Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre III : Le développement des formes d’organisation économique à l’époque contemporaine »

Ligne 3 942 : Ligne 3 942 :
n'a pas tué les caisses libres, qui entrent pour une notable
n'a pas tué les caisses libres, qui entrent pour une notable
proportion dans le fonctionnement de l'assurance.
proportion dans le fonctionnement de l'assurance.
===Section 2. Sociétés coopératives complexes formées entre entreprises indépendantes.===
Envisageons maintenant la coopération pratiquée par des entreprises;
il s'agit ici d2 sociétés coopératives ou syndicats peu importe -
la forme juridique qui groupent les individus en leur qualité
d'entrepreneurs de production ou de commerce.
''§1. La coopération agricole.''
La croissance et la multiplication des associations agricoles est
certainement l'un des événements les plus inattendus et les plus
considérables de la fin du XIXème siècle. Sous l'empire des mêmes causes
et des mêmes nécessités, elles ont surgi spontanément partout. Sans
parler ici des anciennes sociétés agronomiques d'un caractère plutôt
académique, ni des comices agricoles, ni des grandes ligues agraires
plus modernes et plus bruyantes, comme les ''Bauervereine'' allemands,
qui sont des partis organisés pour la lutte politique et la
défense des intérêts généraux de l'agriculture, considérons les associations
formées dans le but de rendre à leurs membres des services
matériels, les seules qui aient un caractère vraiment coopératif.
Déjà existaient d'ancienne date des associations de propriétaires
ruraux, ayant pour objet l'exécution de travaux d'amélioration foncière,
drainage, irrigation, curage, endiguement, etc. Mais dans les
vingt dernières années du XIXème siècle, ce sont les cultivateurs eux-mêmes
qui ont créé un vaste courant d'association. Achats en gros
d'engrais, semences, fourrages, bestiaux et instruments de culture,
usage commun de machines et de matériel agricole, élevage et amélioration
du bétail, usage commun d'animaux reproducteurs, vente
et exportation de produits agricoles, préparation industrielle et
écoulement de produits tels que le beurre, le fromage et le vin,
crédit agricole sous forme d'avances et d'escomptes, assurances
agricoles contre l'incendie, la grêle, les accidents, la mortalité du
bétail, il n'est pas un service, pas une fonction, pas une branche de
l'activité agricole où la coopération n'ait pénétré, à l'exception toute
fois de la fonction la plus importante, la culture, l'exploitation
rurale proprement dite, qui est restée partout oeuvre individuelle. Et
non seulement les cultivateurs ont su s'associer pour retirer de la
coopération des avantages matériels, mais dans nombre d'associations,
ils ont fait une place à des services d'ordre intellectuel et
moral, comme l'enseignement agricole et l'assistance mutuelle. Puis
les associations locales, pour multiplier leur puissance, se sont
agglomérées en fédérations; de vastes unions, formées entre sociétés
similaires ou même différentes, ont étendu leurs rameaux sur toute
la surface d'un pays, comme une végétation naturelle librement
sortie du sol.
C'est que les mêmes causes, progrès des méthodes scientifiques,
concurrence des pays neufs et crise des prix, ont partout déterminé
le mouvement. Pour sauver le profit menacé, il a fallu faire de la
culture rationnelle et intensive à base d'engrais, employer des
machines, pratiquer la sélection des animaux et des plantes, perfectionner
les procédés d'élaboration des produits; dans ces circonstances,
l'exploitant isolé ne se suffisait plus à lui-même comme
au temps de l'économie naturelle et de la culture routinière: l'association
s'imposait pour les achats de matières et instruments, pour
le traitement industriel des produits et l'organisation de la vente,
comme pour le crédit et l'assurance.
