George Orwell:1984 - Troisième Partie - Chapitre II

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George Orwell:1984 - Troisième Partie - Chapitre II


Anonyme


Chapitre II
1984
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Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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Winston était couché sur quelque chose qui lui donnait l’impression d’être un lit de camp, sauf qu’il était plus élevé au-dessus du sol. Winston était attaché de telle façon qu’il ne pouvait bouger. Une lumière, qui semblait plus forte que d’habitude, lui tombait sur le visage. O’Brien était debout à côté de lui et le regardait attentivement. De l’autre côté se tenait un homme en veste blanche qui tenait une seringue hypodermique.

Même après que ses yeux se fussent ouverts, Winston ne prit conscience de ce qui l’entourait que graduellement. Il avait l’impression de venir d’un monde tout à fait différent, d’un monde immergé profondément au-dessous de celui-ci, et d’entrer dans la salle en nageant. Il ne savait pas combien de temps il était resté immergé. Depuis le moment de son arrestation, il n’avait vu ni la lumière du jour, ni l’obscurité. En outre, la suite de ses souvenirs n’était pas continue. Il y avait eu des instants où la conscience, même le genre de conscience que l’on a dans le sommeil, s’était arrêtée net et avait reparu après un intervalle vide. Mais étaient-ce des jours, des semaines, ou seulement des secondes d’intervalle, il n’y avait aucun moyen de le savoir.

Le cauchemar avait commencé avec ce premier coup sur l’épaule. Il devait comprendre plus tard que tout ce qui lui advint alors n’était qu’un préliminaire, une routine de l’interrogatoire à laquelle presque tous les prisonniers étaient soumis.

Il y avait une longue liste de crimes, espionnage, sabotage et le reste que tout le monde, naturellement, devait confesser. La confession était une formalité, mais la torture était réelle. Combien de fois il avait été battu, combien de temps les coups avaient duré, il ne s’en souvenait pas. Il y avait toujours contre lui à la fois cinq ou six hommes en noir. Parfois c’étaient les poings, parfois les matraques, parfois les verges d’acier, parfois les bottes. Il lui arrivait de se rouler sur le sol, sans honte, comme un animal, en se tordant de côté et d’autre, dans un effort interminable et sans espoir pour esquiver les coups de pieds. Il s’attirait simplement plus et encore plus de coups, dans les côtes, au ventre, sur les épaules, sur les tibias, à l’aine, aux testicules, sur le coccyx. La torture se prolongeait parfois si longtemps qu’il lui semblait que le fait cruel, inique, impardonnable, n’était pas que les gardes continuassent à le battre, mais qu’il ne pût se forcer à perdre connaissance. Il y avait des moments où son courage l’abandonnait à un point tel qu’il se mettait à crier grâce avant même que les coups ne commencent ; des moments où la seule vue d’un poing qui reculait pour prendre son élan suffisait à lui faire confesser un flot de crimes réels et imaginaires. Il y avait d’autres moments où il commençait avec la résolution de ne rien confesser, où chaque mot devait lui être arraché entre des halètements de douleur, et il y avait des instants où il essayait faiblement d’un compromis, où il se disait : « Je vais me confesser mais pas encore. Je vais tenir jusqu’à ce que la souffrance devienne insupportable. Trois coups de pieds de plus, deux coups de plus, puis je leur dirai ce qu’ils veulent. »

Il était parfois battu au point qu’il pouvait à peine se redresser, puis il était jeté comme un sac de pommes de terre sur le sol de pierre d’une cellule. On le laissait récupérer ses forces quelques heures, puis on l’emmenait et on le battait encore.

Il y avait aussi des périodes plus longues de rétablissement. Il s’en souvenait confusément car il les passait surtout dans la stupeur et le sommeil. Il se souvenait d’une cellule où il y avait un lit de bois, sorte d’étagère qui sortait du mur, une cuvette d’étain, des repas de soupe chaude et de pain, parfois du café. Il se souvenait d’un coiffeur hargneux qui vint le raser et le tondre et d’hommes à l’air affairé, antipathiques, vêtus de vestes blanches, qui lui prenaient le pouls, lui tapotaient les articulations pour étudier ses réflexes, lui relevaient les paupières, le palpaient de doigts durs pour trouver les os cassés, et lui enfonçaient des aiguilles dans les bras pour le faire dormir.

Les passages à tabac se firent moins fréquents et devinrent surtout une menace, une horreur à laquelle il pourrait être renvoyé si ses réponses n’étaient pas satisfaisantes. Ceux qui l’interrogeaient maintenant n’étaient pas des brutes en uniforme noir, mais des intellectuels du Parti, de petits hommes rondelets aux gestes vifs et aux lunettes brillantes, qui le travaillaient pendant des périodes qui duraient (il le pensait, mais ne pouvait en être sûr) dix ou douze heures d’affilée. Ces autres questionneurs veillaient à ce qu’il souffrît constamment d’une légère douleur, mais ce n’était pas surtout sur la souffrance qu’ils comptaient. Ils le giflaient, lui tordaient les oreilles, lui tiraient les cheveux, l’obligeaient à se tenir debout sur un pied, lui refusaient la permission d’uriner, l’aveuglaient par une lumière éblouissante, jusqu’à ce que l’eau lui coulât des yeux. Mais leur but était simplement de l’humilier et d’annihiler son pouvoir de discussion et de raisonnement. Leur arme réelle était cet interrogatoire sans pitié qui se poursuivait sans arrêt heure après heure, qui le prenait en défaut, lui tendait des pièges, dénaturait tout ce qu’il disait, le convainquait à chaque pas de mensonge et de contradiction, jusqu’à ce qu’il se mît à pleurer, autant de honte que de fatigue nerveuse.

