Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre III : Le développement des formes d’organisation économique à l’époque contemporaine »

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dehors de celle qui a pour origine un achat ou un partage, forme le
dehors de celle qui a pour origine un achat ou un partage, forme le
gage de milliers de déposants.
gage de milliers de déposants.
===§4. Les effets du capitalisme dans l'agriculture.===
Si le capitalisme grandissant ne paraît nullement en voie de
détruire la petite exploitation et la petite propriété rurale, il n'en
exerce pas moins une influence profonde sur la condition des
hommes et des choses en agriculture. Il serait téméraire d'aborder
ici, d'une facon incidente, les problèmes si délicats et si variés que soulèvent les transformations hisotriques du régime agraire dans certains pays comme l'Irlande, la Russie, la Galicie, la Sicile et
l'Andalousie. Je me bornerai à noter brièvement les effets les plus
généraux du capitalisme en agriculture.
C'est d'abord la propriété rurale qui a changé de caractère et de
fonction. La terre n'est plus l'assiette permanente du groupe familial,
le lieu sanctifié par les tombeaux des ancêtres, le bien commun inaliénable
qui fournit la subsistance de la famille ou de la tribu. La terre a
cessé également d'être l'instrument de la domination politique d'une
classe aristocratique, et la base d'un système de rapports hiérarchiques
entre les hommes. Les anciens liens qui immobilisaient la
terre et qui attachaient les hommes sont tombés, la propriété foncière
est devenue un droit individuel, intégral, librement cessible; et
la terre, comme le travail, a pris le caractère d'une marchandise.
Aussi la terre est-elle aujourd'hui un objet de placement comme un
autre, une forme d'mvestissement du capital-valeur; elle est entrée
dans le domaine du capitalisme, elle représente un capital, et sa
fonction est de fournir un revenu en argent. Plus elle devient
mobile et facilement cessible, et plus elle se rapproche des autres
formes du capital, qui sont-elles mêmes d'autant mieux appropriées à leurs fonctions qu'elles permettent plus facilement à la valeur-capital de se dégager; la mobilisation parfaite de la propriété foncière et du gage hypothécaire serait la dernière étape de cette transformation
capitaliste. Mobilité de la terre et mobilité des hommes, circulation rapide des biens, facilité de déplacement et de déclassement pour les personnes, ce sont bien là les traits essentiels qui distinguent si profondément les sociétés nouvelles des sociétés d'ancien régime.
L'agriculture, à son tour, a subi l'influence du capitalisme. L'économie
en nature se restreint; le cultivateur produit de plus en plus
pour le marché, même dans les petites exploitations. La culture,
pour rester lucrative vis-à-vis de la concurrence étrangère, doit se
faire intensive ou se spécialiser dans certaines productions, notamment
dans celles qui sont fines et coûteuses; il faut donc au cultivateur,
comme à l'industriel, un certain capital d'exploitation. De
là le développement des caisses rurales dans certains pays de petite culture.
D'après Karl Marx, « chaque progrès de l'agriculture capitaliste est
un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais
encore dans l'art de dépouiller le sol; chaque progrès dans l'art
d'accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de
de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du
nord de l'Amérique, par exemple, se développe sur la base de la
grande industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement.
La production capitaliste ne développe donc la technique et la
combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même
temps les deux sources d'où jaillit toute richesse: ''La terre et le travailleur''
». Et M. David reprend lui-même cette critique, mais à la
charge de la grande exploitation, qui, dit-il « partout où elle est
intervenue dans l'histoire, a montré son caractère spoliateur vis-à-vis
du sol »
Karl Marx, dans le passage précédent, est dominé par l'exemple
de l'agriculture américaine, dont il interprète d'ailleurs l'évolution
au rebours des faits, et M. David lui-même ne paraît guère songer,
en dehors de l'Amérique, qu'aux grandes exploitations de la Prusse.
Mais les méfaits visés par ces deux écrivains sont ceux de l'agriculture
extensive produisant pour le marché; or, ce genre de culture n'a
rien de capitaliste. La véritable agriculture capitaliste, grande ou
petite, est celle qui, grâce à des capitaux, enrichit la terre par de
fortes masses d'engrais produits à la ferme ou achetés au dehors;
cette agriculture-là n'est pas seulement restituante comme la petite
culture pré-capitaliste des familles pratiquant l'économie naturelle,
elle est aussi améliorante.
