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{{titre|[[Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique|Traité d'économie politique]]|[[:wl:Jean-Baptiste Say|Jean-Baptiste Say]]|Discours préliminaire}}
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C'est une opposition bien vaine que celle de la ''théorie'' et de la ''pratique'' ! Qu'est-ce donc que la théorie, sinon la connaissance des lois qui lient les effets aux causes, c'est-à-dire, des faits à des faits ? Qui est-ce qui connaît mieux les faits que le théoricien qui les connaît sous toutes leurs faces, et qui sait les rapports qu'ils ont entre eux ? Et qu'est-ce que la pratique sans la théorie, c'est-à-dire, l'emploi des moyens sans savoir comment ni pourquoi ils agissent ? Ce n'est qu'un empirisme dangereux, par lequel on applique les mêmes méthodes à des cas opposés qu'on croit semblables, et par où l'on parvient où l'on ne voulait pas aller.  
C'est une opposition bien vaine que celle de la ''théorie'' et de la ''pratique'' ! Qu'est-ce donc que la théorie, sinon la connaissance des lois qui lient les effets aux causes, c'est-à-dire, des faits à des faits ? Qui est-ce qui connaît mieux les faits que le théoricien qui les connaît sous toutes leurs faces, et qui sait les rapports qu'ils ont entre eux ? Et qu'est-ce que la pratique sans la théorie, c'est-à-dire, l'emploi des moyens sans savoir comment ni pourquoi ils agissent ? Ce n'est qu'un empirisme dangereux, par lequel on applique les mêmes méthodes à des cas opposés qu'on croit semblables, et par où l'on parvient où l'on ne voulait pas aller.  


C'est ainsi qu'après avoir vu le système exclusif en matière de commerce (c'est-à-dire, l'opinion qu'une nation ne peut gagner que ce qu'une autre perd), adopté presque généralement en Europe dès la renaissance des arts et des lumières ; après avoir vu des impôts constans, et toujours croissans, s'étendre sur certaines nations jusqu'à des sommes effrayantes ; et après avoir vu ces nations plus riches, plus populeuses, plus puissantes qu'au temps où elles fesaient librement le commerce, et où elles ne supportaient presque point de charges, le vulgaire a conclu qu'elles étaient riches et puissantes, parce qu'on avait surchargé d'entraves leur industrie, et parce qu'on avait grevé d'impôts les revenus des particuliers ; et le vulgaire a prétendu que cette opinion était basée sur des faits, et il a relégué parmi les imaginations creuses et systématiques toute opinion différente.
C'est ainsi qu'après avoir vu le système exclusif en matière de commerce (c'est-à-dire, l'opinion qu'une nation ne peut gagner que ce qu'une autre perd), adopté presque généralement en Europe dès la renaissance des arts et des lumières ; après avoir vu des impôts constants, et toujours croissants, s'étendre sur certaines nations jusqu'à des sommes effrayantes ; et après avoir vu ces nations plus riches, plus populeuses, plus puissantes qu'au temps où elles faisaient librement le commerce, et où elles ne supportaient presque point de charges, le vulgaire a conclu qu'elles étaient riches et puissantes, parce qu'on avait surchargé d'entraves leur industrie, et parce qu'on avait grevé d'impôts les revenus des particuliers ; et le vulgaire a prétendu que cette opinion était basée sur des faits, et il a relégué parmi les imaginations creuses et systématiques toute opinion différente.


Il est bien évident, au contraire, que ceux qui ont soutenu l'opinion opposée, connaissaient plus de faits que le vulgaire, et les connaissaient mieux. Ils savaient que l'effervescence très-marquée de l'industrie dans les états libres de l'Italie au moyen-âge, et dans les villes Anséatiques du nord de l'Europe, le spectacle des richesses que cette industrie avait procurées aux uns et aux autres, l'ébranlement opéré par les croisades, les progrès des arts et des sciences, ceux de la navigation, la découverte de la route des Indes et du continent de l'Amérique, et une foule d'autres circonstances moins importantes que celles-là, sont les véritables causes qui ont multiplié les richesses des nations les plus ingénieuses du globe. Ils savaient que si cette activité a reçu successivement des entraves, elle a été débarrassée, d'un autre côté, d'obstacles plus fâcheux encore. L'autorité des barons et des seigneurs, en déclinant, ne pouvait plus empêcher les communications de province à province, d'état à état ; les routes devenaient meilleures et plus sûres, la législation plus constante ; les villes affranchies ne relevaient plus que de l'autorité royale intéressée à leurs progrès ; et cet affranchissement, que la force des choses et les progrès de la civilisation étendit aux campagnes, suffisait pour rendre les produits de l'industrie la propriété des producteurs ; la sûreté des personnes devenait assez généralement garantie en Europe, sinon par la bonne organisation des sociétés, du moins par les mœurs publiques ; certains préjugés, tels que l'idée d'usure attachée au prêt à intérêt, celle de noblesse attachée à l'oisiveté, allaient en s'affaiblissant. Ce n'est pas tout : de bons esprits ont remarqué, non-seulement tous ces faits, mais l'action de beaucoup d'autres faits analogues ; ils ont senti que le déclin des préjugés avait été favorable aux progrès des sciences, à une connaissance plus exacte des lois de la nature ; que les progrès des sciences avaient été favorables à ceux de l'industrie, et ceux de l'industrie à l'opulence des nations. Voilà par quelle combinaison ils ont été en état de conclure, avec bien plus de sûreté que le vulgaire, que si plusieurs états modernes ont prospéré au milieu des entraves et des impôts, ce n'est pas en conséquence des impôts et des entraves, c'est malgré ces causes de découragement ; et que la prospérité des mêmes états serait bien plus grande s'ils avaient été assujettis à un régime plus éclairé.
Il est bien évident, au contraire, que ceux qui ont soutenu l'opinion opposée, connaissaient plus de faits que le vulgaire, et les connaissaient mieux. Ils savaient que l'effervescence très-marquée de l'industrie dans les états libres de l'Italie au moyen-âge, et dans les villes Anséatiques du nord de l'Europe, le spectacle des richesses que cette industrie avait procurées aux uns et aux autres, l'ébranlement opéré par les croisades, les progrès des arts et des sciences, ceux de la navigation, la découverte de la route des Indes et du continent de l'Amérique, et une foule d'autres circonstances moins importantes que celles-là, sont les véritables causes qui ont multiplié les richesses des nations les plus ingénieuses du globe. Ils savaient que si cette activité a reçu successivement des entraves, elle a été débarrassée, d'un autre côté, d'obstacles plus fâcheux encore. L'autorité des barons et des seigneurs, en déclinant, ne pouvait plus empêcher les communications de province à province, d'état à état ; les routes devenaient meilleures et plus sûres, la législation plus constante ; les villes affranchies ne relevaient plus que de l'autorité royale intéressée à leurs progrès ; et cet affranchissement, que la force des choses et les progrès de la civilisation étendit aux campagnes, suffisait pour rendre les produits de l'industrie la propriété des producteurs ; la sûreté des personnes devenait assez généralement garantie en Europe, sinon par la bonne organisation des sociétés, du moins par les mœurs publiques ; certains préjugés, tels que l'idée d'usure attachée au prêt à intérêt, celle de noblesse attachée à l'oisiveté, allaient en s'affaiblissant. Ce n'est pas tout : de bons esprits ont remarqué, non-seulement tous ces faits, mais l'action de beaucoup d'autres faits analogues ; ils ont senti que le déclin des préjugés avait été favorable aux progrès des sciences, à une connaissance plus exacte des lois de la nature ; que les progrès des sciences avaient été favorables à ceux de l'industrie, et ceux de l'industrie à l'opulence des nations. Voilà par quelle combinaison ils ont été en état de conclure, avec bien plus de sûreté que le vulgaire, que si plusieurs états modernes ont prospéré au milieu des entraves et des impôts, ce n'est pas en conséquence des impôts et des entraves, c'est malgré ces causes de découragement ; et que la prospérité des mêmes états serait bien plus grande s'ils avaient été assujettis à un régime plus éclairé.
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Il faut donc, pour parvenir la vérité, connaître, non beaucoup de faits, mais les faits essentiels et véritablement influents, les envisager sous toutes leurs faces, et surtout en tirer des conséquences justes, être assuré que l'effet qu'on leur attribue vient réellement d'eux, et non d'ailleurs. Toute autre connaissance de faits est un amas d'où il ne résulte rien, une érudition d'almanach. Et remarquez que ceux qui possèdent ce mince avantage, qui ont une mémoire nette et un jugement obscur, qui déclament contre les doctrines les plus solides, fruits d'une vaste expérience et d'un raisonnement sûr, qui crient au système chaque fois qu'on sort de leur routine, sont précisément ceux qui ont le plus de systèmes, et qui les soutiennent avec l'opiniâtreté de la sottise, c'est-à-dire, avec la crainte d'être convaincus, plutôt qu'avec le désir d'arriver au vrai.  
Il faut donc, pour parvenir la vérité, connaître, non beaucoup de faits, mais les faits essentiels et véritablement influents, les envisager sous toutes leurs faces, et surtout en tirer des conséquences justes, être assuré que l'effet qu'on leur attribue vient réellement d'eux, et non d'ailleurs. Toute autre connaissance de faits est un amas d'où il ne résulte rien, une érudition d'almanach. Et remarquez que ceux qui possèdent ce mince avantage, qui ont une mémoire nette et un jugement obscur, qui déclament contre les doctrines les plus solides, fruits d'une vaste expérience et d'un raisonnement sûr, qui crient au système chaque fois qu'on sort de leur routine, sont précisément ceux qui ont le plus de systèmes, et qui les soutiennent avec l'opiniâtreté de la sottise, c'est-à-dire, avec la crainte d'être convaincus, plutôt qu'avec le désir d'arriver au vrai.  