Il lui arrivait de pleurer une demi-douzaine de fois dans une seule session. Ses bourreaux, la plupart du temps, vociféraient qu’il voulait les tromper et menaçaient à chaque hésitation de le livrer de nouveau aux gardes. Mais parfois ils changeaient soudain de ton, lui donnaient du « camarade », en appelaient à lui au nom de l’Angsoc et de Big Brother et lui demandaient tristement si, même en cet instant, il ne lui restait aucune loyauté envers le Parti qui pût le pousser à désirer défaire le mal qu’il avait fait. Quand, après des heures d’interrogatoire, son courage s’en allait en lambeaux, même cet appel pouvait le réduire à un larmoiement hypocrite. En fin de compte, les voix grondeuses l’abattirent plus complètement que les bottes et les poings des gardes. Il devint simplement une bouche qui prononçait, une main qui signait tout ce qu’on lui demandait. Son seul souci était de deviner ce qu’on voulait qu’il confessât, et de le confesser rapidement, avant que les brimades ne recommencent.

Il confessa l’assassinat de membres éminents du Parti, la distribution de pamphlets séditieux, le détournement de fonds publics, la vente de secrets militaires, les sabotages de toutes sortes. Il confessa avoir été un espion à la solde du gouvernement estasien depuis 1968. Il confessa qu’il était un religieux, un admirateur du capitalisme et un inverti. Il confessa avoir tué sa femme, bien qu’il sût, et ses interrogateurs devaient le savoir aussi, que sa femme était encore vivante. Il confessa avoir été pendant des années personnellement en contact avec Goldstein et avoir été membre d’une organisation clandestine qui comptait presque tous les êtres humains qu’il eût jamais connus. Il était plus facile de tout confesser et d’accuser tout le monde. En outre, tout, en un sens, était vrai. Il était vrai qu’il avait été l’ennemi du Parti et, aux yeux du Parti, il n’y avait pas de distinction entre la pensée et l’acte.

Winston avait aussi des souvenirs d’un autre genre. Ils se dressaient dans son esprit sans lien entre eux, comme des tableaux entourés d’ombre.

Il se trouvait dans une cellule qui pouvait avoir été sombre ou claire, car il ne pouvait rien voir qu’une paire d’yeux. Il y avait tout près une sorte d’instrument dont le tic-tac était lent et régulier. Les yeux devinrent plus grands et plus lumineux. Il se détacha soudain de son siège, flotta, plongea dans les yeux et fut englouti.

Il était attaché à une chaise entourée de cadrans, sous une lumière aveuglante. Un homme vêtu d’une blouse blanche lisait les chiffres des cadrans. Il y eut un piétinement de lourdes bottes au-dehors. La porte s’ouvrit en claquant. L’officier au visage de cire entra, suivi de deux gardes.

– Salle 101, dit l’officier.

L’homme à la blouse blanche ne se retourna pas. Il ne regarda pas non plus Winston. Il ne regardait que les cadrans.

Il roulait dans un immense couloir d’un kilomètre de long, plein d’une glorieuse lumière dorée. Il se tordait de rire et se confessait à haute voix en criant à tue-tête. Il confessait tout, même les choses qu’il avait réussi à garder secrètes sous la torture. Il racontait l’histoire entière de sa vie à un auditeur qui la connaissait déjà. Il y avait près de lui les gardes, les autres questionneurs, les hommes en blouse blanche, O’Brien, Julia, M. Charrington. Tous descendaient le corridor en roulant et se tordaient de rire. Une chose terrifiante, que l’avenir gardait en réserve, avait en quelque sorte été laissée de côté et ne s’était pas produite. Tout allait bien, il n’y avait plus de souffrance, le plus petit détail de sa vie était mis à nu, compris, pardonné.

Il se levait précipitamment de son lit de planches à peu près certain d’avoir entendu la voix d’O’Brien. Pendant tout son interrogatoire, bien qu’il ne l’eût jamais vu, il avait eu l’impression qu’O’Brien était à ses côtés, juste hors de sa vue. C’était O’Brien qui dirigeait tout. C’était O’Brien qui lançait les gardes sur lui, et qui les empêchait de le tuer. C’était lui qui décidait à quel moment on devait le faire crier de souffrance, à quel moment on devait lui laisser un répit, quand on devait le nourrir, quand on devait le laisser dormir, quand on devait lui injecter des drogues dans le bras. C’était lui qui posait les questions et suggérait les réponses. Il était le tortionnaire, le protecteur, il était l’inquisiteur, il était l’ami. Une fois, Winston ne pouvait se rappeler si c’était pendant un sommeil artificiel ou normal, ou même à un moment où il était éveillé, une voix murmura à son oreille : « Ne vous inquiétez pas, Winston, vous êtes entre mes mains. Depuis sept ans, je vous surveille. Maintenant, l’instant critique est arrivé. Je vous sauverai, je vous rendrai parfait. » Winston n’était pas certain que ce fût la voix d’O’Brien, mais c’était la même voix qui lui avait dit dans un autre rêve, sept ans plus tôt : « Nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres. »

Il ne se souvenait d’aucune conclusion à son interrogatoire. Il y eut une période d’obscurité, puis la cellule, ou la pièce, dans laquelle il se trouvait alors s’était graduellement matérialisée autour de lui.

