Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre VIII

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Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre VIII


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Livre Second
Chapitre VIII - Du revenu des capitaux.


L'impossibilité d'obtenir aucun produit sans le concours d'un capital, met les consommateurs dans l'obligation de payer, pour chaque produit, un prix suffisant pour que l'entrepreneur qui se charge de sa production, puisse acheter le service de cet instrument nécessaire. Ainsi, soit que le propriétaire d'un capital l'emploie lui-même dans une entreprise, soit qu'étant entrepreneur, mais que n'ayant pas assez de fonds pour faire aller son affaire, il en emprunte, la valeur de ses produits ne l'indemnise de ses frais de production, qu'autant que cette valeur, indépendamment d'un profit qui le dédommage de ses peines, lui en procure un autre qui soit la compensation du service rendu par son capital.

C'est la rétribution obtenue pour ce service, qui est désignée ici par l'expression de revenu des capitaux.

Le revenu d'un capitaliste est déterminé d'avance quand il prête son instrument et en tire un intérêt convenu ; il est éventuel et dépend de la valeur qu'aura le produit auquel le capital a concouru, quand l'entrepreneur l'emploie pour son compte. Dans ce cas, le capital, ou la portion du capital qu'il a empruntée et qu'il fait valoir, peut lui rendre plus ou moins que l'intérêt qu'il en paie.

Des considérations sur l'intérêt des capitaux prêtés pouvant jeter du jour sur les profits que les capitaux rendent à l'emploi, il peut être utile de se former d'abord de justes idées sur la nature et les variations de l'intérêt.

I. Du prêt à intérêt

L'intérêt des capitaux prêtés, mal à propos nommé intérêt de l'argent, s'appelait auparavant usure (loyer de l'usage, de la jouissance), et c'était le mot propre, puisque l'intérêt est un prix, un loyer qu'on paie pour avoir la jouissance d'une valeur. Mais ce mot est devenu odieux ; il ne réveille plus que l'idée d'un intérêt illégal, exorbitant, et on lui en a substitué un autre plus honnête et moins expressif, selon la coutume.

Avant que l'on connût les fonctions et l'utilité d'un capital, peut-être regardait-on la redevance imposée par le prêteur à l'emprunteur, comme un abus introduit en faveur du plus riche au préjudice du plus pauvre.

Il se peut encore que l'épargne, seul moyen d'amasser des capitaux, fût considérée comme l'effet d'une avarice nuisible au public, qui regardait comme perdus pour lui les revenus que les grands propriétaires ne dépensaient pas. On ignorait que l'argent épargné pour le faire valoir, est dépensé tout de même (puisque, si on l'enfouissait, on ne le ferait pas valoir), qu'il est dépensé d'une manière cent fois plus profitable à l'indigence, et qu'un homme laborieux n'est jamais assuré de pouvoir gagner sa subsistance que là où il se trouve un capital mis en réserve pour l'occuper. Ce préjugé contre les riches qui ne dépensent pas tout leur revenu, est encore dans beaucoup de têtes ; mais autrefois il était général ; il était partagé même par les prêteurs, qu'on voyait, honteux du rôle qu'ils jouaient, employer, pour toucher un profit très juste et très utile à la société, le ministère des gens les plus décriés.

Il ne faut donc pas s'étonner que les lois ecclésiastiques, et à plusieurs époques les lois civiles elles-mêmes, aient proscrit le prêt à intérêt, et que, durant tout le moyen âge, dans les grands états de l'Europe, ce trafic, réputé infâme, ait été abandonné aux Juifs. Le peu d'industrie de ces temps-là s'alimentait des maigres capitaux des marchands et artisans eux-mêmes ; l'industrie agricole, celle qui se pratiquait avec le plus de succès, marchait au moyen des avances des seigneurs et des grands propriétaires qui faisaient travailler des serfs ou des métayers. On empruntait, moins pour trafiquer avantageusement, que pour satisfaire à un besoin pressant ; exiger alors un intérêt n'était autre chose qu'asseoir un profit sur la détresse de son prochain, et l'on conçoit que les principes d'une religion toute fraternelle dans son origine, comme était la religion´chrétienne, devaient réprouver un tel calcul, qui, maintenant encore, est inconnu des âmes généreuses et condamné par les maximes de la morale la plus ordinaire. Montesquieu attribue à cette proscription du prêt à intérêt la décadence du commerce : c'est une des raisons de sa décadence, mais il y en avait beaucoup d'autres.

Les progrès de l'industrie ont fait considérer un capital prêté sous un tout autre jour. Ce n'est plus maintenant, dans les cas ordinaires, un secours dont on a besoin ; c'est un agent, un outil dont celui qui l'emploie peut se servir très utilement pour la société, et avec un grand bénéfice pour lui-même.

Dès lors il n'y a pas plus d'avarice ni d'immoralité à en tirer un loyer, qu'à tirer un fermage de sa terre, un salaire de son industrie ; c'est une compensation équitable, fondée sur une convenance réciproque ; et la convention entre l'entrepreneur et le prêteur, par laquelle ce loyer est fixé, est du même genre que toutes les conventions.

Mais dans l'échange ordinaire, tout est terminé quand l'échange est consommé ; tandis que dans le prêt il s'agit encore d'évaluer le risque que court le prêteur, de ne pas rentrer en possession de la totalité ou d'une partie de son capital. Ce risque est apprécié et payé au moyen d'une autre portion d'intérêt ajoutée à la première, et qui forme une véritable prime d'assurance.

Toutes les fois qu'il est question d'intérêts de fonds, il faut soigneusement distinguer ces deux parties dont ils se composent, sous peine d'en raisonner tout de travers, et souvent de faire, soit comme particulier, soit comme agent de l'autorité publique, des opérations inutiles ou fâcheuses.

