Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre VII

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Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre VII


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Livre Second
Chapitre VII - Des revenus industriels.


I. Des profits de l'industrie en général

Nous avons vu les motifs qui favorisent la demande des produits en général. C'est le nombre, c'est la richesse des consommateurs. En même temps que la civilisation multiplie leurs besoins, elle étend leurs facultés. Ils désirent plus vivement et paient mieux les services productifs par le moyen desquels on peut obtenir les produits.

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que la demande de certains produits est toujours plus soutenue que celle de certains autres. Nous en avons conclu que les services qui se consacrent à ces genres de production, toutes choses d'ailleurs égales, sont mieux récompensés que les autres.

Continuant toujours à particulariser davantage, nous examinerons, dans ce chapitre-ci et dans les suivants, les cas où les profits de l'industrie sont plus ou moins forts relativement à ceux des capitaux ou des terres, et réciproquement ; de même que les raisons qui font que les profits de tel emploi de l'industrie ou bien des capitaux, ou bien des terres, sont plus ou moins considérables que les profits de tel autre emploi.

Et d'abord, comparant les profits de l'industrie avec ceux des capitaux et des terres, nous trouverons qu'ils sont plus forts là où des capitaux abondants réclament une grande quantité de qualités industrielles, comme c'était le cas en Hollande avant la révolution. Les services industriels y étaient très chèrement payés ; ils le sont encore dans les pays, comme les États-Unis, où la population, et par conséquent les agents de l'industrie, malgré leur rapide multiplication, restent en arrière de ce que réclament des terres sans bornes et des capitaux journellement grossis par une épargne facile.

La situation de ces pays est en général celle où la condition de l'homme est la meilleure, parce que les personnes qui vivent des profits de leurs capitaux et de leurs terres, peuvent mieux supporter la modicité des profits que ceux qui vivent de leur industrie seulement. Les premiers, outre la ressource de consommer leurs fonds au besoin, ont celle d'ajouter quelques profits industriels à leurs autres revenus ; tandis qu'il ne dépend pas d'un homme industrieux, qui n'est que cela, de joindre à son revenu industriel celui des capitaux et des terres qu'il n'a pas.

Venant ensuite à comparer entre eux les services de l'industrie, quel que soit le grade où l'on se trouve placé, nous observerons que les causes qui bornent la quantité de services industriels mis en circulation dans chaque genre, peuvent se ranger dans une de ces trois catégories :

  1. ou les travaux de cette industrie entraînent des dangers, ou simplement des désagréments ;
  2. ou bien ils ne fournissent pas une occupation constante ;
  3. ou bien ils exigent un talent, une habileté, qui ne sont pas communs.

Il n'y a pas une de ces causes qui ne tende à diminuer la quantité de travail mis en circulation, dans chaque genre, relativement à la quantité qu'on en demande, et par conséquent à élever le taux naturel de ses profits.

À peine a-t-on besoin que des exemples viennent à l'appui de propositions si évidentes.

Parmi les agréments ou les désagréments d'une profession, il faut ranger la considération ou le mépris qui l'accompagne. L'honneur est une espèce de salaire qui fait partie des profits de certaines conditions. Dans un prix donné, plus cette monnaie est abondante, et plus l'autre peut être rare, sans que le prix soit diminué. Smith remarque que le littérateur, le poète, le philosophe, sont presque entièrement payés en considération. Soit raison, soit préjugé, il n'en est pas tout-à-fait ainsi des professions de comédien, de danseur, et de plusieurs autres. Il faut bien leur accorder en argent ce qu'on leur refuse en égards. « Il paraît absurde au premier aspect, ajoute Smith, que l'on dédaigne leur personne et qu'on récompense leurs talents souvent avec la plus somptueuse libéralité libéralité. L'un n'est^pourtant que la conséquence nécessaire de l'autre. Si l'opinion ou le préjugé du public venait changer touchant ces occupations, leur traitement pécuniaire tomberait à l'instant. Plus de gens s'appliqueraient à ce genre d'industrie, et leur concurrence en ferait baisser le prix. De tels talents poussés à un certain point, sans être communs, ne sont pas si rares qu'on l'imagine : bien des gens les possèdent, qui regardent comme au-dessous d'eux d'en faire un objet de lucre ; et un bien plus grand nombre seraient capables de les acquérir, s'ils procuraient autant d'estime que d'argent. ».

On objectera peut-être que certaines fonctions publiques procurent à la fois beaucoup d'honneurs et beaucoup d'argent ; mais il est évident que les intérêts des hommes ne sont pas, dans ce cas, abandonnés à leur cours naturel. C'est le public qui supporte la dépense des places, mais ce n'est pas le public qui en fixe le nombre et les émoluments. C'est le plus souvent un pouvoir plus jaloux de distribuer des faveurs et d'accroître sa clientèle, que de ménager les intérêts du contribuable. Dans les pays qui jouissent d'une organisation politique plus parfaite, où les emplois sont donnés au mérite constaté par un concours équitable, et où les émoluments ne sont qu'une juste récompense des services rendus, le public est mieux servi à moins de frais.

Tout travail qui n'est pas constant est nécessairement mieux payé ; car il faut qu'on le paie à la fois pour le moment où il est en exercice, et pour le moment où il attend qu'on ait besoin de lui. Un loueur de carrosses se fait payer les jours où il travaille, plus que ne sembleraient l'exiger les peines qu'il se donne et l'intérêt du capital qu'il emploie ; c'est parce qu'il faut que les jours où il travaille, gagnent pour ceux où il ne travaille pas. Il ne pourrait demander un autre prix sans se ruiner. Le loyer des travestissements est fort cher par la même raison : le carnaval paie pour toute l'année.

Un mauvais dîner coûte fort cher lorsqu'on voyage sur une route peu fréquentée, parce qu'il faut que l'aubergiste gagne pour la veille et pour le lendemain.

Quand l'habileté nécessaire pour exercer une industrie, soit en chef, soit en sous-ordre, ne peut être le fruit que d'une étude longue et coûteuse, cette étude n'a pu avoir lieu qu'autant qu'on y a consacré chaque année quelques avances, et le total de ces avances est un capital accumulé. Alors le salaire du travail n'est plus un salaire seulement : c'est un salaire accru de l'intérêt des avances que cette étude a exigées ; cet intérêt est même supérieur à l'intérêt ordinaire, puisque le capital dont il est ici question est placé à fonds perdu, et ne subsiste pas au-delà de la vie de l'homme : c'est un intérêt viager.