Il était presque à plat sur le dos, et dans l’impossibilité de bouger. Son corps était retenu par tous les points essentiels. Même sa tête était, il ne savait comment, saisie par-derrière. O’Brien laissait tomber sur lui un regard grave et plutôt triste. Son visage, vu d’en dessous, paraissait grossier et usé, avec des poches sous les yeux et des rides de fatigue qui allaient du nez au menton. Il était plus âgé que Winston l’avait pensé, il avait peut-être quarante-huit ou cinquante ans. Il avait sous la main un cadran dont le sommet portait un levier et la surface un cercle de chiffres.

– Je vous ai dit, prononça O’Brien, que si nous nous rencontrions de nouveau, ce serait ici.

– Oui, répondit Winston.

Sans aucun avertissement qu’un léger mouvement de la main d’O’Brien, une vague de douleur envahit le corps de Winston. C’était une souffrance effrayante parce qu’il ne pouvait voir ce qui lui arrivait et il avait l’impression qu’une blessure mortelle lui était infligée. Il ne savait si la chose se passait réellement ou si l’effet était produit électriquement. Mais son corps était violemment tordu et déformé, ses articulations lentement déchirées et séparées. Bien que la souffrance lui eût fait perler la sueur au front, le pire était la crainte que son épine dorsale ne se casse. Il serra les dents et respira profondément par le nez, en essayant de rester silencieux aussi longtemps que possible.

– Vous avez peur, dit O’Brien qui lui surveillait le visage, que quelque chose ne se brise bientôt. Vous craignez spécialement pour votre épine dorsale. Vous avez une image mentale des vertèbres qui se brisent et se séparent et de la moelle qui s’en écoule. C’est à cela que vous pensez, n’est-ce pas, Winston ?

Winston ne répondit pas. O’Brien ramena en arrière le levier du cadran. La vague de douleur se retira presque aussi vite qu’elle était venue.

– Nous étions à quarante, dit O’Brien. Vous pouvez voir que les chiffres du cadran vont jusqu’à cent. Voulez-vous vous rappeler, au cours de notre entretien, que j’ai le pouvoir de vous faire souffrir à n’importe quel moment et au degré que j’aurai choisi ? Si vous me dites un seul mensonge ou essayez de tergiverser d’une manière quelconque, ou même tombez au-dessous du niveau habituel de votre intelligence, vous crierez de souffrance, instantanément. Comprenez-vous ?

– Oui, répondit Winston.

L’attitude d’O’Brien devint moins sévère. Il replaça pensivement ses lunettes et fit un pas ou deux de long en large. Quand il parla, ce fut d’une voix aimable et patiente. Il avait l’air d’un docteur, d’un professeur, même d’un prêtre, désireux d’expliquer et de persuader plutôt que de punir.

– Je me donne du mal pour vous, Winston, parce que vous en valez la peine. Vous savez parfaitement ce que vous avez. Vous le savez depuis des années, bien que vous ayez lutté contre cette certitude. Vous êtes dérangé mentalement. Vous souffrez d’un défaut de mémoire. Vous êtes incapable de vous souvenir d’événements réels et vous vous persuadez que vous vous souvenez d’autres événements qui ne se sont jamais produits. Heureusement, cela se guérit. Vous ne vous êtes jamais guéri, parce que vous ne l’avez pas voulu. Il y avait un petit effort de volonté que vous n’étiez pas prêt à faire. Même actuellement, je m’en rends bien compte, vous vous accrochez à votre maladie avec l’impression qu’elle est une vertu. Prenons maintenant un exemple. Avec quelle puissance l’Océania est-elle en guerre en ce moment ?

– Quand j’ai été arrêté, l’Océania était en guerre avec l’Estasia.

– Avec l’Estasia. Bon. Et l’Océania a toujours été en guerre avec l’Estasia, n’est-ce pas ?

Winston retint son souffle. Il ouvrit la bouche pour parler mais ne parla pas. Il ne pouvait éloigner ses yeux du cadran.

– La vérité, je vous prie, Winston. Votre vérité. Dites-moi ce que vous croyez vous rappeler.

– Je me rappelle qu’une semaine seulement avant mon arrestation, nous n’étions pas du tout en guerre avec l’Estasia. Nous étions les alliés de l’Estasia. La guerre était contre l’Eurasia. Elle durait depuis quatre ans. Avant cela...

O’Brien l’arrêta d’un mouvement de la main.

– Un autre exemple, dit-il. Il y a quelques années, vous avez eu une très sérieuse illusion, en vérité. Vous avez cru que trois hommes, trois hommes à un moment membres du Parti, nommés Jones, Aaronson et Rutherford, des hommes qui ont été exécutés pour trahison et sabotage après avoir fait une confession aussi complète que possible, n’étaient pas coupables des crimes dont ils étaient accusés. Vous croyiez avoir vu un document indiscutable prouvant que leurs confessions étaient fausses. Il y avait une certaine photographie à propos de laquelle vous aviez une hallucination. Vous croyiez l’avoir réellement tenue entre vos mains. C’était une photographie comme celle-ci.

Un bout rectangulaire de journal était apparu entre les doigts d’O’Brien. Il resta dans le champ de vision de Winston pendant peut-être cinq secondes. C’était une photographie, et il n’était pas question de discuter son identité. C’était la photographie. C’était une autre copie de la photographie de Jones, Aaronson et Rutherford à la délégation du Parti à New York, qu’il avait possédée onze ans auparavant et qu’il avait promptement détruite. Un instant seulement, il l’eut sous les yeux, un instant seulement, puis elle disparut de sa vue. Mais il l’avait vue ! Sans aucun doute, il l’avait vue. Il fit un effort d’une violence désespérée pour se tordre et libérer la moitié supérieure de son corps. Il lui fut impossible de se mouvoir, dans aucune direction, même d’un centimètre. Il avait même pour l’instant oublié le cadran. Tout ce qu’il désirait, c’était tenir de nouveau la photographie entre ses doigts, ou au moins la voir.