Ce qui est vrai, comme le constate M. David, c'est qu'il y a dans
les sociétés modernes une déperdition considérable de richesses par
l'évacuation à la mer des déchets des grandes villes, de sorte que la
statique du sol ne s'y maintient que grâce aux apports des denrées,
fourrages et engrais exotiques; c'est aussi que le système des
baux à court terme est ruineux pour la terre, dont le fermier épuise
les ressources dans les dernières années du bail. Mais ces maux ne
sont pas inévitables; de nouveaux progrès réalisés dans le traitement
industriel ou le mode d'emploi des vidanges et des eaux d'égout,
certains changements de législation au profit des fermiers comme en
Angleterre, pourraient arrêter ces gaspillages.
D'autres transformations se sont encore accomplies dans la production
agricole. Par l'effet des progrès scientifiques, du perfectionnement
des méthodes et de la complication croissante du matériel,
les opérations nécessaires au traitement et à la transformation des
produits du sol tendent, les unes après les autres, à se détacher de
l'agriculture pour faire l'objet d'industries distinctes. Hier, c'était la
brasserie, la distillerie des betteraves et des pommes de terre, la
féculerie, la fabrication du sucre, celle de l'huile; aujourd'hui, c'est
la minoterie, la fabrication du beurre, déjà même la préparation et
la conservation des vins, qui échappent aux cultivateurs pour se
concentrer dans des établissements industriels. L'agriculteur ne
vend plus que rarement des produits prêts à être consommés; spécialisé
dans la culture du sol, il n'a guère de relations qu'avec des
fabricants ou des négociants, et se trouve exposé à subir les conditions
des cartels d'acheteurs, quand il ne sait pas leur opposer une
défense collective.
La terre étant entrée dans le commerce, le capital s'est porté sur
elle comme sur les autres placements lucratifs; depuis la disparition
du bail héréditaire ou à très long terme, le bail temporaire a permis
au capitaliste d'en tirer un revenu en argent sans exploiter lui-même.
L'exploitation par propriétaire reste encore le mode dominant dans
la plupart des pays, sauf en Angleterre où les fermiers cultivent
86 p. 100 du sol, et en Belgique, où ils sont 72 p. 100 des exploitants
et occupent la moitié du territoire agricole. Mais, dans beaucoup de
régions, le faire-valoir direct recule devant l'exploitation par fermier.
En France, les exploitations directes diminuent en nombre et en
superficie; elles ne sont plus, en 1893, que 74,6 p. 100 de l'ensemble,
au lieu de 79,7 p. 100 en 1882, et n'occupent plus que 52,8 p. 100 du
sol cultivé (moins les bois) au lieu de 59,7 p. 100. Le métayage
recule également en superficie, de sorte que le bail à ferme s'étend
aux dépens des autres modes d'exploitation, passant de 9 millions
d'hectares environ à 12600000 dans l'espace de 10 ans. En Allemagne,
en Hollande, les exploitations directes restent stationnaires
ou augmentent légèrement en nombre, mais leur proportion diminue
vis-à-vis des exploitations par fermier; il est vrai qu'en'Allemagne
les premières s'accroissent en surface plus rapidement que les
secondes. En Belgique, les exploitations par propriétaire cèdent peu
à peu, tant en nombre qu'en superficie, devant les cultures par fermier.
Aux États-Unis, les exploitants propriétaires ne sont plus que
64 p. 100 du total en 1900, au lieu de 74 p. 100 en 1880. Il n'y a,
pour faire exception à ce mouvement général, que le Danemark,
et, dans une moindre mesure, la Suède, où les exploitations par
propriétaire ont encore accentué, dans ces dernières années, leur
énorme prépondérance.
Sur le travailleur agricole sans propriété, ou possesseur d'une
parcelle insuffisante à sa subsistance, le capitalisme produit des
effets défavorables. Bien des circonstances nouvelles, en effet, contribuent
à rendre plus difficile la condition du simple ouvrier agricole:
c'est la disparition des anciens droits d'usage et de parcours,
la réduction des communaux et des affouages, la ruine du tissage à
domicile et de quelques autres industries domestiques des campagnes
(souvent remplacées, il est vrai, par d'autres industries à
domicile), les progrès du machinisme en agriculture, notamment des
moissonneuses et des batteuses mécaniques, l'extension des pâtures
aux dépens des cultures céréales par suite de la concurrence des
grains exotiques. Dans ces conditions nouvelles, avec le développement
de l'économie monétaire qui réduit un peu partout les applications
du salaire en nature et du métayage, avec la disparition des
habitudes patriarcales et des engagements à longue durée, le travailleur
agricole devient un salarié du même genre que l'ouvrier d'industrie,
un prolétaire louant ses services à titre précaire pour un
salaire en argent, à la fois plus indépendant et plus instable que jadis.