Ainsi, établissez sur l'ensemble des phénomènes de la production et sur l'expérience du commerce le plus relevé, que les communications libres entre les nations sont mutuellement avantageuses, et que la manière de s'acquitter envers l'étranger qui convient le mieux aux particuliers, est aussi celle qui convient le mieux aux nations : les gens à vues étroites et à présomption large vous accuseront de système. Questionnez-les sur leurs motifs : ils vous parleront balance du commerce ; ils vous diront qu'il est clair qu'on se ruine si l'on donne son numéraire contre des marchandises... et cela même est un système. D'autres vous diront que la circulation enrichit un état, et qu'une somme d'argent qui passe dans vingt mains différentes équivaut à vingt fois sa valeur… c'est encore un système. D'autres vous diront que le luxe est favorable à l'industrie, que l'économie ruine tout commerce… c'est toujours un système ; et tous diront qu'ils ont les faits pour eux ; semblables à ce pâtre qui, sur la foi de ses yeux, affirme que le soleil, qu'il voit se lever le matin et se coucher le soir, parcourt dans la journée toute l'étendue des cieux, et traite en conséquence de rêveries toutes les lois du monde planétaire.  
Ainsi, établissez sur l'ensemble des phénomènes de la production et sur l'expérience du commerce le plus relevé, que les communications libres entre les nations sont mutuellement avantageuses, et que la manière de s'acquitter envers l'étranger qui convient le mieux aux particuliers, est aussi celle qui convient le mieux aux nations : les gens à vues étroites et à présomption large vous accuseront de système. Questionnez-les sur leurs motifs : ils vous parleront balance du commerce ; ils vous diront qu'il est clair qu'on se ruine si l'on donne son numéraire contre des marchandises… et cela même est un système. D'autres vous diront que la circulation enrichit un état, et qu'une somme d'argent qui passe dans vingt mains différentes équivaut à vingt fois sa valeur… c'est encore un système. D'autres vous diront que le luxe est favorable à l'industrie, que l'économie ruine tout commerce… c'est toujours un système ; et tous diront qu'ils ont les faits pour eux ; semblables à ce pâtre qui, sur la foi de ses yeux, affirme que le soleil, qu'il voit se lever le matin et se coucher le soir, parcourt dans la journée toute l'étendue des cieux, et traite en conséquence de rêveries toutes les lois du monde planétaire.  


D'autres personnes habiles dans d'autres sciences, et trop étrangères à celle-ci, s'imaginent, de leur côté, qu'il n'y a d'idées positives que les vérités mathématiques et les observations faites avec soin dans les sciences naturelles ; elles s'imaginent qu'il n'y a pas de faits constants et de vérités incontestables dans les sciences morales et politiques ; qu'elles ne sont point par conséquent de véritables sciences, mais seulement des corps d'opinions hypothétiques, plus ou moins ingénieux, mais purement individuels. Ces savants se fondent sur ce qu'il n'y a pas d'accord entre les écrivains qui en traitent, et sur ce que quelques-uns d'entre eux professent de véritables extravagances. Quant aux extravagances et aux hypothèses, quelle science n'a pas eu les siennes? Y a-t-il beaucoup d'années que les plus avancées d'entre elles sont dégagées de tout système ? Que dis-je ? ne voit-on pas encore des cervelles contrefaites en attaquer les bases les plus inébranlables ? Il n'y a pas quarante ans qu'on est parvenu à analyser l'eau qui soutient la vie de l'homme, et l'air où il est perpétuellement plongé ; et tous les jours encore on attaque les expériences et les démonstrations qui fondent cette doctrine, quoiqu'elles aient été mille fois répétées en divers pays, et par les hommes les plus instruits et les plus judicieux. Le défaut d'accord existe sur les faits bien plus simples, bien plus évidens que ne le sont la plupart des faits moraux. La chimie, la physique,la botanique, la minéralogie, la physiologie, ne sont-elles pas des champs clos où les opinions viennent se heurter, tout comme dans l'économie politique ?  Chaque parti voit bien les mêmes faits, mais il les classe différemment et les explique à sa manière ; et remarquez bien qu'on n'observe pas dans ces débats que les vrais savants soient d'un côté et les charlatans de l'autre : Leibnitz et Newton, Linné et Jussieu, Priestley et Lavoisier, de Saussure et Dolomieu, étaient tous gens de mérite, et n'ont pu s'accorder. Les sciences qu'ils ont professées n'existaient-elles pas, parce qu'ils se sont combattus ?  
D'autres personnes habiles dans d'autres sciences, et trop étrangères à celle-ci, s'imaginent, de leur côté, qu'il n'y a d'idées positives que les vérités mathématiques et les observations faites avec soin dans les sciences naturelles ; elles s'imaginent qu'il n'y a pas de faits constants et de vérités incontestables dans les sciences morales et politiques ; qu'elles ne sont point par conséquent de véritables sciences, mais seulement des corps d'opinions hypothétiques, plus ou moins ingénieux, mais purement individuels. Ces savants se fondent sur ce qu'il n'y a pas d'accord entre les écrivains qui en traitent, et sur ce que quelques-uns d'entre eux professent de véritables extravagances. Quant aux extravagances et aux hypothèses, quelle science n'a pas eu les siennes? Y a-t-il beaucoup d'années que les plus avancées d'entre elles sont dégagées de tout système ? Que dis-je ? ne voit-on pas encore des cervelles contrefaites en attaquer les bases les plus inébranlables ? Il n'y a pas quarante ans qu'on est parvenu à analyser l'eau qui soutient la vie de l'homme, et l'air où il est perpétuellement plongé ; et tous les jours encore on attaque les expériences et les démonstrations qui fondent cette doctrine, quoiqu'elles aient été mille fois répétées en divers pays, et par les hommes les plus instruits et les plus judicieux. Le défaut d'accord existe sur les faits bien plus simples, bien plus évidents que ne le sont la plupart des faits moraux. La chimie, la physique,la botanique, la minéralogie, la physiologie, ne sont-elles pas des champs clos où les opinions viennent se heurter, tout comme dans l'économie politique ?  Chaque parti voit bien les mêmes faits, mais il les classe différemment et les explique à sa manière ; et remarquez bien qu'on n'observe pas dans ces débats que les vrais savants soient d'un côté et les charlatans de l'autre : Leibnitz et Newton, Linné et Jussieu, Priestley et Lavoisier, de Saussure et Dolomieu, étaient tous gens de mérite, et n'ont pu s'accorder. Les sciences qu'ils ont professées n'existaient-elles pas, parce qu'ils se sont combattus ?  


De même, les lois générales dont se composent les sciences politiques et morales existent en dépit des disputes. Tant mieux pour qui saura découvrir ces lois par des observations judicieuses et multipliées, en montrer la liaison, en déduire les conséquences. Elles dérivent de la nature des choses, tout aussi sûrement que les lois du monde physique ; on ne les imagine pas, on les trouve ; elles gouvernent les gens qui gouvernent les autres, et jamais on ne les viole impunément.
De même, les lois générales dont se composent les sciences politiques et morales existent en dépit des disputes. Tant mieux pour qui saura découvrir ces lois par des observations judicieuses et multipliées, en montrer la liaison, en déduire les conséquences. Elles dérivent de la nature des choses, tout aussi sûrement que les lois du monde physique ; on ne les imagine pas, on les trouve ; elles gouvernent les gens qui gouvernent les autres, et jamais on ne les viole impunément.
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L'Italie en eut l'initiative, comme elle l'eut, depuis la renaissance des lettres, dans presque tous les genres de connaissances et dans les beaux-arts. Dès le seizième siècle, Botero s'était occupé à chercher les véritables sources de la prospérité publique. En cela, Antonio Serra fit un traité dans lequel il avait signalé le pouvoir productif de l'industrie ; mais son titre seul indique ses erreurs : les richesses pour lui étaient les seules matières d'or et d'argent. Davanzati écrivit sur les monnaies et sur les changes; et, au commencement du dix-huitième siècle, cinquante ans avant Quesnay, Bandini de Sienne, avait montré, par le raisonnement et par l'expérience, qu'il n'y avait jamais eu de disette que dans les pays où le gouvernement s'était mêlé d'approvisionner les peuples. Belloni, banquier de Rome, écrivit en 1750 une dissertation sur le commerce, qui annonce un homme versé dans les changes et dans les monnaies, du reste coiffé de la balance du commerce. Le pape le fit marquis pour cela. Carli, avant Smith, prouva que la balance du commerce n'apprenait rien et ne prouvait rien. Algarotti, que Voltaire a fait connaître sous d'autres rapports, écrivit aussi sur l'économie politique, et le peu qu'il a laissé dénote beaucoup de connaissances positives et d'esprit. Il se tient si près des faits, et s'appuie si constamment sur la nature des choses, que, sans être parvenu à saisir la preuve et la liaison des principes de la science, il se garantit néanmoins de toute idée fausse et systématique. En l764, Genevosi commença un cours public d'économie politique, dans la chaire fondée à Naples par les soins du respectable et savant Intieri. D'autres chaires d'économie politique furent, à cet exemple, instituées depuis à Milan, et plus récemment dans plusieurs universités d'Allemagne et en Russie.
L'Italie en eut l'initiative, comme elle l'eut, depuis la renaissance des lettres, dans presque tous les genres de connaissances et dans les beaux-arts. Dès le seizième siècle, Botero s'était occupé à chercher les véritables sources de la prospérité publique. En cela, Antonio Serra fit un traité dans lequel il avait signalé le pouvoir productif de l'industrie ; mais son titre seul indique ses erreurs : les richesses pour lui étaient les seules matières d'or et d'argent. Davanzati écrivit sur les monnaies et sur les changes; et, au commencement du dix-huitième siècle, cinquante ans avant Quesnay, Bandini de Sienne, avait montré, par le raisonnement et par l'expérience, qu'il n'y avait jamais eu de disette que dans les pays où le gouvernement s'était mêlé d'approvisionner les peuples. Belloni, banquier de Rome, écrivit en 1750 une dissertation sur le commerce, qui annonce un homme versé dans les changes et dans les monnaies, du reste coiffé de la balance du commerce. Le pape le fit marquis pour cela. Carli, avant Smith, prouva que la balance du commerce n'apprenait rien et ne prouvait rien. Algarotti, que Voltaire a fait connaître sous d'autres rapports, écrivit aussi sur l'économie politique, et le peu qu'il a laissé dénote beaucoup de connaissances positives et d'esprit. Il se tient si près des faits, et s'appuie si constamment sur la nature des choses, que, sans être parvenu à saisir la preuve et la liaison des principes de la science, il se garantit néanmoins de toute idée fausse et systématique. En l764, Genevosi commença un cours public d'économie politique, dans la chaire fondée à Naples par les soins du respectable et savant Intieri. D'autres chaires d'économie politique furent, à cet exemple, instituées depuis à Milan, et plus récemment dans plusieurs universités d'Allemagne et en Russie.


