Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre III : Le développement des formes d’organisation économique à l’époque contemporaine

De Librairal
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Chapitre 10. Position du problème et aperçu préliminaire.

Après cette revue des multiples systèmes de transformation sociale, l'esprit désorienté a besoin, pour se ressaisir, de reprendre contact avec la réalité, et de revenir aux faits comme à la seule base solide de toute doctrine sociale.

Aussi bien la pensée moderne, formée à la discipline des sciences naturelles et de la critique historique, ne saurait procéder autrement. Le plus grand progrès réalisé de nos jours dans les sciences sociales a été un progrès de méthode; la méthode historique et d'observation a définitivement ruiné les anciens concepts absolus. Systèmes politiques basés sur la théorie de l'état de nature, systèmes économiques fondés sur la liberté naturelle, constructions utopiques des anciens socialistes, codes de lois modèles présentés comme l'expression définitive de la raison écrite, toutes ces conceptions sont mortes, parce qu'elles supposaient l'existence d'un idéal universel, absolu, perpétuel, sur lequel les sociétés humaines, dès qu'elles en recevaient la révélation d'un penseur ou d'un peuple, devaient se modeler, en reniant les institutions vicieuses et irrationnelles qu'elles avaient jusque-là pratiquées.

A cette idée rationaliste et simpliste, la science moderne a substitué celle d'évolution naturelle, d'enchaînement et de continuité nécessaire, de développement organique et de relativité des institutions sociales. Les institutions ne sont pas des créations arbitraires, elles poussent comme des organismes, suivant les conditions du milieu historique où elles sont nées; elles ne sont à aucune période des monstruosités imaginées par un esprit malfaisant, elles apparaissent comme des phénomènes de masses, ayant leur raison d'être dans l'état psychologique et économique du groupe social où elles se sont établies; elles ne sont jamais non plus un but définitif, un modèle immuable sur lequel l'humanité puisse se reposer, elles sont dans un perpétuel devenir, et se transforment progressivement sous l'action de facteurs toujours en mouvement dans le sein de la société.

La thèse organique de l'école historique, dressée en réaction contre le rationalisme de la Révolution française, soulève à son tour des critiques chez les penseurs contemporains; et bien certainement elle est excessive, si on l'interprète dans la pleine rigueur du déterminisme traditionaliste, en déniant à la volonté et à la raison humaine tout rôle dans l'évolution. Toutefois, la base de la doctrine reste intacte; et malgré certaines divergences qui subsistent sur des questions de limite et de dosage, le réalisme historique, avec sa méthode expérimentale, paraît définitivement entré dans nos habitudes de pensée.

La force du socialisme contemporain de Karl Marx, Lassalle et Engels, vient justement de ce qu'il repose sur cette base scientifique de l'évolution et du déterminisme historique. L'exposé magistral des grandes transformations économiques contenu dans le Capital et dans le Manifeste communiste fait ressortir cette idée essentielle, méconnue des anciens socialistes, que le régime capitaliste n'est pas un ensemble d'institutions vicieuses créées par la volonté malfaisante de quelques hommes; c'est une forme sociale qui ne pouvait pas ne pas être dans certaines conditions historiques, qui s'est constituée naturellement et nécessairement sur les débris de la petite production individualiste. Mais aussi, et de la même manière que jadis le régime du petit producteur indépendant, la production capitaliste engendre et développe en elle-même à son tour des antagonismes qui doivent entraîner sa dissolution avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. A mesure que s'accentue la concentration, le mode de production collectif de la grande industrie capitaliste devient incompatible avec le monopole privé du capital, et doit aboutir fatalement à la propriété commune de tous les moyens de production, y compris le sol. C'est donc dans la société présente que s'élabore progressivement la structure du régime de la propriété collective.

Les socialistes contemporains, quelles que soient leurs réticences ou leurs divergences au sujet de l'organisation socialiste de l'avenir, sont cependant tous d'accord pour la rattacher à l'évolution historique. C'est donc bien à la méthode d'observation qu'ils prétendent recourir, lorsqu'ils annoncent l'établissement d'un mode de production et d'échange socialement organisé.

De son côté, Herbert Spencer emploie les mêmes procédés d'induction historique pour justifier des conclusions bien différentes sur l'avenir des institutions sociales. Il croit pouvoir induire des changements déjà effectués par la civilisation qu'à une époque plus ou moins éloignée, et sauf des reculs toujours possibles avec le réveil passager du militarisme, le régime de la coopération forcée et du statut obligatoire, propre à la société militaire et à la société communiste, disparaîtra définitivement des nations les plus avancées pour faire place au type de la société industrielle, caractérisée par la coopération volontaire et la liberté des contrats. Dans l'organisation sociale de l'avenir, les échanges et la location des services assureront à chacun une juste rémunération exactement proportionnée à l'effort et au mérite, parce qu'ils s'effectueront en dehors de toute réglementation artificielle et par les seules lois de la libre concurrence. La société comprendra dans sa structure plastique d'innombrables associations privées, qui se chargeront des services les plus divers; quant à l'État, son rôle se réduira strictement aux fonctions de sécurité qui seront nécessaires pour assurer le respect des droits réciproques des individus.

Pourquoi ce régime de libre concurrence et de laisser faire doit-il se généraliser et l'emporter définitivement? C'est que toute intervention de l'autorité publique dans les échanges et les contrats, toute charge fiscale ayant un autre objet qu'une dépense de sécurité entraîne une répartition artificielle des produits, et dépouille les hommes supérieurs du bénéfice de leur mérite au profit des individualités inférieures. Or, dans un état de civilisation où la lutte pour l'existence entre les nations ne s'exercera plus que sur le terrain économique, les sociétés appelées à survivre et à progresser aux dépens des autres seront celles qui permettront aux hommes les mieux adaptés à l'état industriel de s'élever et de se multiplier; celles au contraire qui arracheront aux hommes supérieurs les résultats de leurs efforts pour en faire bénéficier les faibles disparaîtront, battues dans la course de la civilisation.

M. de Molinari s'inspire des mêmes idées. Après avoir montré que la tutelle politique est nécessaire tant que les hommes restent très inégaux en capacité et que leur adaptation est imparfaite, il déclare que les servitudes politiques et économiques nées de l'état de guerre disparaîtront dans l'avenir, parce que ce sont des "nuisances dans un état de concurrence industrielle". L'État devra se décharger des services d'intérêt collectif, y compris même celui de la sécurité publique, en les confiant à de grandes sociétés privées qui seront livrées à la concurrence. Car l'État omnipotent, après avoir subi un ralentissement de la production et de la population, s'effondrera sous le poids de ses charges fiscales. La concurrence entre les nations imposera fatalement la réforme du gouvernement politique et l'établissement du self government individuel; les sociétés qui se déroberont à la pression de la concurrence tomberont nécessairement en décadence et feront place à d'autres.

Ainsi, par la même méthode, par l'observation du passé et du présent, l'école socialiste et l'école individualiste, dans leurs prévisions sur l'état social de l'avenir, arrivent à des conclusions diamétralement opposées; l'une conclut à la nécessité historique d'un régime autoritaire de propriété collective et de production organisée, l'autre à la nécessité d'un état de libre concurrence et d'invidualisme presque anarchique auquel les sociétés ne sauraient se dérober sous peine de mort. Où est la vérité?

Pour essayer de la découvrir, il faut à notre tour recourir à l'étude des faits. Parmi les innombrables phénomènes de la vie sociale, nous observerons les formes de l'organisation économique dans leur évolution, en nous attachant aux organes qui paraissent les plus vivaces, les plus propres à un large développement ultérieur dans les sociétés avancées. S'il est vrai que les mêmes causes, dans des conditions semblables, doivent produire des effets du même genre, nous devons être capables de discerner, par une observation prudente et attentive, les tendances du mouvement contemporain dans les sociétés de civilisation occidentale, au moins pour un avenir prochain, et en supposant que des facteurs inconnus ne viennent pas bouleverser les conditions actuelles de révolution.

Parmi les grands courants qui agissent dans les sociétés modernes pour déterminer en elles des modifications de structure et de fonctions, celui du capitalisme est certainement l'nn des plus puissants. La notion du capitalisme nous est aujourd'hui familière. C'est le régime dans lequel la production et ses annexes (transports, commerce, banque, etc.) se trouvent entre les mains de capitalistes, qui tirent un profit de leur capital-valeur en l'investissant dans des entreprises où le travail est fourni par des salariés. Le régime capitaliste se caractérise donc moins par la dimension des entreprises que par un certain état des relations juridiques dans lequel les activités économiques sont subordonnées au capital en quête de profit.

Cette conception du capitalisme peut être critiquée pour défaut de précision; on peut lui reprocher de laisser indécises les frontières qui séparent le capitalisme des autres formes de la production, contester telle ou telle partie de la définition ou même la combattre dans son principe; on peut discuter s'il y a, entre l'entreprise capitaliste et celle du petit producteur indépendant resté travailleur manuel, une différence de nature ou de degré, une distinction qualitative ou simplement quantitative. Mais peu importe ici; la notion, dans ses grandes lignes, est suffisante pour caractériser le régime moderne par opposition aux formes économiques antérieures, régime patriarcal de l'économie sans échanges et régime de la petite exploitation indépendante.

Or le capitalisme tend aujourd'hui, avec plus ou moins de force suivant les pays, à éliminer les formes antérieures et à soumettre à sa loi une portion croissante des activités économiques. Les causes qui déterminent ce mouvement universel sont-elles psychologiques, ou extérieures à l'homme? Il semble évident qu'aucun phénomène social ne peut se produire sans avoir sa source dans l'esprit humain, dans l'éternel effort de l'homme pour réaliser ce qu'il considère comme son plus grand bien; conception d'ailleurs variable suivant les époques et les milieux, déterminée par de nombreux facteurs moraux, politiques, esthétiques et autres. Le mouvement vers le capitalisme est donc le produit de cet effort, au moins de l'effort des hommes qui disposent des moyens de succès.

Mais le mobile psychologique ordinaire n'a produit cette évolution spécifique qu'à raison de circonstances historiques déterminées, qui se sont rencontrées à un moment donné dans certains pays. Parmi ces circonstances, l'extension des marchés par le développement des moyens de communication, et la prépondérance des facteurs matériels de la production par le fait des progrès de la science et de la technique, peuvent être considérées comme les causes les plus actives du phénomène. Il a fallu aussi, pour qu'il prît naissance, un certain état de la population et de la richesse antérieurement accumulée; il a fallu, pour qu'il s'étendit, un certain régime juridique écartant les entraves, un milieu de libre concurrence où l'esprit mercantile pût prendre un libre essor et produire ses effets les plus complets. Les facteurs politiques, juridiques et moraux ont donc concouru, par influence en retour, à la formation du régime nouveau; mais les facteurs techniques et économiques ont eut la part principale, ils ont été la cause principale de la révolution industrielle, et leur prépondérance n'a rien de surprenant dans un phénomène d'ordre économique. Or, ces diverses circonstances constituent la civilisation même; la plupart prennent une importance grandissante dans les sociétés contemporaines elles déterminent donc, à titre de causes impulsives ou simplement de conditions favorables, un développement parallèle aussi rapide du capitalisme.

D'autre part, il s'opère également, dans les mêmes milieux, un mouvement général de groupement, d'intégration, d'organisation spontanée des éléments sociaux, qui s'est singulièrement accéléré dans les vingt dernières années du XIXème siècle.

Au point de vue politique, cette tendance se manifeste par la formation des grandes unités nationales, par une centralisation croissante dans les États fédérés, par la constitution de nouvelles fédérations politiques, par des unions douanières et de vastes systèmes d'alliances internationales. Depuis que le champ sur lequel s'exerce la concurrence des intérêts politiques et économiques s'est étendu à l'univers, les grands États ont dû contracter des alliances visant les multiples problèmes d'une politique mondiale.

Dans l'ordre économique, les conditions nouvelles de la lutte pour l'existence obligent les entreprises concurrentes à chercher un accroissement de force dans un agrandissement de leurs dimensions ou dans une entente réciproque, en vue de se procurer les avantages de la grande production ou même de dominer le marché. De là d'innombrables groupements de capitaux ou de personnes pour la création de vastes entreprises capitalistes ou coopératives. Sous un autre aspect, dans le conflit des intérêts entre employeurs et salariés, même tendance à la constitution de groupes puissants et à la fédération des groupes. Dans tous les pays, la même civilisation économique fait éclore ces multiples associations, qui se développent avec la force d'organismes jeunes appelés à des formes supérieures. Enfin la grande association nationale, l'Etat, et les groupes politiques secondaires, étendent aussi constamment leurs fonctions économiques, soit par voie d'assistance et de protection, soit par voie de réglementation et de contrôle sur les exploitations privées, soit enfin sous la forme d'entreprises directes.

Ces deux grands courants, l'un dans le sens du capitalisme, l'autre dans le sens de la consolidation et de l'intégration par le groupement des éléments individuels, se combinent-ils ou se contrarient- ils ? Sur certains points, ils se combinent; la concentration des entreprises, les associations de capitaux, les coalitions d'entrepreneurs sous une forme fédérative ou unitaire, sont les manifestations supérieures du capitalisme. Par ailleurs, les associations coopératives, les syndicats de travailleurs salariés, les entreprises publiques et autres fonctions économiques de l'État et des communes ont bien en général leur raison d'être dans le développement du capitalisme; mais ces divers organismes se forment en réaction contre lui et pour limiter sa puissance. Parmi ces formes nouvelles, les unes consacrent le triomphe des forts, tandis que les autres tendent à fortifier les faibles dans leur lutte contre les forts.

Ce sont ces différentes manifestations de la vie sociale contemporaine que l'on voudrait retracer ici. Dans l'esquisse synthétique qui va suivre, on ne se propose pas d'étudier les faits pour eux-mêmes, avec la prétention de fournir sur eux des renseignements nouveaux; on a seulement pour but de présenter d'une façon succincte des faits déjà connus, exposés par d'excellents observateurs, en les envisageant surtout au point de vue dynamique pour essayer de discerner en eux les tendances générales de l'évolution. Peut-être, après un examen consciencieux de la réalité mouvante des choses, pourrons nous répondre à la question posée au début les sociétés modernes : s'engagent-elles dans la voie du collectivisme autoritaire, ou dans celle de l'individualisme libertaire ?


Chapitre 11. La concentration industrielle et commerciale.

Section 1. Agrandissement des entreprises.

La concentration dans l'industrie manufacturière, les transports, le commerce de détail, les banques, les assurances, etc., est un fait si universellement connu, si fortement établi par des observations nombreuses et concordantes, qu'il est devenu banal de le constater; toutefois, il n'est pas inutile de mesurer par des chiffres l'étendue actuelle du mouvement, et surtout la vitesse de son cours. Sur ce dernier point, nous n'avons guère à notre service que les statistiques allemandes, les seules qui aient été établies sur les mêmes bases à deux époques différentes. Il est vrai que l'Allemagne, dont le développement industriel a été si remarquable dans les dernières années du XIXème siècle, nous offre une excellente illustration du phénomène.

Dans l'intervalle de treize ans qui sépare les deux derniers recensements professionnels allemands de 1883 et 1895, le nombre des petites exploitations industrielles (travailleurs isolés et établissements occupant 5 personnes au plus) a sensiblement diminué, tandis qu'augmentait celui des moyennes (6 à 50 personnes) et des grandes exploitations. Les premières ont perdu 79000 personnes , alors que les secondes en gagnaient 793000 et les troisièmes 353000; aussi la proportion du personnel des petites entreprises dans l'ensemble est-elle tombée de 55 à 40 p. 100. A l'intérieur de chacune de ces trois grandes classes, même tendance à l'accroissement proportionnel du personnel des établissements les plus importants.

Si l'on tient compte, à côté du personnel, de l'importance des forces inanimées employées dans les diverses exploitations, en comptant un cheval-vapeur comme l'équivalent de 24 forces humaines, la prépondérance des grandes entreprises apparait bien plus forte encore. Dans l'industrie et le commerce (les statistiques allemandes ne nous permettent pas de les séparer pour ce calcul nous observons que, si les petits établissements occupent encore 46 p. 100 du personnel, ils n'emploient plus que 15 p. 100 du total des forces en hommes et en moteurs, tandis que les grands établissements de plus de 100 personnes, avec leurs différentes branches et succursales, comprennent plus de la moitié de ces forces réunies (exactement 54,8 p. 100),. Dans ce chiffre, les exploitations géantes, celles qui emploient plus de 1000 personnes, comptent à elles seules pour 18 p. 100; la maison Krupp occupe pour sa part 44000 ouvriers et employés, et dispose d'une force de 36 560 chevaux-vapeur. Ces immenses établissements d'industrie et de commerce ont plus que doublé en nombre et en personnel dans l'espace de treize ans.

La concentration est donc extrêmement rapide en Allemagne depuis quelques années. Elle se fait sentir principalement dans les industries textiles, les industries chimiques, les mines, la construction des machines, la minoterie, le travail des métaux et l'industrie du bâtiment.

En France, nous ne pouvons constater la progression par des chiffres que pour les fabriques de sucre, qui décroissent en nombre alors qu'elles augmentent leur production. Quant à l'état statique de l'industrie dans son ensemble, tel qu'il ressort du Recensement des industries et des professions de 1896, il dénote une concentration déjà très avancée, puisque les grands établissements industriels; occupant au moins 5O salariés comprennent à eux seuls 45 p. 100 du personnel de l'industrie (sans les transports). Même proportion à peu près en Belgique pour les établissements de même importance, d'après le Recensement des industries et des métiers de 1896. Les exploitations de plus de 1000 ouvriers comprennent, comme en France, à peu près le dixième de la population ouvrière.

Pour l'Angleterre, nous ne pouvez suivre le mouvement que dans l'industrie textile, où la moyenne par établissement des broches, des métiers et des ouvriers s'élève régulièrement. Aux États-Unis, il nous est possible de mesurer la vitesse de la concentration dans l'industrie tout entière par le même procédé des moyennes progressives. Dans l'ensemble, l'importance moyenne des entreprises en capital, en personnel et en produit s'élève d'une façon à peu près continue depuis 1850, bien que le nombre des établissements se soit beaucoup accru dans le dernier Census de 1900, à la suite d'un relevé plus soigneux des petits métiers. Pour quelques grandes industries, machines agricoles, cordonnerie mécanique, tapis, fer et acier, cuirs, liqueurs, constructions des navires, lainages, etc., le nombre absolu des entreprises a même une tendance à diminuer. Si l'on remonte jusqu'en 1850, les différences de moyennes sont énormes; depuis 1880 même, la progression est très sensible dans les principales industries. Ainsi, depuis cette époque jusqu'en 1900, l'importance moyenne des établissements a doublé ou triplé dans la plupart des divisions; l'accroissement est même plus rapide encore dans la construction des navires, dans celle des machines agricoles et dans l'industrie des cuirs.

En même temps qu'elle se concentre, l'industrie obéit à deux autres tendances, qui agissent en sens contraire l'une de l'autre sans être cependant contradictoires.

D'un côté, les entreprises industrielles subissent certainement la loi générale de la spécialisation progressive. C'est ainsi que les filatures de coton anglaises restreignent leur fabrication à une série de numéros très limitée, de manière à éviter les arrêts résultant des changements de numéros sur les métiers, et à conquérir une supériorité décisive dans un genre de production très spécialisé. Quand une grande société industrielle possède plusieurs établissements, il arrive souvent que la division du travail s'opère par l'affectation de chaque établissement à une spécialité distincte.

D'autre part, on observe aussi que les grandes entreprises, lors même qu'elles restent spécialisées, tendent à embrasser la série complète des fabrications nécessaires à la production d'une marchandise achevée, et cherchent parfois à étendre leurs opérations depuis l'extraction des matières premières jusqu'à la vente au consommateur, de manière à se rendre indépendantes des industries connexes et des intermédiaires, et à fournir le maximum de rendement sans arrêts dans la production. Ainsi une fabrique d'horlogerie, tout en se consacrant à un genre de fabrication spécialisé, rassemble autour de son moteur des opérations multiples jusque-là disséminées dans une multitude d'ateliers à domicile. Une grande filature possède des ateliers de réparation; un grand tissage s'annexe une blanchisserie ou une teinturerie; une grande usine fait subir à ses sous-produits les préparations complémentaires qui doivent en faire des produits marchands; les fabriques de papier achètent des établissements de défibrage du bois, tandis que les chocolateries acquièrent des fabriques de sucre; les entreprises de navigation sur le Rhin sont propriétaires de docks et d'engins de manutention; les grandes entreprises d'abattoirs à Chicago ont leurs wagons et dépôts frigorifiques dans les places principales où elles expédient la viande, etc.

Nulle part ce phénomène d'intégration ne se manifeste avec autant de force que dans l'industrie du fer et de l'acier, où les entreprises importantes se suffisent complètement à elles-mêmes, possédant, à côté de leurs hauts fourneaux, laminoirs et usines de transformation, des mines de houille, des gisements de minerais et des voies ferrées; en Allemagne, en Autriche et aux États-Unis, les houillères fusionnent avec les établissements sidérurgiques et métallurgiques. D'autres industries, comme celles du zinc et des glaces, des produits chimiques, présentent une organisation analogue; des fabriques de machines et des compagnies maritimes achètent des mines de houille. (V. Annexe II, l", Allemagne.)

La grande industrie s'annexe aussi le commerce. Le syndicat houiller du Rhin a créé une filiale qui monopolise le commerce et le transport de la houille dans la région. Des entreprises anglaises et américaines pour la production du thé, du tabac, de la bière, se subordonnent les détaillants ou établissent dans les grandes villes des bureaux de vente au détail. De même, des fabriques de machines agricoles, d'instruments de musique, de machines à coudre, de bicyclettes et automobiles, de meubles et tapis, tiennent des magasins de vente dans les principaux centres d'écoulement.