Voilà pourquoi tous les emplois de temps et de facultés qui demandent qu'on ait reçu une éducation libérale, sont mieux récompensés que ceux où la bonne éducation n'est pas indispensable. Cette qualité est un capital dont on doit retirer les intérêts, indépendamment des profits ordinaires de l'industrie.

S'il y a des faits qui paraissent contraires à ce principe, on peut les expliquer : les prêtres sont faiblement payés ; cependant, lorsqu'une religion repose sur des dogmes très compliqués, sur des histoires très obscures, on ne peut exercer le ministère religieux sans de longues études et des exercices multipliés ; or, ces études, ces exercices, ne peuvent avoir lieu sans l'avance d'un capital : il semble donc qu'il faudrait, pour que la profession cléricale pût se perpétuer, que le traitement du prêtre payât l'intérêt du capital, indépendamment du salaire de sa peine auquel paraissent se borner les profits du bas clergé, surtout dans les pays catholiques. Mais qu'on prenne garde que c'est la société qui fait l'avance de ce capital, en entretenant et endoctrinant à ses frais des étudiants en théologie, pris dans la classe des paysans et dans les familles qui sont hors d'état d'élever à leurs frais tous leurs enfants. Alors le peuple, qui a payé le capital, trouve des gens pour exercer cette industrie moyennant le simple salaire de leur travail, ou ce qui est nécessaire pour leur entretien ; et leur entretien ne comprend pas celui d'une famille.

Ces diverses considérations ont porté plusieurs auteurs recommandables à penser qu'en ajoutant aux rétributions pécuniaires qu'obtiennent les travaux de l'industrie, les autres avantages qu'ils peuvent procurer, et en retranchant de ces rétributions la valeur des inconvénients que les mêmes travaux entraînent, les profits qu'on peut y faire demeurent égaux entre eux.

Ils se fondent sur ce que l'intérêt personnel excite tous les hommes à embrasser les occupations qui, au total, présentent le plus d'avantages ; ils prétendent que s'il y en avait qui parussent plus favorisées que les autres, on s'y porterait de préférence, et que la concurrence les ramènerait au taux commun. Mais dans la pratique les choses ne s'arrangent pas ainsi. Les hommes font rarement ce qu'ils veulent. Il y a des professions qui coûtent constamment la vie à ceux qui les exercent, comme celles de tailleur de grès, d'émouleur d'épingles, de vernisseur de faïences : il semble qu'il faudrait un énorme dédommagement pour un si grand sacrifice ; cependant ces professions sont à peine plus lucratives que les autres.

La plupart des hommes embrassent un état par occasion, suivant les conjonctures, sans avoir pu comparer les avantages ou les inconvénients qu'il présente, ou bien pour obéir aux opinions et même aux préjugés des personnes de qui leur sort dépend. Ils sont séduits par des succès brillants sans avoir pu juger les circonstances particulières auxquelles on les a dus. Le penchant de l'homme pour se flatter lui-même, pour croire que, s'il y a une chance heureuse, elle lui sera réservée, attire vers certaines professions plus de travaux que les profits qu'on y peut faire ne sembleraient devoir en appeler.

« Dans une loterie équitable, dit l'auteur de la richesse des nations, les bons billets doivent gagner tout ce que perdent les billets blancs : dans un métier où vingt personnes se ruinent pour une qui réussit, celle qui réussit devrait gagner seule les profits de vingt autres. ». Or, dans beaucoup d'emplois, on est loin d'être payé suivant ce taux. Le même auteur croit que, quelque bien payés que soient les avocats de réputation, si l'on computait tout ce qui est gagné par tous les avocats d'une grande ville, et tout ce qui est dépensé par eux, on trouverait la somme du gain de beaucoup inférieure à celle de la dépense. Si dans cette profession les travailleurs subsistent, c'est donc aux dépens de quelque autre revenu qu'ils ont d'ailleurs.

On peut dire la même chose des professions lettrées. Les encouragements donnés par la plupart des gouvernements aux études classiques, de préférence à l'acquisition de connaissances plus utiles, comme seraient les principes élémentaires de la physique, de la chimie, de la mécanique, et les langues vivantes, précipitent dans les travaux littéraires et dans la carrière de l'enseignement, beaucoup plus de personnes que ce genre d'occupation ne peut en faire vivre commodément.

On s'écarte donc des notions de l'expérience la plus commune, quand on prétend qu'au moyen des compensations, les profits industriels sont les mêmes dans tous les cas. Rejeter dans les exceptions les exemples qui contraient ce système, c'est détruire la loi qu'on veut établir ; car ces exemples démentent plus souvent la loi qu'ils ne la confirment ; la règle alors devient une exception. Mais ce qui ne peut en aucune manière s'accommoder au système des compensations, ce sont les immenses disparités qu'établit dans les profits industriels et dans des carrières semblables, la différence des talents acquis.

La rareté de certains talents en proportion des besoins qu'éprouve la société, fait qu'on paie les services productifs qui en émanent incomparablement plus cher que d'autres. Chez un peuple nombreux, à peine y a-t-il deux ou trois personnes capables de faire un très beau tableau ou une très belle statue : aussi se font-elles payer à peu près ce qu'elles veulent, si la demande est un peu forte ; et quoiqu'il y ait sans contredit une portion de leurs profits qui représente l'intérêt des avances employées à l'acquisition de leur art, cette portion de profits est petite relativement à celle qu'obtient leur talent. Un peintre, un médecin, un avocat célèbre, ont dépensé, soit par eux-mêmes, soit par leurs parents, trente ou quarante mille francs au plus pour acquérir le talent qui fonde leur revenu : l'intérêt viager de cette somme est quatre mille francs au plus ; s'ils en gagnent trente, leurs qualités industrielles seules sont payées vingt-six mille francs par année. Et si l'on appelle biens ou fortune tout ce qui donne des revenus, on peut évaluer leur fortune à trois cent mille francs, au denier dix, même quand ils n'ont pas pour un sou de patrimoine.

II. Des profits du savant

Le savant, l'homme qui connaît le parti qu'on peut tirer des lois de la nature pour l'utilité des hommes, reçoit une fort petite part des produits de l'industrie, à laquelle cependant les connaissances dont il conserve le dépôt et dont il recule les bornes, contribuent si puissamment. Quand on en cherche la raison, on trouve (en terme d'économie politique) que le savant met en quelques instants dans la circulation une immense quantité de sa marchandise, et d'une marchandise encore qui s'use peu par l'usage ; de manière qu'on n'est point obligé d'avoir recours à lui de nouveau pour en faire de nouvelles provisions.

