Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XVIII

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Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XVIII


Anonyme


Livre Premier
Chapitre XVIII - Si le gouvernement augmente la richesse nationale en devenant producteur lui-même.


Une entreprise industrielle quelconque donne de la perte, lorsque les valeurs consommées pour la production, excèdent la valeur des produits. Que ce soient les particuliers ou bien le gouvernement qui fasse cette perte, elle n'en est pas moins réelle pour la nation ; c'est une valeur qui se trouve de moins dans le pays.

Ce serait en vain qu'on prétendrait que, tandis que le gouvernement y perd, les agents, les hommes industrieux, les ouvriers qu'il emploie, y ont gagné. Si l'entreprise ne se soutient pas par elle-même, ne paie pas ses frais, le déficit qui en résulte est nécessairement payé par ceux qui fournissent aux dépenses des gouvernements : par les contribuables. Il convient que des producteurs soient payés par leurs produits, et non pas soutenus par une contribution gratuite.

La manufacture de tapisseries des Gobelins, qui est entretenue par le gouvernement de France, consomme des laines, des soies, des teintures ; elle consomme la rente de son local, l'entretien de ses ouvriers ; toutes choses qui devraient être remboursées par ses produits, et qui sont loin de l'être. La manufacture des Gobelins, loin d'être une source de richesses, je ne dis pas seulement pour le gouvernement, qui sait bien qu'il y perd, mais pour la nation tout entière, est pour elle une cause toujours subsistante de perte. La nation perd annuellement toute la valeur dont les consommations de cette manufacture, en y comprenant les traitements, qui sont une de ses consommations, excèdent ses produits. On peut dire la même chose de la manufacture de porcelaines de Sèvres, et je crains qu'on n'en puisse dire autant de toutes les manufactures exploitées pour le compte des gouvernements.

On assure que ce sacrifice est nécessaire pour fournir au prince le moyen de faire des présents et d'orner ses palais. Ce n'est point ici le lieu d'examiner jusqu'à quel point une nation est mieux gouvernée quand elle fait des présents et quand elle orne des palais ; je tiens pour assuré, puisqu'on le veut, que ces ornements et ces présents sont nécessaires : dans ce cas, il ne convient pas à une nation d'ajouter aux sacrifices que réclament sa magnificence et sa libéralité, les pertes qu'occasionne un emploi mal combiné de ses moyens. Il lui convient d'acheter tout bonnement ce qu'elle juge à propos de donner ; avec moins d'argent sacrifié, elle aura probablement un produit aussi précieux ; car les particuliers fabriquent à moins de frais que le gouvernement.

Les efforts de l'État pour créer des produits ont un autre inconvénient ; ils sont nuisibles à l'industrie des particuliers, non des particuliers qui traitent avec lui, et qui s'arrangent pour ne rien perdre ; mais à l'industrie des particuliers qui sont ses concurrents. L'État est un agriculteur, un manufacturier, un négociant qui a trop d'argent à sa disposition, et qui n'est pas assez intéressé au succès de ses entreprises industrielles. Il peut consentir à vendre un produit au-dessous du prix coûtant et recommencer sur le même pied, parce que la perte qui en résulte ne sort pas de la poche de celui qui dirige l'opération. Il peut consommer, produire, accaparer en peu de temps une quantité de produits telle, que la proportion qui s'établit naturellement entre les prix des choses, soit violemment dérangée ; or, tout changement brusque dans le prix des choses, est funeste. Le producteur assied ses calculs sur la valeur présumable des produits au moment où ils seront achevés. Rien ne le décourage comme une variation qui se joue de tous les calculs. Les pertes qu'il fera seront aussi peu méritées que les profits extraordinaires que de telles variations peuvent lui procurer ; et ses profits, s'il en fait, seront une charge de plus pour les consommateurs.

On prétend qu'il y a des entreprises que le gouvernement ne peut sans imprudence confier à d'autres qu'à ses agents, telles que la construction des vaisseaux de guerre, la fabrication de la poudre à canon, etc. : cependant le gouvernement anglais confie sans inconvénients ces travaux à des entrepreneurs particuliers ; et en France même ce sont en grande partie des particuliers qui fournissent les canons, les fusils, les chariots et les caissons dont l'administration de la guerre a besoin. Peut-être devrait-on étendre le même système à tous les objets nécessaires au service de l'état. Un gouvernement ne peut agir que par procureurs, c'est-à-dire par l'intermédiaire de gens qui ont un intérêt particulier différent du sien, et qui leur est beaucoup plus cher. Si, par une conséquence de sa position désavantageuse, il est presque toujours dupe dans les marchés qu'il conclut, il ne doit pas multiplier les occasions de l'être, en devenant entrepreneur lui-même, c'est-à-dire en embrassant une profession qui multiplie à l'infini les occasions de traiter avec les particuliers ; et il lui convient d'établir entre eux une concurrence ouverte à qui le servira mieux et aux conditions les plus modérées.

Si le gouvernement est un mauvais producteur par lui-même, il peut du moins favoriser puissamment la production des particuliers par des établissements publics bien conçus, bien exécutés et bien entretenus, et notamment par les routes, les ponts, les canaux et les ports.