Même accroissement dans les entreprises de navigation. Les petits armateurs conservent encore la pêche et le cabotage; mais la navigation au long cours, surtout par bateaux à vapeur, appartient presque exclusivement à de grandes sociétés. Des compagnies anglaises se sont agrandies en achetant les flottes de leurs concurrents. La moyenne du tonnage par entreprise, dans la navigation à vapeur du monde, a doublé de 1880 à 1903, passant de 2 372 à 5 486 tonnes. Les grandes entreprises possédant une flotte supérieure à 100000 tonneaux, qui n'étaient que 3 en 1880 avec 387 163 tonneaux, soit 5,2 p. 100 de l'ensemble de la navigation à vapeur, sont au nombre de 39 en 1905, avec 7849590 tonneaux, soit 27,6 p. 100 de l'ensemble; parmi elles, deux compagnies allemandes possèdent respectivement 523 000 et 708000 tonneaux

Le commerce est soumis à la même loi de centralisation, bien que d'une façon moins sensible. En Allemagne, de 1883 à 1895, les petits établissements de commerce et de transport occupant moins de 6 personnes n'ont certes pas décru en nombre et en personnel comme les petites exploitations industrielles; ils ont, au contraire, augmenté d'une façon absolue. Mais leur augmentation proportionnelle a été moins rapide que celle des moyens et grands établissements, de sorte qu'en définitive l'importance relative du petit commerce dans l'ensemble a diminué; la proportion de son personnel est tombée de 76 à 70 p. 100.

En France, nous ne pouvons faire de semblables comparaisons d'une époque à une autre. Nous savons seulement qu'en 1896 les établissements commerciaux employant 5 salariés et plus occupent la moitié du personnel salarié du commerce.

Mais qu'est-il besoin de statistiques, pour établir un fait qui s'affirme aux yeux du public le moins initié par la croissance extraordinaire des grands magasins et des bazars? Partout ils s'agrandissent et se multiplient; ils étendent le cercle de leur clientèle bien au delà de la ville ou ils sont situés, grâce aux facilités nouvelles des expéditions par petits colis; ils cherchent à atteindre les couches les plus nombreuses de la population par des procédés rajeunis de vente à crédit ou à tempérament. On ne rencontre qu'à Paris des magasins au chiffre d'affaires de 15O ou 180 millions, comme le Louvre ou le Bon Marché. Mais Londres possède les établissements Spiers et Pond (capital, 48 millions de francs} et le bazar Whiteley (55 millions d'affaires) à Chicago, c'est Siegel Cooper and C° (90 millions d'affaires), Marshal Field (80 millions); à Berlin, c'est le bazar Wertheim (40 millions), etc.

Dans des branches de commerce plus spécialisées, les grands magasins s'étendent d'une autre manière. Tandis que la maison Potin multiplie ses correspondants en province, l'épicerie Lipton, au capital de 63 millions, répand ses 300 succursales sur tout le solde l'Angleterre. Une grande maison de tabacs anglaise, Salmon et Gluckstein, possède 140 magasins de débit; telle maison de librairie française établit des succursales dans les différents quartiers de Paris et dans les villes de province; certaines entreprises, tant à Londres qu'à Paris, possèdent des restaurants de quartier multiples; les commerces de la boucherie, de la boulangerie et de la laiterie présentent des cas d'extension analogues dans certaines grandes villes; des sociétés possèdent de grands hôtels disséminés dans un même pays ou dans les diverses contrées du monde. Sous cette forme, la concentration ne s'opère plus par la création ou l'agrandissement d'un magasin gigantesque, mais par la multiplication des comptoirs locaux qui dépendent d'une même entreprise et constituent les organes d'une maison mère.

Le grand commerce de détail, comme la grande industrie, tend à la fois à la spécialisation et à l'intégration. Lorsqu'une grande maison de détail s'annexe le commerce du gros, lorsqu'une grande épicerie entreprend de fabriquer elle-même certains des produits qu'elle met en vente, lorsqu'un grand magasin établit pour ses besoins des ateliers de confection, de tapisserie, d'ébénisterie et autres, l'intégration consiste à réunir sous une même direction une série d'opérations connexes pour un même genre de marchandises, et se concilie avec la spécialisation. Mais lorsque l'intégration s'effectue par la concentration dans un même établissement de plusieurs branches de commerce différentes, il n'en est plus de même; les deux tendances, spécialisation et intégration, sont alors contradictoires; aussi s'observent- elles dans des entreprises différentes. Tandis que certains grands magasins multiplient leurs rayons dans les spécialités les plus disparates, de manière à attirer la clientèle par la plus grande variété possible d'objets à sa convenance, d'autres magasins prospèrent et grandissent en présentant au public tous les modèles possibles d'une même spécialité, quincaillerie, épicerie, verrerie, meubles, fourrures, vêtements pour hommes, etc.

La banque se concentre de la même manière que le commerce de détail. Les banques constituées par actions ont pris à la fin du XIXème siècle un développement considérable; elles étendent maintenant leurs rameaux sur toute la surface d'un pays, et fondent même des succursales sur les places étrangères. En 1905, les cinq grandes banques françaises par actions (y compris la Banque de France) possèdent un capital de 1 milliard, et des dépôts et comptes courants pour 3 milliards et demi; là-dessus, le Crédit lyonnais, à lui seul, détient plus de 1 milliard de dépôts. Les petites banques locales disparaissent successivement devant les agences des grandes sociétés de crédit; les unes sont absorbées, les autres cessent leurs affaires sans être remplacées, de sorte qu'il n'y a guère, pour subsister en face des banques par actions et de leurs succursales, que les banques privées les plus importantes situées dans les grands centres d'affaires. De même, en Angleterre, beaucoup de banques privées ont été absorbées par les Joint stock Banks, et les amalgamations des banques de province avec les banques de Londres ont été fréquentes dans les vingt dernières années. Aussi les banques par actions sont-elles parvenues à un grand développement: 21 d'entre elles possèdent plus de 100 succursales dans le Royaume-Uni; les dépôts, pour 16 banques par actions, s'élèvent à près de 10 milliards de francs, et le capital, pour les 6 principales, à 1 800 millions.

En Allemagne, les grandes banques de Berlin, comme la Deutsche Bank, n'ont pas seulement créé des succursales; elles ont surtout, en augmentant leur capital, absorbé des banques considérables situées dans les grands centres industriels et maritimes. Tantôt elles se sont contentées d'acquérir la majorité des actions pour dominer la direction de la banque provinciale; tantôt elles ont acheté la totalité des actions et transformé la banque en filiale. La crise de 1900-1901 a eu pour effet de fortifier encore les plus puissantes au détriment des moyennes et petites banques. Aux États-Unis, la formation des trusts accélère la concentration dans les affaires de la banque, en privant les banques locales d'une partie de leur clientèle industrielle, et en augmentant l'importance des grandes banques de spéculation de New-York, qui ont fondé les principaux trusts.

Dans la banque comme dans le commerce de détail, un mouvement d'intégration se poursuit parallèlement à celui de la concentration, en sens contraire de la spécialisation. Les grands établissements de crédit du continent ne se bornent pas aux opérations de banque à court terme, dépôts et comptes courants, escomptes et avances sur titres; ils se chargent des ordres de bourse et des opérations de change; beaucoup même, surtout en Allemagne, entreprennent des émissions d'emprunts et de valeurs industrielles. Cependant le crédit hypothécaire et le crédit agricole restent généralement distincts, réservés à des institutions particulières.

Les assurances n'échappent pas non plus à la loi commune. En France et en Allemagne, le nombre des compagnies d'assurances sur la vie reste stationnaire, ou s'accroît à peine depuis de longues années, tandis que le chiffre de leurs affaires progresse rapidement; aussi la moyenne des capitaux assurés, par compagnie, a-t-elle presque doublé en France, et triplé en Allemagne depuis 1880; de grandes compagnies y ont absorbé des sociétés moindres. Aux Etats- Unis, le nombre des sociétés d'assurances sur la vie est tombé de 71 en 1870 à 37 en 1889, et la moyenne par société des sommes assurées a sextuplé, passant de 140 a 845 millions de francs. L'actif des sociétés d'assurance-vie s'élève à 11,5 milliards de francs aux États- Unis, 7,2 milliards en Angleterre, 2,1 milliards en France, celui des sociétés d'assurance de toute nature monte à 5 milliards eu Allemagne les grands établissements d'assurances, devenus d'immenses réservoirs de l'épargne privée, disposent par là d'une puissance financière considérable.

La concentration a eu deux conséquences naturelles, que les statistiques nous permettent de saisir l'agglomération des capitaux dans les sociétés par actions, et la décroissance continue de la proportion des entrepreneurs vis-à-vis des salariés.

Dans l'industrie manufacturière, les mines, les chemins de fer, la navigation, le commerce, la banque, les assurances, etc., les entreprises les plus considérables ont du, pour la plupart, se constituer en sociétés par actions. En France (1899), le capital de ces sociétés monte à 13 milliards 1/2, non compris 22 milliards en obligations. Pour l'Angleterre (1904), leur capital s'élève à 70 milliards 1/2 de francs, y compris celui des compagnies de chemins de fer. En Allemagne (1896), capital et réserves des sociétés par actions montent à 10 milliards de francs, sans compter 8 milliards en obligations. Aux États-Unis (1900) les sociétés par actions fournissent 89,5 p. 100 du produit total de l'industrie; la proportion s'élève même à 81,4 p. 100 dans l'industrie chimique, à 89,9 p. 100 dans celle du coton, et 93,6 p. 100 dans celle du fer et de l'acier.

L'industrie, à mesure qu'elle grandit, devient une propriété impersonnelle, monnayée sous forme de titres mobiliers. A ce degré, elle subit de plus en plus la domination de la haute finance. Les grandes entreprises ne peuvent plus se passer du concours des maisons de banque, soit pour l'émission de leurs titres, soit pour des avances et des commandites. L'influence de la finance sur l'industrie est surtout sensible à l'égard des trusts et des cartels, qui sont formés et cré dités par la haute banque.

Il résulte aussi de la centralisation industrielle et commerciale que la proportion des patrons indépendants diminue vis-à-vis du nombre sans cesse grossissant des salariés. La diminution est particulièrement rapide en Allemagne de 35 p. 100 en 1882, la proportion des entrepreneurs d'industrie et de commerce (en comptant parmi eux les chefs d'ateliers à domicile, et parmi les salariés les ouvriers à domicile isolés) est tombée à 26 p. 100 en 1895; si l'on met de côté les travailleurs isolés, la proportion tombe d'une époque à l'autre de 17,3 à 12,3 p. 100 dans l'industrie, et de 26,3 à 22,9 p. 100 dans le commerce. En Belgique, dans l'industrie, la chute est moins rapide, parce que le développement industriel y est plus ancien; néanmoins, au lieu d'une proportion de 1 patron pour 1,8 ouvrier en 1846, on n'y trouve plus en 1896 que 1 patron pour 3 ouvriers. Même proportion à la même époque dans l'industrie française, tandis que le commerce compte un peu plus de patrons que de salariés.

En même temps que diminue le nombre des entrepreneurs relativement aux salariés, le capital des entreprises, principalement le capital fixe, augmente plus vite que le personnel salarié. L'évolution industrielle a donc pour conséquence d'amoindrir l'importance relative des facteurs personnels à l'égard des facteurs matériels dans le procès de production.

La cause du mouvement universel de concentration capitaliste est bien connue; c'est la supériorité des grandes entreprises dans la concurrence qui le provoque, avec la force irrésistible d'une loi naturelle.

Considérons l'industrie. Une grande entreprise, disposant de larges capitaux, peut se procurer les meilleures machines, et tenir sans cesse son outillage à hauteur des inventions les plus récentes; elle achète les brevets pour l'exploitation des procédés les plus perfectionnés elle attire les directeurs et ingénieurs les plus capables, les ouvriers les plus habiles et les plus laborieux par des salaires plus élevés et des journées plus courtes. Dans les ateliers, le travail est organisé de manière à donner la plus grande production aux moindres frais: spécialisation extrême des tâches, application des ouvriers saperieurs à certains travaux délicats, qui permettent de donner ensuite la besogne courante à des ouvriers ordinaires recevant un salaire réduit, utilisation complète et continue des machines, traitement industriel des déchets et des sons-produits par quantités suffisantes. De toutes manières, le grand établissement réalise des économies: sur la main-d'oeuvre, moins coûteuse malgré les hauts salaires de certains ouvriers; sur les matières, utilisées sans déperdition sur le machinisme, d'autant moins onéreux par unité de force qu'il est plus puissant; sur les frais généraux, d'autant moins élevés par unité de produit que l'entreprise est plus considérable. Par la supériorité de son organisation du travail, le grand établissement procède avec plus de rapidité et de simplicité dans l'exécution, et obtient une plus grande homogénéité des produits; il peut ainsi fournir des livraisons régulières, ponctuelles et uniformes aux prix les plus bas, et renouveler promptement ses assortiments; il est capable d'exécuter les commandes les plus considérables et les plus pressées, et d'entreprendre les travaux de construction les plus gigantesques.

Ces avantages au point de vue technique de la production ne sont pas les seuls; dans la partie commerciale de sa tâche, le grand entrepreneur n'est pas moins favorisé. Qu'il s'agisse d'achats de matières premières ou de matériel, qu'il s'agisse de transports ou même d'obligations fiscales, les conditions sont généralement meilleures pour celui qui opère par grandes masses. Au point de vue de la vente, les grandes maisons peuvent se charger des plus vastes commandes, et organiser elles-mêmes l'exportation; elles ont le moyen de se passer des intermédiaires onéreux. L'étendue de leur capital et l'élasticité de leur crédit leur permettent de profiter des occasions favorables pour leurs approvisionnements, d'attendre un relèvement des cours pour l'écoulement de leurs marchandises, et de surmonter les crises qui écrasent les faibles. Leur capital, circulant plus vite, est aussi plus productif. Le crédit leur est facile, et l'escompte largement ouvert au taux le plus bas. Grâce à l'ampleur de leurs transactions, elles peuvent aussi se contenter d'un moindre profit sur chaque marchandise. Pour toutes ces raisons d'ordre industriel et commércial, les grandes entreprises peuvent vendre moins cher et réaliser des bénéffices plus élevés; elles l'emportent naturellement dans la concurrence, et survivent quand les autres succombent.

Dans le commerce de détail, les avantages de la concentration sont, pour la plupart, de même nature que dans l'industrie et les transports économises sur les frais généraux, conditions favorables pour les achats, ampleur et bon marché du crédit, circulation rapide du capital, etc. Les grands magasins peuvent éliminer un grand nombre d'intermédiaires coûteux, et se rendre indépendants des négociants en gros; ils dictent leurs conditions aux fabricants, qu'ils se subordonnent par des participations, des avances et des contrats à livrer. Ils attirent la clientèle par l'étendue, la variété, la fraîcheur de leurs approvisionnements sans cesse renouvelés, par les facilités qu'ils donnent à l'acheteur d'exercer son choix, de faire rapidement des achats multiples et de s'en dégager dès qu'il le désire.

Quant aux grandes banques par actions, leur supériorité ne vient pas de la modicité relative de leurs frais; mais l'importance des capitaux dont elles disposent leur permet d'abaisser le taux de l'escompte au profit de leurs meilleurs clients, sans avoir à se préoccuper d'un réescompte onéreux, dont les petites banques sont toujours obligées au contraire de tenir compte à l'avance; par-dessus tout, la puissance du crédit attaché à leur signature et l'étendue de leur sphère d'action leur assurent la prééminence. C'est en effet par leur rayonnement sur tout le territoire d'un grand pays qu'elles peuvent drainer partout les capitaux flottants, pour les porter sur les points où ils sont le plus nécessaires, et par conséquent le plus lucratifs; c'est par la multiplicité de leurs comptoirs qu'elles peuvent attirer une immense clientèle et répandre dans le public les titres qu'elles se chargent de placer fructueusement. En particulier, les banques qui émettent des valeurs industrielles doivent avoir un capital-actions considérable, pour entreprendre les grandes affaires et diviser les risques en créant des entreprises multiples et variées.

L'analyse qui vient d'être présentée montre suffisamment que les avantages de la concentration ne sont pas toujours attachés à la dimension de l'établissement, mais qu'ils le sont plutôt à la dimension de l'entreprise. La distinction est essentielle, car une entreprise peut réunir sous une même direction industrielle et commerciale plusieurs établissements distincts et éloignés. II y a des limites qu'un établissement ne peut dépasser dans sa croissance sans une lourde surcharge des frais généraux, et sans une aggravation périlleuse des difficultés de surveillance et de direction; il n'y a pas de limite, semble-t-il, à l'extension des entreprises. Une entreprise trouve donc avantage, dans certaines circonstances, à s'étendre par multiplication de ses établissements, agences ou succursales, plutôt que par agrandissement d'un siège unique. Nous en avons déjà cité quelques exemples; nous le verrons mieux encore en étudiant les trusts.


Section 2. Coalitions d'entreprises.

Nous venons de voir que les entreprises, individuelles ou montées par actions, s'agrandissent en développant les dimensions de leurs établissements, en créant de nouveaux établissements, ou en achetant des entreprises concurrentes. Cette forme de concentration, qui s'est présentée la première à notre analyse, est aussi la plus simple; mais ce n'est pas la seule. Dans ces dernières années, chez les peuples les plus progressifs, la concentration s'est encore effectuée par voie d'entente et de coalition entre des entreprises indépendantes, qui ont renoncé à tout ou partie de cette indépendance ans le but de limiter la concurrence, de réglementer la production, et même d'exercer un véritable monopole sur le marché.

Il n'est pas question ici de ces coalitions éphémères de spéculateurs (rings, corners), qui se forment sur un grand marché pour produire une hausse ou une baisse momentanée sur une marchandise, et qui doivent liquider leur opération à bref délai pour réaliser un bénéfice. Il ne s'agit que des ententes durables entre des entreprises proprement dites; peu importe d'ailleurs que ces entreprises aient pour objet la production industrielle, les transports par terre ou par mer, l'emmagasinage, le commerce en gros ou au détail, les assurances, etc. Il ne s'agit même pas de toutes les ententes et associations qui peuvent se former entre producteurs, transporteurs ou commerçants, mais seulement de celles qui tendent à limiter ou à supprimer la concurrence. Il existe bien des sociétés coopératives composées d'agriculteurs, d'industriels ou de commerçants, qui se proposent d'organiser la production ou la vente d'un produit; plusieurs d'entre elles contiennent le germe d'une coalition, et se développeront peut-être un jour en ce sens; mais elles ne deviennent réellement une coalition que lorsqu'elles imposent à leurs membres certaines obligations destinées à écarter les effets de la concurrence.

Ces coalitions naissent spontanément de la concurrence elle-même et des abus qu'elle engendre. Lorsque, sous l'effort de chaque entreprise pour écouler ses produits, les prix s'abaissent à tel point que non seulement les entreprises les plus faibles ne couvrent plus leurs frais, mais que les plus puissantes mêmes ne réalisent aucun profit, la concurrence, devenue meurtrière de l'industrie et malsaine pour le corps social tout entier, ne peut que succomber sous ses propres excès et s'abolir elle-même; elle s'anéantit alors, soit par l'absorption des plus faibles, soit par l'absorption des concurrents quand leurs forces ne sont pas trop inégales.

Les premiers exemples de ce procès naturel se sont présentés dans l'industrie des chemins de fer, en Angleterre et aux États-Unis. Des l'origine, la concurrence n'a pu s'y maintenir entre les compagnies, parce que nulle industrie n'offrait des conditions plus favorables à la fusion ou à l'entente. Mais, à une époque plus récente, les coalitions se sont multipliées, en Amérique et ailleurs, dans beaucoup d'autres branches de l'industrie. D'une manière a peu près invariable, elles sont nées des circonstances qui viennent d'être relatées.


Cartels.

Les ententes conclues pour un objet déterminé, entre des entreprises qui conservent par ailleurs leur existence individuelle et leur autonomie, sont généralement désignées sous le nom de cartels ou de pools. Les cartels réunissent des entreprises concurrentes qui appartiennent à la même catégorie professionnelle; ils exercent leur action dans une localité restreinte ou dans un État, parfois même dans le monde entier. Ils visent à prévenir les abus de la concurrence, et même a établir un monopole, mais sans prétendre le restreindre à un cercle limité d'entreprises; un cartel reste ordinairement ouvert à tous ceux qui se soumettent à ses clauses. Les cartels sont donc des fédérations économiques, qui laissent aux entreprises adhérentes leur individualité distincte et ne les obligent que dans les limites tracées par le pacte fédéral.

Suivant leur degré de cohésion et de centralisation, on distingue plusieurs espèces de cartels : ceux qui se bornent à poser des règles communes sur les conditions accessoires de la vente (escompte, délais de paiement, etc.), ceux qui établissent un prix de vente minimum, sans chercher à prévenir la baisse par des mesures qui l'atteignent à sa source; ceux qui fixent à chaque établissement un rayon d'écoulement déterminé, en divisant le marché par circonscriptions géographiques, ceux qui cherchent à agir sur la production, soit en imposant à chaque contractant un chômage périodique ou une réduction proportionnelle à ses moyens de production, soit plutôt en déterminant à l'avance le total de la production annuelle et en assignant à chaque entreprise un certain contingent, sauf à prélever, sur les établissements qui dépassent leur contingent, une somme destinée à indemniser ceux qui ne l'ont pas atteint.

Les combinaisons usitées sont donc extrêmement variées; mais toutes celles qui viennent d'être indiquées ont le vice commun d'être trop lâches et de se prêter, malgré les mesures de contrôle et les pénalités, à des fraudes multiples; mal observé, le pacte se dissout trop facilement. La seule forme vraiment vigoureuse et résistante du cartel est celle qui réalise la véritable centralisation, sinon au point de vue industriel ce serait alors le trust, au moins au point de vue commercial; c'est le comptoir de vente, le bureau de vente commun, chargé de passer tous les marchés, de recevoir les commandes et de les distribuer, en un mot, de pourvoir seul et pour le compte de tous à l'écoulement des produits sur le marché intérieur. Cette forme de cartel ne se conçoit guère autrement que combiné avec quelques-unes des modalités précédentes; il serait difficile à un comptoir de vente d'assurer l'écoulement total de la production, si la convention n'assignait pas à chaque établissement un contingent limité pour le marché national, ou tout au moins ne lui fixait pas les limites d'un marché territorial; mais son caractère essentiel est toujours l'organisation de la vente en commun. Parfois, c'est une maison de banque que le cartel charge de cet office; plus souvent, il institue lui-même son propre bureau de vente, soit que le bureau serve simplement d'intermédiaire entre les entreprises syndiquées et la clientèle, soit qu'il opère lui-même la vente après avoir acheté les produits. Cette dernière organisation, la plus parfaite que comporte le cartel, nécessite la formation d'une société entre les entreprises intéressées. La société ainsi constituée présente tous les caractères économiques d'une société coopérative; mais elle est en même temps et essentiellement un cartel car le comptoir de vente, par les obligations qu'il impose à ses adhérents, réalise l'unité d'action dans le but de régir les prix et d'établir un monopole.

