Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre IX

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Par qui sont payées les consommations publiques << Jean-Baptiste Say - Traité d'économie politique >> Des différentes manières d'asseoir l'impôt, et sur quelles classes de contribuables portent les divers impôts


Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre III - Chapitre IX


Anonyme


Livre Troisième
Chapitre IX - De l'impôt et de ses effets en général.


L'impôt est cette portion des produits d'une nation, qui passe des mains des particuliers aux mains du gouvernement pour subvenir aux consommations publiques.

Quel que soit le nom qu'on lui donne, qu'on l'appelle contribution, taxe, droit, subside, ou bien don gratuit, c'est une charge imposée aux particuliers, ou à des réunions de particuliers, par le souverain, peuple ou prince, pour fournir aux consommations qu'il juge à propos de faire à leurs dépens : c'est donc un impôt.

Il n'entre point dans le plan de cet ouvrage d'examiner à qui appartient le droit de voter l'impôt. Pour l'économie politique, l'impôt est une chose de fait, et non de droit. Elle en étudie la nature ; elle cherche à découvrir d'où viennent les valeurs dont il se compose, et quels sont ses effets, relativement aux intérêts des particuliers et des nations. Voilà tout.

L'impôt ne consiste pas dans la substance matérielle fournie par le contribuable et reçue par le collecteur, mais dans la valeur de cette substance. Qu'on le lève en argent, en denrées, ou en services personnels, ce sont là des circonstances accidentelles et d'un intérêt secondaire ; car on peut changer, par des achats et par des ventes, des denrées en argent ou de l'argent en denrées ; l'essentiel est la somme de richesses que l'impôt ravit au contribuable, où, si l'on veut, la valeur de ce qu'on lui demande. Telle est la mesure du sacrifice qu'on exige de lui. Du moment que cette valeur est payée par le contribuable, elle est perdue pour lui ; du moment qu'elle est consommée par le gouvernement ou par ses agents, elle est perdue pour tout le monde, et ne se reverse point dans la société. C'est ce qui a été prouvé, je pense, lorsqu'il a été question des effets généraux des consommations publiques. C'est là qu'on a vu que l'argent des contributions a beau être reversé dans la société, la valeur de ces contributions n'y est pas reversée, parce qu'elle n'est pas rendue gratuitement à la société, et que les agents du gouvernement ne lui restituent pas l'argent des contributions sans recevoir d'elle une valeur égale en échange.

Par les mêmes raisons qui nous ont démontré que la consommation improductive n'est en rien favorable à la reproduction, la levée des impositions ne saurait lui être favorable. Elle ravit au producteur un produit dont il aurait retiré une jouissance, s'il l'eût consommé improductivement ; ou un profit, s'il l'eût consacré à un emploi utile. Dans les deux cas, lever un impôt, c'est faire un tort à la société, tort qui n'est balancé par aucun avantage toutes les fois qu'on ne lui rend aucun service en échange.

Il est très vrai que la jouissance ravie au contribuable, est remplacée par celle des familles qui font leur profit de l'impôt ; mais, outre que c'est une injustice que de ravir au producteur le fruit de sa production, lorsqu'on ne lui donne rien en retour, c'est une distribution de la richesse produite beaucoup moins favorable à sa multiplication, que lorsque le producteur lui-même peut l'appliquer à ses propres consommations. On est plus excité à développer ses forces et ses moyens lorsqu'on doit en recueillir le fruit, que lorsqu'on travaille pour autrui.

Les valeurs levées sur les contribuables sont, en général, dépensées d'une manière improductive, et beaucoup de personnes pensent que cette consommation est très favorable à la production et aux producteurs, parce qu'elle détruit des produits et ne les remplace pas. Malthus pense que les producteurs ont un tel penchant pour épargner et pour accroître leurs capitaux, qu'ils produiraient trop si on les laissait faire et ne trouveraient pas assez de débouchés pour leurs produits. Malthus ne voit d'encouragement pour les producteurs que dans les consommations improductives, et par conséquent dans les consommations de la nature de celles qui suivent la levée de l'impôt.