En 1750, l'abbé Galiani, si connu depuis par ses relations avec plusieurs philosophes français, et par ses ''Dialogues sur le commerce des grains'', mais bien jeune encore, publia un ''Traité des monnaies'' qui décèle un savoir et un talent d'exécution consommés, et où l'on soupçonne qu'il fut aidé par l'abbé Intieri et par le marquis Rinuccini. On n'y trouve cependant que les différens genres de mérite que cet auteur a toujours déployés depuis : de l'esprit et des connaissances, le soin de toujours remonter à la natures des choses, un style animé et élégant.  
En 1750, l'abbé Galiani, si connu depuis par ses relations avec plusieurs philosophes français, et par ses ''Dialogues sur le commerce des grains'', mais bien jeune encore, publia un ''Traité des monnaies'' qui décèle un savoir et un talent d'exécution consommés, et où l'on soupçonne qu'il fut aidé par l'abbé Intieri et par le marquis Rinuccini. On n'y trouve cependant que les différents genres de mérite que cet auteur a toujours déployés depuis : de l'esprit et des connaissances, le soin de toujours remonter à la natures des choses, un style animé et élégant.  


Ce que cet ouvrage a de singulier, c'est qu'on y trouve quelques-uns des fondements de la doctrine de Smith, et entre autres que le travail est le seul créateur de la valeur des choses, c'est-à-dire des richesses ; principe qui n'est pas rigoureusement vrai, comme on le verra dans cet ouvrage, mais qui, poussé jusqu'à ses dernières conséquences, aurait pu mettre Galiani sur la voie de découvrir et d'expliquer complètement le phénomène de la production. Smith, qui était vers le même temps professeur à Glasgow, et qui enseignait la doctrine qui depuis lui a acquis tant de célébrité, n'avait probablement pas connaissance d'un livre italien publié à Naples par un jeune homme alors sans nom, et qu'il n'a point cité. Mais en eût-il eu connaissance, une vérité n'appartient pas à celui qui la trouve, mais à celui qui la prouve, et qui sait en voir les conséquences. Keppler et Pascal avaient deviné la gravitation universelle, et la gravitation n'en appartient pas moins à Newton.
Ce que cet ouvrage a de singulier, c'est qu'on y trouve quelques-uns des fondements de la doctrine de Smith, et entre autres que le travail est le seul créateur de la valeur des choses, c'est-à-dire des richesses ; principe qui n'est pas rigoureusement vrai, comme on le verra dans cet ouvrage, mais qui, poussé jusqu'à ses dernières conséquences, aurait pu mettre Galiani sur la voie de découvrir et d'expliquer complètement le phénomène de la production. Smith, qui était vers le même temps professeur à Glasgow, et qui enseignait la doctrine qui depuis lui a acquis tant de célébrité, n'avait probablement pas connaissance d'un livre italien publié à Naples par un jeune homme alors sans nom, et qu'il n'a point cité. Mais en eût-il eu connaissance, une vérité n'appartient pas à celui qui la trouve, mais à celui qui la prouve, et qui sait en voir les conséquences. Keppler et Pascal avaient deviné la gravitation universelle, et la gravitation n'en appartient pas moins à Newton.
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Montesquieu, qui voulait considérer les lois sous tous leurs rapports, chercha leur influence sur la richesse des états. Il fallait commencer par connaître la nature et les sources de cette richesse, et Montesquieu ne s'en formait aucune idée. Mais on a l'obligation à ce grand écrivain d'avoir porté la philosophie dans la législation ; et, sous ce rapport, il est peut-être le maître des écrivains anglais, qui passent pour être les nôtres ; de même que Voltaire a été le maître de leurs bons historiens, qui sont dignes eux-mêmes maintenant de servir de modèles.  
Montesquieu, qui voulait considérer les lois sous tous leurs rapports, chercha leur influence sur la richesse des états. Il fallait commencer par connaître la nature et les sources de cette richesse, et Montesquieu ne s'en formait aucune idée. Mais on a l'obligation à ce grand écrivain d'avoir porté la philosophie dans la législation ; et, sous ce rapport, il est peut-être le maître des écrivains anglais, qui passent pour être les nôtres ; de même que Voltaire a été le maître de leurs bons historiens, qui sont dignes eux-mêmes maintenant de servir de modèles.  


Vers le milieu, du dix-huitième siècle, quelques principes sur la source des richesses, mis en avant par le médecin Quesnay, firent un grand nombre de prosélytes. L'enthousiasme de ceux-ci pour leur fondateur, le scrupule avec lequel ils ont toujours depuis suivi les mêmes dogmes, leur chaleur les défendre, l'emphase de leurs écrits, les ont fait considérer comme une secte, et ils ont été appelé du nom d<nowiki>'</nowiki>''économistes''. Au lieu d'observer d'abord la nature des choses, c'est-à-dire la manière dont les choses se passent, de classer leurs observations, et d'en déduire des généralités, ils commencèrent par poser des généralités abstraites, qu'ils qualifiaient du nom d'axiomes, et où ils croyaient voir briller par elle-même l'évidence. Ils cherchaient ensuite à y ramener les faits particuliers, et en déduisaient des règles ; ce qui les engagea dans la défense de maximes évidemment contraires au bon sens et à l'expérience des siècles, ainsi qu'on le verra dans plusieurs endroits de ce livre. Leurs antagonistes ne s'étaient pas formé des idées plus claires des choses sur lesquelles ils disputaient. Avec beaucoup de connaissances et de talens de part et d'autre, on avait tort, on avait raison par hasard : on contestait les points qu'il fallait accorder, on convenait de ce qui était faux ; on se battait dans les ténèbres. Voltaire, qui savait très bien trouver le ridicule partout où il était, se moqua du système des Économistes dans son ''Homme aux quarante écus'' ; mais, en montrant ce que l'ennuyeux fatras de Mercier de la Rivière, ce que l'''Ami des Hommes de Mirabeau'', avaient d'impertinent, il ne pouvait pas dire en quoi leurs auteurs avaient tort.  
Vers le milieu, du dix-huitième siècle, quelques principes sur la source des richesses, mis en avant par le médecin Quesnay, firent un grand nombre de prosélytes. L'enthousiasme de ceux-ci pour leur fondateur, le scrupule avec lequel ils ont toujours depuis suivi les mêmes dogmes, leur chaleur les défendre, l'emphase de leurs écrits, les ont fait considérer comme une secte, et ils ont été appelé du nom d<nowiki>'</nowiki>''économistes''. Au lieu d'observer d'abord la nature des choses, c'est-à-dire la manière dont les choses se passent, de classer leurs observations, et d'en déduire des généralités, ils commencèrent par poser des généralités abstraites, qu'ils qualifiaient du nom d'axiomes, et où ils croyaient voir briller par elle-même l'évidence. Ils cherchaient ensuite à y ramener les faits particuliers, et en déduisaient des règles ; ce qui les engagea dans la défense de maximes évidemment contraires au bon sens et à l'expérience des siècles, ainsi qu'on le verra dans plusieurs endroits de ce livre. Leurs antagonistes ne s'étaient pas formé des idées plus claires des choses sur lesquelles ils disputaient. Avec beaucoup de connaissances et de talents de part et d'autre, on avait tort, on avait raison par hasard : on contestait les points qu'il fallait accorder, on convenait de ce qui était faux ; on se battait dans les ténèbres. Voltaire, qui savait très bien trouver le ridicule partout où il était, se moqua du système des Économistes dans son ''Homme aux quarante écus'' ; mais, en montrant ce que l'ennuyeux fatras de Mercier de la Rivière, ce que l'''Ami des Hommes de Mirabeau'', avaient d'impertinent, il ne pouvait pas dire en quoi leurs auteurs avaient tort.  


Il est indubitable que les économistes ont fait du bien en proclamant quelques vérités importantes, en dirigeant l'attention sur des objets d'utilité publique, en provoquant des discussions qui, quoique vaines encore, étaient un acheminement à des idées plus justes. Lorsqu'ils représentaient comme productive de richesse l'industrie agricole, ils ne se trompaient pas ; et peut-être que la nécessité dans laquelle ils se sont mis, de démêler la nature de la production, a fait pénétrer plus avant dans cet important phénomène, et a conduit ceux qui leur ont succédé à le développer pleinement. Mais, d'un autre côté, les économistes ont fait du mal en décriant plusieurs maximes utiles, en faisant supposer par leur esprit de secte, par le langage dogmatique et abstrait de la plupart de leurs écrits, par leur ton d'inspiration, que tous ceux qui s'occupaient de semblables recherches, n'étaient que des rêveurs dont les théories, bonnes au plus pour rester dans les livres, étaient inapplicables dans la pratique.
Il est indubitable que les économistes ont fait du bien en proclamant quelques vérités importantes, en dirigeant l'attention sur des objets d'utilité publique, en provoquant des discussions qui, quoique vaines encore, étaient un acheminement à des idées plus justes. Lorsqu'ils représentaient comme productive de richesse l'industrie agricole, ils ne se trompaient pas ; et peut-être que la nécessité dans laquelle ils se sont mis, de démêler la nature de la production, a fait pénétrer plus avant dans cet important phénomène, et a conduit ceux qui leur ont succédé à le développer pleinement. Mais, d'un autre côté, les économistes ont fait du mal en décriant plusieurs maximes utiles, en faisant supposer par leur esprit de secte, par le langage dogmatique et abstrait de la plupart de leurs écrits, par leur ton d'inspiration, que tous ceux qui s'occupaient de semblables recherches, n'étaient que des rêveurs dont les théories, bonnes au plus pour rester dans les livres, étaient inapplicables dans la pratique.
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C'est sans doute pour cette raison que presque tous les écrivains français de quelque réputation, et qui se sont occupés de matières analogues à l'économie politique depuis l'année 1760, sans marcher positivement sous les bannières des économistes, se sont néanmoins laissé dominer par leurs opinions ; tels que Raynal, Condorcet et plusieurs autres. On peut même compter parmi eux Condillac, quoiqu'il ait cherché à se faire un système particulier sur une matière qu'il n'entendait pas. Il y a quelques bonnes idées à recueillir parmi le babil ingénieux de son livre ; mais, comme les économistes, il fonde presque toujours un principe sur une supposition gratuite, et il en fait l'aveu dans sa préface ; or, une supposition peut bien servir d'exemple pour expliquer ce que démontre le raisonnement appuyé sur l'expérience, mais ne suffit pas pour établir une vérité fondamentale. L'économie politique n'est devenue une science qu'en devenant une science d'observation.  
C'est sans doute pour cette raison que presque tous les écrivains français de quelque réputation, et qui se sont occupés de matières analogues à l'économie politique depuis l'année 1760, sans marcher positivement sous les bannières des économistes, se sont néanmoins laissé dominer par leurs opinions ; tels que Raynal, Condorcet et plusieurs autres. On peut même compter parmi eux Condillac, quoiqu'il ait cherché à se faire un système particulier sur une matière qu'il n'entendait pas. Il y a quelques bonnes idées à recueillir parmi le babil ingénieux de son livre ; mais, comme les économistes, il fonde presque toujours un principe sur une supposition gratuite, et il en fait l'aveu dans sa préface ; or, une supposition peut bien servir d'exemple pour expliquer ce que démontre le raisonnement appuyé sur l'expérience, mais ne suffit pas pour établir une vérité fondamentale. L'économie politique n'est devenue une science qu'en devenant une science d'observation.  