– Elle existe ! cria-t-il.

– Non ! répondit O’Brien.

O’Brien traversa la pièce. Il y avait un trou de mémoire dans le mur d’en face. Il souleva le grillage. Invisible, le frêle bout de papier tournoyait, emporté par le courant d’air chaud et disparaissait dans un rapide flamboiement. O’Brien s’éloigna du mur.

– Des cendres ! dit-il. Pas même des cendres identifiables, de la poussière. Elle n’existe pas. Elle n’a jamais existé.

– Mais elle existe encore ! Elle doit exister ! Elle existe dans la mémoire ! Dans la mienne ! Dans la vôtre !

– Je ne m’en souviens pas, dit O’Brien.

Le cœur de Winston défaillit. C’était de la double-pensée. Il avait une mortelle sensation d’impuissance. S’il avait pu être certain qu’O’Brien mentait, cela aurait été sans importance. Mais il était parfaitement possible qu’O’Brien eût, réellement, oublié la photographie. Et s’il en était ainsi, il devait avoir déjà oublié qu’il avait nié s’en souvenir et oublié l’acte d’oublier. Comment être sûr que c’était de la simple supercherie ? Peut-être cette folle dislocation de l’esprit pouvait-elle réellement se produire. C’est par cette idée que Winston était vaincu.

O’Brien le regardait en réfléchissant. Il avait, plus que jamais, l’air d’un professeur qui se donne du mal pour un enfant égaré, mais qui promet.

– Il y a un slogan du Parti qui se rapporte à la maîtrise du passé, dit-il. Répétez-le, je vous prie.

– Qui commande le passé commande l’avenir ; qui commande le présent commande le passé, répéta Winston obéissant.

– Qui commande le présent commande le passé, dit O’Brien en faisant de la tête une lente approbation. Est-ce votre opinion, Winston, que le passé a une existence réelle ?

De nouveau, le sentiment de son impuissance s’abattit sur Winston. Son regard vacilla dans la direction du cadran. Non seulement il ne savait lequel de « oui » ou de « non » le sauverait de la souffrance, mais il ne savait même pas quelle réponse il croyait être la vraie.

O’Brien sourit faiblement.

– Vous n’êtes pas métaphysicien, Winston, dit-il. Jusqu’à présent, vous n’avez jamais pensé à ce que signifiait le mot existence. Je vais poser la question avec plus de précision. Est-ce que le passé existe d’une façon concrète, dans l’espace ? Y a-t-il quelque part, ou ailleurs, un monde d’objets solides où le passé continue à se manifester ?

– Non.

– Où le passé existe-t-il donc, s’il existe ?

– Dans les documents. Il est consigné.

– Dans les documents. Et...?

– Dans l’esprit. Dans la mémoire des hommes.

– Dans la mémoire. Très bien. Nous le Parti, nous avons le contrôle de tous les documents et de toutes les mémoires. Nous avons donc le contrôle du passé, n’est-ce pas ?

– Mais comment pouvez-vous empêcher les gens de se souvenir ? cria Winston, oubliant encore momentanément le cadran. C’est involontaire. C’est indépendant de chacun. Comment pouvez-vous contrôler la mémoire ? Vous n’avez pas contrôlé la mienne !

L’attitude de O’Brien devint encore sévère. Il posa la main sur le cadran.

– Non, dit-il. C’est vous qui ne l’avez pas dirigée. C’est ce qui vous a conduit ici. Vous êtes ici parce que vous avez manqué d’humilité, de discipline personnelle. Vous n’avez pas fait l’acte de soumission dont le prix est la santé mentale. Vous avez préféré être un fou, un minus habens. L’esprit discipliné peut seul voir la réalité, Winston. Vous croyez que la réalité est objective, extérieure, qu’elle existe par elle-même. Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente en elle-même. Quand vous vous illusionnez et croyez voir quelque chose, vous pensez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité n’est pas extérieure. La réalité existe dans l’esprit humain et nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit d’un individu, qui peut se tromper et, en tout cas, périt bientôt. Elle n’existe que dans l’esprit du Parti, qui est collectif et immortel. Ce que le Parti tient pour vrai est la vérité. Il est impossible de voir la réalité si on ne regarde avec les yeux du Parti. Voilà le fait que vous devez rapprendre, Winston. Il exige un acte de destruction personnelle, un effort de volonté. Vous devez vous humilier pour acquérir la santé mentale.

Il s’arrêta un instant, comme pour permettre à ce qu’il avait dit de pénétrer.

– Vous rappelez-vous, continua-t-il, avoir écrit dans votre journal : « La liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre ? »

– Oui, dit Winston.

O’Brien présenta à Winston le dos de sa main gauche levée. Le pouce était caché, les quatre doigts étendus.

– Combien est-ce que je vous montre de doigts, Winston ?

– Quatre.

Le mot se termina par un halètement de douleur. L’aiguille du cadran était montée à cinquante-cinq. La sueur jaillie de son corps avait recouvert Winston tout entier. L’air lui déchirait les poumons et ressortait en gémissements profonds qu’il ne pouvait arrêter, même en serrant les dents. O’Brien le surveillait, quatre doigts levés. Il ramena le levier en arrière. Cette fois, la souffrance ne s’apaisa que légèrement.

– Combien de doigts, Winston ?

– Quatre.

L’aiguille monta à soixante.

– Combien de doigts, Winston ?

– Quatre ! Quatre ! Que puis-je dire d’autre ? Quatre !