Il méconnaît une vérité établie dans cet ouvrage, d'où il résulte que les épargnes ajoutées aux capitaux productifs, sont consommées aussi bien que les produits qui servent à nos jouissances, et procurent, à somme égale, un encouragement tout pareil aux producteurs.

Les dépenses improductives du gouvernement, bien loin d'être favorables à la production, lui sont prodigieusement préjudiciables. Les impôts sont une addition aux frais de production ; ils ont un effet opposé aux progrès de l'industrie, qui, lui permettant de produire à moins de frais, favorisent à la fois la production et la consommation. L'impôt, en élevant le prix des produits, réduit la consommation qu'on peut en faire, et par conséquent la demande des consommateurs.

On a dit que la demande est la même, soit qu'elle ait pour organes les contribuables ou les agents du gouvernement ; que lorsqu'on diminue de cent millions les revenus des premiers, on augmente de la même somme les revenus des seconds, et que rien n'est changé par conséquent à la somme des consommations.

Mais en accordant que la somme des revenus ne soit pas altérée par l'impôt, la cherté des produits est augmentée ; car les frais de production le sont. Or, la même somme de revenus ne peut plus acheter la même quantité de produits. Les consommateurs, quelle que soit la source de leur revenu, n'en ont plus autant du moment que les produits sont plus chers.

Dira-t-on que la nécessité de payer l'impôt oblige la classe industrieuse à un redoublement d'efforts, d'où résulte un accroissement de production ? Mais, en premier lieu, les efforts ne suffisent pas pour produire ; il faut encore des capitaux, et l'impôt est ce qui rend difficile l'épargne dont se forment les capitaux. En second lieu, ce que l'on produit pour satisfaire le collecteur n'augmente pas la richesse nationale, puisque le produit des impôts se dépense improductivement.

Le seul point de vue sous lequel l'impôt peut sembler favorable à la production, est celui-ci : en augmentant les frais de production d'un côté, il oblige les producteurs à s'ingénier pour les diminuer d'un autre côté par des procédés plus efficaces et plus expéditifs. On attribue aux lourds impôts de l'Angleterre les procédés utiles dont elle a enrichi les arts. Mais qu'est-ce que l'Angleterre y a gagné, si elle ne paie pas moins cher les objets de sa consommation.

On voit que si l'impôt produit souvent un bien quant à son emploi, il est toujours un mal quant à sa levée.

Prétendre qu'il multiplie les produits d'une nation, par cela seul qu'il prélève une partie de ces produits ; qu'il l'enrichit, parce qu'il consomme une partie de ses richesses, c'est tout bonnement soutenir une absurdité ; et en faire la remarque serait une niaiserie, si la plupart des gouvernements n'agissaient pas conformément à ce prétendu principe, si des ouvrages estimables par les intentions et les connaissances de leurs auteurs, ne cherchaient pas à le prouver.

Que si, de ce que les pays les plus chargés d'impôts, comme l'Angleterre, sont en même temps les plus riches, on concluait qu'ils sont riches parce qu'ils paient plus d'impôts, on raisonnerait mal, on prendrait l'effet pour la cause. On n'est pas riche parce qu'on paie, mais on paie parce qu'on est riche. Ce serait pour un homme un plaisant moyen de s'enrichir que de dépenser beaucoup par la raison que tel autre particulier, qui est riche, dépense beaucoup. Il est évident que celui-ci dépense parce qu'il est riche, mais qu'il ne s'enrichit pas par sa dépense.

L'effet se distingue facilement de la cause, quand celle-ci précède l'effet ; mais quand leur action est continue et leur existence simultanée, on est sujet à les confondre.

Les raisonnements employés pour justifier les gros impôts sont des paradoxes modernes dont les agents du fisc se sont accommodés volontiers, mais qu'un certain bon sens naturel et les meilleurs princes ont toujours repoussés. Ceux-ci ont toujours cherché à réduire les dépenses de l'État. Les princes faibles ou pervers les ont dans tous les temps augmentées. Ils s'entourent de préférence de conseillers intéressés à leur prodigalité.

