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George Orwell:1984 - Deuxième Partie - Chapitre I


Anonyme


Chapitre I
1984
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Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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C’était le milieu de la matinée et Winston avait laissé sa cabine pour aller aux lavabos.

Une silhouette solitaire venait vers lui de l’extrémité du long couloir brillamment éclairé. C’était la fille aux cheveux noirs. Quatre jours étaient passés depuis l’après-midi où il l’avait inopinément rencontrée devant le magasin d’antiquités. Lorsqu’elle fut plus près de lui, il vit qu’elle avait le bras droit en écharpe, mais l’écharpe ne se voyait pas de loin parce qu’elle était de la même couleur que sa combinaison. Sa main s’était probablement prise tandis qu’elle tournait autour de l’un des énormes kaléidoscopes sur lesquels s’obtenaient les brouillons des plans de romans. C’était un accident commun au Commissariat aux Romans.

Ils étaient peut-être à quatre mètres l’un de l’autre quand la fille trébucha et tomba presque à plat sur le sol. La douleur lui arracha un cri aigu. Elle avait dû tomber en plein sur le bras blessé. Winston s’arrêta net. La fille s’était relevée sur ses genoux. Son visage avait pris une teinte jaunâtre de lait, sur laquelle tranchait la couleur de sa bouche plus rouge que jamais. Ses yeux étaient fixés sur les siens avec une expression de prière qui paraissait traduire plus de frayeur que de souffrance.

Le cœur de Winston fut remué d’une étrange émotion. Devant lui se trouvait un ennemi qui essayait de le tuer. Devant lui, aussi, était une créature humaine en détresse qui avait peut-être un os brisé. Déjà, il s’était instinctivement avancé pour l’aider. Quand il l’avait vue tomber sur son bras bandé, il avait cru sentir la douleur dans son propre corps.

– Vous êtes blessée, demanda-t-il.

– Ce n’est rien. Mon bras. Cela ira mieux dans une seconde.

Elle parlait comme si elle avait eu des palpitations. Elle était assurément devenue très pâle.

– Vous n’avez rien de cassé ?

– Non. Je vais très bien. J’ai eu mal sur le moment, c’est tout.

Elle tendit vers lui sa main valide et il l’aida à se relever. Elle avait repris des couleurs et paraissait beaucoup mieux.

– Ce n’est rien, répéta-t-elle brièvement. Je me suis simplement un peu foulé le poignet. Merci, camarade.

Sur ces mots, elle s’éloigna dans la direction qu’elle avait jusque-là suivie, aussi alerte que si réellement ce n’avait été rien. L’incident avait duré moins d’une demi-minute.

Ne pas laisser les sentiments apparaître sur le visage était une habitude qui était devenue un instinct et, en tout cas, ils étaient debout juste devant un télécran quand l’incident avait eu lieu. Néanmoins, il avait été très difficile à Winston de ne pas trahir une surprise momentanée car, pendant les deux ou trois secondes qu’il avait employées à la relever, la fille lui avait glissé quelque chose dans la main. Il n’y avait pas à douter qu’elle ne l’ait fait intentionnellement. C’était quelque chose de petit et de plat. En passant la porte des lavabos, il le mit dans sa poche et le tâta du bout des doigts. C’était un bout de papier plié en quatre.

Pendant qu’il était debout devant l’urinoir, il s’arrangea pour le déplier avec ses doigts. Il y avait sans doute, écrit dessus, un message quelconque. Il fut un moment tenté de rentrer dans un water et de le lire tout de suite. Mais il savait bien que cela aurait été une épouvantable folie. C’était l’endroit où on était le plus certain d’être continuellement surveillé par les télécrans.

Il revint à sa cabine et, d’un geste désinvolte, jeta le fragment de papier parmi ceux qui se trouvaient sur le bureau. Puis il mit ses lunettes et, d’une secousse, rapprocha le télécran. « Cinq minutes, se dit-il, cinq minutes au bas mot ! » Son cœur battait dans sa poitrine avec un bruit effrayant. Heureusement, le travail qu’il avait en train était un travail de simple routine. C’était la rectification d’une longue liste de chiffres qui ne nécessitait pas une attention soutenue.