L’aiguille avait dû monter encore, il ne la regardait pas. Le visage lourd et sévère et les quatre doigts emplissaient le champ de sa vision. Les doigts étaient dressés devant ses yeux comme des piliers énormes, indistincts, qui semblaient vibrer. Mais il y en avait indubitablement quatre.

– Combien de doigts, Winston ?

– Cinq ! Cinq ! Cinq !

– Non, Winston, c’est inutile. Vous mentez. Vous pensez encore qu’il y en a quatre. Combien de doigts, s’il vous plaît ?

– Quatre ! Cinq ! Quatre ! Tout ce que vous voudrez. Mais arrêtez cela ! Arrêtez cette douleur !

Il fut soudain assis, le bras d’O’Brien autour de ses épaules. Il avait peut-être perdu connaissance quelques secondes. Les liens qui le retenaient couché s’étaient détachés. Il avait très froid, il frissonnait sans pouvoir s’arrêter, ses dents claquaient, des larmes lui roulaient sur les joues. Il s’accrocha un moment à O’Brien comme un enfant, étrangement réconforté par le bras lourd autour de ses épaules. Il avait l’impression qu’O’Brien était son protecteur, que la souffrance était quelque chose qui venait de quelque autre source extérieure et que c’était O’Brien qui l’en sauverait.

– Vous êtes un étudiant lent d’esprit, Winston, dit O’Brien gentiment.

– Comment puis-je l’empêcher ? dit-il en pleurnichant. Comment puis-je m’empêcher de voir ce qui est devant mes yeux ? Deux et deux font quatre.

– Parfois, Winston. Parfois ils font cinq. Parfois ils font trois. Parfois ils font tout à la fois. Il faut essayer plus fort. Il n’est pas facile de devenir sensé.

Il étendit Winston sur le lit. L’étreinte se resserra autour de ses membres, mais la vague de souffrance s’était retirée et le tremblement s’était arrêté, le laissant seulement faible et glacé.

O’Brien fit un signe de la tête à l’homme en veste blanche qui était restée immobile pendant qu’il agissait.

L’homme à la veste blanche se baissa et regarda de près les yeux de Winston, lui prit le pouls, appuya l’oreille contre sa poitrine, tapota çà et là, puis fit un signe d’assentiment à O’Brien.

– Encore, dit O’Brien.

La douleur envahit le corps de Winston. L’aiguille devait être à soixante-dix, soixante-quinze. Il avait, cette fois, fermé les yeux. Il savait que les doigts étaient toujours là et qu’il y en avait toujours quatre. Tout ce qui importait, c’était de rester en vie jusqu’à la fin de l’accès. Il ne savait plus s’il pleurait ou non. La souffrance diminua. Il ouvrit les yeux. O’Brien avait tiré le levier en arrière.

– Quatre. Je suppose qu’il y en a quatre. Je verrais cinq si je pouvais. J’essaie de voir cinq.

– Qu’est-ce que vous désirez ? Me persuader que vous voyez cinq, ou les voir réellement ?

– Les voir réellement.

– Encore, dit O’Brien.

L’aiguille était peut-être à quatre-vingts, quatre-vingt-dix. Winston ne pouvait se rappeler que par intermittences pourquoi il souffrait. Derrière ses paupières serrées, une forêt de doigts semblaient se mouvoir dans une sorte de danse, entrer et sortir entrelacés, disparaître l’un derrière l’autre, réapparaître encore. Il essayait de les compter, il ne se souvenait pas pourquoi. Il savait seulement qu’il était impossible de les compter, à cause d’une mystérieuse identité entre quatre et cinq. La souffrance s’éteignit une fois de plus. Quand il ouvrit les yeux, ce fut pour constater qu’il voyait encore la même chose. D’innombrables doigts, comme des arbres mobiles, dévalaient à droite et à gauche, se croisant et se recroisant. Il referma les yeux.

– Je montre combien de doigts, Winston ?

– Je ne sais. Je ne sais. Vous me tuerez si vous faites encore cela. Quatre, cinq, six, en toute honnêteté, je ne sais pas.

– Mieux, dit O’Brien.

Une aiguille adroitement introduite glissa dans son bras. Presque instantanément, une chaleur apaisante et délicieuse se répandit en lui. La souffrance était déjà à moitié oubliée. Il ouvrit les yeux et regarda O’Brien avec reconnaissance. À la vue du visage ridé et lourd, si laid et si intelligent, son cœur sembla se fondre. S’il avait pu bouger, il aurait tendu le bras et posé la main sur le bras de O’Brien. Jamais il ne l’avait aimé si profondément qu’à ce moment, et ce n’était pas seulement parce qu’il avait fait cesser la douleur. L’ancien sentiment, qu’au fond peu importait qu’O’Brien fût un ami ou un ennemi, était revenu. O’Brien était quelqu’un avec qui on pouvait causer. Peut-être ne désirait-on pas tellement être aimé qu’être compris. O’Brien l’avait torturé jusqu’aux limites de la folie et, dans peu de temps, certainement, l’enverrait à la mort. Cela ne changeait rien. Dans un sens, cela pénétrait plus profondément que l’amitié. Ils étaient des intimes. D’une façon ou d’une autre, bien que les mots réels ne seraient peut-être jamais prononcés, il y avait un lieu où ils pourraient se rencontrer et parler. Les yeux d’O’Brien, baissés vers lui, avaient une expression qui faisait penser qu’il avait la même idée. Quand il se mit à parler, ce fut sur le ton aisé d’une conversation.

– Savez-vous où vous êtes, Winston ?

– Je ne sais pas. Je peux deviner. Au ministère de l’Amour.

– Savez-vous depuis combien de temps vous êtes ici ?