Turgot était trop bon citoyen pour ne pas estimer sincèrement d'aussi bons citoyens que les économistes ; et lorsqu'il fut puissant, il crut utile de les soutenir. Ceux-ci à leur tour trouvaient leur compte à faire passer un homme aussi savant et un ministre d'état pour un de leurs adeptes ; mais Turgot ne jugeait pas d'après leur code : il jugeait d'après les choses ; et, bien qu'il se soit trompé sur plusieurs points importans de doctrine, ses opérations administratives, faites ou projetées, sont au nombre des plus belles qu'aucun homme d'état ait jamais conçues ; aussi rien n'accuse plus le défaut de capacité de son prince que de n'avoir pas su les apprécier, ou, s'il a pu les apprécier, de n'avoir pas su les soutenir.  
Turgot était trop bon citoyen pour ne pas estimer sincèrement d'aussi bons citoyens que les économistes ; et lorsqu'il fut puissant, il crut utile de les soutenir. Ceux-ci à leur tour trouvaient leur compte à faire passer un homme aussi savant et un ministre d'état pour un de leurs adeptes ; mais Turgot ne jugeait pas d'après leur code : il jugeait d'après les choses ; et, bien qu'il se soit trompé sur plusieurs points importants de doctrine, ses opérations administratives, faites ou projetées, sont au nombre des plus belles qu'aucun homme d'état ait jamais conçues ; aussi rien n'accuse plus le défaut de capacité de son prince que de n'avoir pas su les apprécier, ou, s'il a pu les apprécier, de n'avoir pas su les soutenir.  


Ce n'est pas seulement sur les écrivains français que les économistes exercèrent quelque influence ; ils en eurent une très-marquée sur des écrivains italiens qui les surpassèrent. Beccaria, dans un cours public à Milan, analysa pour la première fois les vraies fonctions des capitaux productifs. Le comte de Verri, compatriote et ami de Beccaria, et digne de l'être, à la fois grand administrateur et bon écrivain, dans ses ''Meditazioni sull' Economia politica'', publiées en 1771, s'est approché plus que personne avant Smith, des véritables lois qui dirigent la production et la consommation des richesses. Filangieri, quoiqu'il n'ait donné qu'en 1780 son ''Traité des Lois politiques et économiques'', paraît n'avoir pas eu connaissance de l'ouvrage de Smith, publié quatre années auparavant. Il suit les principes de Verri, et même leur donne un degré de développement de plus ; mais il ne va point, guidé par le flambeau de l'analyse et de la déduction, des plus heureuses prémisses aux conséquences immédiates qui les confirment en même temps qu'elles en montrent l'application et l'utilité. Tous ces écrits ne pouvaient conduire à un grand résultat.  
Ce n'est pas seulement sur les écrivains français que les économistes exercèrent quelque influence ; ils en eurent une très-marquée sur des écrivains italiens qui les surpassèrent. Beccaria, dans un cours public à Milan, analysa pour la première fois les vraies fonctions des capitaux productifs. Le comte de Verri, compatriote et ami de Beccaria, et digne de l'être, à la fois grand administrateur et bon écrivain, dans ses ''Meditazioni sull' Economia politica'', publiées en 1771, s'est approché plus que personne avant Smith, des véritables lois qui dirigent la production et la consommation des richesses. Filangieri, quoiqu'il n'ait donné qu'en 1780 son ''Traité des Lois politiques et économiques'', paraît n'avoir pas eu connaissance de l'ouvrage de Smith, publié quatre années auparavant. Il suit les principes de Verri, et même leur donne un degré de développement de plus ; mais il ne va point, guidé par le flambeau de l'analyse et de la déduction, des plus heureuses prémisses aux conséquences immédiates qui les confirment en même temps qu'elles en montrent l'application et l'utilité. Tous ces écrits ne pouvaient conduire à un grand résultat.  
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Après avoir montré, autant qu'on peut le faire dans une esquisse aussi rapide, les progrès que l'économie politique doit à Smith, il ne sera peut-être pas inutile d'indiquer aussi sommairement quelques-uns des points sur lesquels il paraît s'être trompé, et de ceux qu'il a laissés à éclaircir.  
Après avoir montré, autant qu'on peut le faire dans une esquisse aussi rapide, les progrès que l'économie politique doit à Smith, il ne sera peut-être pas inutile d'indiquer aussi sommairement quelques-uns des points sur lesquels il paraît s'être trompé, et de ceux qu'il a laissés à éclaircir.  


Il attribue au seul travail de l'homme le pouvoir de produire des valeurs. Une analyse plus complète prouve, ainsi qu'on le verra dans le cours de cet ouvrage, que ces valeurs sont dues à l'action du travail ou plutôt de l'industrie de l'homme, combinée avec l'action des agens que lui fournit la nature, et avec celle des capitaux. Je ne crains pas d'avancer que Smith n'avait pas envisagé sous toutes ses faces le grand phénomène de la production. N'attribuant que peu de choses à l'action de la terre et rien aux services rendus par les capitaux, il exagère l'influence de la division du travail, ou plutôt de la séparation des occupations ; non que cette influence soit nulle, ni même médiocre, mais les plus grandes merveilles en ce genre ne sont pas dues à la nature du travail ; on les doit à l'usage qu'on fait des forces de la nature. Ce principe méconnu l'empêche d'établir la vraie théorie des machines par rapport à la production des richesses.  
Il attribue au seul travail de l'homme le pouvoir de produire des valeurs. Une analyse plus complète prouve, ainsi qu'on le verra dans le cours de cet ouvrage, que ces valeurs sont dues à l'action du travail ou plutôt de l'industrie de l'homme, combinée avec l'action des agents que lui fournit la nature, et avec celle des capitaux. Je ne crains pas d'avancer que Smith n'avait pas envisagé sous toutes ses faces le grand phénomène de la production. N'attribuant que peu de choses à l'action de la terre et rien aux services rendus par les capitaux, il exagère l'influence de la division du travail, ou plutôt de la séparation des occupations ; non que cette influence soit nulle, ni même médiocre, mais les plus grandes merveilles en ce genre ne sont pas dues à la nature du travail ; on les doit à l'usage qu'on fait des forces de la nature. Ce principe méconnu l'empêche d'établir la vraie théorie des machines par rapport à la production des richesses.  


Le phénomène de la production mieux connu, a permis de distinguer et d'assigner la différence qui se trouve entre un renchérissement réel et un renchérissement relatif ; différence qui donne la solution d'une foule de problèmes absolument inexplicables sans cela, et tels, par exemple, que ceux-ci : ''Un impôt, ou tout autre fléau, en faisant renchérir les denrées, augmente-t-il la somme des richesses ? Les frais de production composant le revenu des producteurs, comment les revenus ne sont-ils pas altérés par une diminution dans les frais de production ?'' Or, c'est la faculté de pouvoir résoudre ces questions épineuses, qui constitue pourtant la science de l'économie politique.
Le phénomène de la production mieux connu, a permis de distinguer et d'assigner la différence qui se trouve entre un renchérissement réel et un renchérissement relatif ; différence qui donne la solution d'une foule de problèmes absolument inexplicables sans cela, et tels, par exemple, que ceux-ci : ''Un impôt, ou tout autre fléau, en faisant renchérir les denrées, augmente-t-il la somme des richesses ? Les frais de production composant le revenu des producteurs, comment les revenus ne sont-ils pas altérés par une diminution dans les frais de production ?'' Or, c'est la faculté de pouvoir résoudre ces questions épineuses, qui constitue pourtant la science de l'économie politique.
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La forme de son livre, c'est-à-dire la manière dont la doctrine y est présentée, donne lieu a des reproches non moins graves.  
La forme de son livre, c'est-à-dire la manière dont la doctrine y est présentée, donne lieu a des reproches non moins graves.  


Smith manque de clarté en beaucoup d'endroits, et de méthode presque partout. Pour le bien entendre, il faut être habitué soi-même à coordonner ses idées, à s'en rendre compte ; et ce travail met le livre hors de la portée de la plupart des lecteurs, du moins dans quelques-unes de ses parties ; tellement que des personnes éclairées d'ailleurs, fesant profession de le connaître et de l'admirer, ont écrit sur des matières qu'il a traitées, sur l'impôt, par exemple, sur les billets de banque, comme supplément de la monnaie, sans avoir entendu un seul mot de sa théorie sur ces matières, laquelle forme cependant une des plus belles parties de son livre.  
Smith manque de clarté en beaucoup d'endroits, et de méthode presque partout. Pour le bien entendre, il faut être habitué soi-même à coordonner ses idées, à s'en rendre compte ; et ce travail met le livre hors de la portée de la plupart des lecteurs, du moins dans quelques-unes de ses parties ; tellement que des personnes éclairées d'ailleurs, faisant profession de le connaître et de l'admirer, ont écrit sur des matières qu'il a traitées, sur l'impôt, par exemple, sur les billets de banque, comme supplément de la monnaie, sans avoir entendu un seul mot de sa théorie sur ces matières, laquelle forme cependant une des plus belles parties de son livre.  


