Différences entre les versions de « Franz Oppenheimer:L'Etat, son origines, son évolution et son avenir - Partie I : L'origine de l'Etat »

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Les organisations sociales des laboureurs primitifs n'offrent guère plus d'analogie avec l'Etat tel que nous le connaissons. Il n'y a pas d'Etat là où le paysan vit en liberté, travaillant le sol de sa pioche. La charrue est déjà le signe caractéristique d'une forme d'exploitation plus élevée se trouvant seulement dans l'Etat : la forme de la grande exploitation employant le travail mercenaire{{ref|6}}. Disséminés dans des fermes, des villages isolés, divisés par les éternelles querelles intestines amenées par le bornage des propriétés et des districts, les paysans forment une sorte de vague confédération que maintient à peine le faible lien d'une origine commune, d'un langage et d'une croyance semblables. Très rarement, une fois l'an tout au plus, la fête de quelque ancêtre fameux, de la divinité de la tribu, les rassemble. Aucune autorité gouvernant la masse : les différents chefs des villages ou tout au plus des territoires ont sur leur étroit domaine une influence plus ou moins grande selon leurs qualités individuelles et surtout selon le pouvoir magique qu'on leur attribue. Tel Cunow{{ref|7}} nous dépeint les laboureurs péruviens avant l'invasion des Incas, tels furent et tels sont partout les paysans primitifs de l'Ancien et du Nouveau-Monde : « Un amas de tribus autonomes sans cohésion ni organisation d'ensemble et se combattant mutuellement, chacune de ces tribus divisée en unions familiales plus ou moins indépendantes. »
Les organisations sociales des laboureurs primitifs n'offrent guère plus d'analogie avec l'Etat tel que nous le connaissons. Il n'y a pas d'Etat là où le paysan vit en liberté, travaillant le sol de sa pioche. La charrue est déjà le signe caractéristique d'une forme d'exploitation plus élevée se trouvant seulement dans l'Etat : la forme de la grande exploitation employant le travail mercenaire{{ref|6}}. Disséminés dans des fermes, des villages isolés, divisés par les éternelles querelles intestines amenées par le bornage des propriétés et des districts, les paysans forment une sorte de vague confédération que maintient à peine le faible lien d'une origine commune, d'un langage et d'une croyance semblables. Très rarement, une fois l'an tout au plus, la fête de quelque ancêtre fameux, de la divinité de la tribu, les rassemble. Aucune autorité gouvernant la masse : les différents chefs des villages ou tout au plus des territoires ont sur leur étroit domaine une influence plus ou moins grande selon leurs qualités individuelles et surtout selon le pouvoir magique qu'on leur attribue. Tel Cunow{{ref|7}} nous dépeint les laboureurs péruviens avant l'invasion des Incas, tels furent et tels sont partout les paysans primitifs de l'Ancien et du Nouveau-Monde : « Un amas de tribus autonomes sans cohésion ni organisation d'ensemble et se combattant mutuellement, chacune de ces tribus divisée en unions familiales plus ou moins indépendantes. »


Dans de telles conditions sociales il est assez difficile d'arriver à réaliser une organisation guerrière dans un but de conquête. Il est déjà bien difficile de mobiliser le district ou la tribu pour la défense commune du territoire. Le paysan est fixé au sol presque aussi fortement que les plantes qu'il cultive. Par son travail il est véritablement attaché au sillon, même lorsqu'il est légalement libre de ses mouvements. Et d' ailleurs quel pourrait être le but d'une invasion conquérante, d'une razzia, dans une contrée peuplée exclusivement de laboureurs ? Le paysan ne peut prendre au paysan rien qu'il ne possède déjà lui-même. Dans une société dont le caractère distinctif est la surabondance de terres cultivables, chaque membre ne cultive qu'autant qu'il peut consommer lui-même. Tout excédent serait inutilisable et son acquisition peine superflue, même s'il était possible de conserver longtemps les récoltes, ce qui n'est pas le cas dans ces conditions primitives. D'après Ratzel le laboureur de l'Afrique centrale doit transformer rapidement en bière l'excédent de sa récolte s'il ne veut pas la perdre entièrement.
Dans de telles conditions sociales il est assez difficile d'arriver à réaliser une organisation guerrière dans un but de conquête. Il est déjà bien difficile de mobiliser le district ou la tribu pour la défense commune du territoire. Le paysan est fixé au sol presque aussi fortement que les plantes qu'il cultive. Par son travail il est véritablement attaché au sillon, même lorsqu'il est légalement libre de ses mouvements. Et d'ailleurs quel pourrait être le but d'une invasion conquérante, d'une razzia, dans une contrée peuplée exclusivement de laboureurs ? Le paysan ne peut prendre au paysan rien qu'il ne possède déjà lui-même. Dans une société dont le caractère distinctif est la surabondance de terres cultivables, chaque membre ne cultive qu'autant qu'il peut consommer lui-même. Tout excédent serait inutilisable et son acquisition peine superflue, même s'il était possible de conserver longtemps les récoltes, ce qui n'est pas le cas dans ces conditions primitives. D'après Ratzel le laboureur de l'Afrique centrale doit transformer rapidement en bière l'excédent de sa récolte s'il ne veut pas la perdre entièrement.


Pour toutes ces raisons l'esprit belliqueux qui caractérise le chasseur et le pasteur fait totalement défaut au laboureur : la guerre ne peut lui procurer aucun profit. Et cette disposition pacifique se trouve encore accrue du fait que ses occupations sont loin de le rendre apte aux exploits militaires. Il est robuste et persévérant mais indécis et lent de mouvements ; au contraire les conditions mêmes de l'existence du chasseur et du pasteur développent en eux l'agilité et la promptitude d'action. Aussi le paysan primitif est-il généralement d'humeur plus douce que ces derniers{{ref|8}}. Dans les conditions économiques et sociales qui règnent dans les régions exclusivement agricoles il n’existe aucune différenciation tendant à imposer des formes plus élevées d’intégration, il n’existe ni nécessité, ni possibilité de subjugation guerrière d’autres peuples. Aucun Etat ne peut donc s’y constituer, aucun ne s'y est jamais créé. S'il n’y avait pas eu d'impulsion du dehors, venant de groupes menant une existence différente, il est certain que le paysan primitif n'eut jamais de lui-même inventé l'Etat.
Pour toutes ces raisons l'esprit belliqueux qui caractérise le chasseur et le pasteur fait totalement défaut au laboureur : la guerre ne peut lui procurer aucun profit. Et cette disposition pacifique se trouve encore accrue du fait que ses occupations sont loin de le rendre apte aux exploits militaires. Il est robuste et persévérant mais indécis et lent de mouvements ; au contraire les conditions mêmes de l'existence du chasseur et du pasteur développent en eux l'agilité et la promptitude d'action. Aussi le paysan primitif est-il généralement d'humeur plus douce que ces derniers{{ref|8}}. Dans les conditions économiques et sociales qui règnent dans les régions exclusivement agricoles il n’existe aucune différenciation tendant à imposer des formes plus élevées d’intégration, il n’existe ni nécessité, ni possibilité de subjugation guerrière d’autres peuples. Aucun Etat ne peut donc s’y constituer, aucun ne s'y est jamais créé. S'il n’y avait pas eu d'impulsion du dehors, venant de groupes menant une existence différente, il est certain que le paysan primitif n'eut jamais de lui-même inventé l'Etat.
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