Quoi que pût être ce qui était écrit sur le papier, cela devait avoir un sens politique. Autant que pouvait en juger Winston, il y avait deux possibilités. L’une, la plus vraisemblable, était que la fille fût, comme il l’avait justement craint, un agent de la Police de la Pensée. Il ne comprenait pas pourquoi la Police de la Pensée choisissait une telle manière de délivrer ses messages, mais elle avait peut-être ses raisons. La chose écrite sur le papier pouvait être une menace, une convocation, un ordre de suicide, un traquenard quelconque.

Mais il y avait une autre possibilité plus folle qui lui faisait relever la tête, bien qu’il essayât, mais vainement, de n’y pas penser. C’était que le message ne vînt pas de la Police de la Pensée, mais de quelque organisation clandestine. Peut-être la Fraternité existait-elle, après tout ! Peut-être la fille en faisait-elle partie.

L’idée était sans aucun doute absurde, mais elle lui avait jailli dans l’esprit à l’instant même où il avait senti dans sa main le fragment de papier. Ce n’est que deux minutes plus tard que l’autre explication, la plus vraisemblable, lui était venue à l’idée. Et même en cet instant, alors que son intelligence lui disait que le message représentait, signifiait la mort, il n’y croyait pas et l’espoir déraisonnable persistait. Son cœur battait. Il arrivait difficilement à empêcher sa voix de trembler tandis qu’il murmurait des chiffres au phonoscript.

Il fit un rouleau de toute la liasse de son travail et la glissa dans le tube pneumatique. Huit minutes s’étaient écoulées. Il ajusta ses lunettes sur son nez, soupira et rapprocha de lui le paquet de travail suivant sur lequel se trouvait le fragment de papier. Il le mit à plat. D’une haute écriture informe, ces mots étaient tracés : « Je vous aime. »

Pendant quelques secondes, il fut trop abasourdi même pour jeter le papier incriminé dans le trou de mémoire. Quand il le fit, bien qu’il sût fort bien le danger de montrer trop d’intérêt, il ne put résister à la tentation de le lire encore, juste pour s’assurer qu’il avait bien lu.

Durant le reste de la matinée, il lui fut très difficile de travailler. Cacher son agitation au télécran était plus difficile encore que de concentrer son attention sur une série de travaux minutieux. Il sentait comme du feu lui brûler les entrailles.

Le déjeuner dans la cantine chaude, bondée de gens, pleine de bruits, fut un supplice. Il avait espéré être seul un moment pendant l’heure du déjeuner, mais la mauvaise chance voulut que cet imbécile de Parsons s’assît lourdement à côté de lui. L’odeur de sa sueur dominait presque l’odeur métallique du ragoût et il déversa un flot de paroles au sujet des préparatifs faits pour la Semaine de la Haine. Il était particulièrement enthousiaste au sujet d’une reproduction en papier mâché de la tête de Big Brother, de deux mètres de large. Elle était fabriquée pour l’occasion par la troupe d’Espions à laquelle appartenait sa fille. L’irritant était que, dans le vacarme des voix, Winston pouvait à peine entendre ce que disait Parsons et devait constamment lui demander de répéter quelque sotte remarque. Il entrevit une fois seulement la fille qui se trouvait assise à une table, avec deux autres filles semblables, à l’autre bout de la salle. Elle ne parut pas l’avoir vu et il ne regarda pas dans sa direction.

L’après-midi fut plus supportable. Immédiatement après le déjeuner, il lui arriva un travail difficile et délicat qui l’occupa plusieurs heures, et pour lequel il dut mettre de côté tout le reste.

Il consistait à falsifier une série d’exposés sur la production d’il y avait deux ans, de façon à jeter le discrédit sur un membre éminent du Parti intérieur, qui était actuellement en disgrâce. C’était un genre de travail dans lequel il était bon et, pendant plus de deux heures, il réussit à chasser complètement la fille de sa pensée. Puis le souvenir de son visage lui revint et, avec lui, un désir lancinant, intolérable, d’être seul. La soirée était une de celles qu’il passait au Centre communautaire. Il engloutit un autre repas sans goût à la cantine, se dépêcha de se rendre au Centre, prit part à la solennelle niaiserie d’une « discussion de groupe », joua deux parties de ping-pong, avala plusieurs verres de gin et lut pendant une demi-heure un livre intitulé : Rapports entre l’Angsoc et les échecs.