Ses principes fondamentaux ne sont point établis dans des parties consacrées à leur développement. On en trouve plusieurs répandus dans les deux excellentes réfutations qu'il a faites, d'une part, du ''système exclusif'' ou ''mercantile'', et de l'autre, du ''système des Économistes'', et ils ne se trouvent point ailleurs. Les principes qui ont rapport au prix réel et au prix nominal des choses, se trouvent dans une dissertation sur la valeur des métaux précieux dans les quatre derniers siècles; les notions sur les monnaies se trouvent dans le chapitre des traités de commerce.  
Ses principes fondamentaux ne sont point établis dans des parties consacrées à leur développement. On en trouve plusieurs répandus dans les deux excellentes réfutations qu'il a faites, d'une part, du ''système exclusif'' ou ''mercantile'', et de l'autre, du ''système des Économistes'', et ils ne se trouvent point ailleurs. Les principes qui ont rapport au prix réel et au prix nominal des choses, se trouvent dans une dissertation sur la valeur des métaux précieux dans les quatre derniers siècles; les notions sur les monnaies se trouvent dans le chapitre des traités de commerce.  
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On a encore reproché avec raison au même auteur ses longues digressions. Sans doute l'histoire d'une loi, d'une institution, est instructive en elle-même, comme un dépôt de faits ; mais dans un livre consacré au développement des principes généraux, les faits particuliers, quand ils ne servent pas uniquement d'exemples et d'éclaircissements, ne font que surcharger inutilement l'attention. C'est un magnifique hors-d’œuvre que le tableau qu'il trace des progrès des nations d'Europe après la chute de l'empire romain. On en peut dire autant de cette discussion pleine d'un vrai savoir, de philosophie, et même de finesse, et si prodigieusement instructive elle-même, sur l'instruction publique.  
On a encore reproché avec raison au même auteur ses longues digressions. Sans doute l'histoire d'une loi, d'une institution, est instructive en elle-même, comme un dépôt de faits ; mais dans un livre consacré au développement des principes généraux, les faits particuliers, quand ils ne servent pas uniquement d'exemples et d'éclaircissements, ne font que surcharger inutilement l'attention. C'est un magnifique hors-d’œuvre que le tableau qu'il trace des progrès des nations d'Europe après la chute de l'empire romain. On en peut dire autant de cette discussion pleine d'un vrai savoir, de philosophie, et même de finesse, et si prodigieusement instructive elle-même, sur l'instruction publique.  


Quelquefois ces dissertations ne tiennent que par un fil à son sujet. A l'occasion des dépenses publiques, il donne une histoire très-curieuse des différentes façons de faire la guerre chez différens peuples et à diverses époques, et il explique par là les succès militaires qu'ils ont obtenus et qui ont décidé de la civilisation de plusieurs contrées de la terre.  
Quelquefois ces dissertations ne tiennent que par un fil à son sujet. A l'occasion des dépenses publiques, il donne une histoire très curieuse des différentes façons de faire la guerre chez différents peuples et à diverses époques, et il explique par là les succès militaires qu'ils ont obtenus et qui ont décidé de la civilisation de plusieurs contrées de la terre.  


Quelquefois même ces longues digressions sont dépourvues d'intérêt pour tout autre peuple que pour les Anglais. Telle est la longue estimation des avantages que recueillerait la Grande-Bretagne, si elle admettait toutes ses possessions à se faire représenter dans le parlement.  
Quelquefois même ces longues digressions sont dépourvues d'intérêt pour tout autre peuple que pour les Anglais. Telle est la longue estimation des avantages que recueillerait la Grande-Bretagne, si elle admettait toutes ses possessions à se faire représenter dans le parlement.  
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On m'a combattu surtout dans ce que j'ai dit de la valeur des choses comme mesure des richesses. C'était ma faute ; il fallait qu'on ne pût pas s'y méprendre. La seule réponse utile était de me rendre plus clair, et c'est ce que j'ai tâché de faire. Je demande pardon aux acquéreurs des premières éditions de cet ouvrage, des nombreuses corrections que j'ai faites à celle-ci : mon premier devoir, dans un sujet si important pour le bonheur dos hommes, était de rendre mon livre le moins imparfait qu'il était possible.  
On m'a combattu surtout dans ce que j'ai dit de la valeur des choses comme mesure des richesses. C'était ma faute ; il fallait qu'on ne pût pas s'y méprendre. La seule réponse utile était de me rendre plus clair, et c'est ce que j'ai tâché de faire. Je demande pardon aux acquéreurs des premières éditions de cet ouvrage, des nombreuses corrections que j'ai faites à celle-ci : mon premier devoir, dans un sujet si important pour le bonheur dos hommes, était de rendre mon livre le moins imparfait qu'il était possible.  


Depuis les premières éditions qui en ont été faites, plusieurs écrivains, dont quelques-uns jouissent d'une juste célébrité, ont publié de nouveaux Traités d'économie politique. Il ne m'appartient pas de les juger dans leur ensemble, et de décider s'ils contiennent, ou non, une exposition claire, complète et bien liée des principes sur lesquels repose cette science. Ce que je puis dire avec sincérité, c'est que plusieurs de ces ouvrages renferment des vérités et des développemens propres à avancer beaucoup la science, et que je me suis perfectionné à leur lecture ; mais j'ai pu, comme tout écrivain en a le droit, remarquer en quoi quelques-uns de leurs principes, spécieux au premier abord, sont démentis par une étude plus scrupuleuse des faits.  
Depuis les premières éditions qui en ont été faites, plusieurs écrivains, dont quelques-uns jouissent d'une juste célébrité, ont publié de nouveaux Traités d'économie politique. Il ne m'appartient pas de les juger dans leur ensemble, et de décider s'ils contiennent, ou non, une exposition claire, complète et bien liée des principes sur lesquels repose cette science. Ce que je puis dire avec sincérité, c'est que plusieurs de ces ouvrages renferment des vérités et des développements propres à avancer beaucoup la science, et que je me suis perfectionné à leur lecture ; mais j'ai pu, comme tout écrivain en a le droit, remarquer en quoi quelques-uns de leurs principes, spécieux au premier abord, sont démentis par une étude plus scrupuleuse des faits.  


Peut-être est-on fondé à reprocher à David Ricardo de raisonner quelquefois sur des principes abstraits auxquels il donne trop de généralité. Une fois placé dans une hypothèse qu'on ne peut attaquer, parce qu'elle est fondée sur des observations non contestées, il pousse ses raisonnements jusqu'à leurs dernières conséquences, sans comparer leurs résultats avec ceux de l'expérience ; semblable à un savant mécanicien qui, par des preuves irrécusables tirées de la nature du levier, démontrerait l'impossibilité des sauts que les danseurs exécutent journellement sur nos théâtres. Comment cela se fait-il ? Le raisonnement marche en ligne droite ; mais une force vitale, souvent inaperçue et toujours incalculable, fait dévier les faits loin de nos calculs. Dès-lors rien dans le livre ne représente ce qui arrive réellement dans la nature. Il ne suffit pas de partir des faits : il faut se placer dedans, marcher avec eux, et comparer incessamment les conséquences que l'on tire avec les effets qu'on observe. L'économie politique, pour être véritablement utile, ne doit pas enseigner, fût-ce par des raisonnements justes, et en partant de prémisses certaines, ce qui doit ''nécessairement'' arriver ; elle doit montrer comment ce qui arrive réellement est la conséquence d'un autre fait réel. Elle doit découvrir la chaîne qui les lie, et toujours constater par l'observation l'existence des deux points où la chaîne des raisonnemens se rattache.  
Peut-être est-on fondé à reprocher à David Ricardo de raisonner quelquefois sur des principes abstraits auxquels il donne trop de généralité. Une fois placé dans une hypothèse qu'on ne peut attaquer, parce qu'elle est fondée sur des observations non contestées, il pousse ses raisonnements jusqu'à leurs dernières conséquences, sans comparer leurs résultats avec ceux de l'expérience ; semblable à un savant mécanicien qui, par des preuves irrécusables tirées de la nature du levier, démontrerait l'impossibilité des sauts que les danseurs exécutent journellement sur nos théâtres. Comment cela se fait-il ? Le raisonnement marche en ligne droite ; mais une force vitale, souvent inaperçue et toujours incalculable, fait dévier les faits loin de nos calculs. Dès-lors rien dans le livre ne représente ce qui arrive réellement dans la nature. Il ne suffit pas de partir des faits : il faut se placer dedans, marcher avec eux, et comparer incessamment les conséquences que l'on tire avec les effets qu'on observe. L'économie politique, pour être véritablement utile, ne doit pas enseigner, fût-ce par des raisonnements justes, et en partant de prémisses certaines, ce qui doit ''nécessairement'' arriver ; elle doit montrer comment ce qui arrive réellement est la conséquence d'un autre fait réel. Elle doit découvrir la chaîne qui les lie, et toujours constater par l'observation l'existence des deux points où la chaîne des raisonnements se rattache.  