Indépendamment de ceux qui représentent la magnificence comme favorable au bien public, il en est qui, sans prétendre que la dissipation des deniers publics soit précisément un bien, prouvent, par des chiffres, que les peuples ne sont point chargés, et qu'ils peuvent payer des contributions fort supérieures à celles qui leur sont imposées. « Il est, dit Sully dans ses mémoires, il est une espèce de flatteurs donneurs d'avis, qui cherchent à faire leur cour au prince, en lui fournissant sans cesse de nouvelles idées pour lui rendre de l'argent ; gens autrefois en place pour la plupart, à qui il ne reste de la situation brillante où ils se sont vus, que la malheureuse science de sucer le sang des peuples, dans laquelle ils cherchent à instruire le roi pour leur intérêt. ». D'autres apportent des plans de finance, et proposent des moyens de remplir les coffres du prince, sans charger les sujets. Mais, à moins qu'un plan de finance ne soit un projet d'entreprise industrielle, il ne peut donner aa gouvernement que ce qu'il ôte au particulier, ou ce qu'il ôte au gouvernement lui-même sous une autre forme. On ne fait jamais d'un coup de baguette quelque chose de rien. De quelque déguisement qu'on enveloppe une opération, quelques détours qu'on fasse prendre aux valeurs, quelques métamorphoses qu'on leur fasse subir, on n'a une valeur qu'en la créant ou en la prenant. Le meilleur de tous les plans de finance est de dépenser peu, et le meilleur de tous les impôts est le plus petit.

Si l'impôt est une portion des propriétés particulières, levée pour le service du public ; si l'impôt est une valeur qui ne se reverse pas dans la société après lui avoir été ravie ; si l'impôt n'est point un moyen de reproduction, nous pourrons conclure que les meilleurs impôts, ou plutôt les moins mauvais sont :

  1. les plus modérés quant à leur quotité ;
  2. ceux qui entraînent le moins de ces charges qui pèsent sur le contribuable sans profiter au trésor public ;
  3. ceux dont le fardeau se répartit équitablement ;
  4. ceux qui nuisent le moins à la reproduction ;
  5. ceux qui sont plutôt favorables que contraires à la morale, c'est-à-dire, aux habitudes utiles à la société.

Quelque évidente que paraisse l'utilité de ces règles, j'ajouterai à chacune quelque développement.

1) Les plus modérés quant à leur quotité.

En effet, l'impôt, ravissant au contribuable un produit qui est ou un moyen de jouissance ou un moyen de reproduction, lui prendrait d'autant moins de jouissances ou de profits qu'il est moins considérable.

Lorsqu'il est poussé trop loin, il produit ce déplorable effet de priver le contribuable de sa richesse sans en enrichir le gouvernement ; c'est ce qu'on pourra comprendre, si l'on considère que le revenu de chaque contribuable offre toujours la mesure et la borne de sa consommation, productive ou non. On ne peut donc lui prendre une part de son revenu sans le forcer à réduire proportionnellement ses consommations. De là, diminution de demande des objets qu'il ne consomme plus, et nommément de ceux sur lesquels est assis l'impôt ; de cette diminution de demande résulte une diminution de production, et par conséquent moins de matière imposable. Il y a donc perte pour le contribuable d'une partie de ses jouissances, perte pour le producteur d'une partie de ses profits, et perte pour le fisc d'une partie de ses recettes.

C'est pour cela qu'un impôt ne rend jamais au fisc en proportion de l'extension qu'on lui donne ; d'où est né cet adage dans l'administration des finances, que deux et deux ne font pas quatre. Un impôt exagéré détruit la base sur laquelle il porte ; il la détruit, soit qu'il soit assis sur des objets de nécessité, ou bien sur des objets de luxe : avec cette seule différence, que sur ces derniers il supprime, avec une portion de la matière imposable, la jouissance qui pouvait résulter de sa consommation ; et qu'assis sur des objets indispensables, il supprime le contribuable en même temps que la consommation.

Par une raison contraire, une diminution d'impôt, en multipliant les jouissances du public, augmente les recettes du fisc et fait voir aux gouvernements ce qu'ils gagnent à être modérés.

Lorsque Turgot, en 1775, réduisit à moitié les droits d'entrée et de halle sur la marée qui se débitait à Paris, le montant total de ces droits resta le même.