C'est ainsi qu'on a constamment réveillé l'usure, quand on a voulu limiter le taux de l'intérêt ou l'abolir entièrement. Plus les menaces étaient violentes, plus l'exécution en était rigoureuse, et plus l'intérêt de l'argent s'élevait : c'était le résultat de la marche ordinaire des choses. Plus on augmentait les risques du prêteur, et plus il avait besoin de s'en dédommager par une forte prime d'assurance. À Rome, pendant tout le temps de la république, l'intérêt de l'argent fut énorme ; on l'aurait deviné si l'on ne l'avait pas su : les débiteurs, qui étaient les plébéiens, menaçaient continuellement leurs créanciers, qui étaient les patriciens. Mahomet a proscrit le prêt à intérêt ; qu'arrive-t-il dans les états musulmans ? On prête à usure : il faut bien que le prêteur s'indemnise de l'usage de son capital qu'il cède, et de plus, du péril de la contravention. La même chose est arrivée chez les Chrétiens aussi longtemps qu'ils ont prohibé le prêt à intérêt ; et quand le besoin d'emprunter le leur faisait tolérer chez les juifs, ceux-ci étaient exposés à tant d'humiliations, d'avanies, d'extorsions, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, qu'un intérêt considérable était seul capable de couvrir des dégoûts et des pertes si multipliés. Des lettres patentes du roi Jean, de l'an 1360, autorisent les Juifs à prêter sur gages, en retirant pour chacune livre, ou vingt sous, quatre deniers d'intérêts par semaine, ce qui fait plus de 86 pour cent par an ; mais dès l'année suivante, ce prince, qui pourtant passe pour un des plus fidèles à leur parole que nous ayons eus, fit secrètement diminuer la quantité du métal fin contenue dans les monnaies ; de manière que les prêteurs ne reçurent plus en remboursement une valeur égale à celle qu'ils avaient prêtée.

Cela suffit pour expliquer et pour justifier le gros intérêt qu'ils exigeaient ; sans compter qu'à une époque où l'on empruntait, non pas tant pour former des entreprises industrielles, que pour soutenir des guerres et fournir à des dissipations et à des projets hasardeux, à une époque où les lois étaient sans force et les prêteurs hors d'état d'exercer avec succès une action contre leurs débiteurs, il leur fallait une grosse assurance pour couvrir l'incertitude du remboursement. La prime d'assurance formait la majeure partie de ce qui portait le nom dintérêt ou dusure ; et l'intérêt véritable, le loyer pour l'usage du capital, se réduisait à fort peu de chose.

Je dis à fort peu de chose ; car, quoique les capitaux fussent rares, je soupçonne que les emplois productifs étaient plus rares encore. Sur les 86 pour cent d'intérêt payés sous le roi Jean, il n'y avait peut-être pas plus de 3 à 4 pour cent qui représentassent le service productif des capitaux prêtés ; tous les services productifs sont mieux payés de nos jours qu'ils ne l'étaient alors, et le service productif des capitaux ne peut guère actuellement être évalué à plus de 5 pour cent ; ce qui excède ce taux représente la prime d'assurance réclamée par le prêteur.

Ainsi la baisse de l'assurance, qui forme souvent la plus forte partie de l'intérêt, dépend de la sûreté dont jouit le prêteur ; cette sûreté, à son tour, dépend principalement de trois circonstances, savoir : 1) de la sûreté de l'emploi ; 2) des facultés, du caractère personnel de l'emprunteur, et 3) de la bonne administration du pays où il réside.

Nous venons de voir que l'emploi hasardeux que l'on faisait de l'argent emprunté, dans le moyen âge, entrait pour beaucoup dans la forte prime d'assurance payée au prêteur. Il en est de même, quoiqu'à un moindre degré, pour tous les emplois hasardeux. Les Athéniens distinguaient jadis l'intérêt maritime de l'intérêt terrestre ; le premier allait à 30 pour cent, plus ou moins, par voyage, soit au Pont-Euxin, soit dans un des ports de la Méditerranée. On pouvait bien exécuter deux de ces voyages par an ; ce qui faisait revenir l'intérêt annuel à 60 pour cent environ, tandis que l'intérêt terrestre ordinaire était de 12 pour cent. Si l'on suppose que, dans les 12 pour cent de l'intérêt terrestre, il y en avait la moitié pour couvrir le risque du prêteur, on trouvera que le seul usage annuel de l'argent, à Athènes, valait 6 pour cent, estimation que je crois encore au-dessus de la vérité ; mais en la supposant bonne, il y avait donc dans l'intérêt maritime 54 pour cent payés pour l'assurance du prêteur ! Il faut attribuer cet énorme risque, d'une part, aux mœurs encore barbares des nations avec lesquelles on trafiquait ; les peuples étaient bien plus étrangers les uns aux autres qu'ils ne sont de nos jours, et les lois et usages commerciaux bien moins respectés ; il faut l'attribuer, d'une autre part, à l'imperfection de l'art de la navigation. On courait plus de risques pour aller du Pirée à Trébizonde, quoiqu'il n'y eût pas trois cents lieues à faire, qu'on n'en court à présent pour aller de Lorient à Canton, en parcourant une distance de sept mille lieues. Les progrès de la géographie et de la navigation ont ainsi contribué à faire baisser le taux de l'intérêt, et par suite les frais de production.

On emprunte quelquefois, non pour faire valoir la valeur empruntée, mais pour la dépenser stérilement.

De tels emprunts doivent toujours être fort suspects au prêteur ; car une dépense stérile ne fournit à l'emprunteur ni de quoi rendre le principal, ni de quoi payer les intérêts. S'il a un revenu sur lequel il puisse assigner la restitution, c'est une manière d'anticiper sur ses revenus. Si ce qu'il emprunte ne peut être remboursé que sur un capital, un fonds, c'est une manière de dissiper son fonds. S'il n'a pour rembourser ni fonds ni revenus, c'est la propriété de son prêteur qu'il dissipe.