On doit souvent les connaissances qui servent de fondement à une foule de procédés dans les arts, aux études laborieuses, aux réflexions profondes, aux expériences ingénieuses et délicates, des chimistes, des physiciens, des mathématiciens les plus éminents. Or, ces connaissances sont contenues dans un petit nombre de pages qui, prononcées dans des leçons publiques ou répandues par la voie de l'impression, se trouvent jetées dans la circulation en quantité fort supérieure à la consommation qui peut s'en faire ; ou plutôt elles s'étendent à volonté sans se consommer, sans qu'on soit obligé, pour se les procurer, d'avoir de nouveau recours à ceux de qui elles sont originairement émanées.

Conformément aux lois naturelles qui déterminent le prix des services productifs, ces conseils, ces directions, seront donc médiocrement payés, c'est-à-dire retireront une faible quote-part dans la valeur des produits auxquels elles auront contribué.

Aussi tous les peuples assez éclairés pour comprendre de quelle utilité sont les travaux scientifiques, ont-ils toujours, par des faveurs spéciales et des distinctions flatteuses, dédommagé les savants du peu de profits attachés à l'exercice de leur industrie, à l'emploi de leurs talents naturels ou acquis.

Quelquefois un manufacturier découvre un procédé, soit pour donner de plus beaux produits, soit pour produire plus économiquement des choses déjà connues, et, à la faveur du secret qu'il en garde, il fait pendant plusieurs années, pendant sa vie, il lègue même à ses enfants des bénéfices qui excèdent le taux commun des profits de son art. Ce manufacturier fait dans ce cas particulier deux genres d'opérations industrielles : celle du savant, dont il réserve pur lui seul les avantages, et celle de l'entrepreneur. Mais il est peu d'arts où de tels procédés puissent longtemps demeurer secrets ; ce qui, aou reste, est un bonheur pour le public ; car lorsque la concurrence des producteurs fait baisser le prix d'un produit, le revenu de ceux qui le consomment est accru de tout ce qu'ils paient de moins pour l'obtenir. Ils appliquent cet excédant à de nouvelles consommations ; la demande qui se fait des produits en général devient plus considérable, et la condition des producteurs est améliorée.

On comprend que je n'ai entendu parler ici que des revenus qu'on a comme savant. Rien n'empêche qu'un savant ne soit en même temps propriétaire foncier, capitaliste, ou chef d'industrie, et qu'il n'ait d'autres revenus sous ces divers rapports.

III. Des profits de l'entrepreneur d'industrie

Comme il est impossible de conduire une entreprise industrielle sans y employer un capital, les profits qu'y fait l'entrepreneur comprennent ordinairement les profits de son industrie et ceux du capital. Une portion de ce capital lui appartient presque toujours en propre ; une autre portion est fort souvent empruntée ; dans tous les cas, que le capital soit emprunté ou non, le profit qui résulte du service qu'on en retire, est gagné par l'entrepreneur, puisqu'il a pris à son compte toutes les chances, bonnes et mauvaises, de la production. Mais il ne sera question, dans ce paragraphe, que de la portion de ses profits qu'il peut devoir à ses facultés industrielles, c'est-à-dire à son jugement, à ses talents naturels ou acquis, à son activité, à son esprit d'ordre et de conduite. Nous verrons plus tard quelle portion de ses profits l'on peut attribuer aux services productifs rendus par son capital. Cette distinction fort délicate est néanmoins très réelle ; car dans les entreprises où plusieurs personnes sont intéressées, les unes pour leur travail, les autres pour leurs capitaux, chacune fait valoir les avantages que son contingent apporte à l'entreprise. Les hommes, même lorsqu'ils n'ont pas analysé leurs droits dans leur détail, savent fort bien les réclamer dans toute leur étendue.

On peut se rappeler que l'emploi d'un entrepreneur d'industrie a rapport à la seconde des opérations que nous avons reconnues être nécessaires pour l'exercice de toute industrie quelconque ; opération qui consiste à faire l'application des connaissances acquises, à la création d'un produit à notre usage. On se rappelle que cette application est nécessaire dans l'industrie agricole, comme dans l'industrie manufacturière, comme dans l'industrie commerciale ; et que c'est en cela que consiste le travail du fermier ou cultivateur, du manufacturier et du négociant. C'est donc la nature des profits de ces trois classes d'hommes que nous voulons examiner.

Le prix de leur travail est réglé par le rapport qui se trouve entre la quantité demandée de ce genre de travail d'une part, et la quantité qui en est mise en circulation, la quantité offerte, d'autre part. Trois causes principales bornent cette dernière quantité, et par conséquent maintiennent à un taux élevé le prix de cette espèce de travail.

C'est ordinairement l'entrepreneur d'une entreprise industrielle, qui a besoin de trouver les fonds dont elle exige l'emploi. Je n'en tire pas la conséquence qu'il faut qu'il soit déjà riche, car il peut exercer son industrie avec des fonds d'emprunt ; mais il faut du moins qu'il soit solvable, connu pour un homme intelligent et prudent, rempli d'ordre et de probité, et que, par la nature de ses relations, il soit à portée de se procurer l'usage des capitaux qu'il ne possède pas par lui-même.

Ces conditions excluent beaucoup de gens du nombre des concurrents.

En second lieu, ce genre de travail exige des qualités morales dont la réunion n'est pas commune. Il veut du jugement, de la constance, la connaissance des hommes et des choses. Il s'agit d'apprécier convenablement l'importance de tel produit, le besoin qu'on en aura, les moyens de production ; il s'agit de mettre en jeu quelquefois un grand nombre d'individus ; il faut acheter ou faire acheter des matières premières, réunir des ouvriers, chercher des consommateurs, avoir un esprit d'ordre et d'économie, en un mot, le talent d'administrer. Il faut avoir une tête habituée au calcul, qui puisse comparer les frais de production avec la valeur que le produit aura lorsqu'il sera mis en vente. Dans le cours de tant d'opérations, il y a des obstacles à surmonter, des inquiétudes à vaincre, des malheurs à réparer, des expédients à inventer. Les personnes chez qui les qualités nécessaires ne se trouvent pas réunies, font des entreprises avec peu de succès ; ces entreprises ne se soutiennent pas, et leur travail ne tarde pas à être retiré de la circulation. Il n'y reste par conséquent que celui qui peut être continué avec succès, c'est-à-dire avec capacité. C'est de cette façon que la condition de la capacité borne le nombre de gens qui offrent le travail d'un entrepreneur.