– Je ne sais. Des jours, des semaines, des mois... Je pense que c’est depuis des mois.

– Et vous imaginez-vous pourquoi nous amenons les gens ici ?

– Pour qu’ils se confessent.

– Non. Ce n’est pas là le motif. Cherchez encore.

– Pour les punir.

– Non ! s’exclama O’Brien.

Sa voix avait changé d’une façon extraordinaire et son visage était soudain devenu à la fois sévère et animé.

– Non. Pas simplement pour extraire votre confession ou pour vous punir. Dois-je vous dire pourquoi nous vous avons apporté ici ? Pour vous guérir ! Pour vous rendre la santé de l’esprit. Savez-vous, Winston, qu’aucun de ceux que nous amenons dans ce lieu ne nous quitte malade ? Les crimes stupides que vous avez commis ne nous intéressent pas. Le Parti ne s’intéresse pas à l’acte lui-même. Il ne s’occupe que de l’esprit. Nous ne détruisons pas simplement nos ennemis, nous les changeons. Comprenez-vous ce que je veux dire ?

Il était penché au-dessus de Winston. Sa proximité faisait paraître son visage énorme et Winston, qui le voyait d’en dessous, le trouvait hideux. De plus, il était plein d’une sorte d’exaltation, d’une ardeur folle. Le cœur de Winston se serra une fois de plus. Il se serait tapi plus au fond du lit s’il l’avait pu. Il croyait qu’O’Brien, par pur caprice, était sur le point de tourner le cadran. À ce moment, cependant, O’Brien s’éloigna. Il fit quelques pas de long en large. Puis il continua avec moins de véhémence.

– La première chose que vous devez comprendre, c’est qu’il n’y a pas de martyr. Vous avez lu ce qu’étaient les persécutions religieuses du passé. Au Moyen Age, il y eut l’Inquisition. Ce fut un échec. Elle fut établie pour extirper l’hérésie et finit par la perpétuer. Pour chaque hérétique brûlé sur le bûcher, des milliers d’autres se levèrent. Pourquoi ? Parce que l’Inquisition tuait ses ennemis en public et les tuait alors qu’ils étaient encore impénitents. En fait elle les tuait parce qu’ils étaient impénitents. Les hommes mouraient parce qu’ils ne voulaient pas abandonner leur vraie croyance. Naturellement, toute la gloire allait à la victime et toute la honte à l’Inquisition qui la brûlait.

« Plus tard, au XXe siècle, il y eut les totalitaires, comme on les appelait. C’étaient les nazis germains et les communistes russes. Les Russes persécutèrent l’hérésie plus cruellement que ne l’avait fait l’Inquisition, et ils crurent que les fautes du passé les avaient instruits. Ils savaient, en tout cas, que l’on ne doit pas faire des martyrs. Avant d’exposer les victimes dans des procès publics, ils détruisaient délibérément leur dignité. Ils les aplatissaient par la torture et la solitude jusqu’à ce qu’ils fussent des êtres misérables, rampants et méprisables, qui confessaient tout ce qu’on leur mettait à la bouche, qui se couvraient eux-mêmes d’injures, se mettaient à couvert en s’accusant mutuellement, demandaient grâce en pleurnichant. Cependant, après quelques années seulement, on vit se répéter les mêmes effets. Les morts étaient devenus des martyrs et leur dégradation était oubliée. Cette fois encore, pourquoi ?

« En premier lieu, parce que les confessions étaient évidemment extorquées et fausses. Nous ne commettons pas d’erreurs de cette sorte. Toutes les confessions faites ici sont exactes. Nous les rendons exactes et, surtout, nous ne permettons pas aux morts de se lever contre nous. Vous devez cesser de vous imaginer que la postérité vous vengera, Winston. La postérité n’entendra jamais parler de vous. Vous serez gazéifié et versé dans la stratosphère. Rien ne restera de vous, pas un nom sur un registre, pas un souvenir dans un cerveau vivant. Vous serez annihilé, dans le passé comme dans le futur. Vous n’aurez jamais existé. »

« Alors, pourquoi se donner la peine de me torturer ? » pensa Winston dans un moment d’amertume. O’Brien arrêta sa marche, comme si Winston avait pensé tout haut. Son large visage laid se rapprocha, les yeux un peu rétrécis.

– Vous pensez, dit-il, que puisque nous avons l’intention de vous détruire complètement, rien de ce que vous dites ou faites ne peut avoir d’importance, et qu’il n’y a aucune raison pour que nous prenions la peine de vous interroger d’abord ? C’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ?

– Oui, dit Winston.

O’Brien sourit légèrement.

