Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Avant-propos

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Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Avant-propos


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Avant-propos

Beaucoup d'hommes, et parmi les plus cultivés, se trouvent attirés aujourd'hui vers le socialisme, par révolte de conscience contre les inégalités et les misères de nos civilisations industrielles. Le socialisme s'adresse à leur raison par la rigueur de sa critique et l'enchaînement scientifique de sa thèse évolutionniste; il séduit leur imagination par la perspective d'une cité plus heureuse de justice et de beauté. Quelle que soit sa croyance, l'homme, en la faisant sienne, la modèle à son image. Telle doctrine, qui se déforme et se rapetisse chez les natures vulgaires, se développe, dans un esprit supérieur, en système scientifique ou en aspiration d'amour. Pour l'homme de coeur que hante l'image obsédante de la misère, est-il rêve plus noble que celui du bonheur pour tous? A quels avantages sociaux ne renoncerait-il pas avec joie, s'il pouvait croire que la rançon de l'humanité souffrante fût à ce prix? N'irait-il pas même jusqu'à sacrifier quelque chose de sa liberté? Assurément, si le socialisme doit être le salut des misérables, les hommes d'élite iront au socialisme, sans souci de ce qu'ils pourront y perdre. Mais des esprits formés à l'école des sciences expérimentales, ou simplement à celle de la vie, ne sauraient se contenter du côté purement négatif du socialisme, ni s'abandonner, dans leur conception de l'avenir, à de vagues rêveries humanitaires, si généreuses qu'elles soient. Leur socialisme doit être moins instinctif et mieux précisé que celui d'un imaginatif comme Carlyle, ou d'un artiste comme Ruskin. S'arrétera-t-il à des réformes partielles, à des améliorations telles qu'on peut les attendre de la législation protectrice des travailleurs et du progrès des associations ouvrières? Ira-t-il jusqu'au collectivisme, ou à tout autre système de transformation sociale? Aucun homme rénéchi, parmi ceux qui tendent au socialisme, n'a le droit de se dérober à cette recherche; aucun d'eux ne doit reculer devant un examen consciencieux des différentes formes d'organisation socialiste, pour apprécier la valeur des solutions positives que peut offrir la doctrine. On a entrepris, dans les pages qui suivent, de procéder à cet examen, et l'on s'est efforcé de distinguer, parmi les vues d'avenir des écoles socialistes, celles qui paraissent irréalisables de celles qui sont au contraire justifiées par l'observation. Il était nécessaire, tout d'abord, d'étudier les théories, et d'exposer aussi fidèlement que possible les divers systèmes de société socialiste, pour soumettre à une critique purement théorique leur organisation et leur fonctionnement hypothétique. Si l'on doit découvrir, en effet, par voie d'analyse ou de raisonnement, quelque vice radical dans la constitution d'un système, il paraît démontré, avant tout examen des faits, que le systéme est condamné à l'avortement. Sur ce terrain, c'est la méthode déductive qui peut seule être employée. On évitera, dans cette étude, d'enrichir le vocabulaire sociologique en créant des expressions nouvelles, et l'on se contentera de celles que peut fournir la langue courante. Mais les termes économiques ont une signification tellement élastique qu'il est nécessaire, dès le début, de préciser le sens dans lequel ils seront employés. J'entendrai ici par socialisme tout système qui implique suppression, réduction ou diffusion des revenus capitalistes, par l'institution de droits collectifs sur les choses au profit de communautés plus ou moins vastes, à côté ou à la place des droits individuels. Ainsi défini, tout socialisme peut aussi bien être désigné sous le nom de collectivisme; mais l'expression de collectivisme a pris dans l'usage un sens plus étroit. Les systèmes socialistes qui ont fait l'objet d'une exposition systématique à notre époque sont extrêmement nombreux. On peut les classer à différents points de vue, en s'attachant à l'un de leurs caractères essentiels. Suivant que la propriété des moyens de production et la direction des entreprises appartiennent à l'Etat, aux communes ou à des associations libres, on distingue le socialisme d'État, le socialisme communal, et le socialisme corporatif ou sociétaire. Dans les deux premières formes, l'unité politique est en même temps un organisme économique, et les services de production et de circulation sont soumis à une direction autoritaire sur un territoire déterminé; mais le socialisme communal, à moins de se combiner avec le socialisme d'État, laisse les communes régler en liberté leurs relations économiques réciproques. Le socialisme corporatif, à l'état de pureté, suppose que nul, dans l'association, ne peut revendiquer un droit individuel sur le capital collectif, ni réclamer à ce titre un prélèvement sur les produits; le principe socialiste n'y est même complètement reconnu que si l'accès de la corporation, avec tous les droits qu'il comporte, est librement ouvert à tous. Ces différentes modalités du socialisme peuvent être intégrales ou partielles; les exploitations industrielles de l'État et des communes, telles qu'elles existent aujourd'hui, sont des applications partielles du socialisme d'Etat et du socialisme municipal; une société qui se composerait exclusivement d'associations de production fondées sur les principes socialistes réaliserait le type intégral du socialisme corporatif. A un autre point de vue, on peut distinguer les systèmes socialistes suivant leur mode d'organisation de la valeur; les uns établissent une taxation de la valeur en unités de travail, d'après le temps de travail social dépensé dans la production; les autres, conservant le mode actuel de la valeur, lui laissent le caractère d'un rapport d'échange avec la monnaie métallique régi par l'offre et la demande. Le régime de la valeur-travail a été surtout appliqué au socialisme d'État; toutefois, on a cherché aussi à l'introduire