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Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre IX


Anonyme


Livre Premier
Chapitre IX - Des différentes manières d'exercer l'industrie commerciale et comment elles concourent à la production.


Toutes les denrées ne viennent pas indifféremment partout. Celles qui sont le produit du sol dépendent des qualités du sol et du climat, qui varient d'un endroit à l'autre. Celles qui sont le produit de l'industrie ne viennent elles-mêmes que dans de certains lieux plus favorables à leur fabrication.

Il en résulte que dans des lieux où elles ne croissent pas naturellement (et n'oublions pas que j'applique ce mot aux productions de l'industrie comme aux productions du sol), il en résulte, dis-je, que, pour parvenir en ces lieux-là, pour y être complètement produites, pour être mises au point d'y être consommées, il leur manque une façon, et cette façon, c'est d'y être transportées

Elle est l'objet de l'industrie que nous avons nommée commerciale.

Les négociants qui vont chercher ou qui font venir des marchandises de l'étranger, et qui portent ou envoient des marchandises dans l'étranger, font le commerce extérieur.

Ceux qui achètent des marchandises de leur pays pour les revendre dans leur pays, font le commerce intérieur.

Ceux qui achètent des marchandises par grosses parties pour les revendre aux petits marchands, font le commerce en gros. Ceux qui les achètent en gros pour les revendre aux consommateurs, font le commerce de détail.

Le banquier reçoit ou paie pour le compte d'autrui, ou bien fournit des lettres de change payables en d'autres lieux que ceux où l'on est ; ce qui conduit au commerce de l'or et de l'argent.

Le courtier cherche pour le vendeur des acheteurs, et pour les acheteurs des vendeurs.

Tous font le commerce, tous exercent une industrie qui tend à rapprocher la denrée du consommateur. Le détailleur qui vend du poivre à l'once, fait un commerce aussi indispensable pour le consommateur que le négociant qui envoie, pour l'acheter, un navire aux Moluques ; et, si ces diverses fonctions ne sont pas exercées par le même commerçant, c'est parce qu'elles le sont plus commodément et à moins de frais par plusieurs. Développer les procédés de toutes ces industries, serait l'objet d'un traité du commerce. Ici nous devons seulement chercher de quelle façon et jusqu'à quel point elles influent sur la production des valeurs.

Nous verrons au second livre comment la demande qu'on fait d'un produit, fondée sur l'utilité dont il est, se trouve bornée par l'étendue des frais de production, et suivant quel principe s'établit en chaque lieu sa valeur. Il nous suffit ici, pour comprendre ce qui a rapport au commerce, de regarder la valeur du produit comme une quantité donnée. Ainsi, sans examiner encore Pourquoi l'huile d'olive vaut 30 sous par livre à Marseille, et 40 sous à Paris, je dis que celui qui en fait venir de Marseille à Paris augmente de 10 sous la valeur de chaque livre d'huile. Et qu'on ne s'imagine pas que sa valeur intrinsèque n'en soit pas augmentée ; elle l'est bien réellement, de même que la valeur intrinsèque de l'argent est plus grande à Paris qu'elle ne l'est à Lima.

En effet, le transport des marchandises ne peut s'opérer sans le concours de divers moyens, qui tous ont leur valeur intrinsèque aussi, et parmi lesquels le transport proprement dit n'est pas toujours le plus dispendieux. Ne faut-il pas un établissement commercial au lieu où l'on rassemble la marchandise, un autre au lieu où elle arrive, des magasins, des emballages ? Ne faut-il pas des capitaux pour faire l'avance de sa valeur ? N'y a-t-il pas des commissionnaires, des assureurs, des courtiers à payer ? Ce sont là des services vraiment productifs, puisque sans eux il est impossible au consommateur de jouir de la denrée, et que, si on les suppose réduits par la concurrence à leur taux le plus bas, aucun autre moyen ne pourrait l'en faire jouir à meilleur marché.

Dans le commerce, de même que dans l'industrie manufacturière, la découverte d'un procédé expéditif ou économique, un meilleur emploi des agens naturels, comme celui d'un canal au lieu d'une grande route, la destruction d'un obstacle, d'un renchérissement opposé par la nature ou par les hommes, diminuent les frais de production, et procurent au consommateur un gain qui ne coûte rien au producteur. Il baisse alors son prix sans perte, parce que, s'il fait payer moins cher, c'est qu'il est tenu à moins dépenser. C'est par cette raison que les routes, les canaux, les ponts, l'abolition des douanes intérieures, des péages, des octrois qui ne sont que des péages, tout ce qui favorise les communications intérieures, est favorable à la richesse d'un pays.