La plupart des cartels se proposent, à des degrés divers, l'organisation de la production ou de la vente sur le marché intérieur; il en est cependant qui visent aussi l'exportation, et qui la favorisent par certains procédés propres à décongestionner le marché intérieur. Il existe aussi, mais en petit nombre, des cartels d'achat, notamment entre fabricants de sucre vis-à-vis des cultivateurs de betteraves; on pourrait même considérer comme tels les syndicats organisés entre patrons pour résister aux prétentions de leurs ouvriers. Les cartels de vente provoquent parfois, par leurs prétentions, la formation de cartels d'achat; si les exploitants des houillères ou des hauts fourneaux se syndiquent, leurs clients de l'industrie métallurgique se coalisent de leur côté pour opposer cartel à cartel; de même, l'industrie allemande des cuirs vise à fonder un syndicat d'achat pour lutter à armes égales contre les bouchers coalisés comme vendeurs de peaux brutes. A l'inverse, des syndicats se forment entre cultivateurs de betteraves pour résister à la pression des fabricants de sucre syndiqués.

Toutes les branches d'exploitation ne sont pas également propres aux cartels. D'une manière générale, la tendance à la coalition est d'autant plus forte que la concentration est déjà plus avancée; l'accord est aisé, en effet, entre des entreprises peu nombreuses, surtout si elles sont rapprochées géographiquement et si leur marché est limité. Le cartel suppose en outre qu'il existe entre les concurrents une certaine égalité; sinon, la concurrence aboutit à l'absorption plutôt qu'à la coalition. Enfin, et c'est la condition principale, le cartel ne peut guère exister que pour des marchandises produites en masse suivant un type uniforme. Les articles fabriqués par petites quantités, ceux qui ont une originalité individuelle, ceux qui sont parvenus au dernier degré de fabrication, s'y prêtent difficilement. Quant à ceux qui portent une marque connue et appréciée du public, ils sont l'objet d'une sorte de monopole individuel, et échappent par conséquent à toute combinaison collective.

Exposer ces conditions, c'est dire que les cartels se rencontrent surtout dans la grande industrie. Ils foisonnent en Autriche et en Allemagne, leurs pays d'origine; l'industrie houillère, la grosse métallurgie, la construction mécanique, l'industrie chimique, les industries du verre et de la poterie, les industries alimentaires, sont celles où l'on rencontre les coalitions les plus nombreuses et les plus fortes, sous forme de comptoirs de vente ou autrement. En Allemagne, la région Rhin-Westphalie est le siège des syndicats les plus puissants de la houille, du coke et de la fonte; au début de 1904 s'y est formé le syndicat de l'acier, qui réunit presque tous les établissements de l'Allemagne. Les cartels du sucre et de l'alcool, qui comprennent aussi la presque totalité des intéressés, sont eux-mêmes des combinaisons au second degré; l'un résulte d'un accord entre le syndicat des fabricants de sucre et celui des raffineurs, l'autre d'une entente semblable entre distillateurs et rectificateurs d'alcool. Quant à l'industrie textile, sa production diversifiée se prête moins facilement à la coalition. On y trouve bien des accords tendant à limiter la production ou à fixer des prix uniformes; mais le lien y est plus lâche et l'entente généralement éphémère. Nous verrons toutefois que les trusts n'y sont pas inconnus.

Dans beaucoup d'autres pays, en Russie et en Belgique notamment, la grande industrie a suivi l'exemple donné par les pays germaniques. En Angleterre, les pools sont nombreux dans la métallurgie et la construction mécanique; les plus célèbres sont les Alliances de Birmingham, conclues entre fabricants de lits métalliques; mais, comme elles reposent sur un accord avec les unions ouvrières, il est préférable d'en parler à propos des associations professionnelles.

Aux États-Unis, les combinaisons de ce genre, généralement temporaires, sont très fréquentes et se chiffrent sans doute par centaines, peut être par milliers; mais elles sont mal connues et n'ont jamais fait l'objet d'un relevé. Le pool le plus considérable est celui de la viande (Beef trust), formé à Chicago entre les huit principales corporations de packers (Armour et autres).

En France, bien que la combinaison ait été pratiquée dès le milieu du XIXème siècle, les syndicats de producteurs n'ont pas pris le même développement et sont restés relativement peu nombreux. Le plus connu d'entre eux est le Comptoir de Longwy, formé en 1876 entre les maîtres de forges de l'Est pour la vente de leurs produits à l'intérieur mais il en existe d'autres encore dans les différentes branches de l'industrie du fer et de l'acier, dans la raffinerie du sucre, dans celle du pétrole, dans l'industrie des glaces, etc. Enfin, on signale même des cartels internationaux dans certaines industries chimiques comme celle de la soude, dans la production du zinc, du fer, du plomb et du cuivre, dans la fabrication des rails, des lampes à incandescence, des ustensiles émaillés, etc. Récemment encore, il existait une entente entre les fabriques de glaces de France, de Belgique, d'Allemagne et d'Italie.

Les cartels internationaux tendent à s'élargir par des ententes entre cartels ou trusts de nationalités différentes. C'est ainsi que des accords sont intervenus entre les syndicats du coke belge et allemand, entre les trusts du fil de coton anglais et américain; longtemps il y a eu entente entre le trust américain du pétrole et les producteurs du Caucase et de la Galicie dans ces dernières années, après une lutte opiniâtre, un accord a été conclu entre les deux trusts des fabricants de tabacs anglais et américains pour la répartition des marchés

En dehors de la grande industrie, les grandes entreprises de navigation se prêtent également bien à des combinaisons de ce genre; les pactes sont fréquents, en Allemagne et en Angleterre, entre les compagnies de navigation maritime. Les assurances forment aussi un domaine approprié aux cartels, à cause de la similitude des opérations et du petit nombre des concurrents; en Autriche, en Russie et ailleurs, les tarifs des assurances contre les incendies résultent d'un accord entre les compagnies. Le commerce en gros, charbons, thés, denrées coloniales, etc., fournit aussi de nombreux exemples de coalitions en Angleterre, en Allemagne et ailleurs.

Au contraire, l'agriculture est restée jusqu'ici en dehors du mouvement. C'est que l'agriculture, surtout dans ses branches principales, oppose à la formation des cartels des obstacles de tout genre: les producteurs y sont trop nombreux et trop dispersés, les marchés trop étendus, les produits manquent généralement d'homogénéité, la production échappe trop facilement aux limitations conventionnelles sous l'influence des conditions climatériques. Aussi les tentatives de coalition sont-elles extrêmement rares parmi les agriculteurs. On ne peut guère signaler en ce sens que les efforts des agrariens allemands pour organiser la vente du blé, et ceux des producteurs de lait, dans certaines régions de l'Allemagne, pour accaparer le marché d'une grande ville et imposer leurs prix aux commerçants. Quant aux cartels de l'alcool et du sucre, ce sont de véritables cartels industriels, auxquels les agriculteurs n'adhèrent qu'en qualité de fabricants; leur objet est de limiter la production industrielle, et d'exercer une action sur le prix d'un produit industriel; ils n'ont pas encore essayé de réglementer la production de la betterave ou de la pomme de terre.

La petite industrie et le commerce de détail ne semblent pas offrir un terrain plus favorable aux cartels. Toutefois, les ententes ne sont pas inconnues chez les détaillants. Un peu partout, il se forme des ententes tacites sur les prix de vente au détail entre les bouchers, les boulangers, épiciers, pharmaciens, droguistes d'une même localité. Il arrive aussi que les détaillants élèvent des cartels contre les négociants en gros ou les producteurs. Tandis que les producteurs coalisés cherchent à imposer leurs conditions aux débitants, ceux-ci se groupent parfois pour se défendre; ainsi, à Berlin, les marchands de lait se sont syndiqués pour mener la guerre du lait contre la coopérative des paysans du Brandebourg. Plus souvent, les commerçants au détail se coalisent vis-à-vis des grands producteurs pour adapter leurs prix de vente à ceux du gros, et pour se réserver une certaine marge qui leur laisse un profit suffisant; on a des exemples de ces coalitions chez les épiciers en Angleterre. Parfois même, il arrive que les détaillants sont les plus forts, et qu'ils dictent leurs conditions. En Angleterre, l'association des pharmaciens-droguistes à obtenu des fabricants de spécialités pharmaceutiques l'engagement de refuser toute fourniture aux détaillants qui vendraient les produits au dessous d'un certain prix; la convention s'applique à 86 fabriques, 3 500 détaillants (40 p. 100 de l'ensemble), et porte sur une centaine de produits. L'exemple a été suivi aux États-Unis et au Canada, et les débitants de tabacs anglais cherchent à s'organiser de la même manière. En Allemagne, certains commerçants sont allés plus loin encore; l'Union des marchands d'ustensiles en fer fait signer aux fabricants l'engagement de ne fournir aucun bazar ni aucune société coopérative. Enfin le cartel devient un mode d'intégration commerciale, lorsqu'il consiste dans l'union d'une maison de gros et de nombreuses maisons de détail, comme c'est le cas en Angleterre dans le commerce du thé.


Trusts.

Les cartels les mieux organisés ne procurent des économies aux intéressés que sur les frais de vente, de réclame et d'intermédiaires; les comptoirs de vente eux-mêmes ne réalisent qu'imparfaitement l'unité commerciale, et n'opèrent en aucune façon la centralisation industrielle. Aussi les entreprises qui se font concurrence dans une même branche, si elles veulent supprimer les inconvénients d'une production mal coordonnée, ou si elles ont besoin d'échapper aux lois contre les coalitions, doivent aller plus loin dans la voie des sacrifices, et renoncer totalement à leur individualité pour se fondre dans une entreprise unique. Sur le continent européen, l'esprit particulariste des producteurs a fait obstacle jusqu'ici à ces fusions. Aux États-Unis, au contraire, la concurrence plus ardente a déterminé les entreprises rivales à s'amalgamer en corporations unitaires et centralisées, qui portent le nom de trusts en souvenir d'un mode de constitution aujourd'hui abandonné.

Les formes juridiques du trust peuvent varier; tantôt la corporation n'est propriétaire que de la majorité des actions dans les diverses sociétés amalgamées; c'est le holding trust, dont l' US Steel Corporation, ou trust de l'acier, est le type le plus remarquable; tantôt la nouvelle compagnie est directement propriétaire de tous les immeubles et de tout l'outillage des anciennes entreprises, qui ont totalement disparu à la suite d'une fusion complète; tel est le cas de l'American Sugar Refining Co. Mais ces différences ne portent guère que sur la forme; bien que la première combinaison présente peut-être moins de cohésion que la seconde, les caractères et les avantages économiques de l'amalgamation sont à peu près les mêmes dans les deux cas.

Un trust ne bénéficie pas seulement des économies ordinaires de la production entreprise sur une grande échelle; l'unité de direction, étendue à des établissements multiples, lui permet d'opérer sur les frais des réductions toute particulières. Tandis qu'un cartel est obligé de conserver les établissements les plus faibles, et leur donne même un appui artificiel en provoquant une hausse des prix, en allouant des indemnités de chômage, parfois même en concédant des primes supplémentaires aux petites usines (cartel allemand de l'alcool), un trust peut, dès sa formation, fermer les usines mal situées ou mal outillées qui sont sous sa dépendance, et ne conserver que les établissements les mieux agencés, de manière à restreindre au minimum les frais généraux, le coût de la main-d'oeuvre et celui des transports. C'est ainsi que le Whisky trust, au moment où il s'est constitué, a fermé 68 fabriques sur 80, sans réduire cependant la production. Régissant souverainement toute la production dans les nombreux établissements soumis à sa loi, le trust peut encore réaliser de nouveaux progrès par une division du travail plus largement appliquée, en affectant chaque fabrique à une production très spécialisée il peut aussi donner à la plupart de ses usines un fonctionnement intégral et continu, en faisant supporter les inévitables à-coups de la production par un petit nombre d'entre elles désignées à l'avance; il peut étendre à toutes ses fabriques les progrès réalisés dans une seule, et généraliser l'usage des brevets dont il s'est rendu acquéreur. Enfin, c'est encore par une habile distribution géographique qu'un trust économise les frais de transport, en dirigeant sur chaque marché les produits de l'usine qui peut les lui expédier par la voie la moins coûteuse. Un comptoir de vente peut d'ailleurs simplifier les transports de la même manière.

Mais l'activité et l'esprit de progrès ne risquent-ils pas de se ralentir dans ces vastes organisations bureaucratiques, surtout si elles sont à l'abri de la concurrence? Les administrateurs des trusts ne le pensent pas; ils entretiennent l'émulation entre les directeurs de leurs différentes usines par une comparaison continuelle des frais et des bénéfices opérés dans chacune d'elles, et les intéressent par des primes calculées suivant le chiffre d'affaires de leurs établissements. Ils estiment que la direction de spécialistes exercés vaut bien celle de fils de famille à qui échoit, par droit de naissance, la propriété des entreprises individuelles.

Au point de vue commercial, un trust obtient les mêmes avantages qu'un comptoir de vente par son organisation centralisée, et présente même une unité de direction plus complète et plus sûre. Mais les avantages commerciaux sont bien supérieurs encore, pour l'un comme pour l'autre, en cas de monopole. Sans parler des bénéfices qui peuvent résulter de la baisse des matières et de la hausse des produits au delà des prix de concurrence, le monopole procure par lui-même des économies importantes. Un trust ou un cartel en possession d'un monopole, au lieu de s'épuiser en coûteux efforts pour arracher à ses concurrents la clientèle existante, consacre toutes ses ressources à la recherche de nouvelles couches de consommateurs. La réclame cesse d'être nécessaire, et les commis voyageurs, dont la fonction principale consiste à disputer les clients aux maisons rivales, deviennent en partie superflus; aussi leur nombre a-t-il diminué de 38 000 aux États-Unis depuis le développement des trusts. Plus de concessions ruineuses consenties pour évincer les concurrents ou écraser un adversaire; plus de ventes au-dessous du prix de revient, ni de crédits aux mauvais payeurs; plus de crises de surproduction sur le marché intérieur, ni de stocks à écouler dans des conditions désastreuses; le trust, maître du marché, fixe ses prix, prend des garanties contre les clients suspects, et ajuste aussi exactement que possible la production à l'état de la demande.

Ce sont là notions courantes aujourd'hui; il était cependant utile de les rappeler, pour préciser exactement les causes naturelles de l'évolution industrielle, et pour mettre en lumière son caractère de nécessité. Suivant le tempérament des peuples et les conditions de milieu,, les ententes ont pris des formes différentes; en Europe, on s'est borné à des fédérations plus ou moins étroites; aux États-Unis, on a poussé jusqu'au bout la centralisation par esprit de conquête etde spéculation mais partout, chez tous les peuples industriels, on a senti la nécessité de recourir à la coalition dans certaines branches de la production pour mettre fin à une concurrence ruineuse; diminuer les frais et conquérir les marchés extérieurs.

Les Américains reconnaissent la force du mouvement qui les entraîne; ils attribuent volontiers à la constitution des trusts leur supériorité dans certaines parties du commerce d'exportation, et constatent qu'ils ne subissent guère les importations des pays à faibles salaires que dans les branches de production où les trusts ne sont pas dominants. Aussi le mot d'ordre est-il aujourd'hui de combattre les abus de ces formidables engins de domination, sans se priver des avantages qu'ils comportent.

Le développement des trusts aux États Unis est un fait récent; en 1900, sur 185 trusts relevés par le Census, 12 seulement avaient une origine antérieure à 1890, tandis que 92 s'étaient formés de juin 1899 à juin 1900. Il est assez difficile d'en faire le dénombrement exact, sans confondre avec les véritables trusts formés par amalgation les simples trusts, les pools ou cartels, et les sociétés qui se sont agrandies par achat d'entreprises concurrentes. Le Census de 1900 ne compte que 185 trusts, et ne leur attribue qu'une part assez faible dans l'ensemble de l'industrie nationale; ils n'occuperaient que 8 p. 100 des salariés de l'industrie, et ne fourniraient que 14 p. 100 de la production industrielle. Mais ce recensement, qui est antérieur à la formation du trust de l'acier, est probablement incomplet; des statistiques plus récentes, d'un caractère semi-officiel, donnent les noms de 387, voire même de 443 trusts proprement dits.

Plus difficile encore parait être l'estimation de leur capital. Il est certainement considérable; le Census de 1900 évaluait le montant des actions et obligations émises par les trusts à 15 milliards de francs; suivant une estimation de 1902, le capital autorisé s'élèverait à 35 milliards de francs pour 387 corporations, et, suivant une autre, à 46 milliards pour 443 trusts. Mais ce capital est toujours arrosé {Watered) bien au delà de la valeur réelle des établissements, dans le but de satisfaire aux exigences de tous ceux dont le concours est nécessaire à la formation du trust: grands industriels qui ne consentent à la vente de leurs usines ou à l'échange de leurs titres qu'avec une majoration considérable, banquiers et promoteurs qui cherchent un énorme profit pour leurs avances et leurs démarches; souvent aussi, l'exagération du capital est destinée à dissimuler au public le taux réel des dividendes. Le Census de 1900 constate lui-même qu'à côté d'un capital de 3093 millions de dollars, valeur d'émission, les établissements des 188 trusts recensés n'avaient qu'une valeur d'inventaire de 1 436 millions de dollars. La surcapitalisation serait donc en moyenne du double de la valeur réelle; elle a été du quintuple pour le Shipbuilding Trust, qui a sombré en 1904.

Les promoteurs cherchent à justifier la surcapitalisation en disant que tout capital doit s'estimer d'après son revenu réel, d'après sa capacité d'acquisition, et que, sur cette base, les émissions ne sont pas exagérées. C'est reconnaître implicitement que la surcapitalisation consiste en définitive dans la capitalisation du revenu du monopole, et qu'elle rend nécessaire, pour la rémunération du capital, une certaine exploitation du public. C'est aussi escompter d'une façon aventureuse les bénéfices à venir. L'exagération du capital est certainement dangereuse pour les souscripteurs et pour les consommateurs; elle menace la solidité de l'édifice, au moins au point de vue financier, et détermine aujourd'hui une crise aux Etats-Unis. Mais si la constitution actuelle de certains trusts est précaire, même chez ceux qui paraissent les plus puissants, la consolidation industrielle est fondée sur des causes trop profondes pour ne pas survivre aux combinaisons financières hasardeuses qui l'ont entourée à sa naissance.

Les trusts dominent les principales branches de la grande production en Amérique : fer et aciers, machines, appareils électriques, produits chimiques, sucre, alcool, pétrole, glace, biscuits, sel, bière, tabacs, papier, verre, textiles, cuir, bois, etc. Certains d'entre eux ont des dimensions colossales. Le Census de 1900 en signale 13 dont le capital d'émission dépasse 330 millions de francs: c'est le trust des cuirs (US Leather), au capital de 637 millions de francs; la Continental Tobacco C° et le trust du pétrole, au capital de 488 millions chacun; les trusts du cuivre, du sucre, des voitures Pullmann, au capital de 370 à 380 millions, etc. Le plus ancien des grands trusts, et l'un des plus prospères, est celui du pétrole, la Standard 0il C°, qui a distribué en 1900, d'après le Census, un dividende de 223 millions de francs, soit 45 p. 100 du capital; il est vrai que ce capital n'est pas arrosé.

Mais le trust le plus gigantesque est celui de l'acier, l' US Steel Corporation. II n'est pas seulement remarquable par l'énormité de son capital (7 200 millions de francs, dont 5 300 millions en actions) il l'est aussi par la complète intégration industrielle qu'il a su opérer. Il réunit en en effet sous une même direction des gisements de minerais, des mines de houille, des carrières de pierres à chaux, une centaine de navires pour les transports sur les grands lacs, des docks et embarcadères, un réseau de voies ferrées sur lesquelles circulent 28000 wagons, des hauts fourneaux et des usines de transformation qui se chiffrent par centaines. Il occupe 168000 salariés, et contrôle 60 à 80 p. 100 de la production américaine suivant les articles; en 1902, son produit brut s'élevait à 3 milliards de francs, ses recettes nettes à près d'un demi-milliard. Il présente enfin, dans sa constitution, ce caractère particulièrement intéressant d'être formé par l'amalgamation de 11 corporations, dont quelques-unes étaient déjà, dans leur spécialité métallurgique, des trusts considérables; c'est donc un trust de trusts, une combinaison dernière qui est comme le couronnement d'une organisation collective de l'industrie.

L'Angleterre, à son tour, est entrée dans le mouvement à une date récente. En dehors des entreprises qui se sont agrandies en achetant des maisons rivales, comme le cas est fréquent dans la métallurgie, la construction des navires, l'industrie houillère et la navigation maritime, en dehors également des simples pools et des coalitions de spéculateurs, les trusts proprement dits se sont multipliés depuis 1898. D'après un état dressé en 1901, et inséré dans le Rapport de la Commission industrielle instituée en 1898 par la Chambre des représentants aux Etats-Unis, le capital des trusts anglais, qui n'est pas dilué comme celui de leurs congénères américains, montait alors à 2 300 millions de francs; sur 35 trusts relevés dans cet état, 21 possédaient un capital supérieur à 25 millions, et 6 un capital variant entre 170 et 230 millions. Ces consolidations se rencontrent principalement dans l'industrie textile et les industries connexes, fileterie, filature, retorderie, peignage de laine, bonneterie, fabrication de tulles et rubans, teinturerie, impressions sur étoues et blanchiment; mais on en trouve également dans la construction des navires, l'industrie métallurgique et la construction mécanique, dans les industries chimiques, les moulins à huile, les carrières de pierres, les fabriques de savons, poudres de tir, papiers peints, linoleum, ciment, etc. Les lignes de navigation maritime et les docks ont fait l'objet d'amalgamations analogues; le commerce des charbons en offre également des exemples, qui sont en même temps des cas remarquables d'intégration du commerce en gros, du commerce de détail et des transports. Ces combinaisons ne paraissent pas d'ailleurs aussi lucratives en Angleterre qu'aux Etats-Unis, peut-être à cause d'une administration moins centralisée.