Il fallut donc que la consommation de cette denrée eût doublé ; les pêcheurs et ceux qui font le commerce de la marée doublèrent donc leurs affaires et leurs profits ; et comme la population s'accroît à la suite de la production, le nombre des consommateurs dut s'augmenter ; le nombre des producteurs dut augmenter aussi ; car l'augmentation des profits, c'est-à-dire, des revenus, facilite les accumulations, et par conséquent l'augmentation des capitaux et des familles ; il est hors de doute que le montant de plusieurs autres contributions s'améliora par suite de l'accroissement de la production, et le gouvernement se fit honneur en allégeant le fardeau des impôts.

Les agents du gouvernement, régisseurs ou fermiers des droits, forts de l'ascendant que l'autorité leur prête, parviennent trop souvent à faire décider en leur faveur les obscurités des lois fiscales, ou même à créer des obscurités pour en profiter ; ce qui équivaut à une extension de l'impôt. Le même ministre adopta une marche opposée : il décida tous les cas douteux en faveur du redevable. Les traitants jetèrent les hauts cris, disant qu'ils ne pourraient jamais tenir leurs engagements envers le roi, et offrant de compter de clerc à maître L'événement prouva contre leur opinion en faveur de leur bourse.

Une perception plus douce favorisa à ce point la production, et la consommation qui en est la suite, que les profits qui, sur le bail précédent, n'avaient été que de 10 millions 550000 livres, s'élevèrent à 60 millions ; augmentation qui serait difficile à croire, si c'était une chose moins bien constatée.

On lit dans l’essai politique sur la nouvelle-Espagne, Liv. V, chap 12, de M. De Humboldt, que pendant les treize années qui suivirent 1778, époque où le gouvernement espagnol adopta un système un peu plus libéral pour l'administration de ses colonies, son revenu brut augmenta, pour les treize années, au Mexique seul, de plus de 102 millions de piastres (560 millions de francs), et que la quantité de numéraire qu'il retirait de ce même pays, frais d'administration déduits, augmenta, dans la même période, de 14 millions et demi de piastres (80 millions de francs). Il est naturel de supposer que les profits des particuliers, qui sont la matière imposable, furent bien plus considérables encore pendant les mêmes florissantes années.

Partout les mêmes procédés ont été accompagnés des mêmes effets, et l'écrivain honnête homme est heureux de pouvoir prouver que la modération n'est pas une duperie.

Poursuivant notre marche, nous déduirons des mêmes principes que les impôts, quels qu'ils soient, qui ont le moins d'inconvénients, sont :

2) Ceux qui entraînent le moins de ces charges qui pèsent sur le contribuable sans profiter au trésor public.

Plusieurs personnes ne regardent pas les frais de recouvrement comme un grand mal, parce qu'elles les croient reversés dans la société sous une autre forme.

On ne peut que les renvoyer à ce qui a été dit plus haut. Les frais ne sont pas plus reversés que le principal des contributions, parce que l'un comme l'autre ne consistent pas dans le numéraire qui acquitte la contribution, mais dans la valeur fournie par le contribuable et détruite par le gouvernement ou ses agents.

Les besoins des princes, plus encore que l'amour des peuples, ont forcé depuis deux siècles la plupart des États de l'Europe à mettre dans leurs finances bien plus d'ordre qu'auparavant. Comme on fait supporter aux peuples à peu près tout le fardeau qu'ils peuvent porter sans se fâcher, toutes les économies faites sur les frais de recouvrement ont été un gain, non pour la nation, mais pour le fisc.

On voit dans les mémoires de Sully que, pour 30 millions que faisaient entrer au trésor royal les contributions en 1598, il sortait de la bourse des particuliers 150 millions. « La chose paraissait incroyable, ajoute Sully ; mais, à force de travail, j'en assurai la vérité. ». Sous le ministère de Necker, les frais de recouvrement, sur 557 millions 500000 livres, ne se montaient plus qu'à 58 millions. La France employait encore, sous ce ministère, 250000 personnes pour le recouvrement des impositions ; mais la plupart avaient en même temps d'autres occupations.

