Différences entre les versions de « Franz Oppenheimer:L'Etat, son origines, son évolution et son avenir - Partie V : L'évolution de l'Etat constitutionnel »

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Tel a été le développement graduel de l'Etat : de l'Etat de brigands primitifs à l'Etat Féodal Développé, à l'Absolutisme et enfin à l'Etat constitutionnel moderne.
Tel a été le développement graduel de l'Etat : de l'Etat de brigands primitifs à l'Etat Féodal Développé, à l'Absolutisme et enfin à l'Etat constitutionnel moderne.
==L'Etat constitutionnel moderne==
Examinons maintenant un peu plus en détail la statique et la dynamique de l'Etat moderne.
Il est encore en principe ce que furent l'Etat de brigands primitif et l'Etat Féodal Développé. Seul un nouvel élément y est entré qui est destiné à représenter dans la lutte des intérêts de classe l'intérêt commun de l'entité d'Etat : cet élément, c'est le fonctionnarisme. Nous examinerons plus loin jusqu'à quel point cet élément se montre à la hauteur de sa tâche. Tout d'abord nous étudierons l'Etat dans les traits caractéristiques qu’il a apportés de ses degrés primitifs.
Sa ''forme'' est toujours la domination, son ''essence'' l’exploitation du moyen économique, celle-ci limitée toujours par le droit civil qui d'une part protège la « distribution » traditionnelle de la production nationale et d'autre part tend à maintenir les contribuables dans leur pleine capacité prestative. La politique intérieure de l'Etat se meut toujours dans l'orbite que lui prescrit le parallélogramme des forces, force centrifuge de la lutte de classe et force centripète du commun intérêt politique ; sa politique extérieure est toujours déterminée par l'intérêt de sa classe dominatrice, laquelle comprend maintenant outre le « ''landed'' », le « ''moneyed interest'' ».
Il existe toujours en principe deux classes distinctes : une classe dominatrice à laquelle échoit une part de la production totale du labeur populaire (du moyen économique) supérieure à sa propre contribution productive ; et une classe dominée à laquelle revient une part de cette production, inférieure à sa propre contribution. Chacune de ces classes se subdivise à son tour selon le degré du développement économique en classes et couches secondaires plus ou moins nombreuses, se rangeant d'après les privilèges et les désavantages des lois de distribution qui les régissent.
Dans les Etats d'organisation supérieure, il s'est glissé entre les deux classes principales une classe de transition qui peut être également subdivisée. Les membres ont des obligations envers la classe supérieure et des droits sur la classe inférieure. Nous trouvons par exemple dans l'Allemagne moderne au moins trois subdivisions dans la classe dominatrice : les grands magnats qui sont en même temps possesseurs de mines et entreprises industrielles; les grands industriels et princes de la finance qui sont souvent aussi gros propriétaires fonciers et fusionnent très vite avec les premiers (princes Fugger, comtes Donnersmarck) ; et enfin les petits gentilshommes. La classe dominée est divisée en petits fermiers, ouvriers des champs ou de fabrique, petits artisans et employés. Les classes de transition sont les classes moyennes : gros cultivateurs, petits industriels et artisans aisés, et aussi tels riches bourgeois dont la fortune n'est pas assez considérable pour surmonter certaines difficultés traditionnelles s'opposant à leur pleine admission dans la classe supérieure (juifs). Les devoirs comme les droits de ces classes moyennes sont rendus et perçus gratuitement : seule la destinée individuelle fait à la longue pencher la balance ; d'elle dépend l'issue de la classe ou de l'individu : admission sans réserve dans la classe supérieure ou entière submersion dans la classe inférieure. Parmi les classes de transition en Allemagne, les grands cultivateurs et les petits industriels sont en ascendant pendant que la majorité des artisans décline. Nous touchons déjà à la dynamique des classes.
L'intérêt de chaque classe met en mouvement une quantité absolue de forces coordonnées, lesquelles tendent avec une vitesse déterminée vers un but déterminé. Ce but est le même pour toutes les classes : le produit total du travail consacré par tous les citoyens à la production de biens. Chaque classe aspire à une part aussi grande que possible du produit national, et comme toutes ont les mêmes désirs, la lutte de classe est l'essence même de toute histoire de l'Etat. Nous laissons de côté intentionnellement les actions collectives engendrées par l'intérêt commun, ces actions ayant été poussées au premier plan avec une partialité exagérée par l'examen historique en vigueur jusqu'à nos jours. Cette lutte de classe se présente historiquement comme une lutte de parti. Un parti est à l'origine et ne peut être de façon durable que la représentation organisée d'une classe. Lorsque par la différenciation sociale la classe se fractionne en plusieurs subdivisions ayant des intérêts particuliers différents, le parti se divise rapidement à son tour en autant de nouvelles fractions qui seront ou alliées ou ennemies selon le degré de divergence des intérêts de classe. Lorsqu’au contraire la différenciation sociale supprime une inégalité, les deux anciens partis se fondent bientôt en un nouveau.