Il existe enfin des trusts internationaux, comme il existe des cartels internationaux; on en trouve pour la dynamite Nobel, le borax, le nickel, le mercure. Le trust de l'Océan (International Mercantile Marine C°) est apparu à sa naissance comme un trust de grandes compagnies anglaises et américaines, et un cartel formé entre ce trust et des compagnies allemandes et hollandaise.


Les effets du monopole.

Certains trusts ne sont que de vastes entreprises ayant une large part dans le chiffre total des affaires de même nature de leur pays, sans en détenir cependant le monopole. Mais tous les trusts tendent naturellement au monopole, et beaucoup d'entre eux ont réussi à l'établir sur un marché local ou sur le marché national, quelques-uns même sur le marché universel. Plusieurs cartels, même parmi ceux qui ne sont pas constitués en comptoirs de vente, sont aussi parvenus au monopole, avec cette différence qu'ils ne sont pas des corporations fermées.

Le monopole se caractérise par le pouvoir de fixer les prix. Il suffit à un trust ou à un cartel, pour le posséder effectivement, de contrôler 80 à 90 p. 100 du débit total de la marchandise; le prix établi par le trust est alors accepté comme le prix du marché, et les concurrents qui subsistent encore l'adoptent eux-mêmes.

Quel que soit le monopoleur, entreprise unitaire simple, fédération d'entreprises (cartel), ou entreprise unitaire d'origine composite (trust), les effets du monopole sont toujours les mêmes et s'exercent à l'égard des mêmes catégories d'intéressés. Ce sont, en première ligne, les consommateurs; ce sont aussi les producteurs de matières premières, les négociants en gros et les détaillants; ce sont enfin les employés et ouvriers salariés.

Pour le consommateur, il semble qu'il soit à la merci du monopoleur, et qu'il doive subir des prix très supérieurs à ceux qui résulteraient de la concurrence. Tel n'est pas cependant l'avis de beaucoup d'économistes, qui font valoir que le monopoleur, dominé par la recherche du profit, n'a pas intérêt à hausser les prix outre mesure. Abuser du monopole pour rançonner le consommateur, ce serait susciter des compétiteurs, provoquer le recours à des succédanés tels que l'alcool à la place du pétrole, et restreindre la consommation au point de diminuer le bénéfice global. L'intérêt bien entendu d'un trust est d'abaisser son prix jusqu'au point, variable suivant les produits, où le débit correspond au plus grand benéfice, point qui peut être très bas pour des articles susceptibles de se répandre dans de très larges couches de consommateurs.

Freins insuffisants réplique-ton d'autre part. Qu'est-ce que la concurrence potentielle, vis-à-vis d'un trust tout-puissant qui alimente à peu près complètement le marché ? Pour le lui disputer, y il faudrait engager des capitaux considérables dans une lutte dont l'issue serait douteuse, mais dont le résultat immédiat le plus certain serait l'improductivité totale des capitaux pendant toute la durée de la concurrence, tant à cause de la surproduction inévitable que des procédés extrêmes de la guerre commerciale. N'est-ce pas suffisant pour décourager à l'avance toute compétition? Et si la concurrence parvient néanmoins à s'établir, n'aboutira-t elle pas encore une fois au rachat ou à la fusion? Enfin, ajoute-t-on, si la seule garantie contre une hausse excessive se trouve dans l'intérêt bien entendu du monopoleur, rien ne protège le public contre les manoeuvres financières d'administrateurs audacieux qui se préoccupent peu des intérêts permanents de l'entreprise, et ne songent qu'à profiter momentanément du monopole en élevant les prix, pour donner un dividende immédiat à un capital exagéré et pour amener une hausse temporaire des titres dans un but de spéculation.

Mais la question ne peut ainsi se discuter in abstracto; il faut interroger les faits, tels qu'ils ressortent de l'enquête entreprise par la Commission industrielle des États-Unis, de celle que poursuit la Commission allemande instituée en 1902 et d'autres études documentaires. Sur cette question des prix, trois conclusions résultent assez nettement des enquêtes.

1° La formation d'une combinaison donne lieu à un relèvement immédiat des prix. La constatation, faite en Amérique pour les trusts, n'est pas moins sure pour les cartels européens. Le relèvement est d'ailleurs justifié; il ne faut pas oublier, en effet, que toute combinaison a pour origine un abaissement anormal des prix dû à l'excès de la concurrence, qui ne laisse pas à l'industrie le juste profit dont elle ne peut se passer.

2° Les prix des articles monopolisés par les trusts américains subissent des fluctuations fréquentes et considérables. Ce fait d'expérience vient contredire les prévisions que l'on pouvait fonder sur le pouvoir régulateur d'une coalition investie d'un monopole. Il est cependant établi d'une façon incontestable par l'enquête américaine. C'est que les trusts les plus puissants n'ont jamais joui jusqu'à présent d'un monopole continu. Lorsque surgit la concurrence, le trust cherche à l'abattre en abaissant ses prix, parfois au-dessous du prix de revient si la concurrence est simplement locale, il ne baisse les prix que sur les points où porte l'attaque, sauf à récupérer la perte en les élevant partout ailleurs. En l'absence de concurrence, au contraire, le trust tient le prix à un taux assez élevé pour recueillir seul, à l'exclusion du public, le bénéfice des économies qui résultent pour lui de la production en grand et du monopole. D'ailleurs, ce taux ne signifie pas toujours un prix plus élevé qu'avant la combinaison, ni même une différence plus grande entre le prix du produit et celui de la matière première.

Quoi qu'il en soit, les fluctuations des prix prouvent suffisamment, que le monopole ne s'est encore établi nulle part d'une façon permanente et inattaquable, et que les trusts sont tenus à une modération relative s'ils veulent le conserver. Jusqu'ici, toutes les fois qu'un trust a voulu pousser trop loin ses avantages, il a provoqué des concurrences qui lui ont été dommageables; les trusts du sel et del'ammoniaque en Angleterre, le Whisky trust aux Etats-Unis, ont ainsi supporté la peine de leur avidité, et le trust américain du sucre, qui contrôlait 90 p. 100 de la production en 1898, n'en contrôle plus que 55 p. 100 en 1900 pour la même raison.

En Europe, il est rare que les syndicats industriels manient les prix avec autant d'audace qu'en Amérique. A part les exemples déjà anciens qui viennent d'être cités, les trusts anglais paraissent avoir usé modérément de leur pouvoir. La hausse de leurs produits, en 1900 et 1901, est due pour la plus grande partie à celle des matières premières, et les bénéfices qu'ils réalisent proviennent surtout des économies de la concentration.

Quant aux cartels du continent, ils ont sans doute profité de leur situation pour élever les prix au-dessus du taux de concurrence, autant que le permettaient les tarifs douaniers; le cartel allemand du sucre, notamment, pendant les deux années 1900-1902, a pu hausser de 33 p. 100 le prix du raffiné, tandis que le prix du sucre brut baissait de 36 p. 100 dans la seconde partie de cette période; certains cartels du coke et de la fonte ont été l'objet de plaintes justifiées au sujet des prix, de la qualité des livraisons et des conditions léonines qu'ils imposaient à leurs clients. Toutefois, il est équitable de reconnaître qu'en général la politique des cartels allemands a été tempérée, qu'elle a tendu à stabiliser les cours et à régulariser la production pendant une période de grandes vicissitudes industrielles, de manière à éviter les crises de prix et les embauchages d'ouvriers suivis de renvois en masse; les cartels de la houille ont assuré à leurs clients des prix relativement modérés pendant la disette du charbon en 1900; et si les prix de la houille, du coke, de la fonte ou des demi-produits, établis par des contrats à long terme, sont devenus onéreux après la baisse des produits demi-ouvrés et finis pour les usiniers qui ne possédaient pas de mines et de hauts fourneaux, les cartels ont répondu que « le producteur qui s'est abstenu d'exploiter la hausse avec autant d'âpreté que ses concurrents n'est évidemment pas à même d'accompagner la baisse aussi rapidement que ces derniers ». Un autre cartel, celui de l'alcool, a maintenu une certaine fixité des prix pour l'alcool de bouche, et il a largement abaissé ceux de l'alcool industriel avant 1904. L'opinion publique en Europe est singulièrement plus ombrageuse qu'en Amérique à l'égard des monopoles, et ne tolérerait pas certains procédés pratiqués de l'autre côté de l'Atlantique.

3° Les prix d'un grand nombre de produits monopolisés sont plus élevés à l'intérieur qu'à l'exportation. Sur le marché intérieur, à l'abri des barrières douanières, on fait payer des prix de monopole au consommateur ou à l'industrie nationale; mais en même temps, pour entretenir une large production sans encombrer le marché, on vend le surplus en dehors des frontières à des prix inférieurs, parfois même à perte, en se couvrant par des bonifications prélevées sur les bénéfices de la vente à l'intérieur. On conquiert ainsi de nouveaux marchés à l'étranger; mais on rend l'exportation impossible aux industries nationales qui sont obligées de se servir du produit monopolisé.

Cette pratique est établie par les témoignages les plus nombreux et les plus concordants; elle est courante dans les trusts américains, comme dans les cartels allemands et autrichiens du sucre, de la houille, du coke, de la fonte, etc. Les représentants des syndicats cherchent à la justifier en disant que, s'ils n'opéraient pas ainsi, ils seraient obligés de restreindre leur production et de lui donner une allure plus irrégulière, faute de débouchés suffisants; de là un accroissement de frais, qui retomberait plus lourdement encore sur le consommateur indigène. Les syndicats ne sont d'ailleurs pas les seuls à user de ces procédés de discrimination; dans les industries d'exportation fortement protégées, les entreprises individuelles y recourent volontiers pour le sucre, ce sont les législations elles-mêmes qui ont donné l'exemple par leurs primes d'exportation.

Le monopole des corporations industrielles est aussi pesant pour les producteurs et vendeurs de matières premières que pour les consommateurs. Un trust qui est l'unique acheteur d'un produit dicte naturellement ses conditions. La Standard Oil Co a parfois offert aux producteurs de pétrole brut des prix très élevés pour ruiner une raffinerie concurrente; mais quand elle s'est trouvée affranchie de toute concurrence, elle a bien souvent abaissé ses prix d'achat au point de mettre en perte les exploitants des puits de productivité moyenne; maîtresse des transports par ses pipe-lines, elle dispose à son gré des puits qu'elle veut acheter. Dans les cartels du sucre, chaque fabricant, après que les zones d'approvisionnement ont été réparties par la convention, reste seul acheteur vis-à-vis des cultivateurs de betteraves. Même pression des négociants syndiqués sur les vignerons, des usiniers sur les pêcheurs de sardines, et ainsi de suite. Il ne reste aux producteurs de matières que la ressource de se syndiquer eux-mêmes pour soutenir leurs prix, s'ils sont conscients de leurs intérêts et capables d'organisation.

Les négociants en gros et au détail subissent aussi la loi des syndicats de producteurs. Les grandes combinaisons industrielles ont souvent exercé une influence salutaire, en écartant du marché des matières brutes les éléments de spéculation qui en faussaient les cours. Elles ont aussi rendu de véritables services aux consommateurs en posant une limite aux exigences des détaillants, dans le but de parvenir au plus grand débit possible de leurs marchandises; c'est ainsi qu'elles fixent elles-mêmes les prix auxquels les commerçants sont autorisés à vendre leurs produits, et ne leur consentent les réductions ordinaires que s'ils observent ces conditions. Lorsque la marge est suffisante, le détaillant n'est pas lésé; bien au contraire, il retire un grand avantage de la stabilité des prix du gros maintenue par certains cartels. Mais il n'est pas rare non plus qu'un syndicat pèse sur les maisons de détail par des primes, des menaces ou des amendes, pour les engager à ne vendre que ses produits à l'exclusion de ceux de ses concurrents.

Quant aux ouvriers, il ne semble pas qu'ils aient eu jusqu'ici à souffrir gravement de ces nouvelles organisations industrielles. Malgré la fermeture des établissements inférieurs, le nombre total des emplois dans les industries monopolisées est loin d'avoir diminué seuls, les employés supérieurs et les commis voyageurs ont été sérieusement atteints. D'un autre côté, la régularité de la production a donné plus de stabilité aux emplois, plus de continuité au travail, notamment dans les houillères et l'industrie du fer en Allemagne et en Autriche. Pour les salaires, ils sont devenus plus uniformes, et ils ont suivi une hausse normale dans les industries favorisées par les circonstances, comme la métallurgie; à cet égard, il n'y a pas eu de différence sensible entre les trusts et les grandes entreprises de constitution simple. Naturellement, c'est toujours dans les grandes exploitations prospères que les ouvriers reçoivent les salaires les plus élevés, et c'est là seulement qu'ils peuvent obtenir des pensions de retraite.

La concentration industrielle réalisée par les trusts facilite certainement l'établissement de rapports réguliers entre les unions ouvrières et les employeurs, par la pratique du contrat collectif et de la conciliation en comités mixtes. Ainsi, dans les mines de houille de Pittsburg, la compagnie formée par la fusion de 140 entreprises a établi, d'accord avec l'Union générale des ouvriers mineurs américains, une échelle mobile des salaires avec un minimum; en Angleterre, la Bradford Dyers' Association est représentée dans un comité permanent de conciliation. Toutefois, cette concentration capitaliste serait redoutable pour les ouvriers s'ils n'opéraient pas la concentration de leur côté; on a vu des trusts échapper aux conséquences de la grève dans certains de leurs établissements en transférant à d'autres la production des usines arrêtées. La puissance capitaliste d'un trust est tellement supérieure à celle d'un grand nombre de patrons accidentellement réunis pour la résistance, que l'union de toutes les associations ouvrières dans la branche d'industrie monopolisée devient une nécessité. Encore la force même d'une grande fédération ouvrière vient-elle se briser contre celle d'un trust colossal. Dans la grève de 1901 menée contre la grande Corporation de l'acier par l'Union générale des ouvriers du fer et de l'acier (Amalgamated Association of Iron, Steel and Tin Workers), l'association ouvrière malgré ses 60 000 ou 80 000 grévistes, a échoué rapidement et perdu des positions; le nombre des usines dans lesquelles elle était reconnue et admise à discuter les conditions du travail a été réduit.

Le pouvoir des grands trusts touche donc plus ou moins toutes les classes de la société. Il est d'autant plus inquiétant qu'il est plus concentré. Bien que les actions d'une vaste corporation soient répandues dans un grand nombre de mains, il n'en est pas moins vrai que sa direction effective appartient tout entière à un très petit nombre de gros actionnaires. Dans les conditions actuelles de l'organisation des trusts, ce sont moins les industriels que les financiers qui ont le contrôle de ces entreprises. Il y a plus; les principaux actionnaires des grandes affaires industrielles organisées en trusts ont aussi la haute main dans d'autres affaires importantes, houillères, chemins de fer, navigation, banques, assurances. Les mêmes hommes figurent dans de multiples conseils d'administration, de sorte que, sous leur direction, les diverses entreprises se prêtent un mutuel concours. Cette circonstance favorise singulièrement l'intégration, qui n'est qu'un aspect particulier de la concentration; c'est ainsi que les charbonnages et les entreprises de transport viennent par leurs faveurs fortifier la position des trusts et assurer leur monopole. Mais il en résulte aussi que la haute banque domine toute la grande industrie et tout le système économique; par les appuis qu'elle sait se créer dans la presse et dans les pouvoirs publics, elle parvient même à exercer son influence sur le système politique dans le sens de ses intérêts; en sorte que le capitalisme, à sa plus haute expression, devient un régime dans lequel quelques milliardaires commandent, par les trusts et autres organisations financières, un capital huit ou dix fois plus considérable que le leur, et détiennent une puissance économique qui semble jusqu'ici sans contrepoids.


La sphère du monopole.

En présence du développement si rapide des trusts et des cartels, un problème général s'impose à notre attention.

On sait quelles sont les causes ordinaires des monopoles privés : causes naturelles, lorsque les sources de la production sont restreintes (sel, pétrole, houille, métaux, etc.), ou que le service à exploiter nécessite une occupation de la voie publique (services d'eaux et de gaz, tramways, etc.); causes artificielles, lorsqu'un privilège est conféré à un exploitant soit par l'autorité publique (brevet d'invention, marque de fabrique, concession privilégiée des voies ferrées), soit par de grandes entreprises de transport ou d'emmagasinage. Mais ces, causes strictement définies, d'une étendue relativement limitée, sont elles les seules? Ne doit-on pas, au contraire, reconnaître aujourd'hui une nouvelle cause de monopole privé, agissant avec une énergie croissante, dans la supériorité des grands capitaux, qui écrasent par leur seule puissance les entreprises de moindre envergure sur le terrain de la libre concurrence? Ne voyons-nous pas à notre époque, en dehors des monopoles naturels et artificiels, s'élever des monopoles d'origine purement capitaliste qui naissent spontanément de l'organisation économique des sociétés modernes? Et si le monopole peut s'établir par la seule force des capitaux, n'est-il pas destiné à envahir progressivement tout le domaine économique, comme une conséquence nécessaire du régime de la libre concurrence ?

A cette question, la plus grave peut-être que soulève le capitalisme grandissant, il semble difficile à l'heure actuelle d'apporter une réponse certaine appuyée sur l'observation; et les hommes qui l'ont étudiée de plus près, à l'aide des matériaux fournis par l'enquête de la Commission industrielle des États-Unis, comme M. Jenks, se montrent assez réservés dans leurs conclusions, disant que l'expérience des trusts contemporains est encore trop récente pour fournir des éléments de certitude.

En fait, il est difficile de citer aux États-Unis un trust important et durable, investi d'un réel monopole, qui ne le doive à quelque cause naturelle ou artificielle : limitation naturelle de la production, brevet d'invention, tarifs de faveur ou ristournes des compagnies de chemins de fer, etc.

Toutefois, on a beaucoup abusé du régime protectionniste des États-Unis pour soutenir que la floraison des trusts américains est un phénomène purement local, qui serait impossible dans un régime de liberté commerciale. M. Havemeyer, président de l'American Sugar Refining C°, est venu prêter à cette opinion l'appui de son autorité, en déclarant devant la Commission industrielle que la protection douanière est la mère de tous les trusts. M. Havemeyer n'a donné de son affirmation qu'une justification insuffisante, et d'ailleurs dangereuse pour ceux qui ont foi dans la libre concurrence, lorsqu'il a dit que la protection active la concurrence intérieure, qui se résout finalement en combinaisons. Mais on a fait observer en sens contraire que, si la protection douanière permet incontestablement à un trust, une fois qu'il est constitué et armé d'un monopole, de mieux rançonner les consommateurs et de faire l'exportation à prix réduits, elle n'explique pas la formation même de ce monopole et la suppression de la concurrence intérieure. Loin de là, les prix élevés qui résultent d'un tarif protecteur favorisent les petites entreprises comme les grandes, et sont plus nécessaires encore aux premières pour subsister qu'aux secondes pour se développer; la suppression des barrières de douane, si elle devait mettre en échec le monopole d'un trust par l'introduction de la concurrence étrangère, pourrait être favorable aux consommateurs, mais elle n'aurait pas pour effet de ranimer la concurrence intérieure; des entreprises de moindre importance échoueraient, là où le trust lui-même ne parviendrait pas à maintenir ses positions. La protection douanière peut être la nourrice des trusts, elle n'en est pas la mère.

Au reste, il n'est plus guère possible de s'en tenir à cette affirmation que les trusts doivent leur existence au protectionnisme, depuis que nous sommes renseignés sur leur croissance en Angleterre. Et les trusts anglais, qu'on le remarque bien, ne sont pas seulement de grandes combinaisons d'entreprises fusionnées qui opérent en concurrence avec d'autres entreprises; plusieurs d'entre eux contrôlent 80 à 98 p. 100 de la production dans leur spécialité, et possèdent par conséquent un véritable monopole sur le marché national, avec une influence qui s'étend, pour quelques-uns, sur le marché universel. C'est la maison Coats, alliée à l' English Sewing Cotton C° et à l' American Thread C°; c'est encore la Fine Cotton Spinners and Doublers Association, la Calico Printers'Association, la British Cotton and Whool Dyers Association alliée à la Bradford Dyers'Association ,l' English Velvet and Whool Dyers' Association, Scarlet and Colors Dyers'Association, la société des Wall Paper Manufacturer dans une moindre mesure, les British and Coke Mills Association, etc. Ces industries ne sont pas monopolisées par l'accaparement des sources naturelles de la production; ce sont des filatures et fileteries, des teintureries, des maisons d'impressions sur étoffe, des fabriques de papiers peints, etc. Elles ont donc un monopole d'origine capitaliste, attaché à la puissance de leurs capitaux et à la supériorité de leur organisation.

Néanmoins, il serait téméraire de généraliser ces exemples, et de conclure pour l'avenir au triomphe du monopole sur tout le champ de la production. Que le monopole s'établisse par la seule force des capitaux, en dehors de toute restriction naturelle et de tout privilège artificiel, dans les entreprises de chemins de fer là où elles sont libres, dans la navigation transatlantique, dans la grande industrie métallurgique, dans la raffinerie du sucre et du pétrole, dans les grandes industries chimiques, dans d'autres encore, rien de plus naturel et de plus facilement explicable; il s'agit là d'industries nécessairement concentrées, dans lesquelles les concurrents sont peu nombreux et doivent être tôt ou tard amenés à l'unité. Mais que la même unité doive se réaliser dans des branches d'industrie et de commerce où l'outillage est simple, où l'exploitation peut être entreprise avec de faibles capitaux, où les produits, parvenus au dernier degré de fabrication, présentent une grande variété, où la gestion ne comporte pas de règles communes applicables à de nombreux établissements, mais doit varier suivant les conditions locales et les relations personnelles, voilà qui est beaucoup plus douteux, j'ajoute même infiniment peu probable; nous le verrons de façon plus précise à propos de la petite industrie et du petit commerce. On oublie surtout, lorsqu'on affirme pour l'avenir la généralisation du monopole, l'énorme importance et la force de croissance des entreprises de dimension moyenne, trop puissantes pour se laisser absorber, trop nombreuses pour s'amalgamer.