– Vous êtes une paille dans l’échantillon, Winston, une tache qui doit être effacée. Est-ce que je ne viens pas de vous dire que nous sommes différents des persécuteurs du passé ? Nous ne nous contentons pas d’une obéissance négative, ni même de la plus abjecte soumission. Quand, finalement, vous vous rendez à nous, ce doit être de votre propre volonté. Nous ne détruisons pas l’hérétique parce qu’il nous résiste. Tant qu’il nous résiste, nous ne le détruisons jamais. Nous le convertissons. Nous captons son âme, nous lui donnons une autre forme. Nous lui enlevons et brûlons tout mal et toute illusion. Nous l’amenons à nous, pas seulement en apparence, mais réellement, de cœur et d’âme. Avant de le tuer, nous en faisons un des nôtres. Il nous est intolérable qu’une pensée erronée puisse exister quelque part dans le monde, quelque secrète et impuissante qu’elle puisse être. Nous ne pouvons permettre aucun écart, même à celui qui est sur le point de mourir. Anciennement, l’hérétique qui marchait au bûcher était encore un hérétique, il proclamait son hérésie, il exultait en elle. La victime des épurations russes elle-même pouvait porter la rébellion enfermée dans son cerveau tandis qu’il descendait l’escalier, dans l’attente de la balle. Nous, nous rendons le cerveau parfait avant de le faire éclater. Le commandement des anciens despotismes était : « Tu ne dois pas. » Le commandement des totalitaires était : « Tu dois. » Notre commandement est : « Tu es. » Aucun de ceux que nous amenons ici ne se dresse plus jamais contre nous. Tous sont entièrement lavés. Même ces trois misérables traîtres en l’innocence desquels vous avez un jour cru – Jones, Aaronson et Rutherford – finalement, nous les avons brisés. J’ai moi-même pris part à leur interrogatoire. Je les ai vus graduellement s’user, gémir, ramper, pleurer et à la fin ce n’était ni de douleur ni de crainte, c’était de repentir. Quand nous en avons eu fini avec eux, ils n’étaient plus que des écorces d’hommes. Il n’y avait plus rien en eux que le regret de ce qu’ils avaient fait et l’amour pour Big Brother. Il était touchant de voir à quel point ils l’aimaient. Ils demandèrent à être rapidement fusillés pour pouvoir mourir alors que leur esprit était encore propre.

La voix d’O’Brien était devenue presque rêveuse. L’exaltation, l’enthousiasme fou marquaient encore son visage. Il ne feint nullement, pensa Winston. Ce n’est pas un hypocrite. Il croit tous les mots qu’il prononce. Ce qui oppressait le plus Winston, c’était la conscience de sa propre infériorité intellectuelle. Il regardait la forme lourde, mais pleine de grâce, qui marchait au hasard de long en large, à l’intérieur ou à l’extérieur du champ de sa vision. O’Brien était un être plus grand que lui de toutes les façons. Toutes les idées qu’il avait jamais eues ou pu avoir, O’Brien les avait depuis longtemps connues, examinées et rejetées. L’esprit d’O’Brien contenait l’esprit de Winston. Comment O’Brien pourrait-il, dans ce cas, être fou ? Ce devait être lui, Winston, qui était fou. O’Brien s’arrêta et le regarda. Sa voix avait pris encore un accent de sévérité.

– N’imaginez pas que vous vous sauverez, Winston, quelque complètement que vous vous rendiez à nous. Aucun de ceux qui se sont égarés une fois n’a été épargné. Même si nous voulions vous laisser vivre jusqu’au terme naturel de votre vie, vous ne nous échapperiez encore jamais. Ce qui vous arrive ici vous marquera pour toujours. Comprenez-le d’avance. Nous allons vous écraser jusqu’au point où il n’y a pas de retour. Vous ne guérirez jamais de ce qui vous arrivera, dussiez-vous vivre un millier d’années. Jamais plus vous ne serez capable de sentiments humains ordinaires. Tout sera mort en vous. Vous ne serez plus jamais capable d’amour, d’amitié, de joie de vivre, de rire, de curiosité, de courage, d’intégrité. Vous serez creux. Nous allons vous presser jusqu’à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous-mêmes.

Il s’arrêta et fit signe à l’homme à la veste blanche. Winston se rendit compte qu’un lourd appareil était poussé et placé derrière sa tête. O’Brien s’était assis à côté du lit, de sorte que son visage était presque au niveau de celui de Winston.

– Trois mille, dit-il en s’adressant par-dessus la tête de Winston à l’homme à la veste blanche.

Deux coussinets moelleux, qui paraissaient légèrement humides, furent fixés contre les tempes de Winston. Il trembla. La souffrance allait recommencer, un nouveau genre de souffrance. O’Brien posa sur sa main une main presque rassurante et amicale.

– Cette fois, cela ne vous fera pas souffrir, dit-il. Gardez vos yeux fixés sur les miens.

Il se produisit alors une explosion dévastatrice, ou ce qui lui paru être une explosion, bien que Winston ne fût pas certain qu’il y eut aucun bruit. Il y eut, indubitablement, un éclair aveuglant. Winston n’était pas blessé, il se sentait seulement prostré. Bien qu’il fût déjà couché sur le dos quand cela se passa, il avait l’impression curieuse qu’il se trouvait dans cette position parce qu’il avait été assommé. Un coup terrifiant, indolore, l’avait aplati. Il s’était aussi passé quelque chose dans sa tête. Tandis que ses yeux retrouvaient leur convergence, il se rappela qui il était, où il était, et reconnut le visage qui regardait le sien. Mais il y avait, il ne savait comment, un grand trou vide, comme si on lui avait enlevé un morceau de cerveau.

– Cela ne durera pas, dit O’Brien. Regardez-moi dans les yeux. Avec quel pays l’Océania est-elle en guerre ?

Winston réfléchit. Il savait ce que signifiait Océania et qu’il était lui-même citoyen de l’Océania. Il se souvint aussi de l’Eurasia et de l’Estasia. Mais qui était en guerre et avec qui, il ne s’en souvenait pas. En fait, il n’avait pas conscience qu’il y eût une guerre.

– Je ne me souviens pas.

– L’Océania est en guerre contre l’Estasia. Vous en souvenez-vous, maintenant ?

– Oui.

– L’Océania a toujours été en guerre contre l’Estasia. Depuis le commencement de votre vie, depuis le commencement du Parti, depuis le commencement de l’Histoire, la guerre a continué sans interruption, toujours la même guerre. Vous rappelez-vous cela ?

– Oui.

