Différences entre les versions de « L’Unique et sa propriété - Préface du traducteur »

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Ballerstedt et, s'étant, après des chances diverses, transportée à Kulm, ville située sur
Ballerstedt et, s'étant, après des chances diverses, transportée à Kulm, ville située sur
la Vistule dans la Prusse occidentale, elle m'appela bientôt auprès d'elle en l'an 1810.
la Vistule dans la Prusse occidentale, elle m'appela bientôt auprès d'elle en l'an 1810.
« C'est là que je fus instruit dans les premiers rudiments des lettres; j'en revins à l'âge
« C'est là que je fus instruit dans les premiers rudiments des lettres; j'en revins à l'âge
de douze ans à Bayreuth pour y fréquenter le très florissant gymnase de cette ville. J'y
de douze ans à Bayreuth pour y fréquenter le très florissant gymnase de cette ville. J'y
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Gabler, qui méritent toute ma gratitude par leur science des humanités et par la
Gabler, qui méritent toute ma gratitude par leur science des humanités et par la
bienveillance qu'ils me témoignèrent.
bienveillance qu'ils me témoignèrent.
« Préparé par leurs préceptes, j’étudiai pendant les années 1826-1828 la philologie
« Préparé par leurs préceptes, j’étudiai pendant les années 1826-1828 la philologie
et la théologie à l’académie de Berlin, où je suivis les leçons de Boeckh, Hegel,
et la théologie à l’académie de Berlin, où je suivis les leçons de Boeckh, Hegel,
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académie, je ne négligeai cependant pas l'étude des lettres et je m'adonnai d'un esprit
académie, je ne négligeai cependant pas l'étude des lettres et je m'adonnai d'un esprit
studieux aux sciences philosophiques et philologiques.
studieux aux sciences philosophiques et philologiques.
« L'an 1833, au mois d'octobre, j’étais retourné à Berlin pour y reprendre le cours
de mes études, lorsque je fus atteint d'une maladie qui me tint pendant un semestre
éloigné des leçons. Après ma guérison, je suivis les cours de Boeckh, de Lachmann et
de Michelet. Mon triennium étant ainsi achevé, je me propose de subir, Dieu aidant,
l'examen pro facultate docendi. »
Quelques noms, quelques dates, une maladie, un voyage, nous ne connaissons rien de
plus des premières années de celui qui devait un jour s'appeler Max Stirner. Ce curriculum
vitæ, qu'il rédigea en 1834 lorsqu'il s'apprêtait à terminer ses longues et
pénibles études universitaires, résume à peu près tout ce que nous savons de sa
jeunesse, de ses études et de la formation de son esprit. Le reste de sa vie est plongé
dans la même obscurité. Il publie en 1844 L'Unique et sa Propriété, puis il disparaît.
Le court et violent scandale qu'avaient soulevé son intraitable franchise et l'audace de
sa critique est étouffé par la rumeur grandissante des événements de 48 qui approchent;
et lorsqu'il meurt, en 1856, les rares contemporains qui se rappellent encore le
titre de son oeuvre apprennent avec quelque surprise que l'auteur vient seulement de
s'éteindre dans la misère et dans l'oubli.
Pendant cinquante ans, l'ombre s'amasse sur son nom et sur son oeuvre; seuls,
quelques curieux que leurs études forcent à fouiller les coins poudreux des bibliothèques
ont feuilleté d'un doigt soupçonneux ce livre réprouvé; s'ils en parlent parfois, en
passant, c'est comme d'un paradoxe impudent ou d'une gageure douteuse. — Les
idées marchent, et un jour vient où l'on s'avise que ce solitaire inconnu a été un des
penseurs les plus vigoureux de son époque; on s'aperçoit qu'il a prononcé les paroles
décisives dont nous cherchions hier encore la formule, et cet isolé retrouve chez nous
une famille. Il sort de l'oubli, et des mains pieuses cherchent à retrouver sous la
poussière d'un demi-siècle les traces de ce passant hautain en qui palpitaient déjà nos
haines et nos amours d'aujourd'hui.
Le poète J. H. Mackay, l’auteur du roman Anarchistes, a pendant dix ans recueilli
avec un soin jaloux tous les documents, tous les renseignements, tous les indices
capables de jeter quelque clarté sur la vie de Max Stirner; mais la consciencieuse
enquête à laquelle il s'est livré, les fouilles laborieuses qu'il a pratiquées dans les
registres des facultés, les publications de l'époque et les souvenirs de ceux qui avaient
croisé son héros dans la vie — nous osons à peine dire de ceux qui l'avaient connu —
n'ont malheureusement point réussi à faire sortir Stirner de « l'ombre de son esprit ».
L'ouvrage, fruit de ses patientes recherches [[1]], nous donne une description exacte
jusqu'à la minutie du milieu dans lequel dut évoluer l'auteur de L'Unique, ses tableaux
abondants et sympathiques font revivre les hommes qu'il dut fréquenter, les êtres et
les choses parmi lesquels il vécut; mais cette esquisse, encore pleine de lacunes, de la
vie extérieure de J. Caspar Schmidt, Max Stirner ne la traverse que comme un
étranger. C'est un cadre, mais le portrait manque et manquera vraisemblablement
toujours.