Aussi la population des ouvriers agricoles diminue-t-elle rapidement.
Ils se détachent de la terre qu'ils n'ont jamais possédée, ou
dont ils ne possèdent qu'un lambeau. Ils émigrent vers les villes ou
vers les pays neufs, suivant que l'industrie de leur pays leur offre ou
non des emplois. Malgré la réduction des bois, des terres incultes et
des jachères, malgré les progrès de la culture à base d'engrais, de
l'élevage et de certaines cultures aux façons multipliées comme celles
de la vigne, de la betterave et des produits maraîchers, malgré le
développement des industries agricoles annexes, les campagnes ne
peuvent retenir leur population; l'ouvrier agricole, privé de certaines
occupations hivernales et de diverses ressources complémentaires, se
porte versles centres où le salaire en argent est plus élevé.
Il n'est pas de phénomène plus général et plus permanent, dans
les sociétés modernes, que la croissance des grandes villes et la
diminution de la population rurale par rapport à la population
urbaine. Il est, bien entendu, plus sensible qu'ailleurs dans les
pays de rapide essor industriel, comme les États-Unis, la Belgique,
l'Allemagne ou la France, et il atteint son maximum d'intensite en Angleterre, où la proportion de la population rurale sur l'ensemble
s'est abaissée, dans le cours du XIXème siècle, de 59 à 28 p. 100; mais il
se fait sentir partout, jusque dans les pays où l'agriculture a conservé
la plus forte prépondérance, en Suisse, en Hongrie et dans les
pays scandinaves. En Allemagne, et surtout en France, la population
des campagnes diminue même d'une façon absolue. De 1846
à 1901, la population rurale française a diminué de 3 749 000, et sa
quote-part dans l'ensemble s'est abaissée de 75,6 p. 100 à 60,2 p. 100.
On peut prévoir que la cherté des emplacements, des matériaux
et des vivres rejettera certaines grandes industries dans les campagnes,
et que les facilités de transport à bon marché contribueront
à décongestionner les grands centres. Mais il en résultera bien
moins une diffusion nouvelle de la population à travers champs
que l'extension des tentacules autour des grandes villes, ou la formation
de nouveaux noyaux d'agglomération sur certains points du
territoire.
La diminution de la population dans les campagnes ne porte pas
sur tous ses éléments sans distinction. Dans les deux pays où les
statistiques nous permettent d'analyser le mouvement, en France et
en Allemagne, la baisse est imputable exclusivement à la population
agricole proprement dite, à celle qui vit de l'agriculture. Dans la
population agricole elle-même, cette diminution affecte moins les
travailleurs que les membres de la famille agricole qui ne se livrent
pas aux travaux des champs; et parmi les travailleurs, elle n'atteint
que les salariés.
Aussi l'agriculture présente-t-elle, dans ces deux pays, un phénomène
très différent de celui qui se constate dans l'industrie; la proportion
des chefs d'exploitation dans le total de la population active
s'élève, parce que leur nombre augmente tandis que celui des travailleurs
salariés diminue. En France, de 1862 à 1892, les exploitants
indépendants de l'agriculture ont augmenté de 35OOOO, environ
10 p. 100, et les salariés ont diminué de 1000000, dans l'énorme
proportion de 25 p. 100, de sorte que la proportion des premiers sur
l'ensemble des travailleurs agricoles s'est élevée de 44 p. 100 à
84p. 100. En Allemagne, de 1882 à 1895, ce rapport s'est élevé de
28 à 31 p. 100. Les salariés qui abandonnent l'agriculture, quand ils
n'émigrent pas à l'étranger, viennent grossir les rangs des ouvriers
industriels, des domestiques, des employés de bureau, des agents
d'administration, etc. Cet accroissement des salariés du commerce, de
l'industrie et des administrations est l'un des effets les plus frappants
du capitalisme; mais si l'on considère l'agriculture en elle-même,
on ne peut pas dire qu'il s'y opère une prolétarisation croissante
des travailleurs; la vérité est en sens contraire. Karl Marx
s'est donc complètement trompé lorsqu'il a dit « Dans la sphère de
l'agriculture, la grande industrie agit plus révolutionnairement que
partout ailleurs en ce sens qu'elle fait disparaître le paysan, le rempart
de l'ancienne société, et lui substitue le salarié. Les besoins de
transformation sociale et la lutte des classes sont ainsi ramenés dans
les campagnes au même niveau que dans les villes. »
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