Ce n'est pas tout : un certain risque accompagne toujours les entreprises industrielles ; quelque bien conduites qu'on les suppose, elles peuvent échouer ; l'entrepreneur peut, sans qu'il y ait de sa faute, y compromettre sa fortune, et, jusqu'à un certain point, son honneur : nouvelle raison qui borne d'un autre côté la quantité de ce genre de services qui est offerte, et les rend un peu plus chers.

Tous les genres d'industrie n'exigent pas, dans celui qui les entreprend, la même dose de capacité et de connaissances. Un fermier qui est un entrepreneur de culture, n'est pas obligé de savoir autant de choses qu'un négociant qui trafique avec les pays lointains.

Pourvu que le fermier soit au fait des méthodes routinières de deux ou trois espèces de cultures, d'où dérive le revenu de sa ferme, il peut se tirer d'affaire. Les connaissances nécessaires pour conduire un commerce de long cours, sont d'un ordre bien plus relevé. Non seulement il faut connaître la nature et les qualités des marchandises sur lesquelles on spécule, mais encore se former une idée de l'étendue des besoins et des débouchés aux lieux où l'on se propose de les vendre. Il faut en conséquence se tenir constamment au courant des prix de chacune de ces marchandises en différents lieux du monde. Pour se faire une idée juste de ces prix, il faut connaître les diverses monnaies et leurs valeurs relatives, qu'on nomme le cours des changes. Il faut connaître les moyens de transport, la mesure des risques qu'ils entraînent, le montant des frais qu'ils occasionnent ; les usages, les lois qui gouvernent les peuples avec qui l'on a des relations ; enfin il faut avoir assez de connaissance des hommes pour ne point se tromper dans les confiances qu'on leur accorde, dans les missions dont on les charge, dans les rapports quelconques qu'on entretient avec eux. Si les connaissances qui font un bon fermier sont plus communes que celles qui font un bon négociant, faut-il s'étonner que les travaux du premier reçoivent un faible salaire en comparaison de ceux du second ?

Ce n'est pas à dire que l'industrie commerciale, dans toutes ses branches, exige des qualités plus rares que l'industrie agricole. Il y a tel marchand en détail qui suit par routine, comme la plupart des fermiers, une marche fort simple dans l'exercice de sa profession, tandis qu'il y a tel genre de culture qui demande un soin, une sagacité peu communs. C'est au lecteur à faire les applications. Je cherche à poser des principes ; on en peut ensuite tirer une foule de conséquences plus ou moins modifiées par des circonstances, qui sont elles-mêmes les conséquences d'autres principes établis dans d'autres parties de cet ouvrage. De même, en astronomie, on vous dit que toutes les planètes décrivent des aires égales dans un même espace de temps ; mais celui qui veut prévoir avec quelque exactitude un phénomène en particulier, doit tenir compte des perturbations qu'elles reçoivent du voisinage des autres planètes, dont les forces attractives dérivent d'une autre loi de physique générale. C'est à la personne qui veut faire l'application des lois générales à un cas déterminé, à tenir compte de l'influence de chacune de celles dont l'existence est reconnue.

Nous verrons, en parlant des profits de l'ouvrier, quel avantage donne sur lui au chef d'entreprise la position de l'un et de l'autre ; mais il est bon de remarquer les autres avantages dont un chef d'entreprise, s'il est habile, peut tirer parti. Il est l'intermédiaire entre toutes les classes de producteurs, et entre ceux-ci et le consommateur. Il administre l'œuvre de la production ; il est le centre de plusieurs rapports ; il profite de ce que les autres savent et de ce qu'ils ignorent, et de tous les avantages accidentels de la production. C'est aussi dans cette classe de producteurs, quand les événements secondent leur habileté, que s'acquièrent presque toutes les grandes fortunes.

IV. Des profits de l'ouvrier

Les travaux simples et grossiers pouvant être exécutés par tout homme, pourvu qu'il soit en vie et en santé, la condition de vivre est la seule requise pour que de tels travaux soient mis dans la circulation. C'est pour cela que le salaire de ces travaux ne s'élève guère, en chaque pays, au-delà de ce qui est rigoureusement nécessaire pour y vivre, et que le nombre des concurrents s'y élève toujours au niveau de la demande qui en est faite, et trop souvent l'excède ; car la difficulté n'est pas de naître, c'est de subsister. Du moment qu'il ne faut que subsister pour s'acquitter d'un travail, et que ce travail suffit pour pourvoir à cette subsistance, l'homme capable d'un semblable travail ne tarde pas à exister.

Il y a cependant ici une remarque à faire. L'homme ne naît pas avec la taille et la force suffisantes pour accomplir le travail même le plus facile. Cette capacité, qu'il n'atteint qu'à l'âge de quinze ou vingt ans, plus ou moins, peut être considérée comme un capital qui ne s'est formé que par l'accumulation annuelle et successive des sommes consacrées à l'élever. Par qui ces sommes ont-elles été accumulées ?

C'est communément parles parents de l'ouvrier, par des personnes de la profession qu'il suivra, ou d'une profession analogue. Il faut donc que, dans cette profession, les ouvriers gagnent un salaire un peu supérieur à leur simple existence ; c'est-à-dire qu'ils gagnent de quoi s'entretenir, et, de plus, de quoi élever leurs enfants.

Si le salaire des ouvriers les plus grossiers ne leur permettait pas d'entretenir une famille et d'élever des enfants, le nombre de ces ouvriers ne serait pas tenu au complet. La demande de leur travail deviendrait supérieure à la quantité de ce travail qui pourrait être mise en circulation ; le taux de leur salaire hausserait, jusqu'à ce que cette classe fût de nouveau en état d'élever des enfants en nombre suffisant pour satisfaire à la quantité de travail demandé.