Ce cadre, c'est l'Allemagne des « années quarante », grosse de rêves et d'espoirs
démesurés, pleine du juvénile sentiment qu'il suffisait de volonté et d'enthousiasme
pour faire éclore le monde nouveau qu'elle sentait tressaillir dans ses flancs. La jeune
Allemagne, nourrie des doctrines de Hegel mais que ne satisfaisait plus la scolastique
pétrifiée du maître, s'était jetée dans la mêlée philosophique et sociale qui devait
aboutir aux orages de 1848-1849 et se pressait sous les drapeaux du radicalisme et du
socialisme, ou combattait autour de Bruno Bauer, de Feuerbach et des Nachhegelianer,
avec, pour centres de ralliement, les Annales de Halle de Ruge et la Gazette du
Rhin du jeune docteur Karl Marx.
C'est sur ce fond tumultueux et lourd de menaces, où chaque livre est une arme,
où toute parole est un acte, où l'un sort de prison quand l'autre part pour l'exil, que
nous voyons passer la silhouette effacée, l'ombre fugitive du grand penseur oublié.
Cet homme silencieux et discret, sans passions vives ni attaches profondes dans la
vie, qui contemple d'un oeil serein les événements politiques se dérouler devant lui,
avec parfois un mince sourire derrière ses lunettes d'acier, c'est J. C. Schmidt.
Ceux qui le coudoient au milieu des promptes et chaudes camaraderies du champ
de bataille le connaissent peu. Ils savent que la vie lui est dure, que dès sa jeunesse la
chance lui fut hostile, que des « affaires de famille » pénibles troublèrent ses études,
et qu'un mariage conclu en 1837 le laissa après six mois veuf et seul, sans autres
relations que sa mère « dont l'esprit est dérangé ». Ils savent que, son examen pro
facultate docendi passé, il a fait un an de stage pédagogique à Berlin, puis que, renonçant
à acquérir le grade de docteur et à entrer dans l'enseignement officiel, il a accepté,
en 1839, une place de professeur dans un établissement privé d'instruction pour
jeunes filles. Mais nul n'a pénétré dans l'intimité de sa vie et de sa pensée, et il n'est
pas de ceux à qui l'on peut dire : pourquoi ?
De 1840 à 1844, « les meilleures années de sa vie », on le voit fréquenter assidûment,
plutôt en spectateur qu'en acteur, les cercles radicaux où trône Bruno Bauer ; il
publie, en 1842 et 1843, quelques articles de philosophie sociale sous le pseudonyme
de Max Stirner, mais n'occupe qu'une place effacée dans les réunions turbulentes de
la jeunesse de Berlin. En 1843, il se remarie et la vie semble un instant vouloir sourire
au pauvre « professeur privé ».
En 1844 paraît chez l'éditeur Otto Wigand, de Leipzig, L'Unique et sa Propriété.
Stupeur de ceux qui, voyant sans cesse l'auteur au milieu d'eux, le croyaient des leurs,
et scandale violent dans le public lettré dont il renverse les idoles avec une verve
d'iconoclaste. Le livre, répandu en cachette chez les libraires, est interdit par la censure
qui, quelques jours après, revient sur sa condamnation, jugeant l'ouvrage « trop
absurde pour pouvoir être dangereux ». Les anciens compagnons s'écartent, le livre
est oublié et la solitude se fait.
Dès ce moment commence la longue agonie du penseur. L'année même de la
publication de son oeuvre, « cette oeuvre laborieuse des plus belles années de sa
jeunesse », l'établissement où il professait lui ferme ses portes, et la gêne s'installe à
son foyer; l'éditeur Wigand, qui resta un ami fidèle du proscrit moral, lui confie, pour
l'aider, quelques traductions, et il publie en allemand, de 1846 à 1847, le Dictionnaire
d'économie politique de J.-B. Say et les Recherches sur la richesse des nations de
Smith. Mais les embarras d'argent vont croissant; une tentative commerciale malheureuse
achève de fondre en peu de mois les quelques milliers de francs qui avaient
formé la dot de sa femme, et celle-ci se sépare de lui en 1846. Dès lors, c'est la misère
de plus en plus profonde. Ceux qui l'avaient connu le perdent complètement de vue,
Wigand lui-même ignore où il cache son orgueilleuse détresse; les événements de 48
se déroulent sans qu'on voie Stirner y prendre aucune part.
En 1852 paraît encore une Histoire de la réaction en deux volumes, entreprise de
librairie sans intérêt ou la part de collaboration de Stirner est d'ailleurs mal définie. —
Et puis, plus rien, à peine quelques lueurs : en 1852, il est commissionnaire, et son
biographe a retrouvé les traces de deux séjours de J. C. Schmidt dans la prison pour
dettes en 1852 et 1853. Il achève de mourir le 25 juin 1856, âgé de quarante-neuf ans et huit mois.
On peut voir aujourd'hui sur sa tombe, grâce aux soins pieux de J. H. Mackay, une
dalle de granit portant ces seuls mots : MAX STIRNER. Et sur la façade de la maison
où il mourut, Philippstrasse, 19, à Berlin, on lit cette inscription :
C'EST DANS CETTE MAISON
QUE VÉCUT SES DERNIERS JOURS
MAX STIRNER
(Dr Caspar Schmidt, 1806-1856)
L'AUTEUR DU LIVRE IMMORTEL
L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ
1845
[[1]] J. H. MACKAY, Max Stirner, sein Leben und sein Werk (Berlin, Schuster et Loeffler, 1898).
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