A ce mouvement universel d'association, le petit cultivateur a
participé comme le gros fermier et le grand propriétaire; il s'y est
même engagé plus avant, parce que l'association lui était plus
nécessaire encore pour écarter certaines causes d'infériorité tenant a
l'exiguïté de son entreprise. Quels sont en effet les pays où s'épanouissent
les associations agricoles? Ce n'est pas l'Angleterre, pays
de grande propriété; c'est la France, l'Allemagne (17 000 sociétés
agricoles), l'Italie du Nord, c'est la Belgique et la Hollande, le Danemark
et l'Irlande, pays de petite culture. Là, le paysan, souvent
guidé et entraîné par des hommes d'initiative, en tout cas poussé
par la nécessité, est sorti de son isolement traditionnel pour entrer
dans la voie de la coopération. Le monde agricole subit actuellement
une longue et profonde commotion; sous l'influence de l'enseignement,
de la presse et de l'exemple, il s'opère dans les masses rurales
une lente, mais sûre transformation des habitudes et des méthodes,
dont nous ne pouvons aujourd'hui mesurer pour l'avenir l'étendue
et les conséquences.
''Sociétés d'achat.''
La forme la plus simple et la plus répandue de
la coopération agricole est la coopération d'achat, qui fait l'objet
essentiel des syndicats agricoles. Ces syndicats ont atteint en France
un développement considérable depuis vingt ans; 660 000 cultivateurs
sont groupés dans 3000 syndicats, d'importance d'ailleurs
fort inégale, puisque les uns se restreignent à une commune, tandis
que d'autres, comme ceux de la Sarthe, de la Vienne et de la Charente-
Inférieure, s'étendent à un département tout entier, comptent
10 000 à 15 000 membres, et font des achats d'engrais, matières et
instruments pour 1 ou 2 millions; plusieurs d'entre eux possèdent
de nombreux dépôts et magasins, où ils fabriquent parfois les
engrais composés. Au total, on estime les achats ainsi réalisés par
les syndicats français à 200 millions par an.
Ce régime d'associations du premier degré se complète, et c'est là
son caractère le plus remarquable, par une organisation fédérative
très étendue et très souple, qui embrasse l'immense majorité des
syndicats et leur rend le service de centraliser les achats en gros,
sans cependant porter atteinte à l'autonomie des sociétés locales. Un
réseau de 10 grandes fédérations régionales, dont les plus importantes,
celles du Sud-Est et celle de Bourgogne et Franche-Comté,
réunissent chacune 50 000 à 60000 cultivateurs; au sommet, l'Union
centrale des syndicats des agriculteurs de France, qui groupe les
syndicats et unions régionales les plus importants, puisque le chiffre
de ses adhérents s'élève à 500 000; auprès de ces différentes unions,
des sociétés coopératives filiales qui font les achats en gros par
millions; tel est le magnifique ensemble qui s'est constitué spontanément
au sein des populations rurales, sur la base solide des syndicats
locaux.
Dans les autres pays, les sociétés agricoles d'achat ne sont ni aussi
nombreuses, ni aussi importantes qu'en France; elles jouent cependant
un rôle très notable dans l'économie générale en Allemagne,
en Belgique, en Hollande et en Suisse. Il faut d'ailleurs observer que
d'autres associations, les caisses rurales et les Kornbauser en Allemagne,
Autriche et Hongrie, les comices agricoles en Italie et en
Belgique, opèrent également les achats collectifs pour leurs membres.
En Allemagne, les sociétés d'achat se rattachent à un vaste système
fédératif qui fait la force des associations agricoles de ce pays. La
plupart d'entre elles appartiennent à la grande fédération nationale,
le « Reichsverband der deutschen landwirtschaftiichen Genossen-schaften»; à un échelon intermédiaire, elles sont groupées en fédérations
d'État ou de province et en sociétés centrales, qui possèdent
comme les unions françaises, leur société d'achats en gros et leurs
magasins. Les syndicats belges ont une organisation analogue. De
même, l'Union des sociétés agricoles de la Suisse orientale possède
un magasin central, dont les achats en gros montent à plusieurs
millions.
