Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXVIII

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Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre XXVIII


Anonyme


Livre Premier
Chapitre XXVIII - D'une attention qu'il faut avoir en évaluant les sommes dont il est fait mention dans l'histoire.


Les écrivains les plus éclairés, lorsqu'ils évaluent en monnaies de notre temps les sommes dont il est fait mention dans l'histoire, se contentent de réduire en monnaie courante la quantité d'or ou d'argent contenue dans la somme ancienne. Cela donne au lecteur une très fausse idée de la valeur de cette somme ; car l'argent et l'or ont beaucoup perdu de leur valeur.

Comme, d'après les observations qui se trouvent dans le précédent chapitre, on a lieu de croire que la valeur du blé, année commune, a moins varié que celle d'aucune autre marchandise, et bien sûrement beaucoup moins que celle des métaux précieux, les auteurs transmettraient une idée bien plus juste d'une valeur ancienne en nous disant ce qu'elle pouvait acheter de blé ; et si cette quantité de blé ne portait pas à notre esprit une idée assez nette de la valeur ancienne, on pourrait la traduire en monnaie courante au prix moyen du blé à l'époque où nous sommes.

Des exemples feront mieux sentir la nécessité de ce moyen de réduction.

Démocède, médecin de Crotone, s'étant retiré à Égine, y déploya tant d'habileté dans sa profession, que les éginètes, pour l'attacher à leur ville, lui assignèrent, sur le trésor public, une pension annuelle d'un talent. Si nous voulons connaître l'étendue de cette munificence, et en même temps la valeur de la somme appelée du nom de talent, nous chercherons d'abord à savoir ce qu'un talent pouvait acheter de blé. Jusqu'à Démosthène on n'a pas de document sur le prix du blé ; mais dans le plaidoyer de Démosthène contre Phormion, on lit : « Le blé étant fort cher, et tandis qu'il se vendait jusqu'à 16 drachmes, nous en avons fait venir plus de cent mille médimnes au prix ordinaire de la taxe, à cinq drachmes. ».

Voilà donc le prix le plus ordinaire du blé à Athènes : cinq drachmes par médimne. Le talent attique contenait 6 000 drachmes. À cinq par médimne, le talent pouvait donc acheter 1, 200 médimnes de blé. Il s'agit maintenant de réduire 1 200 médimnes en mesures de notre temps. Or, on sait par d'autres voies que chaque médimne équivalait à 52 de nos litres, ou (à très peu de chose près) un demi-hectolitre. Douze cents médimnes feraient donc 600 hectolitres, qui, au prix moyen de notre temps, qui ne s'éloigne pas beaucoup de 19 francs l'hectolitre, vaudraient, de nos jours, 11, 400 francs. Ces matières n'admettent pas une exactitude extrême ; cependant nous sommes assurés d'arriver, par cette méthode, beaucoup plus près de la vérité que l'abbé Barthélemy, qui, dans son voyage d'Anacharsis, n'évalue le talent attique que 5 400 francs.

Si nous désirons nous former quelqu'idée des valeurs, à l'époque la plus célèbre de l'histoire romaine, c'est-à-dire au temps de César, nous chercherons ce que chaque somme pouvait acheter de blé, et nous évaluerons ce que la même quantité de blé peut valoir à présent. Le modius était une mesure qui se vendait communément 3 sesterces. Les antiquaires diffèrent peu sur la capacité du modius. Les uns le disent égal à 858 sur 100 litres, les autres à 882 sur 100. Prenons le terme moyen de 87 sur 10, et à ce compte un sesterce vaudrait autant qu'un tiers de 87 sur 10 litres, c'est-à-dire que 2 9/10 litres. Or, à 19 francs l'hectolitre, cette quantité de blé équivaut à 55 centimes. C'est plus d'une moitié en sus des évaluations qui ont été faites jusqu'ici du sesterce, et cela donne une idée plus juste des sommes dont il est fait mention dans les auteurs de cette époque.

Il y a plus d'incertitude dans l'estimation des sommes historiques après le désastre de l'empire romain, soit à cause de la diversité des monnaies et de leurs fréquentes altérations, soit en raison de l'ignorance où nous sommes de la véritable capacité des mesures des grains. Pour estimer avec approximation une somme sous la première race des rois de France ; pour savoir, par exemple, ce que valaient 400 écus d'or que le pape saint Grégoire sut tirer du royaume de France dès l'année 593, il faudrait savoir ce que 400 écus d'or pouvaient acheter de blé. Mais en supposant que l'on possédât quelque renseignement tolérable sur le prix du blé vers la fin du sixième siècle, son prix ne serait probablement pas établi en écus d'or ; il faudrait donc savoir en même temps le rapport de la monnaie en laquelle l'estimation serait faite avec les écus d'or ; il faudrait savoir la contenance de la mesure de blé dont on nous donnerait le prix, afin de connaître son rapport avec nos mesures de capacité actuelles ; et, malgré tout cela, il serait encore facile de se tromper du double au simple dans toutes ces réductions.