Un économiste anglais, M. Hobson, a dit avec beaucoup d'à-propos que partout où les canaux de la production et de la circulation sont resserrés, il se trouve des monopoleurs qui lèvent des taxes sur le public comme jadis les barons du Rhin; encore faut-il, pour que le péage puisse être prélevé, que la voie soit étroite.

Quoi qu'il en soit, on conviendra volontiers qu'un monopole à base simplement capitaliste, là où il réussit à s'établir, reste néanmoins beaucoup plus précaire et exposé à la concurrence qu'un monopole fondé sur un accaparement des produits naturels ou sur un privilège légal; il ne peut tourner à l'abus, par des prix poussés sensiblement au delà du taux de concurrence, sans provoquer des compétitions victorieuses et s'effondrer sous ses propres excès, comme il arrive à la concurrence elle-même. Les faits observés jusqu'à présent justifient suffisamment cette proposition.


Chapitre 12. Les limites de la concentration dans l'industrie et le commerce.

L'industrie à domicile salariée, le métier indépendant, le petit commerce et la plupart des exploitations agricoles échappent encore à la concentration, mais dans des conditions très différentes. Tandis que l'industrie à domicile, placée sous le contrôle des entreprises capitalistes, ne fait obstacle qu'à la centralisation du procès technique de la production, la petite industrie de l'artisan autonome, le petit commerce et la petite exploitation agricole échappent non seulement à cette centralisation technique, mais encore à la concentration capitaliste seules, par conséquent, elles peuvent être considérées comme de véritables limites au mouvement général de concentration des entreprises étudié précédemment.


Section 1. L'industrie à domicile salariée.

Il s'agit là d'une forme d'industrie dans laquelle l'entrepreneur de la production, au lieu d'agglomérer ses ouvriers dans une fabrique, leur distribue le travail à domicile. Quoique la production se trouve ainsi dispersée, la forme capitaliste est aussi complète et l'organisation commerciale aussi concentrée dans ce régime de l'industrie à domicile que dans le régime de la fabrique. Les ouvriers, bien que travaillant dans leurs locaux d'habitation, sont de simples salariés comme des ouvriers de fabrique, n'ayant de relations qu'avec l'entrepreneur qui commande le travail. Par là, l'industrie à domicile salariée diffère essentiellement des deux autres formes de travail à domicile, industrie patriarcale et métier d'artisan; dans l'industrie patriarcale, les travailleurs produisent pour les besoins personnels du groupe restreint auquel ils appartiennent; dans le petit métier, l'artisan travaille à son compte pour le marché, il est propriétaire du produit, le vend à ses risques aux consommateurs et garde son indépendance économique.

L'industrie à domicile salariée se prête aux combinaisons les plus variées. L'entrepreneur proprement dit, celui qui emploie les travailleurs à domicile et vend la marchandise à son profit, peut être un industriel ou un commerçant. C'est un véritable industriel, propriétaire d'une fabrique, lorsque le produit nécessite certaines élaborations préparatoires ou complémentaires dans un grand atelier ou dans une usine mécanique. En dehors de ces circonstances, l'entrepreneur, même s'il porte le nom usuel de fabricant, n'est qu'un simple négociant, commissionnaire ou détaillant; il est tel grand magasin qui fait ainsi travailler 20000 ouvriers et ouvrières à domicile.

L'entrepreneur est quelquefois en relation directe avec les ouvriers; il donne l'ouvrage à son bureau, ou le fait distribuer à domicile par un employé. Plus souvent, il se borne à traiter avec un facteur, sorte de sous-entrepreneur commerçant qui s'engage à fournir une certaine quantité d'ouvrage pour un prix fait, et qui trouve son bénéfice en le faisant exécuter pour un prix moindre. C'est alors ce facteur qui traite avec les ouvriers, distribuant à son bureau, ou à domicile dans les régions écartées, les matières et pièces demi-ouvrées fournies par l'entrepreneur, donnant les modèles et commandant le travail pour un certain prix de façon, recevant et contrôlant les produits achevés, payant aux façonniers les salaires convenus, faisant passer d'un ouvrier à l'autre les pièces qui demandent des élaborations successives, et remettant enfin les marchandises à l'entrepreneur qui les centralise pour les vendre en masse.

Quant à l'ouvrier, façonnier ou tâcheron, ou bien il travaille isolément chez lui, aidé souvent par les membres de sa famille; ou bien il dirige un petit atelier à domicile, employant des auxiliaires qu'il salarie lui-même et gardant pour lui le surplus du prix de façon : il est alors un sous-entrepreneur pratiquant le marchandage, à la fois patron et salarié.

Parmi ces petits chefs d'atelier, il en est qui prennent des commandes tantôt chez un entrepreneur, tantôt chez un autre; leur condition n'est plus alors purement et simplement celle d'un chef ouvrier louant ses services un entrepreneur; leur atelier n'est plus un département annexe d'une fabrique ou d'une maison de commerce ces petits patrons forment un premier échelon intermédiaire entre le salarié travaillant a domicile et l'artisan.

Le façonnier est toujours propriétaire de son outillage, à moins que le genre de la production ne nécessite des métiers très coûteux, qui sont alors prêtés ou loués par l'entrepreneur. Celui-ci fournit aussi la matière du travail lorsqu'elle est coûteuse, ou qu'elle consiste en pièces déjà travaillées par la machine ou par d'autres ouvriers à domicile; sinon, le façonnier se la procure lui-même. Quand l'ouvrier est propriétaire des instruments et de la matière, il travaille souvent sans contrat, fabriquant des articles à son compte pour les offrir ensuite à des fabricants ou négociants, commissionnaires, colporteurs et détaillants : tel est le cas pour beaucoup de vanniers et tresseurs de paille, sculpteurs sur bois et tourneurs, ébénistes-trôleurs, etc. Ces travailleurs, au lieu d'être des salariés, sont des vendeurs de marchandises, dont la situation économique se rapproche de celle des artisans autonomes. Toutefois, n'étant pas en rapport immédiat avec les consommateurs, ils présentent aussi de grandes analogies avec les ouvriers salariés à domicile. Par le fait qu'ils ne traitent qu'avec des négociants, leur indépendance économique est souvent illusoire, et leur condition réelle généralement inférieure à celle des artisans, parfois même à celle des travailleurs à domicile salariés. Au reste, il arrive que certains ouvriers de cet ordre, restés à leur compte, travaillent tantôt pour les consommateurs, tantôt pour des entrepreneurs, soit à l'avance, soit sur commande suivant les circonstances; ils revêtent plusieurs caractères à la fois ou par intermittence. Comme les espèces végétales et animales, les différentes catégories économiques sont reliées entre elles par des anneaux intermédiaires qui ne peuvent être classés avec certitude, et qui contribuent à faire de la série des types une chaîne à peu près continue.

Par certains côtés, l'industrie à domicile paraît un régime de travail favorable à l'ouvrier. Au lieu de la discipline de fabrique, c'est l'indépendance relative, la faculté pour l'ouvrier de travailler à ses heures, quand et comme il lui plaît; c'est le moyen pour l'ouvrière de gagner sa vie sans cesser de surveiller son ménage et ses enfants; c'est l'individualité respectée, le foyer conservé, la vie de famille sauvegardée. Aussi n'est-il pas rare d'entendre exprimer des plaintes sur la décadence des industries à domicile, ou des espérances sur leur relèvement. Bien plus, les travailleurs à domicile eux-mêmes, quelle que soit la misère à laquelle les réduit la concurrence de la machine, paraissent très attachés au métier qu'ils exercent chez eux, et luttent avec la dernière énergie pour ne pas entrer à la fabrique, où l'assujettissement leur paraît intolérable. Il est vrai que cette répugnance tient pour une large part à la force de l'habitude : les générations nouvelles, dans les familles de travailleurs à domicile, sont beaucoup moins attachées à l'atelier domestique, et n'hésitent pas à se diriger vers la fabrique quand le travail y est plus rémunérateur.

En réalité, le régime du travail à domicile, dans la plupart des circonstances, constitue la pire forme du salariat. Toutefois, il serait excessif de prononcer contre lui une condamnation générale et sommaire.

Dans les campagnes, l'industrie à domicile ne se présente pas sous des couleurs trop défavorables. Les locaux de travail peuvent être défectueux et malsains; mais le travailleur n'y passe pas sa vie entière, il trouve au dehors l'air pur et la lumière. Le salaire peut être faible, plus faible qu'à la ville pour des travaux semblables mais la vie est aussi moins coûteuse, et le salaire industriel n'est souvent qu'un supplément de ressources pour des familles rurales qui possèdent un champ, un verger avec quelques animaux, ou qui peuvent louer leurs services à des cultivateurs du voisinage. La culture du petit domaine rural risque parfois d'être négligée pour le métier néanmoins, la petite industrie domestique est un bienfait, parce qu'elle occupe les bras et procure quelques ressources en hiver. La situation n'est vraiment mauvaise pour les travailleurs à domicile des campagnes que s'ils sont exclusivement des ouvriers industriels, sans propriété rurale, sans occupation agricole principale ni même accessoire. Ceux-là n'ont qu'un salaire insuffisant; ils sont, plus que tous autres, à la merci des intermédiaires et victimes des pratiques les plus détestables fraudes dans le pesage ou le mesurage des matières et des produits, abus dans le relevé des malfaçons, truck-system pratiqué par les facteurs ou leurs affiliés débitants de denrées.

Dans les grandes villes, à l'exception des spécialistes et des ouvriers occupés dans les industries fines qui demandent de l'ingéniosité et du savoir-faire, les travailleurs à domicile sont en général les plus misérables des salariés. Tailleurs de l'East-end de Londres, de New-York ou de Chicago, couturières et lingères de Paris ou de Berlin, cordonniers de Vienne, ébénistes du faubourg Saint-Antoine, de Breslau ou de Melbourne, c'est pour eux, en tous pays, que les enquêtes publiques et privées nous révèlent les misères les plus poignantes et les surmenages les plus épuisants suivis de chômages prolongés; c'est sur eux, ouvriers et ouvrières en chambre, que pèse le sweating system, le régime des salaires infimes, des journées de travail démesurées, des ateliers encombrés et sordides. Victimes de la concurrence, ils supportent tout le poids d'une exploitation à outrance dont nous avons tous notre part de responsabilité anonyme par notre poursuite impitoyable du bon marché. Dans les slums des grandes villes, l'idylle du travail au foyer se transforme en un cercle d'enfer, et la souffrance s'y exprime en plaintes rythmées par la bouche d'un Thomas Hood ou d'un Morris Rosenfeld, le tailleur poète des sweat shops de New-York.

La cause? L'excès des offres de travail, la concurrence des affamés qui se disputent ia besogne à tout prix. C'est qu'il s'agit de métiers qui peuvent être exercés après un très rapide apprentissage, surtout depuis que l'ouvrier a cessé de confectionner un produit tout entier, et s'est trouvé réduit à un travail parcellaire sur des pièces souvent préparées par la machine. Là se pressent, toujours plus nombreuses, les femmes de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie, qui cherchent dans le travail un supplément de ressources pour leur famille ou des moyens d'existence personnelle. Là viennent échouer les ouvriers des campagnes attirés vers les villes, les chômeurs de toutes les professions, ignorants ou maladroits, les étrangers immigrés, les Juifs expulsés de leur pays, voire même, dans certaines contrées, des hommes de race jaune, dont la concurrence abaisse les salaires au plus bas degré, tout le déchet de la population ouvrière, toute la foule des misérables acharnés au travail, forcés, par les bas salaires, de prolonger la journée de travail au delà de toute mesure, mais déprimant aussi, par leurs longues journées, le taux général de leur salaire.

Bien d'autres circonstances encore contribuent à rendre la situation du travailleur à domicile plus précaire que celle de l'ouvrier de fabrique. Dans les industries à domicile, les périodes de travail excessif alternent avec les mortes-saisons,, sans que rien vienne modérer les irrégularités de la production; car l'entrepreneur, n'ayant pas un capital fixe à tenir en activité, n'a aucun intérêt à régulariser la marché de la production; obéissant sans résistance aux caprices de la mode et aux vicissitudes des saisons, provoquant même les changements de mode qui sont favorables à son mouvement d'affaires, il ne se fait aucun scrupule d'exiger les travaux dans le délai le plus bref, sauf à cesser ensuite toute commande de travail. La protection légale est à peu près nulle; les assurances ouvrières, là où elles sont établies, n'atteignent pas en général les façonniers à domicile; les lois sur l'âge d'admission, la durée du travail et l'hygiène des ateliers ne s'appliquent pas aux ateliers de famille, et pénètrent difficilement dans les autres ateliers à domicile. Enfin la protection qui pourrait résulter des organisations ouvrières est aussi insuffisante; les travailleurs à domicile, composés en grande partie de femmes et d'étrangers, sont trop faibles, trop ignorants et trop dispersés pour être en état de s'associer dans un but de résistance. Les grèves sont rares dans ces milieux inorganisés, et quand la défaite n'est pas immédiate, les quelques avantages conquis au prix de sacrifices infinis sont vite emportés sous la poussée des nouveaux venus.

Comment cette forme d'industrie peut elle trouver place entre la petite industrie indépendante et la grande industrie mécanique centralisée ? Quelles sont ses raisons d'existence et ses chances d'avenir?

Pour qu'une industrie puisse être exercée à domicile, il faut évidemment que l'instrument de travail, outil ou métier, soit resté simple, et n'ait pas été remplacé par une machine coûteuse et compliquée. Si la machine doit être actionnée par un moteur puissant, si elle est directement productrice et exécute elle-même toutes les opérations, sa supériorité dans la production est telle que le travail à la main ne peut subsister.

Mais dans un grand nombre d'industries, la main de l'ouvrier doit encore diriger l'outil ou la pièce à ouvrer sur une machine relativement simple. Dans ces industries, il n'est pas indispensable que la force soit donnée par un moteur inanimé, actionnant plusieurs machines-outils ou plusieurs métiers rassemblés dans une fabrique; lorsque la force nécessaire à chaque instrument de travail est peu considérable, elle peut encore être fournie par l'homme, par un animal ou un petit moteur à domicile. En pareil cas, une machine puissante, si elle accroît la productivité du travail, ne diminue pas toujours sensiblement les frais; la grande industrie mécanique ne s'impose plus pour des raisons d'ordre technique : l'industrie à domicile peut exister à côté d'elle, et les chances de succès de l'une des deux formes d'industrie vis-à-vis de l'autre dépendent de circonstances économiques variables. Il y a même quelques industries dans lesquelles la force mécanique est difficilement utilisable, ou n'a trouvé jusqu'ici que de rares applications : elles forment le domaine le plus sûr du travail à domicile.

C'est surtout dans les industries du vêtement que domine le travail à la main, et c'est là par conséquent que l'industrie à domicile rencontre les conditions les plus favorables à son existence. En dehors des multiples variétés de cette branche d'industrie, les métiers exercés à domicile sont encore extrêmement nombreux.

Plusieurs d'entre eux s'appliquent à des articles de luxe et de demi-luxe; par contre, dans certaines catégories de l'habillement, lingerie et cordonnerie, dans l'ébénisterie et divers autres genres de production, c'est l'industrie à domicile qui fournit la pire camelote d'exportation.

Cette explication des industries à domicile par des raisons d'ordre purement industriel n'est cependant pas complète. En effet, si l'agglomération en fabrique ne s'impose pas dans certaines industries à cause de la simplicité des instruments de travail, et si la petite industrie domestique y est encore techniquement possible, pourquoi n'est-elle pas restée indépendante? Pourquoi le travailleur est-il devenu un salarié, au lieu d'être resté un artisan autonome?

La réponse est aisée; le travailleur perd son indépendance économique et devient un salarié, même en gardant son atelier propre, quand la production doit se faire par grandes masses pour un vaste marché. Dans ces circonstances, ce n'est plus l'instrument, l'outil de la production, qui est inaccessible au travailleur; c'est le capital circulant, le produit et souvent la matière qui dépassent ses ressources; c'est aussi le rôle commercial de l'entrepreneur qui surpasse ses capacités.

La matière est-elle coûteuse, fait-elle l'objet d'un grand marché livré à la spéculation? Doit-elle subir certaines préparations mécaniques, de telle sorte que le travail à la main n'est qu'une phase de la production se combinant avec le travail de la machine? Le travailleur est généralement incapable de se procurer la matière de son travail, et ne peut qu'entrer dans le système de la production capitaliste. En tout cas, et lors même qu'il est capable d'acheter la matière, le produit lui échappe nécessairement pour circuler dans la sphère capitaliste. C'est un produit de grande vente, fait pour un marché étendu et souvent très éloigné; sur lui s'exerce parfois la spéculation; le vendeur qui dirige la production doit prévoir les besoins, rechercher les débouchés, faire de la réclame, envoyer des représentants, organiser l'exportation, calculer les effets des changes étrangers, des tarifs de transport et des droits de douane, accorder des crédits, disposer d'un fonds de roulement important. Infailliblement, dans ces conditions, le travailleur cesse d'être en rapport direct avec le consommateur; il n'a plus de relations qu'avec l'entrepreneur capitaliste qui commande son travail et le salarie.

L'industrie à domicile est-elle destinée à disparaître? Karl Marx, dont la pensée puissante et systématique réduisait volontiers les problèmes à des formules simples, ne voyait en elle qu'une forme transitoire entre les modes de production du passé : industrie patriarcale des campagnes et petit métier indépendant des villes et la grande industrie concentrée.

Bien qu'il ait aperçu très nettement les avantages de cette forme d'industrie pour l'entrepreneur capitaliste, il la croyait appelée à disparaître totalement devant les progrès du machinisme. Le filage et le tissage, révolutionnés en effet par la machine, absorbaient son attention, et l'industrie du vêtement elle-même lui paraissait destinée, sous l'action de la concurrence et des lois de fabrique, à se concentrer dans de grands ateliers.

Cette simplification du phénomène de concentration correspond-elle à la réalité, et l'évolution industrielle indiquée par Karl Marx s'accomplit-elle aussi largement qu'il le pensait?

Si l'on considère l'origine des industries à domicile, on constate que beaucoup d'entre elles ont bien l'origine qu'il leur attribuait. Les unes sont sorties en effet de l'industrie domestique des campagnes, qui produisait primitivement pour les besoins de la famille, pour le marché local ou pour le colportage; d'autres, en plus grand nombre, sont une déformation du métier indépendant de l'artisan urbain, qui louait jadis ses services au client ou lui vendait ses produits. Techniquement, ce sont bien toujours les mêmes métiers s'exerçant sur les mêmes objets; économiquement, ils se sont transformés, parce que le capitalisme les a soumis à sa dépendance. Telle a été l'évolution, notamment, pour les cordonniers dans diverses régions de l'Allemagne et de l'Autriche, pour les horlogers de la Forêt Noire, les ébénistes de Breslau, les verriers de Bohême, les fabricants de gants, peignes et éventails de Vienne, etc.

Mais d'autres industries à domicile ont une origine différente. Quelques-unes sont primaires, et se sont établies dès le principe dans une contrée avec le caractère d'industrie salariée. Beaucoup d'industries de ce genre, chez des populations rurales adonnées aux travaux industriels, ont succédé à d'autres industries de même nature ruinées par le machinisme, principalement au tissage à domicile et à la fabrication des dentelles à la main; tel est le cas pour la cordonnerie en Bohême, la fabrication des cigares dans diverses régions de l'Allemagne, et pour de nombreuses industries féminines en Belgique, couture, broderie, cousage des gants, etc. Il y a même des exemples notables d'industries à domicile qui sont nées d'une décomposition de la grande industrie concentrée.

Quant à la destinée de cette forme de la production, il est également vrai que beaucoup d'industries à domicile ont déjà succombé ou sont appelées à disparaître devant les progrès du machinisme. Fileurs de lin et tisseurs d'étoffes unies ne sont plus qu'un souvenir dans les campagnes; et si l'on rencontre encore quelques vestiges archaïques du tissage à domicile des étoffes unies dans les régions écartées de la Silésie, de la Bohême et de la Forêt Noire, la lutte ne saurait se prolonger bien longtemps. En Allemagne, les exploitations à domicile de l'industrie textile ont diminué d'un tiers en nombre et en personnel entre 1883 et 1898. En France, les canuts de Lyon cèdent progressivement devant l'extension des fabriques pourvues de métiers mécaniques; les métiers à bras ne subsistent guère que dans les campagnes pour le tissage des étoffes façonnées. En Belgique, plus de 100 000 fileurs et fileuses de lin ont disparu des Flandres dans l'espace d'un demi-siècle. Les dentellières à la main, si nombreuses jadis dans certaines provinces de France et de Belgique, décroissent avec rapidité depuis que la fabrication mécanique inonde le marché de tulles et dentelles à bon marché.

Sommes-nous donc fondés à accepter la conclusion générale de Marx, et devons-nous prévoir une disparition totale plus ou moins prochaine des industries à domicile?

Si nous nous en rapportons aux statistiques les plus récentes, il ne semble pas que cette conclusion soit autorisée. Non seulement certaines industries à domicile menacées par la machine prolongent la résistance en se consacrant à des opérations spécialisées, mais dans d'autres branches, principalement dans l'industrie du vêtement, moins exposée jusqu'ici à la concurrence du machinisme, le travail à domicile prend de nos jours une extension considérable. Tailleurs, couturières, modistes, chemisières et lingères, ouvriers en fourrures, coupeurs et couseuses de gants, brodeuses et autres ouvriers travaillant à domicile pour le compte d'un négociant ou d'un grand magasin, sont plus nombreux que jamais.

Il y a plus; quelques industries à domicile reprennent l'offensive, font reculer la grande industrie et s'établissent sur les ruines de la fabrique. Ce singulier phénomène de régression a été constaté notamment dans certaines parties de l'ébénisterie à Paris et à Londres, dans la broderie, la fabrication des cigares en Allemagne. De même, dans la couture et la lingerie, le grand atelier tend à se dissoudre pour faire place aux petits ateliers et au travail en chambre; le fait ne s'observe pas seulement à Paris; à Chicago et à New-York, les grandes fabriques de confection ont disparu devant les ateliers des sweaters, depuis que les Juifs de Russie et de Bohême sont venus déprimer les conditions du travail dans l'industrie du vêtement.