Ainsi, de quelque côté que nous portions nos regards, nous
voyons les agriculteurs, comme les consommateurs eux-mêmes,
s'organiser pour leurs achats, relier en fédérations leurs groupes
primaires, concentrer le service des achats en gros dans des sociétés
centrales, de manière à obtenir par leur union des rabais plus considérables
et des garanties plus sérieuses pour la pureté des produits
qui leur sont nécessaires. C'est ainsi que le petit cultivateur, dans
ses achats les plus minimes, s'assure des avantages qu'il n'aurait
jamais pu obtenir isolément, et qui semblaient réservés à la grande
exploitation.
''
Sociétés de vente.''
L'organisation collective de la vente, de
l'expédition et de l'exportation des produits agricoles présente beaucoup
plus de difficultés que celle de l'achat des matières et instruments
nécessaires à l'agriculture. Du côté des administrateurs, elle
suppose l'art de présenter les produits suivant les goûts de la clientèle,
et de les grouper en vue de l'expédition la pratique des procédés
commerciaux, tels que confection des bulletins de prix courants,
envois de prospectus et d'échantillons, emploi de voyageurs et
représentants; la connaissance exacte des marchés, des débouchés,
des conditions économiques, des tarifs de transport et de douane;
en un mot, des capacités et une expérience commerciale qui appartiennent
à des négociants de métier bien plutôt qu'& de simples
agriculteurs délégués dans ces fonctions. De la part des associés euxmêmes,
il faut obtenir la bonne qualité constante et l'uniformité des
produits, en imposant au besoin des procédés semblables de culture
et de traitement; les associés doivent s'astreindre à fournir des
livraisons régulières, et réserver leur production au syndicat pour
le prix qu'il est en mesure d'offrir, sans se laisser détourner par des
sollicitations étrangères. Ces conditions multiples sont si difficiles à
réunir, que les tentatives d'organisation, beaucoup plus rares jusqu'ici
pour la vente que pour l'achat, ont fréquemment échoué, soit
par incapacité des gérants, soit par indifférence ou mauvaise foi
des associés. Les syndicats qui ont essayé de se constituer en
organes de ventes sous la forme la plus lâche, se bornant à trans'
234 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
mettre les commandes à leurs membres sans contracter personnellement,
ont eux-mêmes éprouvé d'assez nombreux insuccès.
Toutefois, le mouvement est commencé, et il a déjà donné des
résultats appréciables dans divers pays. Sans parler encore des
'coopératives agricoles de production, si prospères dans certaines
branches, on peut signaler bien des sociétés spécialement instituées
pour la vente des produits agricoles qui fonctionnent aujourd'hui
'd'une façon satisfaisante.
En France, les meilleurs résultats ont été obtenus jusqu'à ce jour
par des sociétés locales qui ont organisé la vente des produits spé-
'ciaux de leur territoire, légumes verts, fleurs, fraises, huile d'olive,
vins, cidres, beurres et fromages; des syndicats d'exportation se
sont fondés dans les régions qui expédient leurs légumes et leurs
"fruits en Angleterre. En outre le Syndicat central des agriculteurs
de France a établi un office qui sert d'intermédiaire entre ses membres
pour les achats et ventes réciproques de semences, fourrages et
aliments du bétail. Au Danemark, sous l'influence de sociétés spé-
'ciales, qui se sont fédérées pour centraliser le service et renforcer le
-contrôle de la qualité des produits, l'exportation des oeufs a triplé
dans ces dix dernières années. Il existe également des syndicats de
vente pour les légumes et les fruits en Italie et en Californie, pour
les oeufs et la volaille en Irlande, pour les oeufs en Hongrie.
L'Allemagne est le pays qui a fait le plus d'efforts en ce sens.
Nombreuses sont les sociétés agricoles qui ont entrepris la vente du
bétail, des oeufs, du tabac, du houblon et autres produits spéciaux.