L’ennui lui contractait l’âme mais, pour une fois, il n’avait pas éprouvé le désir d’esquiver sa soirée au Centre. À la vue des mots : « Je vous aime », le désir de rester en vie avait jailli en lui et prendre des risques secondaires lui avait soudain paru stupide. Il ne put réfléchir d’une manière suivie qu’après onze heures du soir, chez lui et au lit, dans la sécurité de l’ombre qui fait que l’on n’a même pas à craindre le télécran, pourvu que l’on demeure silencieux.

C’était un problème matériel qu’il avait à résoudre. Comment toucher la fille et arranger une rencontre ? Il ne pensait plus à la possibilité qu’il pût y avoir là, pour lui, une sorte de piège. Il savait qu’il n’en était rien, à cause de l’agitation réelle qu’elle avait montrée en lui remettant le papier. Visiblement, elle avait été effrayée et hors d’elle autant qu’elle pouvait l’être. L’idée de refuser ses avances ne lui traversa même pas l’esprit non plus. Cinq jours auparavant seulement, il avait envisagé de lui écraser la tête sous un pavé. Mais cela n’avait aucune importance. Il pensa à son corps jeune et nu, comme il l’avait vu dans son rêve. Il avait cru qu’elle était une sotte comme les autres, que sa tête était farcie de mensonges et de haine, que ses entrailles étaient glacées. Une sorte de fièvre le saisit à l’idée qu’il pourrait la perdre, que son jeune corps blanc pourrait s’éloigner de lui. Ce qu’il craignait le plus, c’est qu’elle changeât simplement d’idée s’il ne la rencontrait rapidement. Mais la difficulté matérielle de se rencontrer était énorme. C’était essayer de bouger un pion aux échecs alors qu’on est déjà échec et mat. Quelque chemin que l’on prît, on avait le télécran devant soi. En réalité, toutes les manières possibles de communiquer avec elle lui étaient passées par l’esprit moins de cinq minutes après avoir lu la note. Mais maintenant qu’il avait le temps de réfléchir, il les examina l’une après l’autre comme une rangée d’instruments qu’il disposerait sur une table.

Le genre de rencontre qui avait eu lieu le matin ne pouvait évidemment se répéter. Si elle travaillait au Commissariat aux Archives, cela aurait pu être relativement simple, mais il n’avait qu’une vague idée de la situation, dans l’édifice, du Commissariat aux Romans et il n’avait aucun prétexte pour s’y rendre.

S’il savait où elle habitait et à quelle heure elle laissait son travail, il aurait pu s’arranger pour la rencontrer quelque part sur le chemin du retour. Mais essayer de la suivre chez elle était imprudent car il faudrait traîner aux alentours du ministère, ce qui pourrait être remarqué.

Lui envoyer une lettre par la poste était hors de question. Suivant une routine qui n’était même pas un secret, toutes les lettres étaient ouvertes en route. Peu de gens, actuellement, écrivaient des lettres. Pour les messages qu’on avait parfois besoin d’envoyer, il y avait des cartes postales sur lesquelles étaient imprimées de longues listes de phrases, et l’on biffait celles qui étaient inutiles. Dans tous les cas, sans compter son adresse, il ne savait pas le nom de la fille.

Il décida finalement que l’endroit le plus sûr était la cantine. S’il pouvait la voir seule à une table quelque part au milieu de la pièce, pas trop près des télécrans, avec un bourdonnement suffisant de conversations tout autour, et que ces conditions soient réunies pendant, disons trente secondes, il pourrait, peut-être, échanger avec elle quelques mots.

La vie, après cela, fut pendant une semaine comme un rêve agité. Le jour suivant, elle n’apparut à la cantine qu’au moment où il la laissait. Le coup de sifflet avait déjà retenti. Ses heures de travail avaient peut-être changé. Ils se croisèrent sans un regard. Le deuxième jour, elle était à la cantine à l’heure habituelle, mais avec trois autres filles, et immédiatement sous un télécran. Puis, pendant trois horribles jours, elle n’apparut pas du tout.

Il sembla à Winston qu’il souffrait, d’esprit et de corps, d’une insupportable sensibilité, d’une sorte de transparence qui faisait de chaque mouvement, de chaque son, de chaque contact, de chaque mot qu’il devait prononcer ou écouter une agonie.