dans le socialisme corporatif. Enfin, on peut encore baser une classification sur le mode de la répartition; il est communiste, quand tous les biens, y compris les objets de consommation, sont communs à tous les membres de l'État, de la commune ou de l'association, de telle sorte que les produits sont à la discrétion de tous, ou distribués à chacun selon ses besoins; collectiviste, quand la propriété commune ne porte que sur les moyens de production et de circulation, les moyens de consommation étant au contraire acquis à titre privatif par les individus en proportion de leur travail. Parmi ces trois classifications différentes, je m'attacherai de préférence à la première, en la combinant avec la seconde. J'exposerai d'abord un système de socialisme d'État intégral connu sous le nom de collectivisme, dans lequel la valeur est déterminée en unités de travail. Je lui conserverai sa dénomination habituelle, sauf à lui appliquer, pour plus de précision, le terme de collectivisme pur. Ce système fera l'objet d'une étude particulièrement développée. Non certes qu'il joue encore, à l'heure actuelle, un rôle prépondérant dans la doctrine socialiste; il parait au contraire s'en détacher aujourd'hui, puisque l'un des principaux représentants du marxisme l'a implicitement répudié dans une récente publication. Mais le collectivisme basé sur la valeur-travail est celui de tous les régimes socialistes qui s'écarte le plus de notre état social; c'est aussi le plus original et le plus remarquable par son unité; il a occupé une place importante dans l'histoire du socialisme contemporain, comme étant contenu, au moins implicitement, dans les oeuvres de ses fondateurs dernièrement encore, il reprenait une vie nouvelle sous la plume de deux écrivains dont la pensée ne peut être indifférente. A ces divers titres, il méritait un examen approfondi. D'autres formes socialistes ont été passées en revue; formes moins rigoureuses et moins absolues, qui conservent le mécanisme de la valeur régie par l'offre et la demande. A part certaines variétés bâtardes du collectivisme, qui cherchent à concilier le régime de l'offre et la demande avec la monnaie en bons de travail, et sauf quelques utopies anciennes se rattachant au socialisme sociétaire, tous les autres systèmes supposent la monnaie métallique. Je réserverai le nom de socialisme d'État à celui qui remet tout ou partie de la production à l'État, sans transformer cependant le mode actuel de la valeur. Bien que tout collectivisme national puisse être qualifié de socialisme d'Etat, et réciproquement, il est utile d'appliquer aux deux formes du socialisme d'État une désignation différente, pour les distinguer sans recourir à de longues définitions. Il sera question ensuite du socialisme communal, du socialisme corporatif et même du coopératisme, qui n'est qu'une variété particulière du précédent. Le socialisme communal et le socialisme corporatif se rapprochent de l'anarchisme, quand les groupes autonomes n'ont de liaison entre eux que par des contrats librement formés ou par un fédéralisme très lâche. Mais le véritable anarchisme suppose encore l'abolition totale de l'État politique, la suppression de tout organe de police central ou même local, l'absence de toute loi générale réglant les activités individuelles et collectives; il suppose aussi un mode de répartition communiste. L'anarchisme et le communisme resteront en dehors de cette étude. On n'y traitera pas non plus du socialisme agraire, qui ne vise que la propriété foncière et n'a pas pour objectif une transformation totale de la société. Cette première Partie, consacrée à l'étude critique des systèmes socialistes, avait été déjà publiée en 1901 dans la Revue politique et parlementaire; toutefois, elle contient ici des développements nouveaux sur l'équilibre économique dans la société collectiviste, sur le socialisme d'État, et sur la position de l'école marxiste vis-à-vis du collectivisme. Il ne suffisait pas de présenter les différents types de société socialiste à l'état statique, et de raisonner sur leur constitution théorique. Pour éprouver la valeur réelle des systèmes, pour vérifier si le collectivisme, comme le prétendent ses théoriciens, s'élabore progressivement dans la société présente et doit en sortir un jour par le mouvement nécessaire des choses, il fallait encore procéder a un examen général des faits contemporains, et observer en particulier ceux qui peuvent contenir le germe d'un ordre nouveau il fallait suivre le développement des organes qui sont susceptibles de donner à la société une forme nouvelle. Tel est l'objet de la seconde Partie de ce travail, consacrée à l'étude des faits et de l'évolution économique. Le cours naturel de l'évolution sociale, si rapide depuis les grandes transformations industrielles du XIX siècle, nous entraîne-t-il vers le collectivisme, ou vers quelque forme mitigée du socialisme? Nous mène-t-il, au contraire, à un régime de pur individualisme ou de fédéralisme libertaire? Question impénétrable, sans doute, au début d'une ère de métamorphoses plus profondes et plus brusques qu'à aucune autre époque de l'humanité; mais question si grave et si poignante aussi, que nous n'en pouvons détacher notre esprit. Or, si nous voulons avoir quelque lumière sur l'énigme de l'avenir, si nous cherchons un guide dans nos tâtonnements, nous n'avons d'autre ressource que d'observer les formes économiques à l'état de mouvement dans nos sociétés contemporaines, pour essayer d'y découvrir quelques indices sur leur organisation future. Ce livre a été écrit pour les hommes préoccupés de la question sociale, qui cherchent sincèrement à s'orienter dans la recherche de la vérité. Il n'a pas la prétention de leur fournir une solution toute faite sous forme de système. Puisse-t-il au moins leur servir d'auxiliaire, et fortifier en eux le sentiment que notre seule sauvegarde contre les erreurs et les aventures en matière sociale se trouve dans l'usage scrupuleux de la méthode expérimentale.

Janvier1904.


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