Une Société centrale pour la vente des bestiaux a réalisé, en 1902,
un chiffre d'affaires de 100 millions de francs; elle a créé à Berlin un
marché spécial pour le bétail, et elle s'efforce d'étendre les débouchés
au dehors; mais l'absence d'organisations locales est pour elle une
source de faiblesse. Quelques sociétés régionales ont entrepris la
vente du beurre sur une petite échelle; d'autres se sont formées pour
la vente du lait; pendant plusieurs mois, en 1904, l'association des
paysans du Brandebourg a soutenu à Berlin la lutte contre les
commerçants, dans le but de maintenir des prix rémunérateurs et
d'atteindre directement les consommateurs. Des cultivateurs de
betteraves se sont également syndiqués pour défendre leur position
de vendeurs contre le cartel du sucre.
Ces tentatives, si intéressantes soient-elles, ne sauraient avoir une
portée considérable; pour qu'une profonde transformation économique
s'opérât, il faudrait que les agriculteurs parvinssent à organiser
la vente collective d'une denrée de très large consommation
LA COOPÉRATION S3S
comme le blé. Les Allemands n'ont pas reculé devant les difficultés
du problème.
Dans diverses régions de l'Allemagne et de l'Autriche, des magasins
de hlé (~brM/MMM?-)de contenance variée ont été construits par
des sociétés coopératives isolées ou affiliées aux grandes fédérations
agricoles, généralement avec le concours du budget de l'État. Le blé,
déposé par les associés, est nettoyé, séché, classé, mélangé suivant
un type uniforme propre à la vente. Les sociétés n'obligent leurs
membres à apporter au magasin la totalité de leur récolte que dans
les régions de grande propriété. Les unes achètent et revendent le
blé à leur compte; les autres se bornent à le recevoir en dépôt et à
servir d'intermédiaires pour la vente, sauf à consentir des avances
aux déposants. Dans les régions exportatrices du nord et de l'est, les
/tofMAaMM?'font mieux encore; ils entreprennent eux-mêmes l'exportation,
quand elle leur paraît nécessaire pour dégager le marché
intérieur.
Les ventes ont déjà acquis une certaine importance, puisqu'en 1902
on les évaluait, pour l'ensemble des 170 sociétés coopératives se
livrant à la vente des céréales, au chiffre de 6 millions de quintaux.
Bien que ce chiffre ne représente encore qu'une petite fraction du
commerce des céréales en Allemagne, il est loin d'être négligeable.
Dès à présent, ces sociétés rendent à leurs membres le service de les
affranchir du commerce; elles participent directement aux adjudications
les plus importantes; grâce à leurs achats fermes ou à leurs
avances, les petits propriétaires, en Bavière et ailleurs, échappent à
la nécessité de vendre à tout prix après la récolte; grâce à elles également,
les cultivateurs, là où elles fonctionnent, reçoivent des prix de
vente locaux qui ne sont pas inférieurs aux cours cotés en bourse.
Pour l'avenir, elles espèrent réussir à former un jour un vaste
cartel qui dominera le marché intérieur, libérera l'agriculture de la
spéculation, régularisera les cours à l'abri des tarifs douaniers, et
réglementera souverainement les emblavures suivant les besoins
présumés de la consommation. Espérance lointaine, si l'on considère
les difficultés de tout genre, le grand nombre et la dispersion des
producteurs, la concurrence du blé étranger, l'ampleur de l'entreprise,
les charges financières qui pèsent sur les sociétés existantes,
leur petit nombre et leur défaut de cohésion; une organisation
collective sérieuse de la vente des produits agricoles ne pourrait se
réaliser que par la multiplication des coopératives locales reliées entre
elles par un cartel. Mais cette espérance suffit à soutenir les agrariens
allemands dans leurs efforts; quelques-uns rêvent déjà d'une
'236 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
f. 1 1
organisation internationale de la vente du blé. De fait, on signale
des magasins coopératifs en Autriche et même aux États-Unis, où
il existe un grand nombre d'e~ua~f.! coopératifs à côté des grandes
entreprises capitalistes d'emmagasinage 1.