Depuis la mort de Ricardo, cet auteur a fait secte. Ses partisans ont prétendu qu'il avait changé la face de la science, comme si l'on pouvait changer des faits décrits et caractérisés, à moins de prouver qu'ils sont faux ; ce que Ricardo n'a pas fait ni pu faire. Mais pour montrer qu'il avait fait une révolution dans la science, ils ont exagéré les défauts qu'on peut lui reprocher : ils ont tiré toutes leurs conséquences d'un petit nombre de principes, en faisant abstraction de tous les autres, et sont arrivés en effet à des résultats différens des cas réels, qui sont les conséquences de l'action combinée d'un grand nombre de lois. Ils ont regardé les cas réels comme des exceptions et n'en ont tenu compte. Affranchis du contrôle de l'expérience, ils se sont jetés dans une métaphysique sans application ; ils ont transformé l'économie politique en une science de mots et d'arguments ; sous prétexte de l'étendre, ils l'ont poussée dans le vide. Mais cette méthode n'est pas de notre siècle, qui veut qu'on ne s'écarte pas de l'expérience et du simple bon sens ; et les économistes les plus capables de l'Angleterre, tels que MM. Thomas Tooke, Robert Hamilton, et plusieurs autres, sont demeurés fidèles à la méthode expérimentale de Smith.
Depuis la mort de Ricardo, cet auteur a fait secte. Ses partisans ont prétendu qu'il avait changé la face de la science, comme si l'on pouvait changer des faits décrits et caractérisés, à moins de prouver qu'ils sont faux ; ce que Ricardo n'a pas fait ni pu faire. Mais pour montrer qu'il avait fait une révolution dans la science, ils ont exagéré les défauts qu'on peut lui reprocher : ils ont tiré toutes leurs conséquences d'un petit nombre de principes, en faisant abstraction de tous les autres, et sont arrivés en effet à des résultats différents des cas réels, qui sont les conséquences de l'action combinée d'un grand nombre de lois. Ils ont regardé les cas réels comme des exceptions et n'en ont tenu compte. Affranchis du contrôle de l'expérience, ils se sont jetés dans une métaphysique sans application ; ils ont transformé l'économie politique en une science de mots et d'arguments ; sous prétexte de l'étendre, ils l'ont poussée dans le vide. Mais cette méthode n'est pas de notre siècle, qui veut qu'on ne s'écarte pas de l'expérience et du simple bon sens ; et les économistes les plus capables de l'Angleterre, tels que MM. Thomas Tooke, Robert Hamilton, et plusieurs autres, sont demeurés fidèles à la méthode expérimentale de Smith.


Quelques vieux préjugés, comme celui de la balance du commerce ou de l'utilité des maîtrises, qui ne sont fondés que sur des notions démontrées fausses depuis qu'on a mieux connu la nature des choses, sont encore reproduits de temps en temps ; mais ils tiennent évidemment soit à des intérêts particuliers opposés à l'intérêt général, soit à l'ignorance où leurs auteurs sont encore des derniers progrès de l'économie politique. Ils exercent peu d'influence ; le siècle les abandonne ; et pour les combattre, il suffit d'exposer de plus en plus clairement les saines doctrines, et de s'en remettre au temps du soin de les répandre. On se jetterait autrement dans des controverses interminables qui n'apprendraient rien au public éclairé, et qui feraient croire au public ignorant que rien n'est prouvé, parce qu'on dispute sur tout.
Quelques vieux préjugés, comme celui de la balance du commerce ou de l'utilité des maîtrises, qui ne sont fondés que sur des notions démontrées fausses depuis qu'on a mieux connu la nature des choses, sont encore reproduits de temps en temps ; mais ils tiennent évidemment soit à des intérêts particuliers opposés à l'intérêt général, soit à l'ignorance où leurs auteurs sont encore des derniers progrès de l'économie politique. Ils exercent peu d'influence ; le siècle les abandonne ; et pour les combattre, il suffit d'exposer de plus en plus clairement les saines doctrines, et de s'en remettre au temps du soin de les répandre. On se jetterait autrement dans des controverses interminables qui n'apprendraient rien au public éclairé, et qui feraient croire au public ignorant que rien n'est prouvé, parce qu'on dispute sur tout.
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On a dit encore à l'appui des vieilles erreurs, qu'''il faut bien qu'il y ait quelque fondement à des idées si généralement adoptées par toutes les nations ; ne doit-on pas se défier d'observations et de raisonnements qui renversent ce qui a été tenu pour constant jusqu'à ce jour, ce qui a été admis par tant de personnages que rendaient recommandables leurs lumières et leurs intentions ?'' Cet argument, je l'avoue, est digne de faire une profonde impression, et pourrait jeter du doute sur les points les plus incontestables, si l'on n'avait vu tour à tour les opinions les plus fausses, et que maintenant on reconnaît généralement pour telles, reçues et professées par tout le monde pendant une longue suite de siècles. Il n'y a pas encore bien longtemps que toutes les nations, depuis la plus grossière jusqu'à la plus éclairée, et que tous les hommes, depuis le portefaix jusqu'au philosophe le plus savant, admettaient quatre éléments. Personne n'eût songé même à contester cette doctrine, qui pourtant est fausse ; tellement qu'aujourd'hui il n'y a pas d'aide-naturaliste qui ne se décriât, s'il regardait la terre, l'eau ; l'air et le feu comme des éléments.
On a dit encore à l'appui des vieilles erreurs, qu'''il faut bien qu'il y ait quelque fondement à des idées si généralement adoptées par toutes les nations ; ne doit-on pas se défier d'observations et de raisonnements qui renversent ce qui a été tenu pour constant jusqu'à ce jour, ce qui a été admis par tant de personnages que rendaient recommandables leurs lumières et leurs intentions ?'' Cet argument, je l'avoue, est digne de faire une profonde impression, et pourrait jeter du doute sur les points les plus incontestables, si l'on n'avait vu tour à tour les opinions les plus fausses, et que maintenant on reconnaît généralement pour telles, reçues et professées par tout le monde pendant une longue suite de siècles. Il n'y a pas encore bien longtemps que toutes les nations, depuis la plus grossière jusqu'à la plus éclairée, et que tous les hommes, depuis le portefaix jusqu'au philosophe le plus savant, admettaient quatre éléments. Personne n'eût songé même à contester cette doctrine, qui pourtant est fausse ; tellement qu'aujourd'hui il n'y a pas d'aide-naturaliste qui ne se décriât, s'il regardait la terre, l'eau ; l'air et le feu comme des éléments.


Combien d'autres opinions bien régnantes, bien respectées, passeront de même ! Il y a quelque chose d'épidémique dans les opinions des hommes ; ils sont sujets à être attaqués de maladies morales dont l'espèce entière est infectée. Il vient des époques où, de même que la peste, la maladie s'use et perd d'elle-même sa malignité ; mais il faut du temps. A Rome, on consultait les entrailles des victimes, trois cents ans encore après que Cicéron avait dit que deux augures ne pouvaient déjà plus se regarder sans rire.  
Combien d'autres opinions bien régnantes, bien respectées, passeront de même ! Il y a quelque chose d'épidémique dans les opinions des hommes ; ils sont sujets à être attaqués de maladies morales dont l'espèce entière est infectée. Il vient des époques où, de même que la peste, la maladie s'use et perd d'elle-même sa malignité ; mais il faut du temps. À Rome, on consultait les entrailles des victimes, trois cents ans encore après que Cicéron avait dit que deux augures ne pouvaient déjà plus se regarder sans rire.  


En voyant cette fluctuation d'opinions qui se succèdent, on serait tenté de ne plus rien admettre d'assuré, et de se jeter dans le doute universel ; on aurait tort. Les faits observés à plusieurs reprises par des hommes en état de les voir sous toutes leurs faces, une fois qu'ils sont bien constatés et bien décrits, sortent du domaine de l'opinion pour entrer dans celui de la vérité. Quelle que soit l'époque où l'on ait montré que la chaleur dilate les corps, cette vérité n'a pu être ébranlée. Les sciences morales et politiques offrent des vérités tout aussi incontestables, quoique d'une démonstration plus difficile ; et parmi ces sciences, l'économie politique est peut-être celle où l'on est parvenu à établir le plus de ces principes qui ont le caractère de la certitude. Les personnes qui les révoquent en doute sont demeurées étrangères aux éléments de cette science.  
En voyant cette fluctuation d'opinions qui se succèdent, on serait tenté de ne plus rien admettre d'assuré, et de se jeter dans le doute universel ; on aurait tort. Les faits observés à plusieurs reprises par des hommes en état de les voir sous toutes leurs faces, une fois qu'ils sont bien constatés et bien décrits, sortent du domaine de l'opinion pour entrer dans celui de la vérité. Quelle que soit l'époque où l'on ait montré que la chaleur dilate les corps, cette vérité n'a pu être ébranlée. Les sciences morales et politiques offrent des vérités tout aussi incontestables, quoique d'une démonstration plus difficile ; et parmi ces sciences, l'économie politique est peut-être celle où l'on est parvenu à établir le plus de ces principes qui ont le caractère de la certitude. Les personnes qui les révoquent en doute sont demeurées étrangères aux éléments de cette science.  
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Certains écrivains sont doués de la déplorable facilité de faire des articles de journaux, des brochures et jusqu'à des volumes, sur des matières qu'ils n'entendent pas, même de leur aveu. Qu'arrive-t-il ? Ils répandent sur la science les nuages de leur esprit ; ils rendent obscur ce qui commençait à s'éclaircir ; le public insouciant aime mieux les croire sur parole que de se mettre en état de les juger. Quelquefois on lui présente un appareil de chiffre, et cela lui impose, comme si les nombres seuls prouvaient quelque chose, comme si tout ne dépendait pas du choix, des données et des conclusions qu'on en peut tirer ! Lorsqu'une fois un auteur a manifesté une opinion, la vanité, la plus universelle des infirmités humaines, veut qu'il la soutienne. L'intérêt personnel se joint quelquefois à l'amour-propre ; et l'on sait quelle influence il exerce, même à notre insu, sur nos opinions. De là les doctrines hasardées qu'on voit naître chaque jour et les objections qu'on reproduit après qu'elles ont été cent fois réfutées.  
Certains écrivains sont doués de la déplorable facilité de faire des articles de journaux, des brochures et jusqu'à des volumes, sur des matières qu'ils n'entendent pas, même de leur aveu. Qu'arrive-t-il ? Ils répandent sur la science les nuages de leur esprit ; ils rendent obscur ce qui commençait à s'éclaircir ; le public insouciant aime mieux les croire sur parole que de se mettre en état de les juger. Quelquefois on lui présente un appareil de chiffre, et cela lui impose, comme si les nombres seuls prouvaient quelque chose, comme si tout ne dépendait pas du choix, des données et des conclusions qu'on en peut tirer ! Lorsqu'une fois un auteur a manifesté une opinion, la vanité, la plus universelle des infirmités humaines, veut qu'il la soutienne. L'intérêt personnel se joint quelquefois à l'amour-propre ; et l'on sait quelle influence il exerce, même à notre insu, sur nos opinions. De là les doctrines hasardées qu'on voit naître chaque jour et les objections qu'on reproduit après qu'elles ont été cent fois réfutées.  