Dans l'influence que la nature de l'emploi exerce sur le taux de l'intérêt, il faut comprendre la durée du prêt : l'intérêt est moins élevé quand le prêteur peut faire rentrer ses fonds à volonté, ou du moins dans un terme très court, soit à cause de l'avantage réel de disposer de son capital quand il veut, soit qu'on redoute moins un risque auquel on croit pouvoir se soustraire avant d'en être atteint. La faculté de pouvoir négocier sur la place les effets au porteur des gouvernements modernes, entre pour beaucoup dans le bas intérêt auquel plusieurs d'entre eux parviennent à emprunter. Cet intérêt ne paie pas, selon moi, le risque des prêteurs ; mais ceux-ci espèrent toujours vendre leurs effets publics avant le moment de la catastrophe, s'ils venaient à la craindre sérieusement. Les effets non négociables portent un intérêt bien plus fort ; telles étaient en France les rentes viagères, que le gouvernement français payait en général sur le pied de dix pour cent, taux élevé pour de jeunes têtes ; aussi les Genevois firent-ils une excellente spéculation en plaçant leurs rentes viagères sur trente têtes connues, et pour ainsi dire publiques. Ils en firent par là des effets négociables, et attachèrent à un effet négociable, l'intérêt qu'on avait été forcé de payer pour une avance qui ne l'était pas.

Quant à l'influence du caractère personnel et des facultés de l'emprunteur sur le montant de l'assurance, elle est incontestable : elle constitue ce qu'on appelle le crédit personnel, et l'on sait qu'une personne qui a du crédit, emprunte à meilleur marché qu'une personne qui n'en a pas.

Ce qui, après la probité bien reconnue, assure le mieux le crédit d'un particulier comme d'un gouvernement, c'est l'expérience de l'exactitude qu'ils mettent à acquitter leurs engagements ; c'est la première base du crédit, et, en général, elle n'est pas trompeuse.

Quoi ! Dira-t-on, un homme qui n'a jamais manqué d'acquitter ses dettes ne peut-il pas y manquer au premier jour ? Non ; il est peu probable qu'il le fasse, surtout si l'on a de son exactitude une expérience un peu longue. En effet, pour qu'il ait acquitté exactement ses dettes, il faut qu'il ait toujours eu entre ses mains des valeurs suffisantes pour y faire face : c'est le cas d'un homme qui a plus de propriétés que de dettes, ce qui est un fort bon motif pour lui accorder de la confiance ; ou bien, il faut qu'il ait toujours si bien pris ses mesures et fait des spéculations tellement sûres, que ses rentrées n'aient jamais manqué d'arriver avant ses échéances : or, cette habileté, cette prudence, sont encore de fort bons garants pour l'avenir. Voilà pourquoi un négociant à qui il est arrivé de manquer à un de ses engagements, ou qui seulement a hésité à le remplir, perd tout crédit.

Enfin la bonne administration du pays où réside le débiteur, diminue les risques du créancier, et par conséquent la prime d'assurance qu'il est obligé de se ménager pour couvrir ses risques. Le taux de l'intérêt hausse toutes les fois que les lois et l'administration ne savent pas garantir l'exécution des engagements. C'est bien pis lorsqu'elles excitent à les violer, comme dans le cas où elles autorisent à ne pas payer ; où elles ne reconnaissent pas la validité des obligations contractées de bonne foi.

Les contraintes établies contre les débiteurs insolvables, ont presque toujours été regardées comme contraires à ceux qui ont besoin d'emprunter : elles leur sont favorables. On prête plus volontiers, et à meilleur marché, là où les droits du prêteur sont plus solidement appuyés par les lois. C'est d'ailleurs un encouragement à la formation des capitaux : dans les lieux où l'on ne croit pas pouvoir disposer avec sûreté de son épargne, chacun est fort enclin à consommer la totalité de son revenu.

Peut-être faut-il chercher dans cette considération l'explication d'un phénomène moral assez curieux ; c'est cette avidité de jouissances qui se développe ordinairement avec fureur dans les temps de troubles et de désordres.

En parlant de la nécessité des contraintes envers les débiteurs, je ne prétends pas cependant recommander les rigueurs de l'emprisonnement : emprisonner un débiteur, c'est lui ordonner de s'acquitter et lui en ravir les moyens. La loi des Hindous me semble plus sage ; elle donne au créancier le droit de saisir son débiteur insolvable, de l'enfermer chez lui, et de le faire travailler à son profit. Mais quels que soient les moyens dont l'autorité publique se serve pour contraindre les gens à payer leurs dettes, ils sont tous inefficaces partout où la faveur peut parler plus haut que la loi : du moment que le débiteur est ou peut espérer de se mettre au-dessus des atteintes de son créancier, celui-ci court un risque, et ce risque a une valeur.

Après avoir dégagé du taux de l'intérêt ce qui tient à une prime d'assurance payée au prêteur comme un équivalent du risque de perdre, en tout ou en partie, son capital, il nous reste l'intérêt pur et simple, le véritable loyer qui paie l'utilité et l'usage d'un capital.