6'ocicM.?d'assurances, d'élevage, etc. En dehors de l'achat et de la
vente, la coopération, en agriculture, s'applique encore à de multiples
objets. C'est ainsi que l'assurance mutuelle fait de rapides
progrès dans les campagnes, principalement l'assurance contre la
mortalité du bétail. Les petites mutuelles agricoles sont très nombreuses
en France, où elles forment généralement un service annexe
des syndicats d'achat. Aux États-Unis, 2 millions de farmers font
partie de ces sociétés. En Belgique, les sociétés d'assurance mutuelle
contre la mortalité du bétail (842) qui assurent une valeur de
75 millions de francs, se relient dans les grandes fédérations agricoles
à des caisses centrales de réassurance.
Des syndicats se sont encore constitués; en France et à l'étranger,
pour mettre à la disposition de leurs membres des machines coûteuses:
batteuses à vapeur, charrues défonceuses, trieurs à grains, matériel
de vinification, moulins à huile, etc. D'autres ont pour but la défense
commune contre certains fléaux de l'agriculture phylloxéra et
autres maladies de la vigne, insectes nuisibles, etc. Les syndicats
d'élevage, en France et en Suisse, visent à améliorer les races d'animaux
par le choix des reproducteurs mis à la disposition des associés;
ils tiennent des registres généalogiques qui assurent aux sujets
inscrits une plus-value certaine. Aux États-Unis, les sociétés agricoles
pour l'adduction de l'eau, le transport par eau des céréales et
des fruits, le téléphone et l'éclairage électrique, se chiffrent par
milliers.
~octe~s agricoles de production. Les coopératives agricoles de
production ont un tout autre caractère que les coopératives de production
industrielle. Ce ne sont pas des associations de travailleurs
fournissant à la société leur travail manuel, comme pourraient l'être
du reste, en agriculture même, des sociétés de cultivateurs fusionnant
leurs exploitations pour pratiquer la culture en commun 2; ce
sont des entreprises annexes, fondées par les cultivateurs en dehors
de leurs exploitations agricoles restées indépendantes, dans le but
1. Souchon, Leseo-M~ de f~'MM~Mreen Allemagne,p. 39et s. Muséesocial,
~HKa/es,juillet 1902. L'organisation coopérative de la vente des céréales en
~/e!?:a.</neet en ~<c/!p. Ministère de l'agriculture, Bulletin mensue). avritjuin
iSOi.
2. On signale toutefois en Sicile, en Corse et en Algérie quelques essais tout
récents de coopérativesde travail prenant a. bail un domaine pour le cultiver.
LA. COOPÉRATION 237
de donner à leurs produits une certaine élaboration industrielle et de
les écouler sous leur nouvelle forme. Ici donc, la coopération consiste,
de la part du sociétaire, non pas à fournir son travail le cas
est exceptionnel, mais à livrer ses produits et à profiter des services
rendus par la société.
La coopération de production est encore rare, parmi les agriculteurs,
pour la fabrication du pain et la préparation de la viande de
boucherie. Les boulangeries coopératives rurales sont nombreuses,
mais elles ont pour but de distribuer le pain à leurs membres, et doiventêtre
par conséquent rangées parmi les sociétés de consommation.
Quant aux moulins coopératifs et boulangeries établis par des cultivateurs
de blé pour la vente aux consommateurs, ils sont tout à
fait exceptionnels en France et au dehors; ce n'est guère qu'en Prusse
que les moulins coopératifs ont pris quelque extension. Du côté des
éleveurs, les tentatives faites pour créer des abattoirs ei. des boucheries
coopératives vendant la viande au détail ont généralement échoué,
àcausedel'indiS'érence des associés ou de l'indélicatesse des gérants.
Pour les deux articles les plus importants de l'agriculture et de l'alimentation,
le pain et la viande, les producteurs ne sont donc pas encore
parvenus à établir des relations directes avec les consommateurs.
De même, les coopératives agricoles sont encore peu nombreuses
dans certaines industries dérivées telles que la brasserie, la féculerie,
la fabrication des conserves, de l'huile, du sucre, de la chicorée, etc.