Bien des personnes, dont l'esprit n'a jamais entretenu un meilleur état social, affirment qu'il ne peut exister ; elles conviennent des maux de l'ordre établi, et s'en consolent en disant qu'il n'est pas possible que les choses soient autrement. Cela rappelle cet empereur du Japon qui pensa étouffer de rire lorsqu'on lui dit que les Hollandais n'avaient point de roi. Quoique plusieurs nations de l'Europe soient dans une situation assez florissante en apparence, et qu'il y en ait qui dépensent 14 à 1500 millions par an pour payer leur gouvernement seulement, il ne faut cependant pas se persuader que leur situation ne laisse rien à désirer. Un riche sybarite habitant à son choix son palais de ville ou son palais de campagne, goûtant à grands frais, dans l'un comme dans l'autre, toutes les recherches de la sensualité, se transportant commodément et avec vitesse partout où l'appellent de nouveaux plaisirs, disposant des bras et des talents d'un nombre infini de serviteurs et de complaisants, et crevant dix chevaux pour satisfaire une fantaisie, peut trouver que les choses vont assez bien et que l'économie politique est portée à sa perfection. Mais dans les pays que nous nommons florissants, combien compterez-vous de personnes en état de se procurer de pareilles jouissances ? Une sur cent mille tout au plus ; et il n'y en aura peut-être pas une sur mille, qui il soit permis de jouir de ce qu'on appelle une honnête aisance. Partout on voit l'exténuation de la misère à côté de la satiété de l'opulence, le travail forcé des uns compenser l'oisiveté des autres, des masures et des colonnades, les haillons de l'indigence mêlés aux enseignes du luxe ; en un mot, les plus inutiles profusions au milieu des besoins les plus urgens.  
Bien des personnes, dont l'esprit n'a jamais entretenu un meilleur état social, affirment qu'il ne peut exister ; elles conviennent des maux de l'ordre établi, et s'en consolent en disant qu'il n'est pas possible que les choses soient autrement. Cela rappelle cet empereur du Japon qui pensa étouffer de rire lorsqu'on lui dit que les Hollandais n'avaient point de roi. Quoique plusieurs nations de l'Europe soient dans une situation assez florissante en apparence, et qu'il y en ait qui dépensent 14 à 1500 millions par an pour payer leur gouvernement seulement, il ne faut cependant pas se persuader que leur situation ne laisse rien à désirer. Un riche sybarite habitant à son choix son palais de ville ou son palais de campagne, goûtant à grands frais, dans l'un comme dans l'autre, toutes les recherches de la sensualité, se transportant commodément et avec vitesse partout où l'appellent de nouveaux plaisirs, disposant des bras et des talents d'un nombre infini de serviteurs et de complaisants, et crevant dix chevaux pour satisfaire une fantaisie, peut trouver que les choses vont assez bien et que l'économie politique est portée à sa perfection. Mais dans les pays que nous nommons florissants, combien compterez-vous de personnes en état de se procurer de pareilles jouissances ? Une sur cent mille tout au plus ; et il n'y en aura peut-être pas une sur mille, qui il soit permis de jouir de ce qu'on appelle une honnête aisance. Partout on voit l'exténuation de la misère à côté de la satiété de l'opulence, le travail forcé des uns compenser l'oisiveté des autres, des masures et des colonnades, les haillons de l'indigence mêlés aux enseignes du luxe ; en un mot, les plus inutiles profusions au milieu des besoins les plus urgents.  


Il y a sans doute dans l'état social des maux qui tiennent à la nature des choses, et dont il n'est pas permis de s'affranchir entièrement ; mais il y en a un grand nombre d'autres auxquels il est non-seulement possible, mais facile de remédier. On s'en convaincra en lisant plusieurs endroits de ce livre. Je pourrais ajouter même que beaucoup d'abus pourraient être corrigés chez presque toutes les nations, sans qu'il en coûtât le moindre sacrifice aux privilégiés qui en profitent, ou qui s'imaginent en profiter. Bien plus : il y a des changements qui seraient dans les intérêts de tous, qu'aucun danger ne saurait accompagner, et qu'on repousse uniquement parce qu'on méconnaît beaucoup d'égards l'économie des sociétés.  La plupart des hommes ignorent la part importante qu'ils peuvent retirer des avantages communs à tous. Ils se défient des livres, parce qu'il y en a malheureusement plus de mauvais que de bons ; parce que ceux qui ne présentent que de vaines spéculations, au lieu d'offrir l'image du monde réel, ne conduisent  
Il y a sans doute dans l'état social des maux qui tiennent à la nature des choses, et dont il n'est pas permis de s'affranchir entièrement ; mais il y en a un grand nombre d'autres auxquels il est non-seulement possible, mais facile de remédier. On s'en convaincra en lisant plusieurs endroits de ce livre. Je pourrais ajouter même que beaucoup d'abus pourraient être corrigés chez presque toutes les nations, sans qu'il en coûtât le moindre sacrifice aux privilégiés qui en profitent, ou qui s'imaginent en profiter. Bien plus : il y a des changements qui seraient dans les intérêts de tous, qu'aucun danger ne saurait accompagner, et qu'on repousse uniquement parce qu'on méconnaît beaucoup d'égards l'économie des sociétés.  La plupart des hommes ignorent la part importante qu'ils peuvent retirer des avantages communs à tous. Ils se défient des livres, parce qu'il y en a malheureusement plus de mauvais que de bons ; parce que ceux qui ne présentent que de vaines spéculations, au lieu d'offrir l'image du monde réel, ne conduisent  
qu'à des résultats douteux ; et enfin, parce qu'il s'en trouve qui paraissent inspirés par des vues personnelles plutôt que par l'amour du vrai et le désir du bien.  
qu'à des résultats douteux ; et enfin, parce qu'il s'en trouve qui paraissent inspirés par des vues personnelles plutôt que par l'amour du vrai et le désir du bien.  


On a cru très-long-temps que l'économie politique était à l'usage seulement du petit nombre d'hommes qui règlent les affaires de l'état. Je sais qu'il importe que les hommes élevés en pouvoir soient plus éclairés que les autres ; je sais que les fautes des particuliers ne peuvent jamais ruiner qu'un petit nombre de familles, tandis que celles des princes et des ministres répandent la désolation sur tout un pays. Mais les princes et les ministres peuvent-ils être éclairés, lorsque les simples particuliers ne le sont pas? Cette question vaut la peine d'être faite. C'est dans la classe mitoyenne, également à l'abri de l'enivrement de la grandeur et des travaux forcés de l'indigence ; c'est dans la classe où se rencontrent les fortunes honnête, les loisirs mêlés à l'habitude du travail, les libres communications de l'amitié, le goût de la lecture et la possibilité de voyager ; c'est dans cette classe, dis-je, que naissent les lumières; c'est de là qu'elles se répandent chez les grands et chez le peuple : car les grands et le peuple n'ont pas le temps de méditer ; ils n'adoptent les vérités que lorsqu'elles leur parviennent sous la forme d'axiomes et qu'elles n'ont plus besoin de preuves.  
On a cru très-long-temps que l'économie politique était à l'usage seulement du petit nombre d'hommes qui règlent les affaires de l'état. Je sais qu'il importe que les hommes élevés en pouvoir soient plus éclairés que les autres ; je sais que les fautes des particuliers ne peuvent jamais ruiner qu'un petit nombre de familles, tandis que celles des princes et des ministres répandent la désolation sur tout un pays. Mais les princes et les ministres peuvent-ils être éclairés, lorsque les simples particuliers ne le sont pas? Cette question vaut la peine d'être faite. C'est dans la classe mitoyenne, également à l'abri de l'enivrement de la grandeur et des travaux forcés de l'indigence ; c'est dans la classe où se rencontrent les fortunes honnête, les loisirs mêlés à l'habitude du travail, les libres communications de l'amitié, le goût de la lecture et la possibilité de voyager ; c'est dans cette classe, dis-je, que naissent les lumières ; c'est de là qu'elles se répandent chez les grands et chez le peuple : car les grands et le peuple n'ont pas le temps de méditer ; ils n'adoptent les vérités que lorsqu'elles leur parviennent sous la forme d'axiomes et qu'elles n'ont plus besoin de preuves.  


Et quand même un monarque et ses principaux ministres seraient familiarisés avec les principes sur lesquels se fonde la prospérité des nations, que feraient-ils de leur savoir, s'ils n'étaient secondés dans tous les degrés de l'administration par des hommes capables de les comprendre, d'entrer dans leurs vues, et de réaliser leurs conceptions ? La prospérité d'une ville, d'une province, dépend quelquefois d'un travail de bureau, et le chef d'une très-petite administration, en provoquant une décision importante, exerce souvent une influence supérieure à celle du législateur lui-même.  
Et quand même un monarque et ses principaux ministres seraient familiarisés avec les principes sur lesquels se fonde la prospérité des nations, que feraient-ils de leur savoir, s'ils n'étaient secondés dans tous les degrés de l'administration par des hommes capables de les comprendre, d'entrer dans leurs vues, et de réaliser leurs conceptions ? La prospérité d'une ville, d'une province, dépend quelquefois d'un travail de bureau, et le chef d'une très-petite administration, en provoquant une décision importante, exerce souvent une influence supérieure à celle du législateur lui-même.  
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Dans les pays où l'on a le bonheur d'avoir un gouvernement représentatif, chaque citoyen est bien plus encore dans l'obligation de s'instruire des principes de l'économie politique, puisque là tout homme est appelé à délibérer sur les affaires de l'état.  
Dans les pays où l'on a le bonheur d'avoir un gouvernement représentatif, chaque citoyen est bien plus encore dans l'obligation de s'instruire des principes de l'économie politique, puisque là tout homme est appelé à délibérer sur les affaires de l'état.  


Enfin, en supposant que tous ceux qui prennent part au gouvernement, dans tous les grades, pussent être habiles sans que la nation le fût, ce qui est tout-à-fait improbable, quelle résistance n'éprouverait pas l'accomplissement de leurs meilleurs desseins? Quels obstacles ne rencontreraient-ils pas dans les préjugés de ceux mêmes que favoriseraient le plus leurs opérations ?  
Enfin, en supposant que tous ceux qui prennent part au gouvernement, dans tous les grades, pussent être habiles sans que la nation le fût, ce qui est tout-à-fait improbable, quelle résistance n'éprouverait pas l'accomplissement de leurs meilleurs desseins ? Quels obstacles ne rencontreraient-ils pas dans les préjugés de ceux mêmes que favoriseraient le plus leurs opérations ?  