Ces mouvements en sens inverse dans les diverses industries à domicile sont exactement notés par certaines statistiques professionnelles. Nous y voyons, pour l'Allemagne et la Belgique, que la diminution du nombre total des travailleurs à domicile, d'ailleurs très faible en Allemagne (4 p. 100 seulement de 1885 à 1893), doit être attribuée presque exclusivement à l'industrie textile, et que, dans les autres métiers au contraire, le personnel des ouvriers à domicile s'accroît rapidement et couvre une grande partie des pertes subies dans la catégorie précédente. Actuellement, l'industrie à domicile occupe encore 1/5 environ des ouvriers industriels en Belgique et en Suisse, 1/8 en Autriche. En France, où elle a toujours tenu une très large place, elle prend un nouvel essor depuis quelques années; les inspecteurs du travail signalent tous les ans dans leurs rapports la progression des ateliers de famille sur différents points du territoire.

C'est qu'en effet les causes économiques qui expliquent la persistance de cette forme d'industrie entre la grande fabrique et le petit métier prennent de nos jours une importance croissante.

En distribuant l'ouvrage au dehors, l'entrepreneur épargne les dépenses d'installation d'un grand atelier, les charges de l'outillage, les frais de loyer, d'impôts, assurances, combustible et éclairage; toutes, ces charges, dont le poids augmente constamment avec la cherté des loyers et l'extension du capital fixe, retombent sur l'ouvrier soit directement, soit sous forme de retenues sur son salaire pour la location et l'amortissement des outils et des métiers.

L'entrepreneur se dispense de même des frais de surveillance. Contre les malfaçons, d'ailleurs nombreuses, il est protégé par le contrôle des intermédiaires chargés de recevoir les produits.

L'industrie à domicile n'est nullement inférieure à l'industrie concentrée au point de vue de la division du travail; très souvent, il y a collaboration multiple et continue entre le travail à la main qui s'exécute au domicile de l'ouvrier, et le travail mécanique qui se fait à l'usine; les travailleurs à domicile se bornent à donner une élaboration parcellaire très simple à des pièces demi-façonnées par la machine, qui passent de maison en maison pour retourner finalement à la fabrique ou à l'entrepôt, où s'opère parfois le finissage. La dispersion des ouvriers cause assurément des pertes de temps et des frais de transport; mais ces pertes et ces frais ne grèvent pas l'entrepreneur, qui trouve presque toujours le moyen de les rejeter sur l'ouvrier.

L'entrepreneur, n'ayant pas de capital fixe, rejette également sur l'ouvrier tout le poids des crises et des chômages. Aussi recourt-il autant que possible à ce mode d'exploitation pour les industries de saison et pour celles qui sont soumises à la mode, ne conservant la fabrique que pour les articles courants qui trouvent toujours un écoulement et peuvent être fabriqués à l'avance comme stock.

C'est aussi dans l'industrie à domicile que le chef d'entreprise peut payer les salaires les plus bas. Pour gagner quelque argent sans quitter son intérieur où sa présence est indispensable, l'ouvrière consent à des prix de façon dérisoires. Les travailleurs de cette catéeorie, souvent dispersés à la campagne, sont sans défense, et l'entrepreneur, en s'adressant à eux, se met à l'abri des syndicats et des greves.

Enfin il n'est pas jusqu'au développement des lois de fabrique, destiné, d'après Karl Marx, à accélérer la ruine des ateliers domestiques, qui ne contribue au contraire à les multiplier. La prévision de Marx serait juste, si les lois de fabrique s'appliquaient aux petits ateliers comme aux grands; mais il n'en est rien, ni en fait ni en droit. Le grand industriel qui veut se soustraire aux lois limitant la durée du travail, pour donner à la production sa plus grande expansion dans un moment favorable, distribue l'ouvrage à domicile; là, on fera des journées de 14 et 16 heures, on travaillera au besoin jour et nuit; les ateliers de famille sont soustraits à tout contrôle, et, dans les petits ateliers à domicile occupant des salariés, le sous entrepreneur, seul responsable, échappe facilement à la surveillance des inspecteurs.

La conclusion qui se dégage de cette analyse est très nette : l'industrie à domicile ne se défend contre la concurrence du machinisme que par les basses conditions qu'elle fait au travail; aussi s'étend-elle à mesure que les organisations ouvrières et la législation réussissent à améliorer la situation des salariés dans la grande industrie sans atteindre efficacement la petite. Toutes les fois que le travail n'exige pas une force puissante, les entrepreneurs préfèrent renoncer au grand atelier central et commander le travail à domicile. Lors même que l'agglomération des ouvriers autour d'un moteur central présente certains avantages au point de vue de l'organisation du travail, la grande industrie ne triomphe que si la productivité du machinisme est très supérieure.

C'est ainsi qu'en tissage même, le machinisme n'a pas envahi tout l'ensemble de la production; si le métier mécanique s'est imposé avec un élan irrésistible dans la fabrication des tissus ordinaires, le métier à la main, malgré l'infériorité du travail de préparation à domicile, subsiste cependant pour la plupart des tissus fins, qui supporteraient difficilement l'action du métier mécanique, pour les étoffes façonnées qui comportent une grande variété de modèles, pour les nouveautés soumises aux variations de la mode, soieries riches du Lyonnais, rubans de soie et de velours de la région de SaintÉtienne, bonneterie de soie des Cévennes, batistes et linons du Cambrésis, lainages de Sainte-Marie-aux-Mines, tissus damassés de Belgique, etc, Pour ces articles nouveautés qui ne peuvent être fabriqués en stock, les changements fréquents qu'impose la mode seraient trop coûteux sur des métiers mécaniques, et les chômages trop onéreux pour les usiniers chargés d'un grand outillage. Aussi le tissage à domicile, malgré les réductions qu'il a subies, conserve-t-il une place importante; il occupe encore un cinquième ou un tiers du personnel ouvrier en Allemagne, suivant qu'il s'agit du coton ou de la soie; la moitié des ouvriers et même plus en Belgique, dans le tissage du coton, de la laine et du lin

Néanmoins, il semble bien que cette situation, lors même qu'elle se prolongerait longtemps, ne saurait durer indéfiniment, et que, à moins de circonstances nouvelles, la victoire doive rester en définitive à la grande industrie concentrée. Ne nous laissons pas abuser par la progression récente de certains métiers à domicile; ce mouvement peut être interverti d'un jour à l'autre, soit par de nouveaux perfectionnements du machinisme, soit par une intervention plus rigoureuse des lois de protection ouvrière dans la petite industrie.

Dans beaucoup de métiers, le travail à la main, jadis en possession de la fabrication intégrale du produit, a été délogé successivement de ses positions, et ne s'applique plus qu'à la préparation ou au finissage de pièces partiellement travaillées à la machine; de cette combinaison du travail mécanique et du travail à la main, les exemples abondent sous les formes les plus variées dans de nombreuses industries, armurerie, coutellerie, horlogerie, clouterie, cordonnerie, etc. Encore cet état de choses est-il lui-même provisoire. Dans la cordonnerie et l'horlogerie notamment, si le travail à la main subsiste encore partiellement en Europe, il a été complètement éliminé par la fabrication mécanique aux États-Unis. Le tissage à la main, même dans le domaine des articles nouveautés où il s'est retranché, ne résisterait probablement pas à certaines inventions qui faciliteraient les changements sur les métiers mécaniques et qui réduiraient le nombre des ruptures; déjà les nouveautés du genre de Sainte-Marie-aux- Mines sont tissées mécaniquement en Saxe. Dans les industries du vêtement elles-mêmes, les progrès de l'adaptation des moteurs inanimés à la machine à coudre ont plutôt favorisé jusqu'ici une certaine concentration du travail. L'industrie à domicile résiste jusqu'au bout, en acceptant les pires conditions de travail; ces concessions rencontrent cependant une limite physiologique, et si la différence de productivité du machinisme devient telle qu'elle dépasse les économies poursuivies jusqu'à cette limite, la chute de l'industrie à domicile ne peut plus être retardée.

Toutefois, un nouveau facteur intervient de nos jours, qui sauvera peut-être un grand nombre d'industries domestiques pour lesquelles la force nécessaire est restreinte; ce facteur, qui préoccupe à si juste titre l'opinion publique, c'est la force motrice à domicile fournie par de petits moteurs à gaz, à pétrole ou à alcool, et surtout par la transmission de l'énergie électrique. Déjà ces procédés commencent à se répandre; les passementiers de Saint-Etienne et du Forez, en particulier, adaptent avec succès le courant électrique à leurs métiers. Les petites industries domestiques sont tellement variées, leurs procédés de fabrication tellement différents, qu'il est impossible d'établir à leur égard des prévisions générales soit dans le sens de leur disparition, soit en sens contraire. Néanmoins il est permis de penser, sans trop s'aventurer, que si l'industrie électrique, grâce à de nouveaux perfectionnements, parvient à fournir la force à grande distance par petites quantités et pour des prix minimes, les industries à domicile se trouveront dans des conditions techniques à peine inférieures à celles des fabriques elles pourront lutter avec avantage et même se multiplier, surtout dans les régions montagneuses où les chutes d'eau leur fourniront la force à bon marché. Mais l'adaptation sera lente, si elle rend nécessaire le remplacement des anciens métiers; et dans les villes, les inconvénients des installations mécaniques aux étages des maisons d'habitation peuvent retarder longtemps la diffusion de la force à domicile.

L'expansion de l'industrie à domicile, dans ces nouvelles conditions, sera-t-elle un bien ou un mal pour la population ouvrière? C'est une tout autre question. La force motrice à domicile sera un bienfait pour les travailleurs, si elle diminue leur fatigue et si elle accroît leur production. La généralisation du procédé fera certes baisser encore les prix de façon; mais c'est un fait général que les progrès mécaniques, tout en abaissant les tarifs aux pièces, profitent cependant aux travailleurs en déterminant une hausse de leur salaire journalier, à moins qu'ils ne permettent le remplacement des forts par les faibles. Sans doute le salaire, dans l'industrie à domicile, restera toujours inférieur à celui des ouvriers de fabrique; le travailleur, et surtout l'ouvrière, se contentera toujours d'un salaire moins élevé pour un travail qu'il pourra exécuter chez lui; de son côté, l'entrepreneur n'aurait plus le même intérêt à faire exécuter le travail en dehors de la fabrique, si le salaire n'y était pas plus faible. Mais les façonniers et leurs auxiliaires pourront profiter de l'accroissement de la production pour relever le niveau de leurs salaires, surtout s'ils savent s'émanciper et se défendre par l'association; or l'emploi des procédés mécaniques ne peut que favoriser ce mouvement, en contribuant au développement intellectuel des travailleurs. Si les choses se passent ainsi, l'extension des ateliers de famille sera un véritable progrès social. Mais, d'autre part, les ateliers à domicile resteront toujours soumis aux irrégularités sans frein de la production, et les chômages y seront d'autant plus pesants pour les façonniers que ceux-ci auront fait plus de frais pour installer la force dans leurs ateliers.


Section 2. Le métier indépendant.

A la différence des industries à domicile, les petites entreprises industrielles indépendantes échappent non seulement à la centralisation technique de la production, mais aussi à la concentration capitaliste. Dans quelle mesure subsistent-elles, quelle est leur force de résistance, jusqu'à quel point leurs conditions actuelles d'existence nous renseignent-elles sur leurs chances d'avenir? Bien que nous possédions des données précieuses sur leur état passé et actuel dans certains pays, il nous est toujours difficile d'en tirer des indications quelque peu sûres pour l'avenir. Le chercheur le plus consciencieux se trouve naturellement incliné, suivant ses préférences, à interpréter les faits comme signifiant la vitalité ou l'agonie des petites exploitations autonomes. Il faut donc un effort pour écarter ces tendances subjectives, et peut-être n'y réussit-on jamais complètement.

Nul ne conteste que, dans certains domaines, la partie est perdue pour la petite entreprise; tout le débat porte sur le point de savoir s'il faut généraliser ces faits, et considérer les petites exploitations indépendantes de l'industrie comme des îlots disséminés, s'endettant peu à peu sous l'effort des éléments contraires, et destinés à être engloutis un jour par le flot montant du capitalisme.

La notion du métier est celle d'une petite entreprise menée par un artisan qui travaille seul, ou qui emploie comme auxiliaires des membres de sa famille, des apprentis, voire même quelques ouvriers salariés, mais sans cesser de travailler lui-même; d'autre part, cet artisan est un entrepreneur indépendant, propriétaire de ses instruments de travail et de ses matières, qui vend directement ses produits à la clientèle et court les risques de l'entreprise. Sans doute, il est parfois difficile de dire où commence et où finit le métier indépendant. L'entrepreneur qui occupe une dizaine d'ouvriers, et qui se contente ordinairement d'exercer un rôle de surveillance et de direction, n'est-il pas déjà un entrepreneur capitaliste? L'artisan qui vend ses produits tantôt aux consommateurs, tantôt à des commissionnaires et à des magasins, celui surtout qui, sans cesser d'être propriétaire des matières et des produits, travaille pour un seul magasin, ne côtoie-t-il pas la sphère de l'industrie à domicile dépendante ? En haut comme en bas, les confins du métier sont quelque peu incertains; cette imprécision, commune à toutes les classifications scientifiques, ne doit pas nous faire renoncer à une notion suffisamment claire par elle-même.

Nous possédons très heureusement, sur la question des métiers, une mine abondante de renseignements dans les statistiques allemandes, et surtout dans la grande enquête de 1895-1897 entreprise en Allemagne et en Autriche par le Verein für Socialpolitik. L'impression qui se dégage des nombreuses observations recueillies par les enquêteurs dans les régions les plus variées, dans les villes grandes et petites comme dans les campagnes, est assez généralement pessimiste; certains métiers sont morts, d'autres ont été dépouilles d'une partie de la fabrication qui leur appartenait autrefois, d'autres, enfin, sont malades ou au moins menacés.

Les causes de cet ébranlement ressortent des explications déjà fournies sur la concentration des entreprises et sur l'industrie à domicile; elles se ramènent toutes à une seule, le progrès scientifique, source des inventions qui ont créé le machinisme et développé les moyens de transport. C'est un fait bien connu que la transformation des instruments de production, souvent provoquée elle-même par l'agrandissement des marchés, a fait disparaître le métier dans les industries où elle s'est opérée. II faut ajouter que l'extension des marchés, même dans certaines industries où le machinisme n'intervient pas, impose au producteur un rôle commercial hors de proportion avec les moyens de l'artisan.

Au point de vue industriel, il est à peine besoin de faire ressortir l'infériorité du petit producteur, dénué des moyens mécaniques qui rendent le travail plus rapide et plus productif, souvent dépourvu des connaissances indispensables et incapable de suivre les progrès techniques, impuissant à retenir les bons ouvriers par de forts salaires, éprouvant des difficultés croissantes pour conserver un atelier spacieux dans les villes; évidemment, l'artisan doit renoncer aux productions qui exigent un machinisme coûteux et compliqué, une application raisonnée des procédés scientifiques, ou même une organisation développée de la division du travail entre plusieurs corps de métiers.

L'infériorité de l'artisan n'est pas moins sensible au point de vue commercial. Étroitement limité dans ses achats de matières et opérant avec un capital restreint, il se trouve placé sous la dépendance des fournisseurs qui lui font crédit. Pour la conservation même des marchandises en magasin, leur emballage et leur expédition, sa situation est généralement désavantageuse. Quant à la vente, elle lui devient inaccessible dès qu'elle dépasse l'étroit rayon d'une clientèle purement locale; encore est-il obligé fréquemment, pour la conserver, d'établir un magasin de vente.

C'est qu'en effet les habitudes du public ont changé. L'usage se perd de faire exécuter un objet sur commande, surtout si l'exécution exige le concours de plusieurs corps de métiers; le consommateur ne veut plus perdre son temps, ni courir les risques d'une livraison défectueuse ou mal appropriée à ses désirs; il veut choisir entre des produits tout faits, et délaisse l'échoppe pour le magasin. Aussi le petit industriel urbain doit-il tenir un magasin où il débite, à côté de ses produits, des articles de seconde main sortis de la fabrique ou de l'industrie à domicile. Mais c'est là une lourde charge qui s'aggrave avec la cherté progressive des loyers dans les villes, et qui suppose déjà, chez le petit industriel, la disposition d'un certain capital. En outre, tous les artisans ne sont pas capables de tenir un commerce; loin de là, la plupart d'entre eux ignorent les règles les plus élémentaires de la comptabilité, et beaucoup succombent plutôt par défaut d'éducation commerciale que par insuffisance technique comme fabricants.

Pour ces différentes raisons, les artisans qui produisent des marchandises se trouvent beaucoup plus atteints que ceux qui fournissent simplement leur travail aux particuliers pour des installations et réparations. Dans tous les genres de fabrication qui portent sur des articles de type uniforme, susceptibles d'une production en masse pour un marché étendu, le métier recule soit devant la fabrique, soit devant l'industrie à domicile, suivant que le machinisme est ou non nécessaire; cette évolution a commencé bien avant la proclamation de la liberté de l'industrie, à une époque où le régime de la corporation obligatoire et fermée existait encore en France, en Allemagne et en Autriche. C'est ainsi que le métier a disparu totalement ou à peu près dans de nombreuses industries où il florissait jadis tissage, chapellerie, maroquinerie, quincaillerie, fabrication des épingles, des peignes, brosses, couteaux, lampes et ustensiles de ménage, tonnellerie, meunerie, brasserie, tannerie, etc.; il a été dépossédé en grande partie dans la menuiserie, l'ébénisterie, la teinturerie, l'horlogerie, la cordonnerie, la confection des vêtements.

Sur ces différents points, l'artisan vaincu a cédé devant la fabrique, ou bien il est tombé sous la dépendance des entreprises capitalistes comme travailleur à domicile salarié; tout au moins occupe-t-il une situation intermédiaire sur les confins indécis du métier indépendant et de l'industrie à domicile, achetant encore ses matériaux, mais cessant d'être en relations directes avec le consommateur, ne vendant ses produits qu'à des fabricants et négociants ou même travaillant pour un seul. Tel est le sort d'un grand nombre d'ébénistes qui vendent à des magasins; à moins d'être des spécialistes peu exposés à la concurrence, leur situation matérielle n'est guère supérieure à celle des tâcherons qui reçoivent la matière et travaillent sur commande. Telle est aussi, en dernière analyse, la condition de certains entrepreneurs du bâtiment soi-disant indépendants, qui, dans les villes où la population augmente rapidement, sont crédités et exploités par des spéculateurs, ou qui se trouvent au moins subordonnés à un entrepreneur général au lieu d'être en rapport direct avec le propriétaire.

Là même où l'artisan a pu se maintenir, il est rare qu'il fabrique comme jadis un produit complet; généralement, il doit acheter des objets à demi fabriqués ou complètement achevés que fournit la grande industrie, et se contente de les terminer ou de les ajuster sur place.

Il n'est pas jusqu'aux industries d'art, souvent considérées comme le domaine où le métier pourrait se reconstituer, qui n'échappent à la petite industrie indépendante, quand les pièces sont exécutées sur des modèles fournis par des artistes et dessinateurs, et quand l'exécution réclame l'emploi de procédés coûteux : bronzes, verreries, céramique, galvanoplastie, lithographie, photogravure, etc. Dans les industries d'art, l'artisan ne subsiste que s'il peut faire lui-même le modèle et exécuter le travail à la main.

Aussi les conclusions de M. Sombart sur l'avenir des métiers sont-elles catégoriques. Il est possible que leur situation soit actuellement meilleure à l'ouest qu'à l'est de l'Allemagne, et que les grandes villes leur offrent dans l'avenir un asile plus sûr que les petites villes et les campagnes; possible également que certains métiers, ceux de l'alimentation et du bâtiment par exemple, soient mieux garantis que ceux du mobilier et du vêtement; possible encore qu'ils aient plus de résistance pour les réparations que pour la fabrication du neuf; mais ce sont là de simples différences de degré. Aucune branche des métiers n'est à l'abri des atteintes du capitalisme, aucune d'elles ne suit une évolution différente des autres dans son principe; le métier est une forme d'industrie surannée, inférieure à tous points de vue, donnant des produits moins bons et plus chers que la grande industrie, et destinée par conséquent à disparaître; c'est une question de temps, et les différences que l'on relève ne peuvent porter que sur la durée plus ou moins longue de sa décomposition. Rien ne peut le sauver ni l'association coopérative, qui a fait un fiasco complet dans les milieux d'artisans, malgré les efforts prolongés des partis conservateurs; ni l'emploi des machines, ni la vulgarisation du crédit. Le machinisme et le crédit ne sont utilisés dans cette sphère que d'une façon exceptionnelle, par quelques individualités entreprenantes qui, du même coup, sortent de la catégorie des artisans pour s'élever au rang d'entrepreneurs capitalistes. Au reste, si le moteur à domicile et le crédit se généralisaient parmi les artisans, il en résulterait un tel accroissement de leur production, qu'elle ne trouverait plus d'écoulement sur les marchés locaux; le progrès technique, conduisant à la production en masse, ferait tomber plus rapidement encore l'artisan sous la domination du capital commercial.

Si le pessimisme paraît pleinement justifié pour un grand nombre de métiers dont nous observons aujourd'hui la décadence, une conclusion aussi sommaire sur la disparition totale de l'espèce, dans un avenir plus ou moins rapproché, paraît au contraire aventureuse et prématurée. Elle dépasse certainement les indications que nous fournissent les statistiques sur les tendances de la petite industrie, et néglige, dans sa généralité, certains côtés du problème.