Les distilleries coopératives, il est vrai, paraissent s'accroître dans
certains pays; mais il en est peu qui soient de véritables entreprises
coopératives, formées par des producteurs agricoles. Peut-être la
coopération s'étendra-t-eUe un jour dans ces différentes industries
de transformation; mais, actuellement, il faut reconnaître qu'elle y
est très peu développée.
Au contraire, la coopération s'est appliquée avec un plein succès à
la production du beurre et du fromage. La concentration de l'industrie
du beurre dans les laiteries coopératives est une conséquence de
l'introduction des écrémeuses centrifuges à vapeur. Du jour, en effet,
ou la fabrication du beurre est devenue mécanique, elle a dû sortir
de la sphère des préparations domestiques qui se font à la ferme; elle
réclamait un mode de travail collectif, et des capitaux qui ne pouvaient
se détourner de i'ag'riculture; elle cessait donc d'être une
occupation accessoire des cultivateurs pour devenir une industrie
-distincte. Mais comme elle n'exigeait pas des capitaux aussi considérables
que la fabrication du sucre, elle convenait parfaitement à la
coopération.
238 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
Pour la fondation d'une laiterie, un certain nombre d'herbagers
s'associent; ils apportent leurs capitaux, ou bien ils empruntent le
surplus nécessaire; ils s'engagent à fournir tout leur lait à la coopérative,
et, après avoir fixé la rémunération du capital à un taux invariable,
ils se répartissent l'excédent du bénéfice au prorata du lait
qu'ils ont livré. Cette combinaison est éminemment favorable aux
petits cultivateurs; grâce à l'association, ils produisent le beurre suivant
les procédés les plus perfectionnés, en réalisant de notables économies
ils utilisent les sous-produits dans des porcheries annexes;
ils organisent la vente et les envois à l'étranger. La société coopérative
contrôle la qualité des livraisons, garantit la pureté des produits,
et agit sur ses membres pour l'amélioration du bétail et des pâtures.
Aussi les laiteries coopératives sont-elles devenues, depuis une
vingtaine d'années, un organe essentiel de l'économie rurale dans
tous les pays de pâturages, principalementpour les petits cultivateurs
possédant une ou deux vaches. En France, leur groupe principal se
trouve dans les Charentes et le Poitou, où elles se sont réunies en
Association centrale pour les achats collectifs; l'Association se compose
de 50000 cultivateurs possédant chacun deux vaches en
moyenne, et réalise un chiffre de ventes de 24 millions; mais elle n'a
pas encore su organiser l'exportation. En Belgique, les laiteries coopératives
comprennent 47 000 sociétaires, et vendent pour 22 millions
de produits. En Irlande, elles ont 24000 membres et font un
chiffre d'affaires semblable. En Allemagne, elles sont très nombreuses
un millier d'entre elles, 1200 sur 2S42, réunies dans le
Reichsverband, comptent 110000 adhérents, et leur paient dans
l'année 123 millions de francs pour le lait qu'elles en reçoivent. On
les rencontre encore en Suisse, dans l'Italie du Nord, au Tyrol, en
Hollande, en Hongrie, en Suède et Norvège, en Finlande, aux Etats-
Unis, au Canada, jusqu'en Australie, en Nouvelle-Zélande et en
Sibérie. Partout elles s'ingénient à trouver des débouchés; elles
fondent des agences et magasins de vente, installent des services
frigorifiques pour le transport, et cherchent généralement, avec
l'appui des pouvoirs publics, à conquérir le marché anglais.
Mais c'est surtout au Danemark que les paysans, associés dans les
laiteries coopératives, ont obtenu les plus beaux résultats. Dans ce
pays, les petits propriétaires cultivateurs, qui occupent la plus
grande partie du sol, sont presque tous affiliés à des sociétés agricoles
comme consommateurs ou comme producteurs. Les laiteries
coopératives, qui comprennent 150000 membres, attirent à elles
presque tout le lait du pays en offrant les prix les plus avantageux,
LA COOPÉRATION &39'
.11.
et vendent annuellement du beurre pour une somme de 210 millionsde
francs. Elles ont su faire l'éducation du cultivateur comme herbager
et nourrisseur. Elles ont aussi organisé l'exportation sur des.
bases excellentes fédérées dans ce but, elles donnent à leurs produits
la garantie d'une marque unique, les préparent suivant les convenances
particulières de leur clientèle anglaise, et sont ainsi parvenues
à fournir à l'Angleterre près de la moitié du beurre que ce pays
demande a l'étranger. Les exportations de beurre danois se sont élevées
en vingt-deux ans de 28 à 213 millions de francs; ce succès peut
être attribué complètement à la coopération, dont les premiers essais
ne remontent pas au delà de 1883.