Les mêmes principes s'appliquent au commerce avec l'étranger comme au commerce intérieur. Le négociant qui envoie des soieries en Allemagne, en Russie, et qui vend à Pétersbourg 8 francs une aune d'étoffe qui vaut 6 francs à Lyon, crée une valeur de 2 francs par aune. Si le même négociant fait venir en retour des fourrures de Russie, et s'il vend au Havre pour 1200 francs, ce qui lui aura coûté à Riga 1000 francs, ou une valeur équivalente à 1000 francs, il y aura eu une nouvelle valeur de 200 francs créée et Partagée par les divers agents de cette production, quelles que soient les nations auxquelles ils appartiennent et leur importance dans les fonctions productives, depuis le gros négociant jusqu'au simple crocheteur. La nation française s'enrichit de ce que gagnent là-dedans les industrieux et les capitaux français ; la nation russe, de ce que gagnent les industrieux et les capitaux russes.

Ce pourrait être même une nation étrangère à la France et à la Russie qui fit les bénéfices du commerce mutuel de ces deux nations ; et ces deux nations n'y perdraient rien, si leurs industrieux avaient chez eux d'autres emplois également lucratifs de leur temps et de leurs capitaux. Or, la circonstance d'un commerce extérieur actif, quels qu'en soient les agents, est très-propre à vivifier l'industrie intérieure. Les chinois, qui laissent faire à d'autres nations tout leur commerce extérieur, n'en font pas moins des profits considérables, puisqu'ils suffisent, sur un territoire égal à l'Europe en surface, à l'entretien d'un nombre d'habitants double de ce qu'en contient l'Europe. Un archand dont la boutique est bien achalandée, ne fait pas de moins bonnes affaires que le porte-balle qui va offrant la sienne par le pays. Les jalousies commerciales ne sont guère que des préjugés, des fruits sauvages qui tomberont quand ils seront parvenus à maturité.

En tout pays, le commerce extérieur qui se fait est peu considérable, comparé au commerce intérieur. Il suffit, pour s'en convaincre, de remarquer, soit dans un rassemblement considérable, soit sur les tables mêmes les plus somptueuses, combien la valeur des choses tirées du dehors qu'on peut apercevoir, est modique, en comparaison de la valeur des choses qui viennent de l'intérieur, surtout si l'on y comprend, comme on le doit, la valeur des bâtiments et autres constructions où l'on habite, et qui sont bien un produit de l'intérieur.

Il y a un commerce qu'on appelle de spéculation, et qui consiste à acheter des marchandises dans un temps pour les revendre au même lieu et intactes, à une époque où l'on suppose qu'elles se vendront plus cher.

Ce commerce lui-même est productif : son utilité consiste à employer des capitaux, des magasins, des soins de conservation, une industrie enfin, pour retirer de la circulation une marchandise lorsque sa surabondance l'avilirait, en ferait tomber le prix au-dessous de ses frais de production, et découragerait par conséquent sa production, pour la revendre lorsqu'elle deviendra trop rare, et que son prix étant porté au-dessus de son taux naturel (les frais de production) elle causerait de la perte à ses consommateurs. Ce commerce tend, comme on voit, à transporter, pour ainsi dire, la marchandise d'un temps dans un autre, au lieu de la transporter d'un endroit dans un autre. S'il ne donne point de bénéfice, s'il donne de la perte, c'est une preuve qu'il était inutile, que la marchandise n'était point trop abondante au moment où on l'achetait, et qu'elle n'était point trop rare au moment où on l'a revendue.

On a aussi appelé les opérations de ce genre, commerce de réserve, et cette désignation est bonne. Lorsqu'elles tendent à accaparer toutes les denrées d'une même espèce, pour s'en réserver le monopole et la revente à des prix exagérés, on nomme cela des accaparements. Ils sont heureusement d'autant plus difficiles que le pays a plus de commerce, et par conséquent plus de marchandises de tout genre dans la circulation.