Même en dormant, il ne pouvait échapper complètement au visage de la fille. Ces jours-là, il ne toucha pas à son journal. Il ne trouvait de soulagement, quand il en avait un, que dans son travail. Parfois il pouvait oublier pendant dix minutes d’affilée. Il n’avait absolument aucune idée de ce qui avait pu lui arriver. Il ne pouvait faire d’enquête. Elle avait pu être vaporisée, elle avait pu se suicider, elle avait pu être transférée à l’autre bout de l’Océania. Pire, et plus probablement, elle avait simplement pu changer d’idée et décider de l’éviter.

Le jour suivant, elle reparut. Son bras n’était plus en écharpe et elle avait une bande de diachylon autour du poignet. Le soulagement qu’il éprouva à la voir fut si grand qu’il ne put s’empêcher de la regarder en face plusieurs secondes.

Le lendemain, il réussit presque à lui parler. Quand il entra dans la cantine, elle était assise à une table assez loin du mur et était absolument seule. Il était tôt et la cantine n’était pas comble. La queue avançait et Winston était presque au comptoir. Le mouvement fut arrêté une minute par quelqu’un qui se plaignait de n’avoir pas reçu sa tablette de saccharine. Mais la fille était encore seule quand Winston reçut son plateau et avança vers sa table. Il se dirigeait comme par hasard dans sa direction, en cherchant des yeux une place à une table plus éloignée. Elle était peut-être à trois mètres de lui. En deux secondes il y serait.

Une voix, derrière lui, appela : « Smith ! » Il fit semblant de ne pas entendre. « Smith ! » répéta la voix plus haut. C’était inutile. Il se retourna. Un jeune homme blond, au visage inintelligent, nommé Wilsher, qu’il connaissait à peine, l’invitait avec un sourire à occuper une place libre à sa table. Il l’était imprudent de refuser. Il ne pouvait, ayant été reconnu, s’en aller s’asseoir à une table près d’une fille seule. Cela se remarquerait trop.

Il s’assit avec un sourire amical. Le blond visage inintelligent sourit largement en le regardant. Winston, dans une hallucination, se vit lui lançant une pioche en plein visage. La table de la fille, quelques minutes plus tard, était complètement occupée.

Mais elle devait l’avoir vu se diriger vers elle, et peut-être agirait-elle en conséquence ? Le jour d’après, il eut soin d’arriver tôt. Naturellement, elle était à une table à peu près au même endroit, et de nouveau seule. Winston était précédé dans la queue par un petit homme scarabée aux mouvements rapides, au visage plat, aux yeux minuscules et soupçonneux. Tandis que Winston s’éloignait du comptoir avec son plateau, il vit le petit homme se diriger tout droit vers la table de la fille. Son espoir, de nouveau, tomba. Il y avait une place libre à une table plus éloignée, mais quelque chose dans l’apparence du petit homme suggérait qu’il devait être assez attentif à son confort pour choisir la table la moins encombrée. Winston le suivit, le cœur glacé. Il y eut à ce moment un violent fracas. Le petit homme était étalé les quatre fers en l’air. Son plateau lui avait échappé et deux ruisseaux de soupe et de café coulaient sur le parquet. Il se remit sur pieds avec un regard méchant à l’adresse de Winston qu’il soupçonnait de lui avoir fait un croc-en-jambe. Mais il n’en était rien. Cinq secondes plus tard, le cœur battant, Winston était assis à la table de la fille.

Il ne la regarda pas. Il délesta son plateau et commença à manger. Il fallait surtout parler tout de suite, avant que personne ne vînt, mais une terrible frayeur s’était emparée de lui. Une semaine s’était écoulée depuis qu’elle l’avait approché. Elle pouvait avoir changé, elle devait avoir changé ! Il était impossible que cette affaire puisse se terminer avec succès. De telles choses ne se passent pas dans la vie réelle. Il aurait complètement flanché et n’aurait pas parlé s’il n’avait à ce moment vu Ampleforth, le poète aux oreilles poilues, qui errait mollement à travers la salle avec un plateau, à la recherche d’une place libre. Ampleforth, à sa manière vague, était attaché à Winston et s’assiérait certainement à sa table s’il l’apercevait. Il restait peut-être une minute pour agir. Winston et la fille mangeaient tous deux sans broncher. La substance qu’ils avalaient était un ragoût clair, plutôt une soupe, de haricots. Winston se mit à murmurer tout bas. Aucun d’eux ne leva les yeux. Ils portaient régulièrement à leur bouche des cuillerées de substance liquide et, entre les cuillerées, échangeaient les quelques mots nécessaires d’une voix basse et inexpressive.