Les moyens de communication favorisent la production précisément de la même manière que les machines qui multiplient les produits de nos manufactures et en abrègent la production. Ils procurent le même produit à moins de frais, ce qui équivaut exactement à un plus grand produit obtenu avec les mêmes frais. Ce calcul, appliqué à l'immense quantité de marchandises qui couvrent les routes d'un empire populeux et riche, depuis les légumes qu'on porte au marché jusqu'aux produits de toutes les parties du globe, qui, après avoir été débarqués dans les ports, se répandent ensuite sur la surface d'un continent ; ce calcul, dis-je, s'il pouvait se faire, donnerait pour résultat une économie presque inappréciable dans les frais de production. La facilité des communications équivaut à la richesse naturelle et gratuite qui se trouve en un produit, lorsque, sans la facilité des communications, cette richesse naturelle serait perdue. Qu'on suppose des moyens de transporter de la montagne jusque dans la plaine, de très beaux arbres qui se perdent dans certains endroits escarpés des Alpes et des Pyrénées : dès lors l'utilité tout entière des bois qui maintenant se pourrissent aux lieux où ils tombent, est acquise, et forme une augmentation de revenu, soit pour le propriétaire du terrain dont le revenu s'accroît de tout le prix auquel il vend ses arbres, soit pour les consommateurs de bois dont le revenu s'accroît de toute la baisse qui résulte par cette circonstance dans le prix de cet objet de leurs consommations.

Les académies, les bibliothèques, les écoles publiques, les musées, fondés par des gouvernements éclairés, contribuent à la production des richesses en découvrant de nouvelles vérités, en propageant celles qui sont connues, et en mettant ainsi les entrepreneurs d'industrie sur la voie des applications que l'on peut faire des connaissances de l'homme à ses besoins. On en peut dire autant des voyages entrepris aux frais du public, et dont les résultats sont d'autant plus brillants que, de nos jours, ce sont en général des hommes d'un mérite éminent qui se vouent à ce genre de recherches.

Et remarquez bien que les sacrifices qu'on fait pour reculer les bornes des connaissances humaines, ou simplement pour en conserver le dépôt, ne doivent pas être condamnés, même lorsqu'ils ont rapport à celles dont on n'aperçoit pas l'utilité immédiate. Toutes les connaissances se tiennent. Il est nécessaire qu'une science purement spéculative soit avancée, pour que telle autre, qui a donné lieu aux plus heureuses applications, le soit également. Il est impossible d'ailleurs de prévoir à quel point un phénomène qui ne paraît que curieux peut devenir utile.

Lorsque le hollandais Otto Guericke tira les premières étincelles électriques, pouvait-on soupçonner qu'elles mettraient Franklin sur la voie de diriger la foudre et d'en préserver nos édifices ? Entreprise qui semblait excéder de si loin les efforts du pouvoir de l'homme !

Mais de tous les moyens qu'ont les gouvernements de favoriser la production, le plus puissant, c'est de pourvoir à la sûreté des personnes et des propriétés, surtout quand ils les garantissent même des atteintes du pouvoir arbitraire. Cette seule protection est plus favorable à la prospérité générale que toutes les entraves inventées jusqu'à ce jour ne lui ont été contraires. Les entraves compriment l'essor de la production ; le défaut de sûreté la supprime tout-à-fait.

Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer les États soumis à la domination ottomane et ceux de notre Europe occidentale. Voyez l'Afrique presque entière, l'Arabie, la Perse, cette Asie Mineure, autrefois couverte de villes si florissantes, dont, suivant l'expression de Montesquieu, il ne reste de vestiges que dans Strabon : on y est pillé par des brigands, par des pachas ; la richesse et la population ont fui, et les hommes clairsemés qui y restent manquent de tout. Jetez au contraire les yeux sur l'Europe, quoiqu'elle soit fort éloignée d'être aussi florissante qu'elle le deviendra : la plupart des États y prospèrent, tout accablés qu'ils sont d'une foule de règlements et d'impôts, par cela seul qu'on y est, en général, à l'abri des outrages personnels et des spoliations arbitraires. La prospérité des républiques américaines est bien plus marquée encore, parce qu'à la sûreté s'y trouve jointe une plus grande liberté, et que les lois, surtout les lois fiscales, y sont faites, non dans l'intérêt de la partie gouvernante des nation, mais dans l'intérêt de tous.

J'ai oublié de parler d'un autre moyen par lequel un gouvernement peut contribuer à augmenter momentanément les richesses de son pays. Ce moyen consiste à dépouiller les autres nations de leurs propriétés mobilières pour les rapporter chez soi, et à leur imposer des tributs énormes pour les dépouiller des biens encore à naître : c'est ce que firent les romains vers les derniers temps de la république, et sous les premiers empereurs ; ce système est analogue à celui que suivent les gens qui abusent de leur pouvoir et de leur adresse pour s'enrichir. Ils ne produisent pas ; ils ravissent les produits des autres.

Je fais mention de ce moyen d'accroître les richesses d'une nation pour les embrasser tous, mais sans prétendre que ce soit le plus honorable, ni même le plus sûr. Si les romains avaient suivi avec la même persévérance un autre système, s'ils avaient cherché à répandre la civilisation chez les barbares, et s'ils avaient établi avec eux des relations d'où fussent résultés des besoins réciproques, il est probable que la puissance romaine subsisterait encore.


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