En Allemagne, de 1882 à 1895, la petite industrie (travailleurs isolés et établissements occupant moins de 6 personnes) est la seule catégorie qui ait subi une diminution absolue, tant pour le nombre des exploitations que pour celui des personnes occupées; mais cette diminution n'est pas considérable; elle n'est que de 186000 exploitations (8,6 p. 100 du total) et 79000 personnes (2,4 p. 100). Elle prend cependant une importance plus significative, si l'on considère que, dans l'intervalle entre les deux recensements, la population de l'Empire a augmenté de 18 p. 100, et que le personnel de la moyenne et de la grande industrie s'est accru dans des proportions considérables; aussi la petite industrie occupe-t-elle aujourd'hui une place bien plus restreinte dans l'ensemble (40 p. 100 du personnel total de l'industrie au lieu de 53 p. 100).

Mais il est une circonstance qui vient sensiblement restreindre la portée de ces chiffres; c'est qu'ils s'appliquent aussi bien à l'industrie à domicile qu'au métier indépendant. Or, on sait que l'industrie à domicile a diminué en Allemagne d'une époque à l'autre, à cause de la disparition progressive du tissage à la main. Il est difficile d'évaluer exactement la part qui revient à l'industrie à domicile dans la diminution totale du personnel de la petite industrie; mais elle doit être importante. Le métier occupe encore une place considérable en Allemagne, car, après déduction des chiffres qui se rapportent à l'industrie à domicile, il figure encore pour 1647000 exploitations et 3733000 personnes. Il a d'ailleurs lui-même une tendance générale à se concentrer; dans son personnel, ce sont les maîtres qui diminuent, tandis que le nombre des auxiliaires s'accroit.

Dans les établissements les moins importants de la moyenne industrie, occupant de 6 à 10 personnes, l'accroissement a été assez considérable entre 1882 et 1895; le personnel s'est accru de 314 000 personnes soit 60 p. 100. Mais ces établissements dépassent déjà la mesure du métier proprement dit; ce sont presque des petites entreprises capitalistes, dont le chef cesse souvent d'être un travailleur manuel; elles forment l'échelon par lequel passent les artisans les plus capables lorsqu'ils entrent dans la sphère de l'industrie capitaliste. Dans certaines branches, les entreprises moyennes se sont développées parallèlement avec la petite industrie mais plus souvent encore, elles se sont accrues à ses dépens.

En Belgique, la plupart des métiers ont progressé depuis 1846; toutefois il faut observer que l'industrie à domicile est comprise dans le tableau, et que la population a augmenté de 50 p. 100 dans cette période. Si l'on fait abstraction de l'industrie à domicile, on constate que la petite industrie indépendante, dans ce pays de grande production occupe 36 p. 100 du personnel total de l'industrie.

Aux États-Unis, les métiers se sont également développés en nombre et en importance globale entre les deux derniers Census; mais ce développement a été bien moins rapide que celui des fabriques, de sorte que la part du métier dans l'ensemble de l'industrie a diminué. Il est même remarquable que, dans les villes, les métiers emploient moins de capital, moins de matières et moins de salariés en 1900 qu'en 1890.

Dans les autres pays, nous ne pouvons comparer la situation à des époques différentes. Le recensement autrichien de 1902, sur 3900000 personnes occupées dans l'industrie, en compte 1500000 dans la petite industrie, mais ce chiffre comprend environ 400 000 travailleurs à domicile. Quant à la France, mal servie par la nature au point de vue des mines et de l'industrie sidérurgique, elle a toujours excellé dans les productions fines et variées l'exportation des articles de bijouterie, bimbeloterie, ouvrages en métaux, modes et confections, se chiffre par centaines de millions, sans que les statistiques puissent nous révéler l'importance des achats faits à l'intérieur par les étrangers voyageant en France; ces marchandises sont fournies en majeure partie par la petite industrie, qui domine notamment à Paris. Aussi le chiffre de 2900000 personnes occupées dans la petite industrie, soit 46 p. 100 du personnel total de l'industrie, n'est-il pas invraisemblable mais il se compose, dans une proportion impossible à préciser, de travailleurs à domicile. Quant au tableau A de la contribution des patentes, il indique une augmentation constante du nombre des patentes; toutefois, comme il s'applique indistinctement à la petite industrie, au petit et au moyen commerce, on peut supposer que l'augmentation est imputable en majeure partie au commerce de détail.

Si nous nous en tenons à la statistique allemande, la seule qui nous fournisse des renseignements utilisables sur la petite industrie independante, nous constatons non seulement que le métier n'est pas mort en Allemagne, mais même qu'il a perdu peu de terrain, dans une période où l'on aurait pu croire que le développement soudain de la grande production capitaliste désorganiserait les anciennes formes de la production. Les économistes qui pensent que le métier est condamné à disparaitre ont discuté les chiffres; ils ont observé, avec grande apparence de raison, que les chiffres dissimulent les rapports réels de dépendance qui lient un très grand nombre de petits producteurs soi-disant autonomes à des entreprises capitalistes; ils ont expliqué la survivance du métier par la routine de la clientèle; lente à se détacher de ses anciens fournisseurs, par les conditions misérables dans lesquelles vivent beaucoup d'artisans, par les ressources accessoires que leur fournit la possession d'un coin de terre ou d'un petit capital, par l'exploitation abusive qu'ils exercent à l'égard de leurs apprentis et de leurs ouvriers. Tout cela est possible, vrai sans doute en grande partie; et pourtant, cela ne suffit pas à expliquer la stabilité, la force de résistance d'une forme d'industrie à laquelle les conditions de la vie moderne paraissent si défavorables.

M. Bücher, après avoir exposé les résultats généraux de l'enquête faite de 1985 à 1897, et décrit en larges traits l'évolution actuelle de la petite industrie, est loin de partager l'opinion de M. Sombart sur le sort qui lui est réservé. Certes, dit-il, elle se restreindra toujours davantage aux positions où elle peut le mieux faire valoir ses avantages propres; mais "je suis fermement persuadé que le métier, comme forme d'exploitation, ne pourra jamais disparaitre complètement". Les formes d'exploitation industrielle sont comme les moyens de transports; les anciennes peuvent se trouver refoulées par les nouvelles, mais elles ne perdent jamais totalement leur utilité.

Il y a, en effet, dans le metier le plus humble, un principe de vie toujours actif. Le petit producteur peut avoir des charges plus lourdes que le grand industriel; il est mal outillé, routinier, ignorant même, c'est possible; mais il travaille énergiquement, parce qu'il est son maître et recueille le profit de son activité; il soigne son travail, parce que ses produits ne sont pas anonymes; il gère lui-même ses affaires, il dirige en personne ses auxiliaires, travaille et vit avec eux; il est en rapport, immédiat avec la clientèle, qui le connaît personnellement; il évite le coulage et les frais de surveillance qui grèvent la grande entreprise, même la mieux conduite, par cela seul qu'elle est conduite administrativement. Ces avantages sont loin d'être négligeables; ils compensent bien des causes d'infériorité, et rendent la lutte possible quand il ne s'agit pas de marchandises à la grosse.

Individuellement considérés, les divers métiers se trouvent placés dans des conditions trop différentes pour être l'objet d'une condamnation en bloc; il en est dont les conditions particulières assurent l'existence dans le présent et dans l'avenir.

Il ressort des observations faites en Allemagne que l'évolution des métiers est très différente dans les villes et dans les campagnes. Dans les villes, le personnel des métiers tend à diminuer d'importance relativement à la population; en même temps se manifeste une tendance à la concentration des métiers; les petites entreprises prennent individuellement plus d'importance, elles emploient un plus grand nombre d'ouvriers. Les artisans les plus capables agrandissent leur atelier, ouvrent un magasin, deviennent de petits entrepreneurs capitalistes; les autres, s'ils ne tombent pas dans le salariat comme ouvriers de fabrique ou travailleurs à domicile, ne sont plus que des rapiéceurs en d'autres termes, le métier urbain est réduit aux réparations quand il ne se transforme pas.

Dans les campagnes, au contraire, principalement dans les contrées riches et peuplées de l'ouest, le personnel des métiers s'accroît relativement à la population, sans que les entreprises tendent individuellement à augmenter d'importance; parmi les maîtres, ceux qui travaillent sans ouvriers ni apprentis restent très nombreux (64 p. 100). Le métier est donc loin de reculer dans les campagnes: la population rurale achète bien des marchandises aux magasins de la ville voisine ou à la voiture du colporteur; pourtant, elle reste fidèle à l'artisan du pays, dont le rôle parait s'élargir avec les progrès de l'aisance et la restriction des travaux domestiques.

A côté des métiers qui déclinent ou qui restent stationnaires, il en est, au contraire, qui démontrent leur vitalité en progressant. S'agit-il de l'alimentation, boucherie, charcuterie, boulangerie, pâtisserie, confiserie? L'accroissement est considérable (18 p. 100 sur les exploitations, 33 à 35 p. 100 sur le personnel, de 1882 à 1895 en Allemagne) il est vrai que ces métiers ont un caractère commercial très prononcé, qui explique en grande partie leur prospérité; mais, en tant que métiers, ils gardent toute leur raison d'être, parce que leur fonction est de préparer les produits suivant les goûts particuliers de la clientèle sur un marché restreint.

Cette même fonction appartient encore aux tailleurs et cordonniers sur mesure, aux couturières, modistes et lingères qui travaillent sur commande, aux tapissiers et ébénistes qui reçoivent directement les ordres de la clientèle. Toutefois, le client qui ne se contente pas de l'article tout fait porte plutôt sa commande, dans les grandes villes, à des magasins grands ou moyens qui font exécuter le travail par des ouvriers à domicile, ou qui se chargent de la décoration des appartements.

S'agit-il encore de services personnels comme ceux des coiffeurs, de services domestiques comme ceux des blanchisseuses? Les métiers qui s'y rapportent, de même que ceux de la boulangerie et du vêtement, se sont multipliés à mesure que ces services se détachaient de l'industrie domestique. Là encore, l'artisan continue à jouer un rôle utile : il est rapproché du client, il entretient avec lui des rapports immédiats et réguliers, il sait se plier à la variété de ses exigences. De même encore, l'emballeur doit recevoir directement les commandes de la clientèle; le relieur, l'encadreur continuent à travailler en petit atelier pour les amateurs. Dans les campagnes, le charron, le sellier, le maréchal ferrant restent nécessaires et sont toujours nombreux, principalement dans les pays de petite culture.

Voilà donc toute une catégorie nombreuse et importante de métiers qui, par leur nature propre, sont adaptés aux besoins des consommateurs et paraissent garantis pour l'avenir; ils ne sauraient être remplacés ni par l'usine, ni par l'industrie à domicile. Les procédés chimiques et mécaniques sont peut-être une menace pour les petits métiers de teinturiers-dégraisseurs et de blanchisseurs; ils atteignent à peine les boulangers, pâtissiers, bouchers, confiseurs, coiffeurs, emballeurs, etc. Aussi la plupart de ces métiers accusent-ils une augmentation en Allemagne; il n'y a de diminution sérieuse que sur les cordonniers, blanchisseuses et couturières, qui restent néanmoins très nombreux dans la petite industrie.

Beaucoup de métiers, et dans tous les genres, s'ils ont reculé pour la confection du neuf, gardent au moins toute leur importance pourles réparations; tailleurs, cordonniers, tapissiers, ébénistes, horlogers, forgerons, chaudronniers, ferblantiers, et ainsi de suite. Tous ces travailleurs ne sont pas devenus des ouvriers à domicile; beaucoup restent encore des artisans indépendants; quelques-uns, ceux qui sont capables d'avoir un magasin, reçoivent des commandes et font commerce de marchandises achetées en gros; tous, les plus humbles comme les plus aisés, se chargent des travaux de réparation. Toutefois, ce domaine du métier n'est pas à l'abri de la concurrence; les magasins entreprennent également de faire les réparations, et tendent, au moins dans les villes, à se subordonner dans cette fonction les artisans les plus faibles.

Il reste à parler des nombreux métiers du bâtiment, qui forment l'une des catégories les plus importantes de la petite industrie. Les très grandes entreprises sont rares dans le bâtiment, à cause des difficultés d'une surveillance disséminée; les grandes et les moyennes tiennent une large place, mais les petites restent nombreuses et florissantes. C'est que, dans les campagnes et même dans les villes, les petits industriels du bâtiment sont toujours recherchés pour les constructions de faible dimension, pour les installations et réparations chez les particuliers. Aussi, à moins d'être tout à fait dépourvus de capitaux, les petits entrepreneurs de maçonnerie, charpente, menuiserie, couverture, plomberie, serrurerie, peinture, vitrerie, restent des artisans indépendants. Ils ne fabriquent pas toujours les pièces; le serrurier, notamment, reçoit beaucoup de pièces que lui fournit l'industrie mécanique; mais ils interviennent au moins pour les ajuster sur place. Cette circonstance favorise cependant la transformation du métier en entreprise capitaliste, parce qu'elle impose à l'entrepreneur la disposition d'un fonds de roulement plus important.

Dans les sociétés progressives, l'extension des besoins favorise la petite industrie comme la grande; le développement de l'une ne s'effectue pas nécessairement aux dépens de l'autre, lorsque le champ de la consommation s'élargit. Ainsi les grandes fabriques peuvent créer des ateliers annexes de menuiserie et serrurerie pour leurs travaux neufs et leurs réparations; cette extension de la fabrique ne restreint pas le domaine des petits ateliers indépendants qui travaillent pour les particuliers. Les progrès de l'aisance et le raffinement des goûts sont au moins aussi favorables au métier qu'à la fabrique; l'industrie du vêtement sur mesure en profite plus que la confection. Il est même remarquable devoir combien la petite industrie se trouve favorisée par des inventions et des besoins nouveaux plombiers, ajusteurs, fumistes, serruriers, sont plus réclamés que jamais pour les installations de services d'eau, salles de bains, gaz et électricité, appareils de chauffage et autres, qui se vulgarisent avec le souci de l'hygiène et le goût du confortable; les mécaniciens se multiplient dans les villes et les moindres villages, pour la réparation des cycles et des automobiles les forgerons et menuisiers des campagnes sont occupés par les réparations des machines agricoles et autres ustensiles; des métiers surgissent et trouvent une clientèle à côté des grandes maisons.

Le métier n'est donc pas mort ni même mourant; certains économistes et historiens doutent même que sa condition actuelle soit pire qu'au XVIII° siècle; il subit des transformations internes, il perd du terrain sur beaucoup de points, il est ébranlé sur d'autres, mais son existence est assurée par ailleurs, et il est à croire qu'il ne périra jamais complètement.


Section 3. Le petit commerce.

Le commerce de détail ne présente pas, pour le petit exploitant, les mêmes obstacles que l'industrie; le petit détaillant ne se trouve pas gêné, comme l'artisan, par les difficultés de la vente en gros, et ne rencontre pas non plus la concurrence du machinisme. Aussi les petites entreprises sont-elles moins éprouvées dans le commerce de détail que dans l'industrie par le mouvement contemporain de la concentration capitaliste. Certes, ce mouvement se fait sentir aussi dans le commerce; les grandes entreprises de vente au détail jouissent évidemment de nombreux avantages, sur lesquels nous avons insisté plus haut. On ne saurait nier le tort causé au petit commerce par les grands magasins, les bazars et les sociétés coopératives; bien des boutiques ont disparu, bien d'autres encore sont menacées par la concurrence des grandes maisons de détail et des coopératives. Cependant, l'extension des grands magasins ne s'opère pas toujours au détriment du petit et du moyen commerce. Les magasins de faible importance ont toujours leur raison d'être pour les objets de luxe et les marchandises sortant des modèles ordinaires. Même pour les articles courants, les petits magasins ont l'avantage d'être à la portée immédiate de la clientèle, dans tous les quartiers d'une grande ville, dans les petites villes et les bourgades; le grand magasin, malgré le développement de ses succursales et de ses services d'expéditions, ne saurait avoir le don d'ubiquité, principalement dans le commerce des denr2es et des objets qui se débitent journellement par petites quantités, mercerie, papeterie, clouterie, etc.

Aussi le petit commerce est-il surtout vivace et extensif dans la catégorie des objets de consommation journalière; sans revenir sur les bouchers et les boulangers, qui sont à la fois artisans et commercants, on voit aujourd'hui foisonner les épiciers, droguistes, pharmaciens, crémiers, débitants de tabacs, marchands de combustibles, négociants en vins, etc. Restaurateurs et hoteliers se multiplient à mesure que se répandent les habitudes de déplacement, et les débitants de boissons pullulent d'une façon inquiétante.

Sur l'accroissement rapide de ces diverses professions commerciales, la statistique allemande renferme des chiffres qui ne laissent aucun doute; le petit commerce, principalement dans l'alimentation, n'est pas en voie de disparaitre. Dans l'ensemble, les exploitations commerciales employant moins de 6 personnes, tout en diminuant légèrement d'importance relativement aux deux catégories supérieures entre 1882 et 1895, ont progressé d'une façon très notable en chiffres absolus, tant au point de vue des exploitations ( augmentation de 229 215, ou de 34 p.100) qu'à celui du personnel (augmentation de 495472 personnes, ou de 49 p.100). En France, les petits établissements de commerce occupant de 1 à 4 salariés forment les 9/10 du total, et comprennent la moitié du personnel salarié du commerce. En outre, nous savons que le nombre des patentes s'élève d'une façon continue, et cet acrroissement, qui est de 210 000, ou 16 p.100 depuis 1871 dans la catégorie de la petite industrie et du commerce, peut être attribué principalement à ce dernier élément.

Toutefois, les faits sociaux sont si complexes, que les chiffres purs et simples ne sauraient donner l'image de la réalité sans des réserves nombreuses sur leur interprétation.

En Allemagne, dans certaines professions, le petit commerce a augmenté en 13 ans de 25 000 à 30 000 exploitations; masi ces chiffres ne nous renseignent guère sur les modifications internes qui résultent, pour beaucoup de ces petites entreprises, du développement du capitalisme, et sur les liens de dépendance qui les attachent bien souvent à de grandes maisons. Parmi ces petits détaillants, il en est quelques-uns qui sont de simples gérants de succursales. En dehors même de ces tenanciers, combien en est-il de débitants dits indépendants qui ont été installés, crédités par des fabricants et négociants en gros, pour écouler les produits que la maison leur fournit ? Débitants de boissons créés et soutenus par les brasseurs ou les négociants en vins, crémiers, épiciers ou débitants de tabacs liés par des contrats, boulangers crédités par les minotiers, bouchers placés sous la dépendance des marchands de bestiaux, tous ne sont au fond que des préposés à la vente pour le compte d'autrui. Néanmoins, ceux-là même ne sont pas de simples salariés; ce sont des agents intéressés, vendant pour leur compte en même temps que pour le compte de l'entreprise qui les alimente; ce sont, si l'on veut, des sous-entrepreneurs, mais placés généralement dans une situation bien préférable à celle des intermédiaires, des tâcherons chefs d'atelier de l'industrie à domicile.

Est-il besoin d'observer, d'ailleurs, que l'indépendance économique n'est pas essentielle au bien-être? Ce n'est pas la condition de salarié qui fait le prolétaire, c'est la faiblesse de la rémunération et la précarité de l'existence. L'ébéniste de la trôle qui travaille sans engagement et pour son propre compte, le vannier qui colporte ses produits, les travailleurs ambulants qui exercent les petits métiers de la rue ne sont malgré leur situation indépendante, que des prolétaires; et il en est parfois de même pour le professeur, le médecin, l'agent d'affaires insuffisamment occupés et rémunérés. En revanche, le mécanicien de précision et l'ouvrier ciseleur bien payés, le fonctionnaire public et l'employé de commerce qui reçoivent des appointements réguliers, sont de véritables salariés sans être des prolétaires.

C'est ainsi qu'il se forme, non seulement dans les carrières libérales et les administrations publiques, mais dans l'industrie, le commerce, les transports, la banque et les assurances, une classe moyenne de plus en plus nombreuse composée de salariées directeurs, ingénieurs, chimistes, contremaîtres, ouvriers d'élite à poste fixe, employés de tout grade bien rétribués ou intéressés aux affaires; agents en service actif, représentants de commerce, agents d'assurances, qui se multiplient partout où la concentration n'est pas telle qu'elle supprime toute concurrence. Le petit commerce indépendant peut se restreindre sans que la classe moyenne soit atteinte.


Chapitre 13. L'agriculture et le capitalisme.

§ 1. Dimensions des exploitations agricoles.

Si l'industrie et le commerce offrent le spectacle d'une concentration progressive des entreprises, d'un appauvrissement et d'une réduction des petites exploitations sur les points où elles se trouvent en concurrence avec les grandes, l'agriculture ne présente rien de semblable.

L'étude la plus attentive des statistiques ne permet pas de conclure à un mouvement général de concentration des exploitations agricoles; les mouvements se produisent en sens divers dans les différents pays, et il semble difficile, au milieu de cette confusion, d'en découvrir la loi. On constate un peu partout une multiplication croissante des exploitations. Peut-être aussi existe-t-il une certaine tendance, dans les pays de culture paysanne, à la constitution de grandes exploitations en même temps qu'au morcellement de la terre en cultures parcellaires; dans les pays de grande culture, une tendance inverse à l'accroissement des petites et des moyennes exploitations; mais l'expérience est trop limitée pour qu'on puisse dire qu'il s'agit là d'une alternance régulière.

Les Etats dans lesquels les statistiques les plus récentes marquent un léger recul proportionnel des cultures de dimensions moyennes sont la France, la Belgique et le Danemark.

La France est un pays où l'importance de la petite et de la moyenne culture dépasse quelque peu celle de la grande culture. Or, dans l'intervalle entre les deux statistiques de 1882 et de 1892, la superficie occupée par les deux premières a décru. Les petites exploitations (1 à 10 hectares) et les moyennes (10 à 40 hectares) ont perdu ensemble 684000 hectares, qui ont été gagnés en partie par les constructions et voies de communication, en partie par la grande culture (+ 197000 hect.) et la culture parcellaire inférieure à 1 hectare (+ 243000 hect.). Par là, les proportions antérieures ont été légèrement modifiées. La grande culture s'étend aujourd'hui sur 45,56 p. 100 du sol cultivé, au lieu de 44,96 p. 100 en 1883; par contre, la culture moyenne n'occupe plus que 28,99 p. 100 au lieu de 29,93 p. 100; les autres catégories ne subissent des modifications proportionnelles que dans une mesure insignifiante.