Ces frais étaient, comme on voit, de 104 sur 5 pour cent environ, et excédaient encore de beaucoup ceux qu'occasionne le recouvrement des impôts en Angleterre.

Ce ne sont pas seulement les frais de perception qui sont une charge pour les peuples, sans être un profit pour le trésor public. Les poursuites, les frais de contrainte, n'augmentent pas d'un sou les recettes, et sont une addition aux charges. C'est même une addition qui retombe sur les contribuables les plus nécessiteux ; les autres n'attendent pas la contrainte. Ces moyens odieux de faire payer les contributions se réduisent à cette proposition : vous n'avez pas les moyens de payer dix francs : en ce cas, je vais vous en demander douze. On n'a pas besoin de moyens violents pour faire payer, lorsque les contributions sont légères, comparées aux facultés des contribuables ; mais quand on a le malheur d'avoir de trop forts impôts à faire rentrer, oppression pour oppression, les saisies valent mieux. Le contribuable dont on saisit et vend les effets jusqu'à concurrence de sa contribution, au moins ne paie pas au delà de ce qu'il doit payer, et ne fait aucuns frais qui n'entrent au trésor public.

C'est par une raison pareille que les travaux qui se font par corvée, comme autrefois les grands chemins en France, sont de mauvais impôts. Le temps perdu pour se rendre de trois ou quatre lieues à l'endroit du travail, celui qui se perd dans un ouvrage qui n'est pas payé et qu'on fait à contre-cœur, sont des pertes pour le contribuable, sans être un profit pour le public. Souvent aussi la perte occasionnée par une interruption forcée de travail agricole, est plus considérable que le produit du travail obligé qu'on y substitue, en supposant même qu'il fût bien fait.

Turgot demanda aux ingénieurs des provinces un devis des dépenses qu'exigeraient, année commune, les routes pour leur entretien, en y ajoutant autant de constructions nouvelles qu'il en avait été fait jusqu'alors. On leur recommanda d'établir leurs calculs sur le pied de la plus forte dépense possible. Ils la portèrent à 10 millions pur tout le royaume. Turgot évaluait à 40 millions les pertes que la corvée occasionnait aux peuples.

Les jours où le repos est imposé, soit par les lois, soit même par des usages qu'on n'ose enfreindre, sont encore des contributions dont il n'entre pas la moindre parcelle dans le trésor de l'État.

3) ceux dont le fardeau est réparti équitablement.

L'impôt est un fardeau : l'un des moyens pour qu'il pèse le moins possible sur chacun, c'est qu'il porte sur tous. L'impôt n'est pas seulement une surcharge directe pour l'individu, ou la branche d'industrie qui en porte plus que sa part ; il est encore pour eux une surcharge indirecte : il ne leur permet pas de soutenir avec un avantage égal, la concurrence des autres producteurs. On a vu en mainte occasion tomber plusieurs manufactures par une exemption accordée à une seule d'entre elles. Une faveur particulière est presque toujours une injustice générale.

Les vices de répartition ne sont pas moins préjudiciables au fisc qu'ils ne sont injustes à l'égard des particuliers. Le contribuable qui est trop peu imposé ne réclame pas pour qu'on augmente sa quote, et celui qui est surtaxé paie mal. Des deux parts le fisc éprouve un déficit.

Est-il équitable que l'impôt soit levé sur cette portion des revenus que l'on consacre aux superfluités plutôt que sur celles qu'on emploie à l'achat des choses nécessaires ? On ne peut, ce me semble, hésiter sur la réponse. L'impôt est un sacrifice que l'on fait à la société, à l'ordre public ; l'ordre public ne peut exiger le sacrifice des familles. Or, c'est les sacrifier que de leur ôter le nécessaire. Qui osera soutenir qu'un père doit retrancher un morceau de pain, un vêtement chaud à ses enfants, pour fournir son contingent au faste d'une cour, ou bien au luxe des monuments publics ? De quel avantage serait pour lui l'état social, s'il lui ravissait un bien qui est le sien, qui est indispensable à son existence, pour lui offrir en échange sa part d'une satisfaction incertaine, éloignée, qu'il repousserait dès lors avec horreur ?

