Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre VII

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Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre VII


Anonyme


Livre Premier
Chapitre VII - Du travail de l'homme, du travail de la nature, et de celui des machines.


J'appelle travail l'action suivie à laquelle on se livre pour exécuter une des opérations de l'industrie, ou seulement une partie de ces opérations.

Quelle que soit celle de ces opérations à laquelle le travail s'applique, il est productif, puisqu'il concourt à la création d'un produit. Ainsi le travail du savant qui fait des expériences et des livres, est productif ; le travail de l'entrepreneur, bien qu'il ne mette pas immédiatement la main à l'œuvre, est productif ; enfin, le travail du manouvrier, depuis le journalier qui bêche la terre, jusqu'au matelot qui manœuvre un navire, est encore productif.

Il est rare qu'on se livre à un travail qui ne soit pas productif, c'est-à-dire qui ne concoure pas aux produits de l'une ou de l'autre industrie. Le travail, tel que je viens de le définir, est une peine ; et cette peine ne serait suivie d'aucune compensation, d'aucun profit ; quiconque la prendrait commettrait une sottise ou une extravagance. Quand cette peine est employée à dépouiller, par force ou par adresse, une autre personne des biens qu'elle possède, ce n'est plus une extravagance : c'est un crime. Le résultat n'en est pas une production, mais un déplacement de richesse.

Nous avons vu que l'homme force les agents naturels, et même les produits de sa propre industrie, à travailler de concert avec lui à l'œuvre de la production. On ne sera donc point surpris de l'emploi de ces expressions : le travail ou les services productifs de la nature, le travail ou les services productifs des capitaux.

Les services productifs des agents naturels et les services productifs des produits auxquels nous avons donné le nom de capital, ont entre eux la plus grande analogie, et sont perpétuellement confondus ; car les outils et les machines qui font partie d'un capital, ne sont en général que des moyens plus ou moins ingénieux de tirer parti des forces de la nature. La machine à vapeur n'est qu'un moyen compliqué de tirer parti alternativement de l'élasticité de l'eau vaporisée et de la pesanteur de l'atmosphère ; de façon qu'on obtient réellement d'une machine à vapeur une quantité d'utilité plus grande que celle qu'on obtiendrait d'un capital égal, mais qui ne mettrait pas en jeu les puissances de la nature.

Cela nous indique sous quel point de vue nous devons considérer toutes les machines, depuis le plus simple outil jusqu'au plus compliqué, depuis une lime jusqu'au plus vaste appareil ; car les outils ne sont que des machines simples, et les machines ne sont que des outils compliqués que nous ajoutons à nos bras pour en augmenter la puissance ; et les uns et les autres ne sont, à beaucoup d'égards, que des moyens d'obtenir le concours des agents naturels.

Leur résultat est évidemment de donner moins de travail pour obtenir la même quantité d'utilité, ou, ce qui revient au même, d'obtenir plus d'utilité pour la même quantité de travail humain.

Les outils et les machines étendent le pouvoir de l'homme ; ils mettent les corps et les forces physiques au service de son intelligence ; c'est dans leur emploi que consistent les plus grands progrès de l'industrie.

L'introduction des nouveautés les plus précieuses est toujours accompagnée de quelques inconvénients ; quelques intérêts sont toujours liés à l'emploi d'une méthode vicieuse, et ils se trouvent froissés par l'adoption d'une méthode meilleure. Lorsqu'une nouvelle machine, ou en général un procédé expéditif quelconque, remplace un travail humain déjà en activité, une partie des bras industrieux dont le service est utilement suppléé, demeurent momentanément sans ouvrage. Et l'on a tiré de là des arguments assez graves contre l'emploi des machines ; en plusieurs lieux, elles ont été repoussées par la fureur populaire, et même par des actes de l'administration.

Ce serait toutefois un acte de folie que de repousser des améliorations à jamais favorables à l'humanité, à cause des inconvénients qu'elles pourraient avoir dans l'origine ; inconvénients d'ailleurs atténués par les circonstances qui les accompagnent ordinairement.