– À quelle heure laissez-vous le travail ?

– À six heures et demie.

– Où pouvons-nous nous rencontrer ?

– Au square de la Victoire, près du monument.

– Il y a plein de télécrans.

– Cela n’a pas d’importance s’il y a foule.

– Me ferez-vous signe ?

– Non. Ne vous approchez de moi que lorsque vous me verrez parmi un tas de gens. Et ne me regardez pas. Tenez-vous seulement près de moi.

– À quelle heure ?

– À sept heures.

– Entendu.

Ampleforth ne vit pas Winston et s’assit à une autre table. Ils ne parlèrent plus et, autant que cela était possible à deux personnes assises en face d’une de l’autre à la même table, ils ne se regardèrent pas. La fille termina rapidement son repas et s’en alla, tandis que Winston restait pour fumer une cigarette.

Winston se trouva au square de la Victoire avant le moment fixé. Il se promena autour du socle de l’énorme colonne cannelée au sommet de laquelle la statue de Big Brother regardait, vers le Sud, les cieux où il avait vaincu les aéroplanes eurasiens (qui étaient, quelques années plus tôt, des aéroplanes estasiens) dans la bataille de la première Région aérienne.

Dans la rue qui se trouvait vis-à-vis de la colonne, se dressait la statue d’un homme à cheval qui était censée représenter Olivier Cromwell.

Cinq minutes après l’heure fixée, la fille n’était pas encore arrivée. L’angoisse terrible s’empara de nouveau de Winston. Elle ne venait pas. Elle avait changé d’idée. Il se dirigea lentement vers le côté nord du square et éprouva un vague plaisir à identifier l’église Saint-Martin, dont les cloches, quand elle en avait, avaient carillonné : « Tu me dois trois farthings. »

Il vit alors la fille debout au pied du monument de Big Brother. Elle lisait, ou faisait semblant de lire une affiche qui s’élevait en spirale autour de la colonne. Il n’était pas prudent de se rapprocher d’elle tant qu’il n’y aurait pas plus de gens réunis. Tout autour du fronton, il y avait des télécrans. Un vacarme de voix se fit entendre et il y eut, quelque part sur la gauche, un démarrage de lourds véhicules. Tout le monde se mit soudain à courir à travers le square. La fille coupa lestement autour des lions qui étaient à la base du monument et se joignit à la foule qui se précipitait. Winston suivit. Pendant qu’il courait, quelques remarques jetées à haute voix lui firent comprendre qu’un convoi de prisonniers eurasiens passait.

Déjà une masse compacte de gens bloquait le côté sud du square. Winston qui, en temps normal, était le genre d’individu qui gravite à la limite extérieure de tous les genres de bousculade, joua des coudes, de la tête, se glissa en avant, au cœur de la foule. Il fut bientôt à une longueur de bras de la fille. Mais le chemin était fermé par un prolétaire énorme et par une femme presque aussi énorme que lui, probablement sa femme, qui paraissaient former un mur de chair impénétrable. Winston, en se tortillant, se tourna sur le côté et, d’un violent mouvement en avant, s’arrangea pour passer son épaule entre eux. Il crut un moment que ses entrailles étaient broyées et transformées en bouillie par les deux hanches musclées, puis il les sépara et passa en transpirant un peu. Il était à côté de la fille. Ils se trouvaient épaule contre épaule, tous deux regardaient fixement devant eux.

Une longue rangée de camions, portant, dressés à chaque coin, des gardes au visage de bois, armés de mitrailleuses, descendait lentement la rue. Dans les camions, de petits hommes jaunes, vêtus d’uniformes verdâtres usés, étaient accroupis, serrés les uns contre les autres. Leurs tristes visages mongols, absolument indifférents, regardaient par-dessus les bords des camions. Parfois, au cahot d’un camion, il y avait un cliquetis de métal. Tous les prisonniers avaient des fers aux pieds. Des camions et des camions défilèrent, chargés de visages mornes.