Mais chaque fois qu'on veut marquer la limite qui sépare le nécessaire du superflu, on est embarrassé ; les idées qu'ils réveillent ne sont point absolues : elles sont relatives aux temps, aux lieux, à l'âge, à l'état des personnes, et si l'on voulait n'asseoir l'impôt que sur le superflu, on ne viendrait pas à bout de déterminer le point où il devrait s'arrêter pour ne pas prendre sur le nécessaire. Tout ce qu'on sait, c'est que les revenus d'un homme ou d'une famille peuvent être modiques au point de ne pas suffire à leur existence, et que depuis ce point jusqu'à celui où ils peuvent satisfaire à toutes les sensualités de la vie, à toutes les jouissances du luxe et de la vanité, il y a dans les revenus une progression imperceptible, et telle qu'à chaque degré, une famille peut se procurer une satisfaction toujours un peu moins nécessaire, jusqu'aux plus futiles qu'on puisse imaginer ; tellement que si l'on voulait asseoir l'impôt de chaque famille, de manière qu'il fût d'autant plus léger qu'il portât sur un revenu plus nécessaire, il faudrait qu'il diminuât, non pas simplement proportionnellement, mais progressivement.

En effet, et en supposant l'impôt purement proportionnel au revenu, d'un dixième par exemple, il enlèverait à une famille qui possède trois cent mille francs de revenu, 30000 francs. Cette famille en conserverait 270000 à dépenser par an, et l'on peut croire qu'avec un pareil revenu, non seulement elle ne manquerait de rien, mais qu'elle se conserverait encore beaucoup de ces jouissances qui ne sont pas indispensables pour le bonheur ; tandis qu'une famille qui ne posséderait qu'un revenu de trois cents francs, et à qui l'impôt n'en laisserait que 270, ne conserverait pas, dans nos mœurs, et au cours actuel des choses, ce qui est rigoureusement nécessaire pour exister. On voit donc qu'un impôt qui serait simplement proportionnel, serait loin cependant d'être équitable ; et c'est probablement ce qui a fait dire à Smith : « Il n'est point déraisonnable que le riche contribue aux dépenses publiques, non seulement à proportion de son revenu, mais pour quelque chose de plus. ».

J'irai plus loin, et je ne craindrai pas de prononcer que l'impôt progressif est le seul équitable.

4) ceux qui nuisent le moins à la reproduction.

Parmi les valeurs que l'impôt ravit aux particuliers, une grande partie, sans doute, si elle leur eût été laissée, aurait été employée à la satisfaction de leurs besoins et à leurs jouissances ; mais une autre partie aurait été épargnée et ajoutée à leurs capitaux productifs. Ainsi l'on peut dire que tout impôt nuit à la reproduction, en nuisant à l'accumulation des capitaux productifs.

Toutefois l'impôt nuit plus directement encore aux capitaux, lorsque pour le payer le contribuable doit nécessairement détourner une partie de ceux qui sont déjà voués à la production. Selon une expression ingénieuse de M De Sismondi, ils ressemblent à une dîme qu'on lèverait sur les semences au lieu de la lever sur la moisson. Tel est un impôt sur les successions. Un héritier qui entre en possession d'un héritage de cent mille francs, s'il est obligé de payer au fisc cinq pour cent, ne les prendra pas sur son revenu ordinaire, qui est déjà grevé de l'impôt ordinaire, mais bien sur l'héritage qui sera réduit pour lui à 95000 francs. Or, la fortune du défunt, qui précédemment était placée pour 100000 fr, ne l'étant plus que pour 95000, par son successeur, le capital de la nation est diminué des 5000 francs perçus par le fisc.

Il en est de même de tous les droits de mutation. Un propriétaire vend une terre de cent mille francs ; si l'acquéreur est tenu de payer un droit de cinq pour cent, il ne donnera au vendeur que 95000 francs de cette propriété. Le vendeur n'aura que cette somme à placer au lieu de cent mille francs que valait la terre : la masse du capital de la société est donc diminuée de cinq mille francs.