Nous pouvons citer comme exemple pour le premier cas la scission dans le libéralisme allemand des partis bourgeois et antisémites, scission résultant du fait que le premier représente une couche descendante et le second une couche ascendante. Le second cas est caractérisé par la fusion politique qui rassemble les petits hobereaux de l'Est et les grands cultivateurs de l'Ouest en une confédération : la ligue des agriculteurs (''Bund der Landwirte''). Les premiers s'abaissent pendant que les seconds s'élèvent sur l'échelle sociale, et ils se rencontrent forcément à mi-chemin. Toute politique de parti n'a qu'un seul but : procurer à la classe représentée la plus grande part possible de la production nationale. Les classes privilégiées veulent maintenir leur part à l'ancien niveau au moins et la porter si possible à un maximum ne laissant aux exploités que la capacité prestative (comme dans l'Etat-Apiculteur primitif), se réservant la totalité de la plus-value de production du moyen économique, plus-value qui augmente prodigieusement avec l'accroissement de la population et la division du travail ; le groupe des classes dominées veut réduire son tribut à zéro si possible et consommer lui-même la totalité de la production nationale ; et les classes intermédiaires veulent diminuer autant que possible le tribut payable aux classes supérieures et augmenter autant que possible le revenu gratuit prélevé sur les classes inférieures.
Tel est le but, telle est la substance de la lutte de parti. La classe dirigeante combat avec toutes les armes que lui donne l'autorité acquise. Elle décrète les lois servant ses desseins (législation de classe) et les applique de telle sorte que le tranchant du couperet soit toujours dirigé vers le bas, le dos toujours vers le haut (justice de classe). Elle dirige l'administration de l'Etat dans l'intérêt de ses égaux, leur réservant d'emblée toutes les positions prépondérantes procurant influence et profit (armée, administration supérieure, justice) et faisant manœuvrer ensuite à son gré la politique de l'Etat par ces fonctionnaires, ses créatures (politique de classe : guerres commerciales, politique coloniale, politique ouvrière, politique électorale, etc.). Tant que l'aristocratie est au pouvoir, elle exploite l'Etat comme un domaine seigneurial : dès que la bourgeoisie tient le gouvernail, elle l'exploite comme une fabrique. Et la religion de classe couvre le tout de son « tabou ».
Le droit civil contient encore en Allemagne nombre de privilèges politiques et économiques favorisant la classe dirigeante : système électoral ploutocratique, restriction du droit de coalition, règlement pour les domestiques, faveurs de taxation, etc. C'est pourquoi la lutte constitutionnelle qui domine depuis des siècles des siècles la vie politique n’a pas encore pris fin. Elle se livre généralement de façon pacifique dans les parlements, parfois aussi par la violence, au moyen de manifestations, de grèves générales et de révoltes.
Mais la plèbe a compris que la citadelle de son adversaire n'est pas, ou du moins n'est plus, dans ces vestiges des positions de suprématie féodales. Ce ne sont pas des causes politiques mais des économiques qui ont empêché jusqu'à ce jour la transformation radicale du mode de distribution en vigueur dans notre Etat constitutionnel moderne. Aujourd'hui comme jadis, la masse du peuple est plongée dans une noire misère ou subsiste dans une indigence mesquine, livrée à un labeur pénible, écrasant, hébétant ; aujourd'hui comme jadis, une faible minorité, une classe dirigeante composée d’anciens privilégiés et de parvenus accapare, pour le dépenser sans compter, le tribut populaire prodigieusement accru. C'est contre ces causes économiques de la distribution défectueuse qu'est dirigée désormais la lutte de classe entre le prolétariat et les exploiteurs, devenue lutte directe pour l'augmentation des salaires, et dont les armes sont les grèves, le mouvement syndicaliste et l'association. L'organisation économique marche d’abord de pair avec l'organisation politique qu'elle dirige bientôt entièrement. Le syndicat finit par gouverner le parti. C'est le point de développement qu'ont atteint aujourd'hui l'Angleterre et les Etats-Unis.
Avec sa différenciation beaucoup plus compliquée, son intégration plus puissante, l'Etat constitutionnel moderne ne se distinguerait pas foncièrement de ses prédécesseurs, pas plus par la forme que par le fond, si un nouvel élément, le fonctionnarisme, n'était entré en scène.
Le fonctionnaire, étant aux gages de l'Etat, est tenu en principe de rester à l'écart dans la lutte des intérêts économiques; c'est pourquoi dans toute forte bureaucratie la participation aux entreprises lucratives n'est pas considérée comme correcte. Si ce principe était entièrement réalisable et si le meilleur fonctionnaire n'apportait avec lui les opinions politiques de sa classe d'origine, nous aurions véritablement dans le fonctionnarisme cette dernière instance conciliante et dirigeante, planant au-dessus de la lutte des intérêts, et capable de guider l'Etat vers ses nouvelles destinées. Là serait sans conteste le point d'appui réclamé par Archimède, le point d'appui grâce auquel le monde de l'Etat pourrait être soulevé.