Or, cette portion de l'intérêt est d'autant plus élevée, que la quantité des capitaux à prêter est moindre, et que la quantité de capitaux demandée pour être empruntée, est plus forte ; et, de son côté, la quantité demandée est d'autant plus considérable, que les emplois de fonds sont plus nombreux et plus lucratifs. Ainsi, une hausse dans le taux de l'intérêt n'indique pas toujours que les capitaux deviennent plus rares ; elle peut aussi indiquer que les emplois deviennent plus faciles et plus productifs. C'est ce qu'observa Smith, après la guerre heureuse que les Anglais terminèrent par la paix de 1763. Le taux de l'intérêt haussa : les acquisitions importantes que l'Angleterre venait de faire, ouvraient une nouvelle carrière au commerce et invitaient à de nouvelles spéculations ; les capitaux ne furent pas plus rares, mais la demande des capitaux devint plus forte, et la hausse des intérêts qui s'ensuivit, et qui est ordinairement un signe d'appauvrissement, fut, dans ce cas-ci, occasionnée par l'ouverture d'une nouvelle source de richesses.

La France a vu, en 1812, une cause contraire produire des effets opposés : une guerre longue, destructive, et qui fermait presque toute communication extérieure, des contributions énormes, des privilèges désastreux, des opérations de commerce faites par le gouvernement lui-même, des tarifs de douanes arbitrairement changés, des confiscations, des destructions, des vexations, et en général un système d'administration avide, hostile envers les citoyens, avaient rendu toutes les spéculations industrielles pénibles, hasardeuses, ruineuses ; quoique la masse des capitaux allât probablement en déclinant, les emplois utiles qu'on en pouvait faire, étaient devenus si rares et si dangereux, que jamais l'intérêt ne tomba, en France, aussi bas qu'à cette époque, et ce qui est ordinairement le signe d'une grande prospérité, devint alors l'effet d'une grande détresse.

Ces exceptions confirment la loi générale et permanente, qui veut que plus les capitaux disponibles sont abondants en proportion de l'étendue des emplois, et plus on voit baisser l'intérêt des capitaux prêtés. Quant à la quantité des capitaux disponibles, elle tient aux épargnes précédemment faites. Je renvoie pour cela à ce que j'ai dit sur la formation des capitaux.

Quand on veut que tous les capitaux qui demandent des emprunteurs, et que toutes les industries qui réclament des capitaux trouvent de part et d'autre de quoi se satisfaire, on laisse la plus grande liberté de contracter dans tout ce qui tient au prêt à intérêt. Au moyen de cette liberté, il est difficile que des capitaux disponibles restent sans être employés, et il devient dès lors présumable qu'il y a autant d'industrie mise en activité que le comporte l'état actuel de la société.

Mais il convient de donner une très grande attention à ces mots : la quantité des capitaux disponibles ; car c'est cette quantité seulement qui influe sur le taux de l'intérêt ; c'est des seuls capitaux dont on peut et dont on veut disposer, qu'on peut dire qu'ils sont dans la circulation ; un capital dont l'emploi est trouvé et commencé, n'étant plus offert, ne fait plus partie de la masse des capitaux qui sont dans la circulation ; son prêteur n'est plus en concurrence avec les autres prêteurs, à moins que l'emploi ne soit tel que le capital puisse être facilement réalisé de nouveau pour être appliqué à un autre emploi.

Ainsi, un capital prêté à un négociant et qu'on peut retirer de ses mains en le prévenant peu de temps d'avance, et encore mieux un capital employé à escompter des lettres de change (ce qui est un moyen de prêter au commerce), sont des capitaux facilement disponibles, et qu'on peut consacrer à tout autre emploi qu'on jugerait préférable.

Il en est à peu près de même d'un capital que son maître emploierait par lui-même à un commerce facile à liquider, comme celui des épiceries. La vente des marchandises de ce genre, au cours, est une opération facile et exécutable en tout temps. Une valeur ainsi employée peut être réalisée, rendue, si elle était empruntée, prêtée de nouveau, employée dans un autre commerce, ou appliquée à tout autre usage. Si elle n'est pas toujours actuellement dans la circulation, elle y est au moins très prochainement ; et la plus prochainement disponible de toutes les valeurs, est celle qui est en monnaie. Mais un capital dont on a construit un moulin, une usine, et même des machines mobilière et de petites dimensions, est un capital engagé, et qui, ne pouvant désormais servir à aucun autre usage, est retiré de la masse des capitaux en circulation, et ne peut plus prétendre à aucun autre profit que celui de la production à laquelle il est voué. Et remarquez qu'un moulin, une machine, ont beau être vendus, leur valeur capitale n'est point par là restituée à la circulation ; si le vendeur en dispose, l'acheteur ne dispose plus du capital qu'il a consacré à cette acquisition. La somme des capitaux disponibles reste la même.

Cette remarque est importante pour apprécier justement les cause déterminantes, non seulement du taux de l'intérêt des capitaux qu'on prête, mais aussi des profits qu'on fait sur les capitaux qu'on emploie, et dont il sera question tout à l'heure.

On s'imagine quelquefois que le crédit multiplie les capitaux. Cette erreur, qui se trouve fréquemment reproduite dans une foule d'ouvrages, dont quelques-uns sont même écrits ex professo sur l'économie politique, suppose une ignorance absolue de la nature et des fonctions des capitaux. Un capital est toujours une valeur très réelle, et fixée dans une matière ; car les produits immatériels ne sont pas susceptibles d'accumulation. Or, un produit matériel ne saurait être en deux endroits à la fois, et servir à deux personnes en même temps. Les constructions, les machines, les provisions, les marchandises qui composent mon capital, peuvent en totalité être des valeurs que j'ai empruntées : dans ce cas, j'exerce une industrie avec un capital qui ne m'appartient pas, et que je loue ; mais, à coup sûr, ce capital que j'emploie n'est pas employé par un autre. Celui qui me le prête s'est interdit le pouvoir de le faire travailler ailleurs. Cent personnes peuvent mériter la même confiance que moi ; mais ce crédit, cette confiance méritée ne multiplie pas la somme des capitaux disponibles ; elle fait seulement qu'on garde moins de capitaux sans les faire valoir.