Le commerce de transport proprement dit, celui que Smith appelle ainsi carrying trade, consiste à acheter des marchandises hors de son pays pour les revendre hors de son pays. Cette industrie est favorable non-seulement au négociant qui l'exerce, mais aux deux nations chez lesquelles il va l'exercer, par les raisons que j'ai exposées en parlant du commerce extérieur. Ce commerce convient peu aux nations où les capitaux sont rares, et qui en manquent pour exercer leur industrie intérieure, celle qui mérite d'être favorisée de préférence. Les hollandais, en temps ordinaire, le font avec avantage, parce qu'ils ont une population et des capitaux surabondants. Les français l'ont fait avec succès, en temps de paix, d'un port du Levant à l'autre, leurs armateurs pouvant se procurer des capitaux à meilleur compte que les levantins, et se trouvant peut-être moins exposés aux avanies de leur abominable gouvernement ; d'autres ont succédé aux français, et ce commerce de transport, loin d'être funeste aux sujets du turc, contribue à entretenir le peu d'industrie de ces contrées.

Des gouvernements, moins sages en cela que celui de Turquie, ont interdit aux armateurs étrangers le commerce de transport chez eux. Si les nationaux pouvaient faire ce transport à meilleur compte que les étrangers, il était superflu d'en exclure ces derniers ; si les étrangers pouvaient le faire à moins de frais, on se privait volontairement du profit qu'il y avait à les employer.

Rendons cela plus sensible par un exemple.

Le transport des chanvres de Riga au Havre revient, dit-on, à un navigateur hollandais à 35 francs par tonneau. Nul autre ne pourrait les transporter si économiquement ; je suppose que le hollandais peut le faire. Il propose au gouvernement français, qui est consommateur du chanvre de Russie, de se charger de ce transport pour 40 francs par tonneau. Il se réserve, comme on voit, un bénéfice de 5 francs. Je suppose encore que le gouvernement français, voulant favoriser les armateurs de sa nation, préfère employer des navires français auxquels le même transport reviendra à 50 francs, et qui, pour se ménager le même bénéfice, le feront payer 55 francs. Qu'en résultera-t-il ? Le gouvernement aura fait un excédant de dépense de 15 francs par tonneau, pour en faire gagner 5 à ses compatriotes ; et comme ce sont des compatriotes également qui paient les contributions sur lesquelles se prennent les dépenses publiques, cette opération aura coûté 15 francs à des français, pour faire gagner 5 francs à d'autres français.

D'autres données donneront d'autres résultats ; mais telle est, je crois, la méthode à suivre dans ce calcul.

Il n'est pas besoin d'avertir que j'ai considéré jusqu'à ce moment l'industrie nautique seulement dans ses rapports avec la richesse publique ; elle en a d'autres avec la sûreté de l'état. L'art de la navigation, qui sert au commerce, sert encore à la guerre. La manœuvre d'un bâtiment de mer est une évolution militaire ; de sorte qu'une nation qui possède beaucoup d'ouvriers marins est militairement plus puissante qu'une nation qui en possède peu. Elle peut trouver au besoin un plus grand nombre de matelots expérimentés pour manoeuvrer les vaisseaux de l'état.

Il en est résulté que toujours on a vu des considérations militaires et politiques se mêler aux vues industrielles et commerciales dans ce qui a eu rapport à la navigation ; et lorsque l'Angleterre, par son acte de navigation, a interdit à tout bâtiment dont les armateurs et l'équipage ne seraient pas au moins pour les trois quarts anglais, de faire le commerce de transport pour elle, son but a été non pas autant de recueillir le bénéfice qui en pouvait résulter, que d'augmenter ses forces navales et de diminuer celles des autres puissances, particulièrement de la Hollande, qui faisait alors un grand commerce de transport, et qui était à cette époque le principal objet de la jalousie anglicane. On ne peut nier que cette vue ne soit celle d'une habile administration, en supposant toutefois qu'il convienne à une nation de dominer sur les autres.

Toute cette vieille politique tombera. L'habileté sera de mériter la préférence, et non de la réclamer de force. Les efforts qu'on fait pour s'assurer la domination ne procurent jamais qu'une grandeur factice qui fait nécessairement de tout étranger un ennemi. Ce système produit des dettes, des abus, des tyrans et des révolutions ; tandis que l'attrait d'une convenance réciproque procure des amis, étend le cercle des relations utiles ; et la prospérité qui en résulte est durable, parce qu'elle est naturelle.