.-C. par Cléomène III, puis rétabli par Antigone III Doson, roi de Macédoine, avant d'être définitivement aboli par l'empereur Hadrien au iie siècle.
# {{note|43}}
# {{note|43}}Chez les Francs et les Mérovingiens, l'antrustion était un homme libre qui avait juré fidélité à la personne du roi et l'accompagnait notamment dans ses campagnes guerrières.
# {{note|44}}
# {{note|44}}Thurnwald, 1 ch., p. 703.
# {{note|45}}
# {{note|45}}Georg von Derfflinger (20 mars 1606 – 14 février 1695) était un feld maréchal de l'armée de Brandebourg-Prusse pendant et après la Guerre de Trente Ans (1618-1648).
# {{note|46}}
# {{note|46}}Le royaume du Kanem est fondé vers le viiie siècle par la dynastie Teda, population noire chamelière originellement établie au Nord du tchad. Sa capitale fut la ville de Njimi.
# {{note|47}}
# {{note|47}}Ratzel, 1, ch. II, p. 503.
# {{note|48}}
# {{note|48}}Id. 1, ch. II, p. 518
# {{note|49}}
# {{note|49}}Les leudes étaient des membres de la haute aristocratie durant le haut Moyen Âge. Ils étaient liés au roi par un serment (le ''leudesamium'') et des dons.
# {{note|50}}
# {{note|50}}Meitzen, I, ch. I, p. 379 : Lors de la proclamation de la « '''lex salica'' » l'ancienne noblesse héréditaire était déjà tombée au rang des hommes francs ou avait disparu. Mais il y avait déjà triple « ''Wchrgeld'' » pour les fonctionnaires (600 ''solidi'', et quand il était « ''puer regis'' » 00).
# {{note|51}}
# {{note|51}}Thurnwald, 1, ch., p. 712.
# {{note|52}}
# {{note|52}}« Serviteurs et sacrifiés »
# {{note|53}}
# {{note|53}}« Libres et nobles »
# {{note|54}}
# {{note|54}}Inama-Sternegg, 1, ch. II, p. 61.
# {{note|55}}
# {{note|55}}Du japonais 大名 daimyō (« seigneur » littéralement « grand nom ») ; titre de noblesse japonais durant la période féodale.
# {{note|56}}Du japonais 侍, samurai. Dans le Japon féodal, soldat de situation noble qui respecte le bushido.
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