C'est ce qui arriverait si beaucoup d'ouvriers ne se mariaient pas. Un homme qui n'a ni femme ni enfants peut fournir son travail à meilleur marché qu'un autre qui est époux et père. Si les célibataires se multipliaient dans la classe ouvrière, non-seulement ils ne contribueraient point à recruter la classe, mais ils empêcheraient que d'autres pussent la recruter. Une diminution accidentelle dans le prix de la main-d'œuvre, en raison de ce que l'ouvrier célibataire pourrait travailler à meilleur marché, serait suivie plus tard d'une augmentation plus forte, en raison de ce que le nombre des ouvriers déclinerait.

Ainsi, quand même il ne conviendrait pas aux chefs d'entreprises d'employer des ouvriers mariés parce qu'ils sont plus rangés, cela leur conviendrait, dût-il leur en coûter un peu plus, pour éviter de plus grands frais de main-d'œuvre, qui retomberaient sur eux si la population déclinait.

Ce n'est pas que chaque profession, prise en particulier, se recrute régulièrement des enfants qui prennent naissance dans son sein. Les enfants passent de l'une dans l'autre, principalement des professions rurales aux professions analogues dans les villes, parce que les enfants s'élèvent à moins de frais dans les campagnes ; j'ai seulement voulu dire que la classe des manouvriers les plus simples, retire nécessairement, dans les produits auxquels son travail concourt, une portion suffisante non seulement pour exister, mais encore pour se recruter.

Quand un pays décline, quand il s'y trouve moins de moyens de production, moins de lumières, d'activité ou de capitaux, alors la demande des travaux grossiers diminue par degrés ; les salaires tombent au-dessous du taux nécessaire pour que la classe manouvrière se perpétue ; elle décroît en nombre, et les élèves des autres classes, dont les travaux diminuent dans la même proportion, refluent dans les classe immédiatement inférieures. Quand la prospérité augmente, au contraire, les classes inférieures, non seulement se recrutent avec facilité elles-mêmes, mais fournissent aux classes immédiatement supérieures de nouveaux élèves, dont quelques-uns, plus heureux et doués de quelques qualités plus brillantes, prennent un vol encore plus hardi, et se placent fréquemment dans les stations les plus élevées de la société.

La main-d'œuvre des gens qui ne vivent pas uniquement de leur travail, est moins chère que celle des ouvriers en titre. Ils sont nourris ; le prix de leur travail n'est donc point, pour eux, réglé sur la nécessité de vivre. Il y a telle fileuse dans certains hameaux, qui ne gagne pas la moitié de sa dépense, bien que sa dépense soit modique ; elle est mère ou fille, sœur, tante ou belle-mère d'un ouvrier qui la nourrirait quand même elle ne gagnerait absolument rien. Si elle n'avait que son travail pour subsister, il est évident qu'il faudrait qu'elle en doublât le prix ou qu'elle mourût de faim ; en d'autres termes, que le travail fût payé le double ou n'eût pas lieu.

Ceci peut s'appliquer à tous les ouvrages des femmes.

En général, ils sont fort peu payés, par la raison qu'un très grand nombre d'entre elles sont soutenues autrement que par leur travail, et peuvent mettre dans la circulation le genre d'occupations dont elles sont capables, au-dessous du taux où le fixerait l'étendue de leurs besoins.

On en peut dire autant du travail des moines et des religieuses. Dans les pays où il y en a, il est fort heureux pour les vrais ouvriers qu'il ne se fabrique que des futilités dans les cloîtres ; car s'il s'y faisait des ouvrages d'une industrie courante, les ouvriers dans le même genre qui ont une famille à soutenir, ne pourraient point donner leur ouvrage à si bas prix sans périr de besoin.

Le salaire des ouvriers de manufactures est souvent plus fort que celui des ouvriers des champs ; mais il est sujet à des vicissitudes fâcheuses. Une guerre, une loi prohibitive, en faisant cesser tout à coup certaines demandes, plonge dans la détresse les ouvriers qui étaient occupés à les satisfaire.

Un simple changement de mode devient une fatalité pour des classes entières. Les cordons de souliers substitués aux boucles, plongèrent dans la désolation les villes de Sheffield et de Birmingham.

Les moindres variations dans le prix de la main-d'œuvre la plus commune, ont de tout temps été regardées avec raison comme de très grands malheurs.

En effet, dans un rang un peu supérieur en richesse et en talents (qui sont une espèce de richesse), une baisse dans le taux des profits oblige à des retranchements dans les dépenses, ou tout au plus entraîne la dissipation d'une partie des capitaux que ces classes ont ordinairement à leur disposition.

Mais dans la classe dont le revenu est de niveau avec le rigoureux nécessaire, une diminution de revenu est un arrêt de mort, sinon pour l'ouvrier même, au moins pour une partie de sa famille.

Aussi a-t-on vu tous les gouvernements, à moins qu'ils ne se piquent d'aucune sollicitude, venir à l'appui de la classe indigente, quand un événement subit a fait tomber accidentellement le salaire des travaux communs au-dessous du taux nécessaire pour l'entretient des ouvriers. Mais trop souvent les secours n'ont pas répondu dans leurs effets aux vues bienfaisantes des gouvernements, faute d'un juste discernement dans le choix des secours. Quand on veut qu'ils soient efficaces, il faut commencer par chercher la cause de la chute du prix du travail. Si elle est durable de sa nature, les secours pécuniaires et passagers ne remédient à rien : ils ne font que reculer l'instant de la désolation. La découverte d'un procédé inconnu, une importation nouvelle, ou bien l'émigration d'un certain nombre de consommateurs, sont de ce genre.

Alors on doit tâcher de fournir aux bras désemployés une nouvelle occupation durable, favoriser de nouvelles branches d'industrie, former des entreprises lointaines, fonder des colonies, etc. Si la chute de la main-d'œuvre est de nature à ne pas durer, comme celle qui peut être le résultat d'une bonne ou d'une mauvaise récolte, alors on doit se borner à accorder des secours aux malheureux qui souffrent de cette oscillation.

Un gouvernement ou des particuliers bienfaisants avec légèreté, auraient le regret de ne point voir leurs bienfaits répondre à leurs vues. Au lieu de prouver cela par le raisonnement, j'essaierai de le faire sentir par un exemple.