– Il y a onze ans, vous avez créé une légende au sujet de trois hommes condamnés à mort pour trahison. Vous prétendiez avoir vu un fragment de papier qui prouvait leur innocence. Ce papier n’a jamais existé. Vous l’avez inventé et vous vous êtes ensuite mis à croire à son existence. Vous vous rappelez maintenant l’instant même où vous l’avez tout d’abord inventé. Est-ce que vous vous en souvenez ?

– Oui.

– Je viens de lever devant vous les doigts de ma main. Vous avez vu cinq doigts. Vous en rappelez-vous ?

– Oui.

O’Brien leva les doigts de sa main gauche en gardant son pouce caché.

– Il y a là cinq doigts. Voyez-vous cinq doigts ?

– Oui.

Et il les vit, pendant une minute fugitive, tandis que dans son esprit le décor changeait. Il vit cinq doigts, et il n’y avait aucune déformation. Puis, tout redevint normal. La vieille peur, la haine et l’étonnement revinrent ensemble. Mais il y avait eu un moment, il ne savait combien de temps, trente secondes, peut-être, de bienheureuse certitude, alors que chaque nouvelle suggestion de O’Brien comblait un espace vide et devenait une vérité absolue, alors que deux et deux auraient pu faire trois aussi bien que cinq si cela avait été nécessaire.

Ce moment s’était effacé avant qu’O’Brien eût baissé la main, mais bien que Winston ne pût le retrouver, il pouvait s’en souvenir, comme on se souvient d’une expérience très nette, ayant eu lieu à une époque reculée de la vie, quand on était, en fait, une personne différente.

– Vous voyez maintenant, dit O’Brien, qu’en tout cas c’est possible.

– Oui, répondit Winston.

O’Brien se releva, l’air satisfait. Winston vit à sa gauche l’homme à la blouse blanche qui brisait une ampoule et tirait en arrière le piston d’une seringue.

O’Brien se tourna vers Winston avec un sourire. Presque comme anciennement, il assura sur son nez l’équilibre de ses lunettes.

– Vous souvenez-vous d’avoir écrit dans votre journal qu’il était indifférent que je sois un ami ou un ennemi, puisque j’étais au moins quelqu’un qui comprenait et à qui on pouvait parler ? Vous aviez raison. J’aime parler avec vous. Votre esprit me plaît. Il ressemblerait au mien s’il n’avait été malade. Avant que nous mettions fin à la séance, vous pouvez me poser quelques questions si vous le désirez.

– N’importe quelle question ?

– N’importe laquelle.

Il vit les yeux de Winston posés sur le cadran.

– Il est éteint. Quelle est votre première question ?

– Qu’avez-vous fait de Julia ?

O’Brien sourit encore.

– Elle vous a donné, Winston. Immédiatement, sans réserve. J’ai rarement vu quelqu’un venir si promptement à nous. Vous la reconnaîtriez à peine. Toute sa rébellion, sa fourberie, sa folie, sa malpropreté d’esprit, tout a été brûlé et effacé. Ce fut une conversion parfaite, un cas de manuel.

– Vous l’avez torturée ?

O’Brien laissa cette question sans réponse.

– Question suivante ? dit-il.

– Big Brother existe-t-il ?

– Naturellement, il existe. Le Parti existe. Big Brother est la personnification du Parti.

– Existe-t-il de la même façon que j’existe ?

– Vous n’existez pas, dit O’Brien.

Une fois encore un sentiment d’impuissance assaillit Winston. Il savait, ou pouvait imaginer les arguments qui prouvaient sa propre non-existence. Mais ils n’avaient pas de sens, c’étaient des jeux de mots. Est-ce que la constatation. : « Vous n’existez pas », ne contenait pas une absurdité de logique ? Mais à quoi bon le dire ? Son esprit se contracta à la pensée des arguments fous et indiscutables avec lesquels O’Brien le démolirait.

– Je pense que j’existe, dit-il avec lassitude. Je suis né, je mourrai. J’ai des bras et des jambes, j’occupe un point particulier de l’espace. Aucun autre objet solide ne peut, en même temps que moi occuper le même point. Dans ce sens, Big Brother existe-t-il ?

– Ce sens n’a aucune importance. Big Brother existe.

– Big Brother mourra-t-il jamais ?

– Naturellement non. Comment pourrait-il mourir ?

– La Fraternité existe-t-elle ?

– Cela, Winston, vous ne le saurez jamais. Même si nous décidions de vous libérer après en avoir fini avec vous, et si vous viviez jusqu’à quatre-vingt-dix ans, vous ne sauriez encore pas si la réponse à cette question est Oui ou Non. Tant que vous vivrez, ce sera dans votre esprit une énigme insoluble.

Winston resta silencieux. Sa poitrine s’élevait et s’abaissait un peu plus vite. Il n’avait pas encore posé la question qui lui était tout d’abord venue à l’esprit. Il devait la poser, mais il semblait que sa langue ne voulût pas la prononcer.

Il y eut une ombre d’amusement sur le visage de O’Brien. Ses lunettes elles-mêmes semblaient jeter une lueur ironique. « Il sait, pensa soudain Winston. Il sait ce que je vais demander. » À cette idée, les mots jaillirent d’eux-mêmes.

– Qu’y a-t-il dans la salle 101 ?

L’expression du visage d’O’Brien ne changea pas. Il répondit sèchement :

– Vous savez ce qu’il y a dans la salle 101, Winston. Tout le monde sait ce qu’il y a dans la salle 101.

Il leva un doigt à l’adresse de l’homme à la veste blanche. Évidemment, la séance se terminait. Une aiguille fut brusquement introduite dans le bras de Winston. Il tomba presque instantanément dans un profond sommeil.