On n'exigera pas que j'essaie d'apprécier la force des motifs d'attachement, de parenté, de générosité, de reconnaissance, qui font quelquefois prêter un capital, ou influent sur l'intérêt qu'on en tire.

Chaque lecteur doit évaluer lui-même l'influence des causes morales sur les faits économiques, les seuls qui puissent nous occuper ici.

Forcer les capitalistes à ne prêter qu'à un certain taux, c'est taxer la denrée dont ils sont marchands ; c'est la soumettre à un maximum ; c'est ôter de la masse des capitaux en circulation tous ceux qui ne sauraient s'accommoder de l'intérêt fixé. Les lois de ce genre sont si mauvaises, qu'il est heureux qu'elles soient violées.

Elles le sont presque toujours ; le besoin d'emprunter et le besoin de prêter s'entendent pour les éluder, ce qui devient facile en stipulant des avantages qui ne portent pas le nom d'intérêts, mais qui ne sont au fond qu'une portion des intérêts.

Tout l'effet qui en résulte est d'élever le taux de l'intérêt par l'augmentation des risques auxquels on expose le prêteur.

Ce qu'il y a de piquant, c'est que les gouvernements qui ont fixé le taux de l'intérêt, ont presque toujours donné l'exemple de violer leurs propres lois, et payé, dans leurs emprunts, un intérêt supérieur à l'intérêt légal.

Il convient que la loi fixe un intérêt, mais c'est pour les cas seulement où il est dû sans qu'il y ait eu de stipulation préalable, comme lorsqu'un jugement ordonne la restitution d'une somme avec les intérêts.

Il me semble que ce taux doit être fixé par la loi au niveau des plus bas intérêts payés dans la société, parce que le taux le plus bas est celui des emplois les plus sûrs.

Or, la justice peut bien vouloir que le détenteur d'un capital le rende, et même avec les intérêts ; mais pour qu'il le rende, il faut qu'elle le suppose encore entre ses mains ; et elle ne peut le supposer entre ses mains qu'autant qu'il l'a fait valoir de la manière la moins hasardeuse, et par conséquent qu'il en a retiré le plus bas de tous les intérêts.

Mais ce taux ne devrait pas porter le nom dintérêt légal, par la raison qu'il ne doit point y avoir dintérêt illégal, pas plus qu'il n'y a un cours des changes illégal, un prix illégal pour le vin, la toile et les autres denrées.

C'est ici le lieu de combattre une erreur bien généralement répandue.

Comme les capitaux, au moment qu'on les prête, se prêtent ordinairement en monnaie, on s'est imaginé que l'abondance de l'argent était la même chose que l'abondance des capitaux, et que c'était l'abondance de l'argent qui faisait baisser le taux de l'intérêt ; de là ces expressions fautives, employées par les gens d'affaires : l'argent est rare, l'argent est abondant, très analogues au surplus avec cette autre expression également fautive : intérêt de l'argent. Le fait est que l'abondance ou la rareté de l'argent, de la monnaie, ou de tout ce qui en tient lieu, n'influe pas du tout sur le taux de l'intérêt, pas plus que l'abondance ou la rareté de la cannelle, du froment, ou des étoffes de soie. La chose prêtée n'est point telle ou telle marchandise, ou de l'argent, qui n'est lui-même qu'une marchandise ; ce qu'on prête est une valeur accumulée et consacrée à un placement.

Celui qui veut prêter, réalise en monnaie la somme de valeur qu'il destine à cet usage, et à peine l'emprunteur l'a-t-il à sa disposition, qu'il échange cet argent contre autre chose ; l'argent qui a servi à cette opération s'en va servir à une autre opération pareille, ou à toute autre opération ; que sais-je, au paiement de l'impôt, à la solde de l'armée. La valeur prêtée n'a été que momentanément sous forme de monnaie, de même que nous avons vu un revenu, qu'on reçoit et qu'on dépense, se montrer passagèrement sous une forme semblable, et les mêmes pièces de monnaie servir cent fois dans une année à payer autant de portions de revenus.

De même, lorsqu'une somme d'argent a fait passer une valeur capitale (une valeur faisant office de capital) de la main d'un prêteur à celle d'un emprunteur, le même argent peut aller, après plusieurs échanges, servir à un autre prêteur pour un autre emprunteur, sans que le premier soit pour cela dessaisi de la valeur qu'il a empruntée. Celle-ci a déjà changé de forme ; il en a peut-être acheté des matières premières pour ses fabriques, et c'est alors de la valeur de ces matières premières qu'il paie l'intérêt, et non de la somme d'argent qui n'appartient plus ni à son prêteur, ni à lui. Si la même somme d'argent doit servir à un nouveau prêt, il faut auparavant que le nouveau prêteur l'acquière au prix de la valeur capitale qui est en sa possession, et c'est cette dernière valeur, fruit d'une autre accumulation, qui est la valeur prêtée. La même somme ne représente jamais deux capitaux à la fois.

On peut prêter ou emprunter en toute espèce de marchandise de même qu'en argent, et ce n'est pas cette circonstance qui fait varier le taux de l'intérêt. Rien même n'est plus commun dans le commerce que de prêter et emprunter autrement qu'en argent. Lorsqu'un manufacturier achète des matières premières à terme, il emprunte réellement en laine ou en coton ; il se sert dans son entreprise de la valeur de ces marchandises, et la nature de ces marchandises n'influe en rien sur l'intérêt qu'il bonifie à son vendeur. L'abondance ou la rareté de la marchandise prêtée n'influe que sur son prix relativement aux autres marchandises, et n'influe en rien sur le taux de l'intérêt.

Ainsi, quand l'argent est venu à baisser en Europe au sixième de son ancienne valeur, il a fallu, pour prêter le même capital, donner six fois plus d'argent ; mais l'intérêt est resté le même. La quantité d'argent viendrait à décupler dans le monde, que les capitaux disponibles pourraient n'être pas plus abondants.