Je suppose que dans un pays de vignobles les tonneaux se trouvent si abondants, qu'il soit impossible de les employer tous. Une guerre, ou bien une loi contraire à la production des vins, ont déterminé plusieurs propriétaires de vignobles à changer la culture de leurs terres ; telle est la cause durable de la surabondance du travail de tonnellerie mis en circulation. On ne tient pas compte de cette cause ; on vient au secours des ouvriers tonneliers, soit en achetant sans besoin des tonneaux, soit en leur distribuant des secours à peu près équivalents aux profits qu'ils avaient coutume de faire. Mais des achats sans besoins, des secours, ne peuvent pas se perpétuer ; et, au moment où ils viennent à cesser, les ouvriers se trouvent exactement dans la même position fâcheuse d'où l'on a voulu les tirer. On aura fait des sacrifices, des dépenses, sans aucun avantage, si ce n'est d'avoir un peu différé le désespoir de ces pauvres gens.

Par une supposition contraire, la cause de la surabondance des tonneaux est passagère ; c'est, par exemple, une mauvaise récolte. Si, au lieu de procurer des secours passagers aux faiseurs de tonneaux, on favorise leur établissement en d'autres cantons, ou leur emploi dans quelque autre branche d'industrie, il arrivera que l'année suivante, abondante en vins, il y aura disette de tonneaux ; leur prix sera exorbitant, il sera réglé par la cupidité et l'agiotage ; et comme la cupidité et l'agiotage ne peuvent pas produire des tonneaux quand les moyens de production de cette denrée sont détruits, une partie des vins pourra demeurer perdue faute de vases. Ce n'est que par une nouvelle commotion et à la suite de nouveaux tiraillements, que leur fabrication se remontera au niveau des besoins.

On voit qu'il faut changer de remède suivant la cause du mal, et par conséquent connaître cette cause avant de choisir le remède.

J'ai dit que ce qu'il fallait pour vivre, était la mesure du salaire des ouvrages les plus communs, les plus grossiers ; mais cette mesure est très variable : les habitudes des hommes influent beaucoup sur l'étendue de leurs besoins. Il ne me paraît pas assuré que les ouvriers de certains cantons de France pussent vivre sans boire un seul verre de vin. À Londres, ils ne sauraient se passer de bière ; cette boisson y est tellement de première nécessité, que les mendiants vous y demandent l'aumône pour aller boire un pot de bière, comme en France pour avoir un morceau de pain ; et peut-être ce dernier motif, qui nous semble fort naturel, paraît-il impertinent à un étranger qui arrive pour la première fois d'un pays où la classe indigente peut vivre avec des patates, du manioc, ou d'autres aliments encore plus vils.

La mesure de ce qu'il faut pour vivre dépend donc en partie des habitudes du pays où se trouve l'ouvrier.

Plus la valeur de sa consommation est petite, et plus le taux ordinaire de son salaire peut s'établir bas, plus les produits auxquels il concourt sont à bon marché. S'il veut améliorer son sort et élever ses salaires, le produit auquel il concourt renchérit, ou bien la part des autres producteurs diminue.

Il n'est pas à craindre que les consommations de la classe des ouvriers s'étendent bien loin, grâce au désavantage de sa position. L'humanité aimerait à les voir, eux et leur famille, vêtus selon le climat et la saison ; elle voudrait que dans leur logement ils pussent trouver l'espace, l'air et la chaleur nécessaires à la santé ; que leur nourriture fût saine, assez abondante, et même qu'ils pussent y mettre quelque choix et quelque variété ; mais il est peu de pays où des besoins si modérés ne passent pour excéder les bornes du strict nécessaire, et où par conséquent ils puissent être satisfaits avec les salaires accoutumés de la dernière classe des ouvriers.

Ce taux du strict nécessaire ne varie pas uniquement à raison du genre de vie plus ou moins passable de l'ouvrier et de sa famille, mais encore à raison de toutes les dépenses regardées comme indispensables dans le pays où il vit. C'est ainsi que nous mettions tout à l'heure au rang de ses dépenses nécessaires celle d'élever ses enfants ; il en est d'autres moins impérieusement commandées par la nature des choses, quoiqu'elles le soient au même degré par le sentiment : tel est le soin de vieillards. Dans la classe ouvrière il est trop négligé. La nature, pour perpétuer le genre humain, ne s'en est rapporté qu'aux impulsions d'un appétit violent et aux sollicitudes de l'amour paternel ; les vieillards dont elle n'a plus besoin, elle les abandonne à la reconnaissance de leur postérité, après les avoir rendus victimes de l'imprévoyance de leur jeune âge. Si les mœurs d'une nation rendaient indispensable l'obligation de préparer, dans chaque famille, quelque provision pour la vieillesse, comme elles en accordent en général à l'enfance, les besoins de première nécessité étant ainsi un peu plus étendus, le taux naturel des plus bas salaires serait un peu plus fort. Aux yeux du philanthrope, il doit paraître affreux que cela ne soit pas toujours ainsi ; il gémit en voyant que l'ouvrier, non-seulement ne prévoit pas la vieillesse, mais qu'il ne prévoit pas même les accidents, la maladie, les infirmités. Là se trouvent des motifs d'approuver, d'encourager ces associations de prévoyance où les ouvriers déposent chaque jour un très petite épargne pour s'assurer une somme au moment où l'âge ou bien des infirmités inattendues, viendront les priver des ressources de leur travail.

Mais il faut, pour que de telles associations réussissent, que l'ouvrier considère cette précaution comme d'absolue nécessité ; qu'il regarde l'obligation de porter ses épargnes à la caisse de l'association, comme aussi indispensable que le paiement de son loyer ou de ses impositions : il en résulte alors un taux nécessairement un peu plus élevé dans les salaires pour qu'ils puissent suffire à ses accumulations ; ce qui est un bien.

Il est fâcheux que les lois, qui devraient favoriser l'épargne, lui soient contraires quelquefois, comme lorsqu'elles mettent les loteries au nombre des ressources habituelles du fisc, et ouvrent dans toutes les rues des bureaux où des chances très séduisantes, mais trompeuses, sont offertes aux plus petites mises, et attirent ainsi chaque année au fisc, c'est-à-dire à la destruction, des millions qui pourraient s'accumuler et répandre l'aisance et la consolation sur les vieux jours de l'ouvrier.

Une politique coupable, qui, dans le but d'étourdir le peuple sur son sort, l'excite à porter dans les tavernes ce qu'il pourrait mettre de côté, n'est pas moins contraire à son bien-être. Les vains et dispendieux amusements des riches ne peuvent pas toujours se justifier aux yeux de la raison ; mais combien ne sont pas plus désastreuses les folles dissipations du pauvre ! La joie des indigents est toujours assaisonnée de larmes, et les orgies de la populace sont des jours de deuil pour le philosophe.