Malheureusement le principe n'est pas entièrement réalisable et les fonctionnaires ne sont pas encore de pures abstractions sans sentiment de classe. D'abord, la participation à une forme d'entreprise, l'agriculture, est considérée comme la plus haute qualification du fonctionnaire dans tous les Etats où prédomine l'aristocratie foncière ; puis, de puissants intérêts économiques agissent sur la plupart d'entre eux, et précisément sur les plus influents, les entraînant dans la lutte, inconsciemment et comme malgré eux. L'aide matérielle reçue des parents ou beaux-parents, les propriétés héréditaires, les attaches de famille avec les possesseurs du « ''moneyed'' » ou du « ''landed interest'' » fortifient le sentiment inné de solidarité avec la classe dirigeante dont ces fonctionnaires sortent presque tous.
S'il était possible de supprimer les relations économiques de ce genre, cette solidarité serait aisément remplacée par le pur intérêt de l'Etat.
Aussi est-ce en général dans les Etats pauvres que nous trouvons les fonctionnaires les plus capables, les plus désintéressés et les plus impartiaux. C'est avant tout à sa pauvreté que la Prusse a dû autrefois cet incomparable corps de fonctionnaires qui la guida si sûrement à travers tous les écueils. Ses membres étaient d'ordinaire entièrement étrangers à toute pensée de gain, direct ou indirect.
Ce fonctionnarisme idéal est moins fréquent dans les Etats riches. L'évolution ploutocratique entraîne fatalement l'individu dans le tourbillon, lui enlève un peu de son objectivité, de son impartialité. Néanmoins l'institution remplit toujours d'une façon passable la tâche qui lui est échue : défendre l'intérêt collectif contre l'intérêt de classe. Et involontairement, ou du moins inconsciemment, elle le défend de telle sorte que le moyen économique qui la créa est encouragé dans sa marche lente mais sûre contre le moyen politique. Sans doute les fonctionnaires exercent la politique de classe que leur prescrit la constellation des pouvoirs dans l'Etat, sans doute ils ne sont au fond que les représentants de la classe dirigeante dont ils sortent ; mais ils adoucissent l'âpreté du combat, ils répriment les excès, ils obtiennent les modifications du droit, mûries par le progrès social, avant que la lutte ouverte ne s'engage. Dans les pays gouvernés par une forte lignée de princes dont le chef, comme le Grand Frédéric, se considère comme le premier fonctionnaire de l'Etat, ce que nous avons observé à propos du fonctionnarisme en général s'applique plus essentiellement encore au souverain. Son intérêt, en effet, comme usufruitier héréditaire de la nue-propriété de l'Etat, lui commande avant tout d'en affermir les forces centripètes, en affaiblissant les forces centrifuges.
Nous avons souvent en l'occasion, an cours de cette étude, d'apprécier la solidarité entre le prince et le peuple en tant que force historique bienfaisante. Dans l'Etat constitutionnel parfait, où le monarque n'est plus qu'à un degré infinitésimal sujet économique d'ordre privé et demeure presque entièrement fonctionnaire, cette communauté d'intérêts a un poids beaucoup plus grand encore que dans l'Etat féodal ou que dans l'Absolutisme, où la souveraineté est encore partiellement propriété privée.
La forme extérieure du gouvernement n'est pas d'une importance prépondérante dans l'Etat constitutionnel. Dans une république comme dans une monarchie, la lutte de classe est menée par les mêmes moyens et conduit au même but. Néanmoins ''ceteris paribus'', dans la monarchie, la courbe de l'évolution de l'Etat sera vraisemblablement plus allongée et moins riche en inflexions secondaires ; le prince, moins affecté par les courants quotidiens que ne l'est le président, élu pour une brève période, redoute moins une diminution passagère de popularité et peut par suite étendre sa politique sur de plus longues périodes.
Il nous reste à mentionner une variété du fonctionnarisme dont l'influence sur l'évolution supérieure de l'Etat ne doit pas être négligée : le fonctionnarisme scientifique des universités. Il n'est pas seulement une création du moyen économique comme le fonctionnarisme en général, il représente en même temps une force historique que nous n’avons connue jusqu’ici qu’en sa qualité d'alliée de l'Etat conquérant : ''le besoin causal''.
Nous avons vu ce besoin à l'époque primitive créer la superstition ; nous avons trouvé son bâtard, le tabou, employé partout comme arme puissante entre les mains des maîtres. De ce même besoin la science est née, la science qui désormais attaque victorieusement la superstition et prépare la voie de l'Evolution. C'est là l'inestimable service rendu par la science et en particulier par les universités.


== Notes ==  
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