  1. C'est avec lenteur que s'exécutent les nouvelles machines, et que leur usage s'étend ; ce qui laisse aux industrieux dont les intérêts peuvent en être affectés, le loisir de prendre leurs précautions, et à l'administration le temps de préparer des remèdes.
  2. On ne peut établir des machines sans beaucoup de travaux qui procurent de l'ouvrage aux gens laborieux dont elles peuvent détruire les occupations. Si l'on remplace par une machine hydraulique le travail des porteurs d'eau employés dans une grande ville, il faut, par exemple, donner, pour un temps du moins, de l'occupation aux ouvriers charpentiers, maçons, forgerons, terrassiers, qui construiront les édifices, qui poseront les tuyaux de conduite, les embranchements, etc.
  3. Le sort du consommateur, et par conséquent de la classe ouvrière qui souffre, est amélioré par la baisse de la valeur du produit même, auquel elle concourait.

Au surplus, ce serait vainement qu'on voudrait éviter le mal passager qui peut résulter de l'invention d'une machine nouvelle, par la défense d'en faire usage. Si elle est avantageuse, elle est ou sera exécutée quelque part ; ses produits seront moins chers que ceux que vos ouvriers continueront à créer laborieusement ; et tôt ou tard leur bon marché enlèvera nécessairement à ces ouvriers leurs consommateurs et leur ouvrage. Si les fileurs de coton au rouet qui, en 1789, brisèrent les machines à filature qu'on introduisait alors en Normandie, avaient continué sur le même pied, il aurait fallu renoncer à fabriquer chez nous des étoffes de coton ; on les aurait toutes tirées du dehors ou remplacées par d'autres tissus ; et les fileurs de Normandie, qui pourtant finirent par être occupés en majeure partie dans les grandes filatures, seraient demeurés encore plus dépourvus d'occupation.

Voilà pour ce qui est de l'effet prochain qui résulte de l'introduction des nouvelles machines.

Quant à l'effet ultérieur, il est tout à l'avantage des machines.

En effet, si, par leur moyen, l'homme fait une conquête sur la nature, et oblige les forces naturelles, les diverses propriétés des agens naturels, à travailler pour son utilité, le gain est évident. Il y a toujours augmentation de produit, ou diminution de frais de production. Si le prix vénal du produit ne baisse pas, cette conquête est au profit du producteur, sans rien coûter au consommateur. Si le prix baisse, le consommateur fait son profit de tout le montant de la baisse, sans que ce soit aux dépens du producteur.

D'ordinaire la multiplication d'un produit en fait baisser le prix : le bon marché en étend l'usage ; et sa production, quoique devenue plus expéditive, ne tarde pas à occuper plus de travailleurs qu'auparavant. Il n'est pas douteux que le travail du coton occupe plus de bras en Angleterre, en France et en Allemagne, dans ce moment, qu'avant l'introduction des machines, qui ont singulièrement abrégé et perfectionné ce travail.

Un exemple assez frappant encore du même effet, est celui que présente la machine qui sert à multiplier rapidement les copies d'un même écrit ; je veux dire l'imprimerie.

Je ne parle pas de l'influence qu'a eue l'imprimerie sur le perfectionnement des connaissances humaines et sur la civilisation ; je ne veux la considérer que comme manufacture et sous ses rapports économiques. Au moment où elle fut employée, une foule de copistes durent rester inoccupés ; car on peut estimer qu'un seul ouvrier imprimeur fait autant de besogne que deux cents copistes. Il faut donc croire que cent quatre-vingt-dix-neuf ouvriers sur deux cents restèrent sans ouvrage. Eh bien, la facilité de lire les ouvrages imprimés, plus grande que pour les ouvrages manuscrits, le bas prix auquel les livres tombèrent, l'encouragement que cette invention donna aux auteurs pour en composer en bien plus grand nombre, soit d'instruction, soit d'amusement ; toutes ces causes firent qu'au bout de très-peu de temps, il y eut plus d'ouvriers imprimeurs employés qu'il n'y avait auparavant de copistes. Et si à présent on pouvait calculer exactement, non-seulement le nombre des ouvriers imprimeurs, mais encore des industrieux que l'imprimerie fait travailler, comme graveurs de poinçons, fondeurs de caractères, fabricants de papier, voituriers, correcteurs, relieurs, libraires, on trouverait peut-être que le nombre des personnes occupées par la fabrication des livres est cent fois plus grand que celui qu'elle occupait avant l'invention de l'imprimerie.