Indépendamment des raisons exposées au paragraphe précédent et dans celui-ci, et qui expliquent pourquoi les gains d'un entrepreneur d'industrie (même de celui qui ne fait aucun profit comme capitaliste) s'élèvent en général plus haut que ceux d'un simple ouvrier, il en est encore d'autres, moins légitimes sans doute dans leur fondement, mais dont il n'est pas permis de méconnaître l'influence.

Les salaires de l'ouvrier se règlent contradictoirement par une convention faite entre l'ouvrier et le chef d'industrie : le premier cherche à recevoir le plus, le second à donner le moins qu'il est possible ; mais dans cette espèce de débat, il y a du côté du maître un avantage indépendant de ceux qu'il tient déjà de la nature de ses fonctions. Le maître et l'ouvrier ont bien également besoin l'un de l'autre, puisque l'un ne peut faire aucun profit sans le secours de l'autre ; mais le besoin du maître est moins immédiat, moins pressant.

Il en est peu qui ne pussent vivre plusieurs mois, plusieurs années même, sans faire travailler un seul ouvrier ; tandis qu'il est peu d'ouvriers qui pussent, sans être réduits aux dernières extrémités, passer plusieurs semaines sans ouvrage. Il est bien difficile que cette différence de position n'influe pas sur le règlement des salaires.

M. De Sismondi, dans un ouvrage publié depuis la troisième édition de celui-ci, propose quelques moyens législatifs d'améliorer le sort de la classe ouvrière.

Il part de ce principe que le bas salaire des ouvriers tourne au profit des entrepreneurs qui les font travailler ; de là il conclut que ce n'est pas la société qui doit, dans leur détresse, prendre soin des ouvriers, mais les entrepreneurs qui les emploient. Il veut qu'on oblige les propriétaires terriens et les gros fermiers à entretenir en tout temps les ouvriers des champs, et qu'on oblige les manufacturiers à entretenir ceux qui travaillent en ateliers. En même temps, pour que la sécurité qui résulterait dans l'esprit des ouvriers de la certitude d'un entretien suffisant et d'eux-mêmes et de leurs enfants, ne les multipliât pas outre mesure, il accorde aux entrepreneurs qui en auraient la charge, le droit de permettre et d'empêcher leurs mariages.

Ces propositions, dictées par une louable philanthropie, ne me semblent pas admissibles dans la pratique. Ce serait renoncer à tout respect de la propriété, que de grever une partie de la société de l'entretien d'une autre classe, et de la contraindre à payer une main-d'œuvre lorsque aucun produit ne peut la rembourser ; et ce serait la violer bien plus encore que d'attribuer à qui que ce fût un droit sur la personne d'autrui, qui est la plus sacrée de toutes les propriétés. En interdisant toujours plus ou moins arbitrairement le mariage des uns, on rendrait plus prolifique le mariage des autres. D'ailleurs, il n'est pas vrai que ce soient les entrepreneurs d'industrie qui profitent des bas salaires. Les bas salaires, par suite de la concurrence, font baisser le prix des produits auxquels l'ouvrier travaille ; et ce sont les consommateurs des produits, c'est-à-dire la société tout entière, qui profitent de leur bas prix.

Si donc, par suite de ces bas prix, les ouvriers indigents tombent à sa charge, elle en est indemnisée par la moindre dépense qu'elle fait sur les objets de sa consommation.

Il est des maux qui résultent de la nature de l'homme et des choses. L'excès de la population par-dessus les moyens de subsistance, est de ce nombre. Ce mal, toute proportion gardée, n'est pas plus considérable dans une société civilisée que chez les peuplades sauvages. En accuser l'état social est une injustice ; se flatter qu'on pourra s'en affranchir est une illusion ; travailler à l'atténuer est une noble occupation : mais il ne faut pas chercher des remèdes qui ne remédieraient à rien ou qui auraient des inconvénients pires que le mal.

Sans doute le gouvernement, lorsqu'il le peut sans provoquer aucun désordre, sans blesser la liberté des transactions, doit protéger les intérêts des ouvriers, parce qu'ils sont moins que ceux des maîtres protégés par la nature des choses ; mais, en même temps, si le gouvernement est éclairé, il se mêlera aussi peu que possible des affaires des particuliers, pour ne pas ajouter aux maux de la nature ceux qui viennent de l'administration.

Ainsi, il protégera les ouvriers contre la collusion des maîtres, non moins soigneusement qu'il protégera les maîtres contre les complots des ouvriers. Les maîtres sont moins nombreux, et leurs communications plus faciles. Les ouvriers, au contraire, ne peuvent guère s'entendre sans que leurs ligues aient l'air d'une révolte que la police s'empresse toujours d'étouffer. Le système qui fonde les principaux gains d'une nation sur l'exportation de ses produits, est même parvenu à faire considérer les ligues des ouvriers comme funestes à la prospérité de l'État, en ce qu'elles entraînent une hausse dans le prix des marchandises d'exportation, laquelle nuit à la préférence qu'on veut obtenir sur les marchés de l'étranger. Mais quelle prospérité que celle qui consiste à tenir misérable une classe nombreuse dans l'état, afin d'approvisionner à meilleur marché des étrangers qui profitent des privations que vous vous êtes imposées !

On rencontre des chefs d'industrie qui, toujours prêts à justifier par des arguments les œuvres de leur cupidité, soutiennent que l'ouvrier mieux payé travaillerait moins, et qu'il est bon qu'il soit stimulé par le besoin. Smith, qui avait beaucoup vu et parfaitement bien observé, n'est pas de leur avis.

Je le laisserai s'expliquer lui-même. « Une récompense libérale du travail, dit cet auteur, en même temps qu'elle favorise la propagation de la classe laborieuse, augmente son industrie, qui, semblable à toutes les qualités humaines, s'accroît par la valeur des encouragements qu'elle reçoit. Une nourriture abondante fortifie le corps de l'homm qui travaille; la possibilité d'étendre son bien-être et de se ménager un sort pour l'avenir, en éveille le désir, et ce désir l'excite aux plus vigoureux efforts. Partout où les salaires sont élevés, nous voyons les ouvriers plus intelligents et plus expéditifs ; ils le sont plus en Angleterre qu'en Écosse, plus dans le voisinage des grandes villes que dans les villages éloignés. Quelques ouvriers, à la vérité, quand ils gagnent en quatre jours de quoi vivre pendant toute la semaine, restent oisifs les trois autres jours ; mais cette inconduite n'est point générale; il est plus commun de voir ceux qui sont bien payés, à la pièce, ruiner leur santé en peu d'années par un excès de travail. ».