Dupré de Saint-Maur croit que depuis le règne de Philippe-Auguste, c'est-à-dire depuis environ l'an 1200 de l'ère vulgaire, la capacité du setier de Paris est restée à peu près la même ; or, cette quantité de blé approche beaucoup d'un hectolitre et demi. Et prenant 19 francs pour le prix moyen actuel de l'hectolitre de blé, le prix moyen du setier est 28 francs 50 cent. En conséquence, chaque fois que nous voyons dans l'histoire de France, depuis Philippe-Auguste, que le setier de blé est à un certain prix, nous pouvons traduire ce prix, quel qu'il soit, par 28 francs 50 centimes d'aujourd'hui.

Ainsi nous savons qu'en 1514, sous Louis XII, le froment valait, année commune, 26 sous le setier ; 26 sous valaient donc autant que 28 francs 50 centimes à présent ; et quand les historiens portent, pendant le règne de ce prince, le montant des contributions publiques à 7 650, 000 livres tournois, nous devons les estimer égales à plus de 167 millions de francs, valeur actuelle. Raynal en donne donc une bien fausse idée quand il ne les évalue que 36 de nos millions. Son erreur vient, je le répète, de ce qu'il s'est borné à chercher ce que cette somme contenait de métal d'argent, pour réduire cet argent en monnaie actuelle, sans faire attention que la valeur de l'argent a fort déchu depuis cette époque.

Sully, dans ses mémoires, rapporte qu'il avait amassé dans les caves de la bastille jusqu'à 36 millions de livres tournois, pour servir à l'accomplissement des grands desseins d'Henri IV contre la maison d'Autriche. Comme il y eut une très forte dégradation dans la valeur de l'or et de l'argent, précisément pendant la durée de ce règne, ces métaux perdaient graduellement de leur prix tandis que l'économe surintendant les entassait à la bastille. Quoi qu'il en soit, nous pouvons connaître la valeur qu'avait encore ce trésor, l'année de la mort de ce prince. En 1610, le setier de Paris, qui vaut actuellement 28 francs 50 centimes, se vendait 8 livres 1 sou 9 deniers, et c'est dans cette dernière monnaie que sont évalués les 36 millions dont parle Sully. Or, 36 millions, en comptant 8 livres 1 sou 9 deniers pour 28 francs 50 centimes, vaudraient aujourd'hui plus de 126 millions ; somme qui offrait une ressource importante, surtout si l'on considère que la guerre se faisait alors bien différemment que de nos jours. Avec cinquante mille hommes et des munitions de guerre et de bouche proportionnées, Henri IV aurait exécuté ce qu'on n'accomplirait pas aujourd'hui avec trois cent mille hommes et un milliard. Sully eut le chagrin de voir de son vivant ces puissantes économies dissipées par de vils courtisans.

On peut être curieux de comparer la dette publique de Louis XIV, dans les désastres qui signalèrent la fin de son règne, avec nos dettes publiques actuelles.

Le contrôleur général Desmarets remit au duc d'Orléans, régent, un mémoire où l'on trouve un état de la dette mobile en 1708. Elle se montait alors, en principal, à 685 millions. Il ne donne pas le montant des rentes sur l'hôtel-de-ville ; mais on voit un peu plus loin qu'on y consacrait la totalité du produit des fermes générales, qui rapportèrent 31 millions en 1709, et que ce produit ne permit pas de payer au-delà de six mois dans une année. On peut donc supposer que la dette constituée s'élevait à 62 millions de rentes au principal de 1 240 millions. En les joignant aux 685 millions du montant des engagements à terme, on aura 1 925 millions qu'il s'agit, à l'aide du blé, de réduire en valeur actuelle.

Le prix moyen du blé extrait des années 1685 à 1716, en excluant les années extraordinaires du plus haut et du plus bas prix, donne pour le setier de Paris 17 livres 16 sous. En traduisant par 28 francs 50 centimes chaque somme de 17 livres 16 sous qui se trouve dans la dette de Louis XIV, elle nous donnera un total de 3 milliards et 82 millions de francs ; triste résultat de la gloriole militaire du prince et des nombreux abus de sa cour.


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