Si l'acquéreur calcule assez mal pour payer, outre l'impôt, la terre selon son entière valeur, il fait le sacrifice d'un capital de 105000 francs pour acquérir une valeur de 100000 ; la perte de cette portion du capital est toujours la même pour la société, mais c'est alors lui qui la supporte.

Les impôts sur les mutations, outre l'inconvénient d'être assis sur les capitaux, ont encore l'inconvénient de mettre obstacle à la circulation des propriétés.

On demandera peut-être quel intérêt a la société à ne pas gêner la circulation des propriétés ; que lui importe que telle propriété se trouve entre les mains d'une personne ou d'une autre, pourvu que la propriété subsiste ? Il lui importe toujours que les propriétés aillent le plus facilement qu'il est possible où elles veulent aller, car c'est là qu'elles rapportent le plus. Pourquoi cet homme veut-il vendre sa terre ?

C'est parce qu'il a en vue l'établissement d'une industrie dans laquelle ses fonds lui rapporteront davantage. Pourquoi cet autre veut-il acheter la même terre ? C'est pour placer des fonds qui lui rapportent trop peu, ou qui sont oisifs, ou bien parce qu'il croit la terre susceptible d'amélioration. La transmutation augmente le revenu général, puisqu'elle augmente le revenu des deux contractants. Si les frais sont assez considérables pour empêcher l'affaire de se terminer, ils sont un obstacle à cet accroissement du revenu de la société.

Ces impôts, qui détruisent une partie des moyens de production de la société, qui par conséquent privent d'ouvrage et de profits une partie des hommes industrieux qu'elle contient, ont cependant au plus haut degré une qualité qu'Arthur Young, homme savant en économie politique, réclame dans un impôt, celle d'être payés avec facilité. Quand une nation a le malheur d'avoir beaucoup d'impôts, comme en cette matière on n'a que le choix des inconvénients, peut-être doit-on tolérer ceux qui portent modérément sur les capitaux.

Les impôts sur les procédures, et en général tous les frais qu'on paie aux gens de loi, sont pris de même sur les capitaux ; car on ne plaide pas suivant le revenu qu'on a, mais suivant les circonstances où l'on se trouve jeté, les intérêts de famille où l'on est impliqué, et l'imperfection des lois.

Les confiscations portent également sur les capitaux.

L'impôt n'influe pas sur la production seulement en altérant une de ses sources, les capitaux ; il agit encore à la manière des amendes, en punissant certaines productions et certaines consommations. Tous les impôts qui portent sur l'industrie, comme les patentes ou permissions d'exercer une industrie, sont dans ce cas-là ; mais lorsqu'ils sont modérés, l'industrie surmonte facilement l'obstacle qu'ils lui présentent.

L'industrie n'est pas seulement frappée par les impôts qui lui sont directement demandés, elle l'est encore par ceux qui portent sur la consommation des denrées dont elle fait usage.

En général, les produits de première nécessité sont ceux qui sont consommés reproductivement, et les impôts qui les défavorisent, nuisent à la reproduction.

Cela est plus généralement vrai encore des matières premières des arts, qui ne peuvent être consommées que reproductivement. Lorsqu'on met un droit excessif sur le coton, on nuit à la production de tous les tissus dont cette matière est la base.

Le Brésil est un pays abondant en denrées qui se conserveraient et s'emporteraient au loin, si l'on pouvait les saler. Les pêcheries y sont très abondantes, et les bestiaux s'y multiplient si facilement, qu'on y tue un bœuf pour la peau seulement. C'est de là que sont approvisionnées, en partie, les tanneries d'Europe. Mais l'impôt sur le sel empêche qu'on n'y emploie la salaison pour conserver et exporter la viande et le poisson ; et pour quelques cent mille francs qu'il rapporte au fisc, il nuit d'une manière incalculable aux productions de ce pays, et aux contributions que ces productions pourraient payer.

Par la même raison que l'impôt, agissant comme ferait une amende, décourage les consommations reproductives, il peut décourager les consommations stériles, et alors, il produit le double bien de ne prendre point une valeur qui aurait été employée reproductivement, et celui d'éloigner de cette inutile consommation, des valeurs qui peuvent être employées plus favorablement pour la société. C'est l'avantage de tous les impôts qui portent sur des objets de luxe.