Winston savait qu’ils étaient là, mais il ne les voyait que par intermittence. L’épaule de la fille, et son bras droit, nu jusqu’au coude, étaient pressés contre son bras. Sa joue était presque assez proche de la sienne pour qu’il en sentît la chaleur. Elle avait immédiatement pris en charge la situation, exactement comme elle l’avait fait à la cantine. Elle se mit à parler de la même voix sans expression, les lèvres bougeant à peine, d’un simple murmure aisément noyé dans le vacarme des voix et le fracas des camions qui roulaient.

– M’entendez-vous ?

– Oui.

– Pouvez-vous vous rendre libre dimanche après-midi ?

– Oui.

– Alors, écoutez-moi bien. Vous aurez à vous rappeler ceci. Allez à la gare de Paddington...

Avec une précision militaire qui étonna Winston, elle lui indiqua la route qu’il devait suivre. Un trajet en chemin de fer d’une demi-heure. Au sortir de la station, tourner à gauche. Marcher sur la route pendant deux kilomètres. Une porte dont la barre supérieure manque. Un chemin à travers champs, un sentier couvert d’herbe, un passage dans des buissons, un arbre mort couvert de mousse. C’était comme si elle avait eu une carte dans la tête.

– Pourrez-vous vous souvenir de tout cela ? murmura-t-elle à la fin.

– Oui.

– Vous tournez à gauche, puis à droite, puis de nouveau à gauche, et la porte n’a pas de barre supérieure.

– Oui. Quelle heure ?

– À trois heures environ. Peut-être aurez-vous à attendre. J’irai par un autre chemin. Êtes-vous sûr de tout vous rappeler ?

– Oui.

– Alors éloignez-vous de moi aussi vite que vous le pourrez.

Elle n’avait pas besoin de le lui dire. Mais pendant un instant ils ne purent se dégager de la foule. Les camions défilaient encore, et les gens insatiables regardaient bouche bée. Il y avait eu au début quelques huées et quelques coups de sifflet, mais ils venaient de membres du Parti qui étaient dans la foule et s’étaient bientôt arrêtés. Le sentiment qui dominait était une simple curiosité. Les étrangers, qu’ils fussent Eurasiens ou Estasiens, étaient comme des animaux inconnus. On ne les voyait littéralement jamais, si ce n’était sous l’aspect de prisonniers et, même alors, on n’en avait jamais qu’une vision fugitive. Personne ne savait non plus ce qu’il advenait d’eux. On ne connaissait que le sort de ceux qui étaient pendus comme criminels de guerre. Les autres disparaissaient simplement. Ils étaient probablement envoyés dans des camps de travail.

Aux ronds visages mongols avaient succédé des visages d’un type plus européen, sales, couverts de barbe et épuisés. Au-dessus de pommettes broussailleuses, les yeux plongeaient leur éclair dans ceux de Winston, parfois avec une étrange intensité, puis se détournaient. Le convoi tirait à sa fin. Dans le dernier camion, Winston put voir un homme âgé, au visage recouvert d’une masse de poils gris, qui se tenait debout, les mains croisées en avant, comme s’il était habitué à les avoir attachées. Il était presque temps que Winston et la fille se séparent. Mais au dernier moment, pendant qu’ils étaient encore cernés par la foule, la main de la fille chercha celle de Winston et la pressa rapidement.

Cela ne dura pas dix secondes, et cependant il sembla à Winston que leurs mains étaient restées longtemps jointes. Il eut le temps d’étudier tous les détails de sa main. Il explora les doigts longs, les ongles bombés, les paumes durcies par le travail avec ses lignes calleuses, et la chair lisse sous le poignet. Pour l’avoir simplement touchée, il pourrait la reconnaître en la voyant.

Il pensa au même instant qu’il ne connaissait pas la couleur des yeux de la fille. Ils étaient probablement bruns. Mais les gens qui ont des cheveux noirs ont parfois les yeux bleus. Tourner la tête et la regarder eût été une inconcevable folie. Les mains nouées l’une à l’autre, invisibles parmi les corps serrés, ils regardaient droit devant eux, et ce furent, au lieu des yeux de la fille, les yeux du prisonnier âgé qui, enfouis dans un nid de barbe, se fixèrent lugubres sur Winston.