V. De l'indépendance née chez les modernes des progrès de l'industrie

L'économie politique a été la même dans tous les temps. Même aux époques où les principes en étaient méconnus, ils agissaient de la manière exposée dans cet ouvrage ; des causes pareilles étaient toujours suivies de résultats semblables : Tyr s'enrichissait par les mêmes moyens qu'Amsterdam. Mais ce qui a beaucoup changé à la suite des développements de l'industrie, c'est l'état des sociétés.

Les peuples anciens n'étaient pas, dans l'industrie agricole, inférieurs aux modernes à beaucoup près autant que dans les autres arts industriels. Or, comme les produits de l'agriculture sont les plus favorables à la multiplication de l'espèce humaine, il y avait chez eux beaucoup plus d'hommes inoccupés que chez nous. Ceux qui n'avaient que peu ou point de terres, ne pouvant vivre de l'industrie et des capitaux qui leur manquaient, et trop fiers pour exercer auprès de leurs concitoyens des emplois serviles qu'on abandonnait aux esclaves, vivaient d'emprunts qu'ils étaient toujours hors d'état d'acquitter, et réclamaient des partages de biens dont l'exécution n'était pas praticable. Il fallait, pour les satisfaire, que les hommes les plus considérables de chaque nation les conduisissent à la guerre, et, de retour dans la cité, les entretinssent au moyen des dépouilles conquises sur l'ennemi, ou à leurs propres dépens. De là les troubles civils qui agitaient les nations de l'antiquité ; de là leurs guerres perpétuelles ; de là le trafic des votes ; de là ces nombreuses clientèles d'un Marius et d'un Sylla, d'un Pompée et d'un César, d'un Antoine et d'un Octave ; jusqu'à ce qu'enfin le peuple romain tout entier ait formé la cour d'un Caligula, d'un Héliogabale et de beaucoup d'autres monstres qui étaient obligés de le nourrir en l'opprimant.

Le sort des villes industrieuses, de Tyr, de Corinthe, de Carthage, n'était pas tout-à-fait le même ; mais elles devaient succomber devant des guerriers moins riches qu'elles, plus aguerris, et qui obéissaient à l'impulsion du besoin. La civilisation et l'industrie devinrent toujours la proie de la barbarie et de la pauvreté, jusqu'à ce qu'enfin Rome elle-même disparut devant les Goths et les Vandales.

L'Europe, replongée dans la barbarie au Moyen-Âge, éprouva un sort plus triste encore, mais analogue à celui des premiers temps de la Grèce et de l'Italie.

Chaque baron ou grand propriétaire avait, sous différentes dénominations, une clientèle d'hommes qui vivaient sur leurs domaines, et suivaient leurs drapeaux dans les guerres intestines et dans les guerres étrangères.

J'entreprendrais sur la tâche de l'historien, si je signalais les causes qui ont graduellement développé l'industrie depuis ces temps de barbarie jusqu'à nous ; mais je ferai seulement remarquer le changement notable qui s'est opéré, et les suites de ce changement. L'industrie a fourni à la masse de la population les moyens d'exister sans être dépendante des grands propriétaires, et sans les menacer perpétuellement. Cette industrie s'est alimentée des capitaux qu'elle-même a su accumuler. Dès lors plus de clientèles : le plus pauvre citoyen a pu se passer de patron, et se mettre, pour subsister, sous la protection de son talent. De là la constitution de la société dans les temps modernes, où les nations se maintiennent par elles-mêmes, et où les gouvernements tirent de leurs sujets les secours qu'ils leur accordaient jadis.

Les succès obtenus par les arts et par le commerce ont fait sentir leur importance. On n'a plus fait la guerre pour se piller et détruire les sources mêmes de l'opulence ; on s'est battu pour se les disputer. Depuis deux siècles, toutes les guerres qui n'ont pas eu pour motif une puérile vanité, ont eu pour objet de s'arracher une colonie ou bien une branche de commerce. Ce ne sont plus des barbares qui ont pillé des nations industrieuses et civilisées ; ce sont des nations civilisées qui ont lutté entre elles, et celle qui a vaincu s'est bien gardée de détruire les fondements de son pouvoir en dépouillant le pays conquis. L'invasion de la Grèce par les turcs, au quinzième siècle, paraît devoir être le dernier triomphe de la barbarie sur la civilisation. La portion industrieuse et civilisée du globe est heureusement devenue trop considérable par rapport à l'autre, pour malheur. Les progrès mêmes de l'art de la guerre ne permettent plus aucun succès durable à des barbares.

Les instruments de la guerre exigent le développement d'une industrie très-perfectionnée. Des armées beaucoup plus nombreuses que celles qu'on levait autrefois, ne peuvent se recruter qu'au moyen d'une population considérable ; et les seuls pays civilisés peuvent être fort populeux. Enfin, des armées nombreuses, et des munitions de guerre et de bouche proportionnées entraînent, des dépenses énormes auxquelles une industrie active et des accumulations multipliées, qui ne se rencontrent que chez des peuples très avancés, suffisent à peine.

Un dernier progrès reste à faire, et il sera dû à la connaissance plus généralement répandue des principes de l'économie politique. On reconnaîtra que lorsqu'on livre des combats pour conserver une colonie ou un monopole, on court après un avantage qu'on paie toujours trop cher ; on s'apercevra qu'on n'achète jamais les produits du dehors, fût-ce dans des colonies sujettes, qu'avec des produits de l'intérieur ; que c'est par conséquent à la production de l'intérieur qu'il faut s'attacher par-dessus tout ; et que cette production n'est jamais si favorisée que par la paix la plus générale, les lois les plus douces, les communications les plus faciles. Le sort des nations dépendra désormais, non d'une prépondérance incertaine et toujours précaire, mais de leurs lumières. Les gouvernements, ne pouvant se maintenir qu'à l'aide des producteurs, tomberont toujours plus dans leur dépendance ; toute nation qui saura se rendre maîtresse de ses subsides, sera toujours sûre d'être bien gouvernée ; et toute autorité qui méconnaîtra l'état du siècle, se perdra ; car c'est contre la nature des choses qu'elle entreprendra de lutter.