Pour qu'une nation jouisse des avantages d'un bon système économique, il ne suffit pas que ses chefs soient capables d'adopter les meilleurs plans, il faut de plus que la nation soit en état de les recevoir.
Pour qu'une nation jouisse des avantages d'un bon système économique, il ne suffit pas que ses chefs soient capables d'adopter les meilleurs plans, il faut de plus que la nation soit en état de les recevoir.


On voit que dans toutes les suppositions le bien public exige que les particuliers connaissent les principes de l'économie politique aussi bien que les hommes d'état. Il leur convient de s'en instruire comme intéressés pour leur part au bien public ; cela leur convient encore s'ils veulent s'éclairer sur leurs intérêts privés. De justes notions sur la nature et la marche des valeurs leur donnent de grands avantages pour juger sainement les entreprises ou ils sont intéressés, soit comme partie principale, soit comme actionnaires ; pour prévoir les besoins de ces entreprises et quels seront leurs produits ; pour imaginer les moyens de les faire prospérer, et y faire valoir leurs droits ; pour choisir les placements les plus solides, prévoir l'issue des emprunts et des autres actes de l'administration ; pour améliorer leurs terres à propos, balancer avec connaissance de  
On voit que dans toutes les suppositions le bien public exige que les particuliers connaissent les principes de l'économie politique aussi bien que les hommes d'état. Il leur convient de s'en instruire comme intéressés pour leur part au bien public ; cela leur convient encore s'ils veulent s'éclairer sur leurs intérêts privés. De justes notions sur la nature et la marche des valeurs leur donnent de grands avantages pour juger sainement les entreprises ou ils sont intéressés, soit comme partie principale, soit comme actionnaires ; pour prévoir les besoins de ces entreprises et quels seront leurs produits ; pour imaginer les moyens de les faire prospérer, et y faire valoir leurs droits ; pour choisir les placements les plus solides, prévoir l'issue des emprunts et des autres actes de l'administration ; pour améliorer leurs terres à propos, balancer avec connaissance de cause les avances certaines avec les produits présumés ; pour connaître les besoins généraux de la société, et faire choix d'un état ; pour discerner les symptômes de prospérité ou de déclin du corps social, etc., etc.  
cause les avances certaines avec les produits présumés ; pour connaître les besoins généraux de la société, et faire choix d'un état ; pour discerner les symptômes de prospérité ou de déclin du corps social, etc., etc.  


L'opinion que l'étude de l'économie politique ne convient qu'aux hommes d'état, toute fausse qu'elle est, a été cause que presque tous les auteurs, jusqu'à Smith, se sont imaginé que leur principale vocation était de donner des conseils à l'autorité ; et comme ils étaient loin d'être d'accord entre eux, que les faits, leur liaison et leurs conséquences, étaient fort imparfaitement connus par eux, et tout-à-fait méconnus du vulgaire, on a dû les regarder comme des rêveurs de bien public; de là le dédain que les gens en place affectaient pour tout ce qui  
L'opinion que l'étude de l'économie politique ne convient qu'aux hommes d'état, toute fausse qu'elle est, a été cause que presque tous les auteurs, jusqu'à Smith, se sont imaginé que leur principale vocation était de donner des conseils à l'autorité ; et comme ils étaient loin d'être d'accord entre eux, que les faits, leur liaison et leurs conséquences, étaient fort imparfaitement connus par eux, et tout-à-fait méconnus du vulgaire, on a dû les regarder comme des rêveurs de bien public; de là le dédain que les gens en place affectaient pour tout ce qui  
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La physique de Newton, unanimement rejetée en France durant cinquante années, est maintenant enseignée dans toutes nos écoles. On s'apercevra enfin qu'il est des études plus importantes encore que celle-là, si l'on mesure leur importance d'après l'influence qu'elles exercent sur le sort des hommes.  
La physique de Newton, unanimement rejetée en France durant cinquante années, est maintenant enseignée dans toutes nos écoles. On s'apercevra enfin qu'il est des études plus importantes encore que celle-là, si l'on mesure leur importance d'après l'influence qu'elles exercent sur le sort des hommes.  


Maintenant on enseigne l'économie politique partout où l'on fait quelque cas des lumières. Elle était déjà professée dans les universités de l'Allemagne, de l'Écosse et de l'Italie ; elle le sera dorénavant avec beaucoup plus d'avantages et avec tous les caractères des études les plus certaines. Tandis que l'université d'Oxford se traîne encore sur ses vieux errements, on crée à Londres une nouvelle université où l'on ne professera que les connaissances usuelles, comme pour montrer l'extrême ridicule des institutions de ce genre où, à une époque remarquable par les plus étonnants progrès de l'esprit humain, on n'enseigne cependant que ce qu'on enseignait il y a trois siècles. Des cours particuliers d'économie politique ont lieu dans plusieurs villes, entre autres à Genève. Le gouvernement français s'est honoré en ordonnant l'établissement d'une chaire pour cette science à l'école de Droit de Paris, où sa place était marquée ; et, ce qui est plus important encore, nos jeunes publicistes couronnent leurs études en s'initiant, par des travaux particuliers, aux vérités qui leur dévoilent le mécanisme des sociétés. On est étonne de leurs progrès, quand on compare la plupart des écrits périodiques de l'époque où nous sommes, de même que les ouvrages qui se publient sur la politique, l'histoire, les voyages, les finances, le commerce et les arts, avec les écrits du même genre publiés seulement dix ans auparavant. Ceux de ces ouvrages qui décèlent une ignorance complète des principes de l'économie politique, ne fixent pas un instant les regards du public. Lorsque les jeunes gens qui maintenant sont des élèves, se trouveront répandus dans toutes les classes de la société, et élevés aux principaux postes de l'administration, les opérations publiques seront bien meilleures que par le passé. Les gouvernans comme les gouvernés, prendront pour règle des principes plus uniformes ; ce qui amènera tout naturellement moins d'oppression d'un côté et plus de confiance de l'autre.  
Maintenant on enseigne l'économie politique partout où l'on fait quelque cas des lumières. Elle était déjà professée dans les universités de l'Allemagne, de l'Écosse et de l'Italie ; elle le sera dorénavant avec beaucoup plus d'avantages et avec tous les caractères des études les plus certaines. Tandis que l'université d'Oxford se traîne encore sur ses vieux errements, on crée à Londres une nouvelle université où l'on ne professera que les connaissances usuelles, comme pour montrer l'extrême ridicule des institutions de ce genre où, à une époque remarquable par les plus étonnants progrès de l'esprit humain, on n'enseigne cependant que ce qu'on enseignait il y a trois siècles. Des cours particuliers d'économie politique ont lieu dans plusieurs villes, entre autres à Genève. Le gouvernement français s'est honoré en ordonnant l'établissement d'une chaire pour cette science à l'école de Droit de Paris, où sa place était marquée ; et, ce qui est plus important encore, nos jeunes publicistes couronnent leurs études en s'initiant, par des travaux particuliers, aux vérités qui leur dévoilent le mécanisme des sociétés. On est étonne de leurs progrès, quand on compare la plupart des écrits périodiques de l'époque où nous sommes, de même que les ouvrages qui se publient sur la politique, l'histoire, les voyages, les finances, le commerce et les arts, avec les écrits du même genre publiés seulement dix ans auparavant. Ceux de ces ouvrages qui décèlent une ignorance complète des principes de l'économie politique, ne fixent pas un instant les regards du public. Lorsque les jeunes gens qui maintenant sont des élèves, se trouveront répandus dans toutes les classes de la société, et élevés aux principaux postes de l'administration, les opérations publiques seront bien meilleures que par le passé. Les gouvernants comme les gouvernés, prendront pour règle des principes plus uniformes ; ce qui amènera tout naturellement moins d'oppression d'un côté et plus de confiance de l'autre.  


Mais ce qui a surtout contribué aux progrès de l'économie politique, ce sont les circonstances graves dans lesquelles le monde civilisé s'est trouvé enveloppé depuis quarante ans. Les dépenses des gouvernements se sont accrues à un point scandaleux ; les appels que, pour subvenir à leurs besoins, ils ont été forcés de faire à leurs sujets, ont averti ceux-ci de leur importance ; le concours de la volonté générale, ou du moins de ce qui en a l'air, a été réclamé, sinon établi, presque partout. Des contributions énormes, levées sur les peuples sous des prétextes plus ou moins spécieux, n'ayant pas même été suffisantes, il a fallu avoir recours au crédit ; pour obtenir du crédit, il a fallu montrer les besoins comme les ressources des états ; et la publicité de leurs comptes, la nécessité de justifier aux yeux du public les actes de l'administration, ont produit dans la politique une révolution morale dont la marche ne peut plus s'arrêter.
Mais ce qui a surtout contribué aux progrès de l'économie politique, ce sont les circonstances graves dans lesquelles le monde civilisé s'est trouvé enveloppé depuis quarante ans. Les dépenses des gouvernements se sont accrues à un point scandaleux ; les appels que, pour subvenir à leurs besoins, ils ont été forcés de faire à leurs sujets, ont averti ceux-ci de leur importance ; le concours de la volonté générale, ou du moins de ce qui en a l'air, a été réclamé, sinon établi, presque partout. Des contributions énormes, levées sur les peuples sous des prétextes plus ou moins spécieux, n'ayant pas même été suffisantes, il a fallu avoir recours au crédit ; pour obtenir du crédit, il a fallu montrer les besoins comme les ressources des états ; et la publicité de leurs comptes, la nécessité de justifier aux yeux du public les actes de l'administration, ont produit dans la politique une révolution morale dont la marche ne peut plus s'arrêter.
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C'est ainsi que les espérances marchent de front avec les obstacles, et que l'impulsion qui porte les sociétés humaines vers un meilleur avenir, aura tout son effet.
C'est ainsi que les espérances marchent de front avec les obstacles, et que l'impulsion qui porte les sociétés humaines vers un meilleur avenir, aura tout son effet.
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