C'est donc bien à tort qu'on se sert du mot intérêt de l'argent, et c'est probablement à cette expression vicieuse qu'on doit d'avoir regardé l'abondance ou la rareté de l'argent comme pouvant influer sur le taux de l'intérêt. Law, Montesquieu, et le judicieux Locke lui-même, dans un écrit dont le but était de chercher les moyens de faire baisser l'intérêt de l'argent, s'y sont trompés. Faut-il être surpris que d'autres s'y soient trompés après eux ? La théorie de l'intérêt est demeurée couverte d'un voile épais jusqu'à Hume et Smith qui l'ont levé. Cette matière ne sera jamais claire que pour ceux qui se formeront une idée juste de ce qui est appelé capital dans tout le cours de cet ouvrage ; qui concevront que, lorsqu'on emprunte, ce n'est pas telle ou telle denrée ou marchandise qu'n emprunte, mais une valeur, portion de la valeur du capital prétable de la société, et que le tant pour cent qu'on paie pour l'usage de cette portion du capital dépend du rapport entre la quantité de capitaux qu'on offre de prêter et la quantité qu'on demande à emprunter, en chaque lieu, sans avoir aucun rapport à la nature de la marchandise, monnaie ou autre, dont on se sert pour transmettre la valeur prêtée.

II. Des profits des capitaux

Soit qu'un entrepreneur ait emprunté le capital qui sert à son entreprise, soit qu'il le possède en toute propriété, il en tire, au moment où il vend ses produits, un profit indépendant du profit qui représente le salaire de son talent et de ses travaux.

L'intérêt qu'un capitaliste obtient d'un capital prêté est pour nous la preuve qu'on retire un profit d'un capital qu'on fait valoir. Quel entrepreneur, en effet, pourrait, d'une manière suivie, consentir à payer un intérêt, s'il ne trouvait pas dans le prix auquel il vend ses produits, un profit qui l'indemnise tout au moins du loyer que son capital lui coûte ? Et lorsqu'il est propriétaire de son capital, si, en faisant valoir par lui-même ce capital, il n'en tirait rien au-delà du salaire de ses peines, n'est-il pas évident qu'il préférerait le prêter pour en tirer un intérêt, et qu'il louerait séparément ses talents et sa capacité pour en recevoir un salaire ?

Lors donc qu'on veut analyser complètement les faits, il convient de distinguer les profits qu'un entrepreneur retire de son capital, de ce qu'il ne doit qu'à son industrie. Ils sont réels l'un et l'autre dans toute entreprise qui va bien et qui rembourse la totalité des avances qu'elle occasionne ; mais, quoique de nature différente, ils se confondent aisément, ainsi que j'en ai déjà fait la remarque. On rencontre bien des circonstances où il serait cependant utile de les apprécier séparément ; un entrepreneur apprendrait par là quel intérêt il peut, sans imprudence, consentir à payer pour accroître son capital actif ; deux associés, dont l'un fournit plus de capitaux et l'autre plus de travail, sauraient mieux comment régler leurs prétentions respectives. Une méthode générale de parvenir à une appréciation de ce genre, serait peut-être de comparer la somme moyenne des bénéfices que l'on fait dans les entreprises pareilles, avec leur différence moyenne. Ainsi, par exemple, lorsque deux maisons de commerce, situées dans les mêmes circonstances et exerçant la même industrie, avec un capital chacune de cent mille francs, gagnent, année commune, l'une 24000 francs, l'autre 6000, c'est-à-dire, en tout 30000 francs, on peut supposer que le terme moyen de gains de ce genre de commerce, qui comprennent à la fois les profits résultant des talents industriels et ceux des capitaux, s'élève à 15000 francs. Et si la plus habile industrie a rendu 18000 francs de plus que la moindre, nous pouvons supposer qu'une habileté moyenne rend 9000 francs. Or, 9000 francs, produit d'une industrie ordinaire, déduits de 15000 francs, produit des talents industriels et des services capitaux réunis, laissent 6000 francs de profits attribuables au capital seulement, ou 6 pour cent.

Plusieurs économistes, sur ce fondement que les capitalistes donnent toujours la préférence, toutes choses d'ailleurs égales, aux emplois qui rapportent le plus, présument que les profits des capitaux s'égalisent par la concurrence, et que, si nous voyons des capitaux, engagés dans des entreprises périlleuses rapporter de plus gros profits que d'autres, cette supériorité ne provient que d'une prime d'assurance suffisante pour compenser les pertes auxquelles le capital est exposé. Ils affirment en conséquence que, les pertes déduites, un capital ne rapporte pas plus qu'un autre. Mais quand on observe les faits dans la nature, on s'aperçoit qu'ils ne suivent pas une marche si simple et si rigoureuse.

Bien que les capitaux disponibles se composent de valeurs transportables, et même facilement transportables, ils ne se rendent pas aussi facilement qu'on serait tenté de le croire, dans les lieux où ils obtiendraient de meilleurs profits. Le capitaliste qui en est propriétaire ou l'entrepreneur auquel on pourrait le confier, sont obligés d'entrer dans beaucoup de considérations, indépendamment de celle qui les porte à tirer de leur capital le plus gros profit. On répugne à le transporter chez l'étranger, ou dans un climat inhospitalier, ou même dans une province qui présente peu de ressources pour les plaisirs et la société. On s'est toujours plaint des propriétaires qui négligent de faire à leurs terres les améliorations les plus profitables, parce qu'il faudrait s'en occuper et les habiter constamment. Les gens riches préfèrent le séjour des grandes villes et les entreprises dont elles peuvent être le siège. Les villes sont le marché où les capitaux sont le plus abondants ; et cependant il est difficile de les y emprunter pour aller les faire valoir ailleurs, parce que les capitalistes n'aiment pas à les perdre de vue et à se trouver hors de portée d'en surveiller l'emploi.