Il faut mettre en regard de ces résultats ceux qui ont été obtenus
par les abattoirs et les fabriques coopératives de salaisons de porc,
industrie annexe de celle du beurre un débit de 60 millions de francs,
un même étan donné à l'exportation vers l'Angleterre. Les coopératives
agricoles danoises sont devenues les principaux fournisseurs..
des sociétés de consommation anglaises. Des relations permanentes
se sont établies entre les Unions danoises d'exportation eties IfAo~esales,
et leurs marchés portent sur le lait, le beurre, le lard et les
oeufs par quantités considérables (63 millions de fr. en 1903).
Ce mouvement coopératif au Danemark est d'autant plus remarquable,
qu'il est dû à l'initiative des petits cultivateurs; les propriétaires
des grandes fermes et des châteaux n'y ont adhéré que plustard,
sous l'empire de la nécessité. Les laiteries coopératives, en donnant
de plus hauts prix et en exerçant un contrôle rigoureux sur les
livraisons de leurs membres, ont triomphé desfabriques capitalistes;
celles-ci disparaissent peu à peu devant la concurrence coopérative.
Le même phénomène s'observe d'ailleurs en Suède, en Belgique, dans
l'ouest de la France et aux États-Unis J.
Dans divers pays comme l'Italie du Nord, les laiteries coopératives
fabriquent en même temps du fromage; ailleurs, les fromageries cool.
DeRocquigny,La coopérationdeproductionen a~'cMHM!'?,p. 88, Guillaumin,
1896,in-8". – Tiéfaine, ~M ~HertM coop~-a~'UMe~ France, p. 23, 247, 2SS, 290,
Lille, Robbe, 1901,in-8". Destrée et Vandervetde, Le socialisme en Belgique,
p. 328,Giard, 1898,in-8°. Cesfaits ne confirmentpas les pronosticsde M.Kautsky.
Aprèsun tableau lamentable de la situation du paysan coopérateur, tyrannisé par
l'association, contraint par elle d'améliorer ses procédésde culture et d'élevage,
privé par elle du lait nécessaire à son alimentation, M. Kaatshy prévoitune crise
de l'industrie laitière qui sapera de nombreuses existences d'agriculteurs, et
annonce commefin inévitable des coopérativesagricoles de production leur transformation
en fabriques capitalistes (La question agraire, trad. Milhaud, p. 419,
Giard, tMO,m-8°).Comp.VanderveMe,La coopérationrurale en Belgique, Revued'économie
politique, fév. i902, p. 145.
-240 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÈVOLUTION ÉCONOMIQUE
.pératives existent à l'état distinct. Ainsi fonctionnent les nombreuses
et antiques /rMt~erM de la Suisse et du Jura français, modestes asso-
'ciations qui peuvent se constituer avec un capital très restreint. Des
sociétés semblables existent encore en Allemagne, en Hollande et dans
d'autres pays. Mais la fabrication du fromage, n'exigeant pas un
matériel coûteux, se fait souvent encore à la ferme, et ne réclame pas
la coopération comme la fabrication du beurre.