Qu'on me permette d'ajouter ici que si nous comparons en grand l'emploi des bras avec l'emploi des machines, et dans la supposition extrême où les machines viendraient à remplacer presque tout le travail manuel, le nombre des hommes n'en serait pas réduit, puisque la somme des productions ne serait pas diminuée, et il y aurait peut-être moins de souffrances à redouter pour la classe indigente et laborieuse ; car alors, dans les fluctuations qui, par moments, font souffrir les diverses branches d'industrie, ce seraient des machines principalement, c'est-à-dire des capitaux, qui chômeraient plutôt que des bras, plutôt que des hommes ; or, des machines ne meurent pas de faim ; elles cessent de rapporter un profit à leurs entrepreneurs, qui, en général, sont moins près du besoin que de simples ouvriers.

Mais quelque avantage que présente définitivement l'emploi d'une nouvelle machine pour la classe des entrepreneurs et même pour celle des ouvriers, ceux qui en retirent le principal profit sont les consommateurs ; et c'est toujours la classe essentielle, parce qu'elle est la plus nombreuse, parce que les producteurs de tout genre viennent s'y ranger, et que le bonheur de cette classe, composée de toutes les autres, constitue le bien-être général, l'état de prospérité d'un pays. Je dis que ce sont les consommateurs qui retirent le principal avantage des machines : en effet, si leurs inventeurs jouissent exclusivement pendant quelques années du fruit de leur découverte, rien n'est plus juste ; mais il est sans exemple que le secret ait pu être gardé long-temps.

Tout finit par être su, principalement ce que l'intérêt personnel excite à découvrir, et ce qu'on est obligé de confier à la discrétion de plusieurs individus qui construisent la machine ou qui s'en servent. Dès-lors la concurrence abaisse la valeur du produit de toute l'économie qui est faite sur les frais de production ; c'est alors que commence le profit du consommateur. La mouture du blé ne rapporte probablement pas plus aux meuniers d'à présent qu'à ceux d'autrefois ; mais la mouture coûte bien moins aux consommateurs.

Le bon marché n'est pas le seul avantage que l'introduction des procédés expéditifs procure aux consommateurs : ils y gagnent en général plus de perfection dans les produits. Des peintres pourraient exécuter au pinceau les dessins qui ornent nos indiennes, nos papiers pour tentures ; mais les planches d'impression, mais les rouleaux qu'on emploie pour cet usage, donnent aux dessins une régularité, aux couleurs une uniformité que le plus habile artiste ne pourrait jamais atteindre.

En poursuivant cette recherche dans tous les arts industriels, on verrait que la plupart des machines ne se bornent pas à suppléer simplement le travail de l'homme, et qu'elles donnent un produit réellement nouveau en donnant une perfection nouvelle. Le balancier, le laminoir exécutent des produits que l'art et les soins du plus habile ouvrier n'accompliraient jamais sans ces puissantes machines.

Enfin les machines font plus encore : elles multiplient même les produits auxquels elles ne s'appliquent pas. On ne croirait peut-être pas, si l'on ne prenait la peine d'y réfléchir, que la charrue, la herse et d'autres semblables machines, dont l'origine se perd dans la nuit des temps, ont puissamment concouru à procurer à l'homme une grande partie, non-seulement des nécessités de la vie, mais même des superfluités dont il jouit maintenant, et dont probablement, sans ces instruments, il n'aurait jamais seulement conçu l'idée. Cependant, si les diverses façons que réclame le sol ne pouvaient se donner que par le moyen de la bêche, de la houe et d'autres instruments aussi peu expéditifs ; si nous ne pouvions faire concourir à ce travail des animaux qui, considérés en économie politique, sont des espèces de machines, il est probable qu'il faudrait employer, pour obtenir les denrées alimentaires qui soutiennent notre population actuelle, la totalité des bras qui s'appliquent actuellement aux arts industriels. La charrue a donc permis à un certain nombre de personnes de se livrer aux arts, même les plus futiles, et, ce qui vaut mieux, à la culture des facultés de l'esprit.

Les anciens ne connaissaient pas les moulins : de leur temps c'étaient des hommes qui broyaient le froment dont on faisait le pain ; on estime que la chute d'eau qui fait aller un moulin, équivaut à la force de cent cinquante hommes. Or, les cent cinquante hommes que les anciens étaient forcés d'employer de plus que nous, en place de chacun de nos moulins, peuvent de nos jours trouver à subsister comme autrefois, puisque le moulin n'a pas diminué les produits de la société ; et en même temps leur industrie peut s'appliquer à créer d'autres produits qu'elle donne en échange du produit du moulin, et multiplie ainsi la masse des richesses.


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