Ce n'est pas tout : un capital ne rapporte un profit que lorsqu'il est mis en œuvre par le talent ; et quoique le talent et la conduite aient la principale part au profit qui résulte de leur travail commun, on ne saurait nier que ce profit est fort augmenté par l'augmentation du capital dont le talent dispose. Or, si un capital rapporte plus ou moins selon qu'on le fait valoir avec plus ou moins d'intelligence, les endroits où les affaires sont considérables et les capacités industrielles rares, offriront aux capitaux qui s'y présenteront soutenus par des talents, des profits supérieurs à ceux que gagneront les capitaux privés de cet avantage. Un outil conduit par une main habile, indépendamment de ce que gagne l'habileté qui le dirige, fait plus de profit qu'un outil que fatigue vainement une main incapable. Un instrument de musique produit peu d'effet s'il est mal touché, et ne rend aucun son quand on le laisse entièrement oisif. Des capitaux qui se trouvent dans le même cas, n'entrent point en concurrence avec ceux qui se trouvent en de meilleures mains. Avant l'émancipation de l'Amérique espagnole et portugaise, Cadix et Lisbonne avaient à peu près le monopole du commerce de ces vastes colonies, et soit que les capitaux des Portugais et des Espagnols ne fussent pas suffisants pour un si grand commerce, soit que leur industrie ne fût pas assez active pour tirer parti de leurs capitaux, les négociants étrangers qui s'y transportaient avec des fonds, y faisaient, en peu d'années, des fortunes considérables.

Il en est de même, je crois, de plusieurs établissement anglais en Russie.

Concluons que les profits qu'on peut tirer de l'emploi des capitaux, varient selon les lieux et les circonstances ; et, malgré la difficulté qu'on éprouve à établir les lois générales qui déterminent ces profits divers, on peut présumer que toutes les circonstances qui contribuent à diminuer, pour chaque emploi, la quantité des capitaux qui se présentent, et à augmenter la quantité que réclament les besoins, tendent à élever les profits auxquels peut prétendre, pour sa quote-part, cet instrument de l'industrie. Dans les pays où l'on a plus généralement des habitudes économiques, comme en Angleterre, les capitaux étant plus communs, leurs profits, soumis à plus de concurrence, sont en général plus restreints. Quand l'ignorance, les préjugés, ou une timidité mal calculée, éloignent les capitaux des professions industrielles, ils s'y présentent en moins grande quantité et y font de plus gros profits. Avec des capacités industrielles égales, ils rendent bien plus en France qu'en Hollande, où non seulement l'épargne les a rendus abondants, mais où nul préjugé ne les écarte des entreprises de commerce. On en peut juger par le taux de l'intérêt que l'on consent à payer dans l'un et l'autre pays.

Si les profits des capitaux baissent à mesure qu'ils deviennent plus abondants, on peut se demander si, dans un pays éminemment industrieux et économe, les capitaux pourraient se multiplier au point que leurs profits se réduisissent à rien. Il est difficile de croire ce cas possible ; car plus les profits capitaux diminuent, et plus diminuent aussi les motifs qui portent les hommes à l'épargne. Il est évident que l'homme qui pourrait épargner une somme sur ses revenus, la dépensera, si cette somme devient incapable d'être employée avec profit ; car après tout elle renferme en elle une source de jouissances, et il y a des jouissances inépuisables, comme celles qui prennent leur source dans des actes de bienfaisance et de munificence publique. C'est aussi dans les pays industrieux et économes que de tels actes sont les plus fréquents. En ce cas-ci, comme dans beaucoup d'autres, il n'y a point de causes absolues, mais des effets gradués et proportionnels à l'intensité des causes, et des causes dont l'intensité diminue graduellement à mesure que l'on approche des suppositions extrêmes.

La rétribution qui constitue le profit du capital, fait partie des frais de production des produits qui ne peuvent parvenir à l'existence sans le concours du capital. Pour que de tels produits soient créés, il faut que l'utilité qu'on leur donne élève leur prix assez haut pour rembourser à l'entrepreneur les profits du capital aussi bien que ceux de l'industrie dans tous ses grades, et ceux du fonds de terre. Il est impossible d'adopter l'opinion des écrivains qui pensent que ce prix ne représente que le travail de l'homme. — Les capitaux eux-mêmes, disent-ils, sont le fruit d'un travail antérieur ; il faut les considérer comme un travail accumulé. — En premier lieu, ils ne sont pas le fruit du travail uniquement, mais du concours des travaux, des capitaux et des fonds de terre ; et, en supposant qu'ils fussent le fruit du travail uniquement, il faudrait encore distinguer les produits qui composent le capital, des produits qui résultent de sa coopération. Entre eux se trouve toute la différence d'un fonds à un revenu, la même différence qu'on aperçoit entre une terre et les produits de la terre, entre la valeur d'un champ et la valeur de son loyer.

Le fonds est le résultat d'un travail antérieur, j'y consens pour un moment ; mais le revenu est un nouveau produit, fruit d'une opération récente. Quand je prête ou plutôt quand je loue un capital de mille francs pour un an, je vends moyennant 50 francs, plus ou moins, sa coopération d'une année ; et, nonobstant les 50 francs reçus, je n'en retrouve pas moins mon capital de mille francs tout entier, dont je peux, l'année suivante, tirer le même parti que précédemment. Ce capital est un produit antérieur : le profit que j'en ai recueilli dans l'année, est un produit nouveau et tout-à-fait indépendant du travail qui a concouru à la formation du capital lui-même.