Il reste enfin à signaler, parmi les coopératives agricoles de pro-
-duction, les caves coopératives, IFMseroerctHc de l'Allemagne et de
la Suisse, jSMerc~eKosMHscAa/~H de la Transylvanie et du Tyrol,
Cantine sociali italiennes. Il faut aller dans les vallées de l'Ahr, du
Rhin et de la Moselle pour voir, comme au Danemark, ce que peut
réaliser le paysan par ses propres efforts, quand il est animé d'un
.esprit d'association résolu et agissant. Par leurs coopératives, les
petits vignerons ont su se contraindre réciproquement à l'améliora-
.tion de leurs procédés de culture, créer des caves collectives, appliquer
les méthodes scientifiques à la vinification et à la conservation
du vin, et obtenir un produit parfaitement sain, durable et homo-
..gène Ils ont entrepris d'organiser la vente et d'atteindre directement
le consommateur; leurs efforts dans cette voie, contrariés
par les résistances du commerce de détail, ont été peut-être moins
heureux; mais les conventions passées par les coopératives viticoles
-avec les syndicats de négociants en vins paraissent donner de bons
résultats.
~oc!<~M de crédit caisses }'K)'a'7es. L'agriculteur a besoin de
-crédit, puisque la culture intensive exige des capitaux; le paysan,
jadis opprimé par l'usurier, a appris à s'en procurer par l'association.
Dans les caisses rurales, les associés se fournissent mutuellement le
crédit, soit en apportant des capitaux, soit en les empruntant sous
fleur responsabilité collective, limitée ou solidaire. Les caisses locales
reçoivent les épargnes en dépôt, font des avances à leurs membres
ou escomptent leurs effets; les caisses centrales des unions fournis-
.sent parfois aux caisses affiliées le fonds de roulement, réescomptent
les effets, et règlent les mouvements de fonds entre les caisses
locales suivant leurs besoins particuliers.
Depuis les premières fondations des grands initiateurs, Raiffeisen
'et Schulze-Delitzsch, qui remontent à un demi-siècle à peine, la coopération
de crédit a pris un immense développement dans certains
pays. L'Allemagne, qui en fut le berceau, tient la tête du mouve-
1. Berget,La coopérationdans ta viticultureeuropéenne,Lille, Devos,1902,in-8".
LA COOPÉRATION s.4i
LES SYSTÈMES SOCIALISTES. 16
ment 13 000 sociétés de crédit, la plupart affiliées au Reichsverband,
d'autres à des Unions régionales moins considérables, d'autres enfin,
'comprenant à la fois des agriculteurs, des commerçants et des industdureniel1sc6,
a0p0àital0l'U,0n0ioamcnteimognbésrneésr,eatlecfoodmnedpssossédoecidérteééssceurlSvtiecv,hauteldzueer-sD37el0iptzomsucrihll;iloenssutrnodipseerfqsrouanannrctessl;
un chiffre d'avances, en fin d'année (1903), dépassant 2 milliards;
pour compléter le système et fortifier les sociétés locales, des caisses
centrales établies par les grandes Unions; au sommet, la Caisse
centrale des associations coopératives, créée par l'État pour faire des
-avances à un taux modéré et remplir l'office de banque régulatrice
des mouvements de fonds; tel est l'imposant édifice du crédit coopératif
en Allemagne.
nisAatuiocnun gpaeryms anniequpe;eut troiuvtaelfisoeisr, avle'Acutcriecthtee vapstreésenettepuieslslaen-mteêmeorgau-n
'ensemble considérable de 5 600 caisses de crédit, avec 1 325 000 adhérents
et un capital de 165 millions de francs. Partout ailleurs, les
-caisses rurales jouent un rôle plus modeste; mais si la Suisse et le
Danemark n'en comptent qu'un petit nombre, si les pays anglo-
'saxons paraissent décidément réfractaires à cette forme de la coopération,
les banques agricoles progressent sensiblement en Hongrie
-(t 6SOsociétés, 367000 adhérents), en Italie, en Roumanie, en Russie,
en Serbie, en Belgique et en Hollande. La France est un des pays où
l'organisation du crédit agricole est la moins avancée 1500 caisses
rurales, la plupart très restreintes, 41 caisses régionales, un chiffre
,de prêts ne dépassant pas annuellement 65 millions, c'est peu relativement
à l'Allemagne et à l'Autriche; mais le mouvement y est
-encore récent.
862

modifications