Quand le gouvernement, au lieu de dépenser le produit des contributions levées sur les capitaux, les emploie d'une façon reproductive, ou lorsque les particuliers rétablissent leurs capitaux par de nouvelles épargnes, alors ils balancent, par un bien opposé, le mal que fait l'impôt.

C'est placer l'impôt d'une manière reproductive, que de l'employer à créer des communications, creuser des ports, élever des constructions utiles. Plus rarement les gouvernements placent directement dans les entreprises industrielles une partie des valeurs levées par les contributions. Colbert le fit quand il prêta aux fabricants de Lyon. Les magistrats d'Hambourg et quelques princes allemands versaient des fonds dans des entreprises industrielles. L'ancien gouvernement de Berne plaçait, dit-on, chaque année une partie de ses revenus.

5) ceux qui sont plutôt favorables que contraires à la morale, c'est-à-dire aux habitudes utiles à la société.

Un impôt influe sur les habitudes d'une nation, de même qu'il influe sur ses productions et sur ses consommations ; il attache une peine pécuniaire à certaines actions, et il a le caractère qui rend les peines efficaces : c'est d'être en général une amende modérée et inévitable. C'est donc indépendamment du tribut, de la ressource qu'il offre aux gouvernements, une arme très puissante entre leurs mains, pour pervertir ou corriger, encourager la paresse ou le travail, la dissipation ou l'économie.

Avant la révolution de France, quand les terres productivement cultivées étaient assujetties à l'impôt des vingtièmes, et que les terrains d'agrément ne payaient rien, ne donnait-on pas une prime au luxe aux dépens de l'industrie ?

Lorsqu'on faisait payer le droit de centième denier à ceux qui rachetaient une rente foncière, ne frappait-on pas d'une amende une action favorable aux familles comme à la société ? Ne punissait-on pas les sacrifices louables que s'imposent les personnes rangées pour libérer leurs héritages ?

La loi de Bonaparte, qui fait payer chaque année, par chacun des élèves des pensionnats particuliers, une somme au profit de l'université, ne frappe-t-elle pas d'une amende l'instruction de la jeunesse, de qui seule on peut attendre l'adoucissement des mœurs et le développement des facultés des nations ?

Lorsqu'on établit, en guise d'impôt, des loteries, des maisons de jeu, ne favorise-t-on pas un vice fatal au repos des familles, fatal à la prospérité des états ?

Quel affreux métier ne fait pas un gouvernement, lorsque, pareil à la plus vile courtisane, il excite un penchant honteux, et que, semblable aux escrocs qu'il punit de la flétrissure, il présente à l'avidité ou aux besoins l'appât d'une chance trompeuse !

Les impôts, au contraire, qui découragent et rendent plus rares les dépenses du vice et de la vanité, peuvent être utiles comme moyen de répression, indépendamment de la ressource qu'ils procurent au gouvernement. M. De Humboldt parle d'un impôt mis sur les combats de coqs au Mexique : le gouvernement en retire 45000 piastres, et de plus l'avantage de mettre des bornes à un genre de divertissement blâmable.

Quand l'impôt est excessif ou inique, il provoque des fraudes, de fausses déclarations, des mensonges. Les gens honnêtes sont mis dans l'alternative, ou de trahir la vérité, ou de sacrifier leurs intérêts en faveur des redevables qui n'ont pas les mêmes scrupules. Ils éprouvent le sentiment, toujours pénible, dont on ne peut se défendre en voyant attacher le nom, et même les punitions du crime, à des actions, je ne dis pas seulement innocentes par elles-mêmes, mais souvent très utiles au public.

Telles sont les principales règles d'après lesquelles, lorsqu'on veut avoir égard à la prospérité publique, il convient de juger tous les impôts nés et à naître.

Après ces observations, applicables à toutes les sortes de contributions, il peut être utile d'examiner les diverses manières dont elles sont assises, ou, en d'autres termes, à l'occasion de quoi la demande en est faite au contribuable, et sur quelles classes de contribuables retombe principalement leur fardeau.


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