Sur ce point, l'analyse de la plupart des écrivains anglais est singulièrement incomplète.

Dans la partie de ce traité où il est question des produits immatériels, nous avons vu que l'on peut consommer immédiatement l'utilité ou l'agrément que certains capitaux peuvent produire, et qui sont une espèce de revenu. L'utilité qu'on retire d'une maison d'habitation et de son mobilier, est un profit que l'on recueille et que l'on consomme chaque jour. Ce revenu étant nécessairement consommé à mesure qu'il est produit, peut être aussi bien apprécié quand il sera question des consommations ; mais j'ai dû le faire remarquer ici, où il est question des profits qu'on retire des valeurs capitales.

III. Quels sont les emplois de capitaux les plus avantageux pour la société

L'emploi de capital le plus avantageux pour le capitaliste est celui qui, à sûreté égale, lui rapporte le plus gros intérêt ; mais cet emploi peut ne pas être le plus avantageux pour la société : car le capital a cette propriété, non seulement d'avoir des revenus qui lui sont propres, mais d'être un moyen pour les terres et pour l'industrie de s'en créer un.

Cela restreint le principe que ce qui est le plus productif pour le particulier, l'est aussi pour la société. Un capital prêté dans l'étranger peut bien rapporter à son propriétaire et à la nation le plus gros intérêt possible ; mais il ne sert à étendre ni les revenus des terres, ni ceux de l'industrie de la nation, comme il ferait s'il était employé dans l'intérieur.

Le capital le plus avantageusement employé pour une nation, est celui qui féconde l'industrie agricole ; celui-là provoque le pouvoir productif des terres du pays et du travail du pays. Il augmente à la fois les profits industriels et les profits fonciers.

Un capital employé avec intelligence peut fertiliser jusqu'à des rochers. On voit, dans les Cévennes, dans les Pyrénées, au pays de Vaud, des montagnes entières qui n'étaient qu'un roc décharné, et qui se sont couvertes de cultures florissantes. On a brisé des parties de ce roc avec de la poudre à canon ; des éclats de la pierre, on a construit à différentes hauteurs de petits murs qui soutiennent un peu de terre qu'on y a portée à bras d'hommes. C'est de cette façon que le dos pelé d'une montagne déserte s'est transformé en gradins riches de verdure, de fruits et d'habitants.

Les capitaux qui furent les premiers employés à ces industrieuses améliorations, auraient pu rapporter à leurs propriétaires de plus gros profits dans le commerce extérieur ; mais probablement le revenu total du canton serait resté moindre.

Par une conséquence pareille, tous les capitaux employés à tirer parti des forces productives de la nature, sont les plus avantageusement employés. Une machine ingénieuse produit plus que l'intérêt de ce qu'elle a coûté, ou bien fait jouir la société de la diminution de prix qui résulte du travail de la machine ; car la société est autant enrichie par ce qu'elle paie de moins, que par ce qu'elle gagne de plus.

L'emploi le plus productif, après celui-là, pour le pays en général, est celui des manufactures et du commerce intérieur, parce qu'il met en activité une industrie dont les profits sont gagnés dans le pays, tandis que les capitaux employés dans le commerce extérieur font gagner l'industrie et les fonds de terre de toutes les nations indistinctement.

L'emploi le moins favorable à la nation est celui des capitaux occupés au commerce de transport de l'étranger à l'étranger.

Quand une nation a de vastes capitaux, il est bon qu'elle en applique à toutes ces branches d'industrie, puisque toutes sont profitables à peu près au même degré pour les capitalistes, quoiqu'à des degrés différents pour la nation. Qu'importe aux terres hollandaises qui sont dans un état brillant d'entretien et de réparation, qui ne manquent ni de clôtures ni de débouchés ; qu'importe aux nations qui n'ont presque point de territoire, comme naguère étaient Venise, Gênes et Hambourg, qu'un grand nombre de capitaux soient engagés dans le commerce de transport ? Ils ne se dirigent vers cet emploi que parce que d'autres ne les réclament plus. Mais le même commerce, et en général tout commerce extérieur, ne saurait convenir à une nation dont l'agriculture et les fabriques languissent faute de capitaux. Le gouvernement d'une telle nation ferait une haute sottise en encourageant ces branches extérieures d'industrie ; ce serait détourner les capitaux des emplois les plus propres à grossir le revenu national. Le plus grand empire du monde, celui dont le revenu est le plus considérable, puisqu'il nourrit le plus d'habitants, la Chine, laisse faire à peu près tout son commerce extérieur aux étrangers. Sans doute, au point où elle est parvenue, elle gagnerait à étendre ses relations au-dehors ; mais elle n'en est pas moins un exemple frappant de la prospérité où l'on peut parvenir sans cela.

Il est heureux que la pente naturelle des choses entraîne les capitaux préférablement, non là où ils feraient les plus gros profits, mais où leur action est le plus profitable à la société. Les emplois qu'on préfère sont en général les plus proches, et d'abord l'amélioration de ses terres, qu'on regarde comme le plus solide de tous ; ensuite les manufactures et le commerce intérieur ; et, après tout le reste, le commerce extérieur, le commerce de transport, le commerce lointain. Le possesseur d'un capital préfère l'employer près de lui plutôt qu'au loin, et d'autant plus qu'il est moins riche. Il le regarde comme trop aventuré lorsqu'il faut le perdre de vue longtemps, le confier des mains étrangères, attendre des retours tardifs, et s'exposer à actionner des débiteurs dont la marche errante ou la législation des autres pays protègent la mauvaise foi. Ce n'est que par l'appât des privilèges et d'un gain forcé, ou par le découragement où l'on jette l'industrie dans l'intérieur, qu'on engage une nation dont les capitaux ne sont pas très abondants, à faire le commerce des Indes ou celui des colonies.