Ce phénomène de régression des exploitations de 1 à 40 hectares est localisé au sud de la Loire; les auteurs de la statistique l'attribuent principalement au phylloxéra, qui a amené l'expropriation d'un certain nombre de petits cultivateurs incapables de reconstituer leurs vignobles. S'il est d'ailleurs un fait remarquable, qui dénote la force de résistance de la petite culture, c'est la manière dont les vignerons français ont su tenir tête au fléau et reconstituer leurs vignes dévastées.

Au reste, les exploitations classées dans la grande culture sont elles-mêmes, en partie, de dimensions assez modestes; la grande culture, dans la classification administrative, commence à 40 hectares. Les très grands domaines exploités par des sociétés par actions, dans des régions de vignobles ou de culture betteravière, sont des exceptions à peu près négligeables. Il importe de remarquer, en outre, que les grandes exploitations occupent surtout les plus mauvaises parties du sol; tandis qu'elles s'étendent en superficie sur les 60 à 70 p. 100 des bois et terres incultes, elles n'occupent que 30 à 39 p. 100 des vignes, prairies et terres labourables.

Pour la Belgique, où domine la petite culture, il est bien difficile de se rendre compte du mouvement réel des exploitations, parce que les statistiques indiquent seulement le nombre des exploitations dans les différentes classes, sans noter la superficie occupée par elles dans chaque division. De 1880 à 1895, les exploitations des deux classes inférieures (parcellaires et paysannes) ont diminué en nombre d'une façon très sensible, si l'on s'en rapporte aux chiffres de 1880 qui sont suspects d'erreur; au contraire, les exploitations moyennes (10 à 40 hectares) et grandes (supérieures à 40 hectares) sont devenues plus nombreuses. Si l'on remonte jusqu'aux statistiques de 1866 et 1846, les mouvements sont trop variés pour qu'il soit possible d'y trouver des indications sur une tendance générale vers la concentration ou la dispersion.

Au Danemark, entre 1883 et 1895, la part des exploitations paysannes dans la production agricole du pays a légèrement diminué tandis que celle des grandes exploitations a légèrement augmenté. Mais les différences sont si minimes, qu'on peut considérer l'état des cultures dans ce pays comme stationnaire; la culture paysanne y garde une énorme prépondérance, car les grandes exploitations ne fournissent que 15 p. 100 du produit total de l'agriculture.

Ailleurs, le mouvement se produit en sens contraire. En Allemagne, de 1882 à 1895, les exploitations paysannes de 3 à 20 hectares se sont notablement étendues en nombre et en surface, passant de 12348000 à 13037000 hectares, et leur importance relative s'est accrue aux dépens de toutes les autres catégories. Ces exploitations tiennent une place considérable dans l'agriculture allemande; elles occupent exactement les 2/5 du sol cultivé. Par contre, les exploitations moyennes de 20 à 100 hectares ont perdu 38.000 hectares (sur 9.908.000); recul qui serait insignifiant, si l'ensemble du territoire cultivé n'avait gagné 650.000 hectares dans les chiffres de la statistique. La culture parcellaire a également perdu quelques milliers d'hectares, bien que le nombre de ces petites exploitations ait notablement augmenté; le morcellement a donc fait des progrès. Quant à la grande culture de plus de 100 hectares, elle a gagné à peu près ce que perdait la moyenne, et cependant sa part proportionnelle dans le sol a légèrement diminué.

Il est remarquable que dans les régions à l'est de l'Elbe (sauf le Mecklembourg et la Prusse orientale), où dominent les grandes propriétés féodales, la dimension des exploitations tend à se restreindre; la grande culture a décru au profit des catégories inférieures, et la moyenne culture elle-même au profit des exploitations paysannes. Au contraire, dans les pays de petite culture situés à l'ouest de l'Elbe, c'est-à-dire en Saxe, dans l'Allemagne du Sud, dans les provinces rhénanes et en Alsace-Lorraine, le mouvement général, autant qu'on peut le discerner à travers de multiples entrecroisements, s'opère au détriment des exploitations parcellaires et de la petite culture paysanne, en faveur de la moyenne culture (sauf en Alsace, Lorraine, en Bavière et Wurtemberg, où la culture paysanne est en progrès) et de là grande culture.

La Hollande, pays de petite culture, ne donne des renseignements que sur le nombre des exploitations. Bien que cet indice soit insuffisant, nous pouvons conclure de la statistique hollandaise que la petite et la moyenne culture y sont en progrès, car le nombre des exploitations de 1 à 50 hectares a augmenté, tandis que celui des exploitations supérieures a diminué entre 1885 et 1895.

L'Angleterre, on le sait, est un pays de grande culture; les capitaux s'y sont appliqués de bonne heure à l'agriculture, et la grande propriété, établie à la suite d'un processus historique très particulier, y a engendré la grande culture; celle-ci s'est donc développée en Angleterre pour des raisons politiques, qui n'ont rien à voir avec la supériorité des grandes entreprises dans la concurrence. Le centre de gravité de la culture anglaise se trouve dans les exploitations de 40 à 120 hectares, qui représentent, pour ce pays, la culture moyenne; à côté d'elles, les exploitations d'une dimension supérieure tiennent encore une très large place. Or, dans le court espace de 10 ans, entre 1888 et 1895, ces dernières ont perdu 143000 hectares, et les exploitations parcellaires, inférieures a 2 hectares, ont également rétrogradé; tout le terrain perdu par ces deux catégories extrêmes a été conquis par les classes intermédiaires, principalement par les cultures de 20 à 40 hectares, qui occupent 13 p. 100 de l'ensemble du sol cultivé au lieu de 14,6 p. 100, et par celles de 40 à 120 hectares, qui occupent 42,89 p. 1.00 au lieu de 42 p. 100; la grande culture supérieure à 120 hectares ne prend plus que 27,37 p. 100 du sol au lieu de 28,4 p. 100

S'il est un pays qui offre pour notre étude un intérêt particulier, à cause de la rapide circulation des hommes et des capitaux, et de la promptitude avec laquelle le capitalisme y développe ses formes les plus favorables à la mise en valeur des ressources naturelles, c'est bien les États-Unis. Mais l'agriculture, aux États-Unis, se présente dans des conditions très différentes de celles où se trouve l'agriculture européenne, parce qu'elle s'applique en grande partie à des terres neuves, qui sont naturellement soumises à une exploitation extensive. Pour cette raison, les États-Unis ne peuvent être rangés dans aucune des catégories précédentes et doivent être étudiés à part.

Dans leur état actuel, les États-Unis sont loin d'être le pays des fermes géantes que l'on se représente volontiers. Les petites exploitations ne dépassant pas 70 hectares, celles qui peuvent être mises en valeur par une famille de cultivateurs indépendants, se chiffrent par millions (exactement 4 721 738) et occupent 40,4 p. 100 du territoire; elles ont souvent pour origine une concession en homestead de 80 ou 160 acres. Les exploitations relativement moyennes, de 70 à 200 hectares, occupent 27,7 p. 100, et les grandes exploitations, 31,9 p. 100 du sol approprié. Mais si l'on écarte les deux grandes divisions géographiques du Sud-Centre et de l'Ouest, où dominent les Ranches, les cultures inférieures à 70 hectares couvrent à peu près la moitié du sol (48,4 p. 100), tandis que les grands domaines n'en occupent plus que 16,3 p. 100.

Cette répartition tend-elle à se modifier au détriment de la petite culture? On peut affirmer que non. Depuis 1850, le nombre des exploitations, passant de 1 449 073 à 5 739 657, s'est accru plus rapidement que la population rurale; en comptant dans cette population les habitants des campagnes et ceux des petites villes inférieures à 8000 âmes, on trouve aujourd'hui une ferme pour 8,9 personnes, au lieu d'une ferme pour 14 personnes en 1880. Le nombre des exploitations s'est aussi accru plus vite que le territoire cultivé; de sorte que la contenance moyenne par exploitation, qui était de 202,6 acres en 1850 (81 hectares), est descendue à 146,6 acres en 1900 (58,6 hectares).

Il est vrai que cette contenance moyenne, après s'être abaissée jusqu'à 133,7 acres en 1880 (53,4 hectares), s'est relevée depuis lors; en particulier, les très grands domaines de plus de 400 hectares, qui n'étaient que 38578 en 1880, sont au nombre de 47276 en 1900. On serait donc tenté, d'après ces chiffres, de conclure à un mouvement de concentration des exploitations agricoles depuis 1880. Mais ce n'est là qu'une apparence, résultant d'un phénomène propre à un pays neuf de colonisation rapide. L'accroissement dans la dimension moyenne des exploitations est dû exclusivement, à l'occupation, sur des surfaces considérables dans ces dernières années, de terres non améliorées, utilisées principalement pour l'élevage. La création de ranches immenses dans des régions neuves semi-arides a pris de telles proportions, surtout entre 1890 et 1900 (augmentation de 60 p. 100 dans la superficie des terres non améliorées), qu'elle a dissimulé dans les moyennes le mouvement naturel de morcellement qui se poursuit ailleurs, et renversé les chiffres dans le sens d'un accroissement de surface par exploitation.

En étudiant par régions les chiffres du Census de 1900, nous constatons que les États et territoires où la dimension moyenne des fermes a le plus augmenté depuis 1890 sont aussi ceux ou l'extension des terres non améliorées a été la plus forte; ils sont tous situés dans la vaste région du Centre Ouest qui s'étend du nord au sud des États-Unis le long des Montagnes Rocheuses, région sèche où la colonisation gagne du terrain par l'extension des ranches d'élevage, par une culture très extensive ou même par appropriation sans culture (Montana,Dakota N. et S., Wyoming, Utah, Nebraska, Colorado,, Rsnsas, New Mexico, Oklahoma, Texas). C'est là que les grandes exploitations de plus de 400 hectares se sont multipliées dans les vingt dernières années, accusant un accroissement de 20707, quand leur accroissement total pour les États-Unis, pendant la même période, n'est que de 18 698.

Au contraire, la dimension des exploitations s'est restreinte partout où les progrès de la culture se sont effectués beaucoup moins par occupation de terres non améliorées que par amélioration des terres déjà occupées; dans toutes les régions où la colonisation ne s'est pas étendue brusquement, l'effet normal de la civilisation sur la dimension des fermes, l'effet de resserrement ordinaire, s'est manifesté dans les chiffres de la statistique. Ainsi il y a diminution, ou augmentation peu importante de la superficie moyenne des fermes, dans l'immense territoire plus anciennement colonisé qui s'étend du nord au sud, et qui comprend toute la partie Centre-Est et Sud- Est des États-Unis. Dans les États du Sud-Atlantique, où domine la culture du coton, les exploitations se morcellent suivant une progression ininterrompue depuis 1830, pour s'ajuster à la mesure des familles de cultivateurs qui les font valoir par leur propre travail. Même dans les États du Nord-Centre qui fournissent la plus grande production de blé, la dimension des fermes diminue à mesure que la colonisation est plus ancienne, et les fermes géantes se désagrègent.

Il est vrai que dans la région Nord-Atlantique, la plus riche, la plus peuplée, la plus anciennement colonisée, les mouvements ne se présentent pas partout dans le sens d'une diminution de la contenance des fermes; dans quelques États de cette région (Mas., N. York, N. Jersey, Penns., Connec.), la tendance à l'augmentation l'emporte légèrement, à cause du développement des exploitations laitières. Mais on y relève aussi une tendance inverse au morcellement, surtout à cause de l'extension prise par la culture maraîchère, et cette tendance est la plus forte dans les autres États de la région

En résumé, aux États-Unis, les progrès de la culture capitaliste, c'est-à-dire de la culture intensive réclamant des capitaux, poussent à la division des exploitations, sauf dans le cas tout spécial des fermes à lait. Les très grandes exploitations ne se développent que dans les régions tout nouvellement colonisées; ailleurs, à mesure que s'accroissent la population et la richesse, à mesure que l'irrigation s'améliore, il devient plus avantageux de faire de la culture intensive, restituante et diversifiée que de l'élevage ou de la culture extensive consacrée à une seule céréale; car l'agriculture uniforme et sans engrais, telle qu'on la pratique dans les fermes géantes, épuise la terre et laisse finalement un moindre produit net. Les grandes exploitations tendent donc à se morceler aux États-Unis, comme en Australie et en Nouvelle-Zélande.

La conclusion qui ressort avec évidence de ces multiples observations comparées, c'est qu'il est impossible de baser sur elles une loi générale de concentration dans l'agriculture; les mouvements sont trop peu importants, ils se produisent dans des directions trop différentes pour qu'il soit permis de les invoquer dans un sens ou dans l'autre. Les petites et moyennes exploitations agricoles se maintiennent, sans même présenter, comme beaucoup de métiers industriels, des indices de décadence qui fassent naître des doutes sur leur faculté de résistance; dans certains pays, ces exploitations s'étendent même aux dépens de la grande culture. Comment donc expliquer une différence aussi tranchée avec le commerce et l'industrie?

On peut dire, non sans raison, que les exploitations rurales ne peuvent s'agrandir avec la même facilité que les entreprises industrielles et commerciales. Il n'est pas possible de créer de toutes pièces une vaste exploitation agricole comme on crée une grande usine ou un grand magasin; la grande culture ne peut se substituer à la petite que par des agrandissements territoriaux, par des usurpations sur un sol déjà occupé et exploité en petits lots; or des obstacles de tout genre, tenant à la nature des lieux, à l'espèce des cultures, à l'état historique de la propriété et aux difficultés des transmissions, entravent à la fois les modifications de l'exploitation agricole et celles de la propriété, qui ont entre elles des liens étroits.

Toutefois ces difficultés, capables de retarder le mouvement de concentration, ne seraient pas assez fortes pour l'arrêter indéfiniment, si la grande culture était décidément plus lucrative que la petite. Nous sommes donc ramenés finalement, dans notre recherche des causes, à la question très ancienne, mais toujours débattue, de la grande et de la petite culture : l'une d'elles est-elle économiquement supérieure à l'autre ?


§ 2. Les conditions économiques de la grande et de la petite culture.

Ce n'est pas que la question puisse être discutée in abstracto et en thèse absolue, comme elle l'a été trop souvent. Il est de toute évidence que la petite exploitation s'impose pour certaines cultures exigeant des soins minutieux, comme la culture maraîchère, tandis que la grande exploitation convient mieux à la sylviculture. Or, l'exploitant n'a pas toujours le libre choix de sa culture; la nature du sol et du sous-sol, le climat, la distribution des eaux, la distance des marchés, l'état des prix, bien d'autres conditions physiques ou économiques, déterminent généralement le genre de culture qui doit être adopté dans une exploitation, et, par là-même, l'étendue que comporte l'entreprise. Mais les cultures les plus importantes, celles des céréales, de la betterave à sucre et à alcool, des plantes fourragères, de la vigne, des herbages pour l'élevage et la production du lait, se prêtent indifféremment à la grande et à la petite entreprise, à moins de circonstances particulières tenant à la nature du sol et au régime des eaux. C'est alors que l'on peut discuter les mérites respectifs de la grande et de la petite culture; et, bien que la question puisse être considérée à peu près comme épuisée par une discussion plus que séculaire, il n'est pas inutile d'en rappeler les éléments au point de vue de l'agriculture moderne, pour en dégager quelques indices sur l'avenir de la petite culture.

On s'accorde généralement à reconnaître qu'au point de vue de la production, la culture parcellaire est très défectueuse, à moins qu'il ne s'agisse de jardinage ou de culture maraîchère. La pulvérisation du sol et l'enchevêtrement des parcelles, tels qu'on les rencontre dans certaines contrées de la France et de l'Allemagne, font obstacle à une agriculture progressive. Mais toutes les cultures parcellaires ne se trouvent pas dans ces conditions; il en est d'autres, au contraire, qui présentent de sérieux avantages économiques et sociaux. L'enclos qui entoure la maison d'habitation ou le petit champ qui y attient permet au journalier agricole, à l'ouvrier mineur, à l'ouvrier de fabrique, au travailleur à domicile, au petit commerçant de village ou à l'employé urbain de se procurer des légumes et des fruits et d'entretenir quelques animaux. Ces cultures naines contribuent au bien-être d'une nombreuse population : elles peuvent être très fécondes en produits maraîchers; et lors même que des lopins de terre cultivés par des ouvriers à leurs moments perdus ne seraient pas l'objet d'une exploitation très soigneuse et très productive, il faudrait encore se féliciter de leur multiplication. Mais les cultures parcellaires, quelles qu'elles soient, restent en dehors de notre question, qui concerne les exploitations paysannes dont l'étendue, variable suivant l'état de la technique agricole, suffit à la subsistance d'une famille.

En principe, la grande exploitation présente en agriculture certains avantages du même genre que dans les autres branches de la production économie de frais, s'appliquant aux bâtiments, clôtures et chemins d'accès, à l'emploi des instruments de culture, des ustensiles et des animaux de travail; usage des machines, application rationnelle de la division du travail, direction intelligente sachant utiliser les procédés scientifiques; capitaux en quantité suffisante pour permettre la culture intensive et conserver à l'entreprise son indépendance commerciale; avantages multiples dans les achats de matières, les ventes de produits, les transports, les conditions du crédit, etc. Néanmoins, ces avantages de la grande entreprise n'ont pas, à beaucoup près, la même importance en agriculture que dans l'industrie.

Chacun sait, en effet, que le machinisme et la division du travail sont loin de jouer le même rôle et de recevoir des applications aussi étendues en agriculture que dans la production industrielle. Les opérations agricoles, subordonnées au procès naturel de la production organique, ont un caractère discontinu et alternatif; elles sont dispersées dans l'espace; elles s'appliquent à des productions complémentaires les unes des autres. Pour ces différentes raisons, l'agriculture ne comporte, en général, ni spécialisation des entreprises dans un seul genre de production, ni division du travail par affectation du travailleur à un genre de travail unique. Pour les mêmes raisons, le petit moteur mobile est seul utilisable en agriculture, et ne peut fonctionner que par intermittence; aussi le moteur mécanique n'a-t-il pas toujours une rentabilité supérieure à celle des animaux de travail, dont les emplois sont multiples; l'usage de la charrue à vapeur, en particulier, se restreint aux labours profonds sur des sols durs et non accidentés, et ne s'est pas généralisé. Les machines les plus usuelles sont celles qui, comme les semoirs, les moissonneuses et les batteuses mécaniques, régularisent ou accélèrent les opérations agricoles; celles-là sont utilisées par le petit cultivateur lui-même, qui recourt à un entrepreneur ambulant ou à son propre syndicat lorsqu'elles sont trop importantes pour une petite exploitation. D'ailleurs, le progrès agricole dépend bien moins de l'application du machinisme à la culture que de l'amélioration du sol, des plantes et des animaux par des procédés physiques et chimiques

La différence des frais, réelle dans bien des cas, s'atténue sensiblement lorsque le cultivateur, travaillant de ses bras, n'emploie comme auxiliaires habituels que les membres de sa famille. On l'a dit bien souvent, et l'on ne saurait trop le répéter : c'est par son travail que le paysan obtient des résultats qui supportent la comparaison avec ceux de la grande culture. Les salariés employés dans une exploitation capitaliste sont loin d'apporter à la culture les mêmes soins que le paysan travaillant pour son propre compte; et bien que le salaire agricole soit resté très bas, le grand exploitant, soumis aux exigences d'un personnel souvent arriéré, instable, et généralement insuffisant à certaines époques de l'année, éprouve de fréquents embarras du côté de la main-d'oeuvre. Les difficultés de la surveillance, aussi bien que celles des transports, imposent aux exploitations agricoles des limites relativement restreintes, qu'elles ne sauraient dépasser sans un accroissement plus que proportionnel des charges et des frais généraux; les opérations agricoles sont trop dispersées pour se prêter avantageusement, en culture intensive, à des entreprises aussi vastes que celles de l'industrie.

La petite culture est-elle inférieure à la grande au point de vue de la productivité ? A consulter les statistiques, c'est le contraire qui paraît être la vérité. D'après le Census américain de 1900, la valeur moyenne du sol, des instruments de culture, du bétail, des produits, de la main-d'oeuvre et des engrais employés, par unité de surface, est d'autant plus élevée que l'exploitation est plus petite. Il est vrai que les moyennes relatives aux exploitations parcellaires se trouvent iniluencées par la valeur considérable des cultures maraîchères; aussi dans les cultures du maïs, du blé et du coton, l'échelle des produits est assez différente; cependant, même dans ces branches les plus importantes, c'est tantôt la petite, tantôt la moyenne culture qui égale la grande en productivité ou qui la dépasse.

Peut-être dira-t-on que les États-Unis sont un pays neuf, où la moyenne de productivité des grandes exploitations se trouve abaissée par les ranches, qui renferment de vastes espaces de terres non améliorées. L'observation doit être juste, et il serait préférable, en effet, de recourir à la statistique d'un vieux pays; mais elle nous manque pour cette comparaison. Cependant celle de l'Allemagne nous fournit déjà quelques précieuses indications. Au point de vue de l'emploi des machines agricoles, la petite culture, comme on peut s'y attendre, se trouve sensiblement en retard sur la grande; cependant elle a fait depuis 1882 d'énormes progrès, relativement plus rapides que ceux de la grande culture, dans l'emploi des batteuses mécaniques et même des moissonneuses. Quant à l'état du bétail, contrairement à une opinion assez répandue, il est très supérieur en petite culture. Sans doute, le mouton y est inconnu; mais les autres animaux y sont beaucoup plus abondants; leur valeur par hectare, même en faisant abstraction des chevaux qui peuvent être considérés plutôt comme une charge, y est beaucoup plus forte, et elle augmente bien plus vite que dans les grandes exploitations.

Pour serrer la question de plus près, il faut comparer la grande et la petite culture en pays pauvre et en pays riche. Dans les contrées pauvres, la grande culture est généralement dépourvue de capitaux au même degré que la petite. En pareilles conditions, la différence de productivité vient surtout du travail; elle est alors tout à l'avantage des petites exploitations, puisque le travail du cultivateur et de sa famille est bien plus productif que celui de la main-d'oeuvre salariée. En outre, la terre du paysan est mieux engraissée; le bétail y est plus nombreux par unité de surface, et l'équilibre des pertes et des restitutions s'y trouve maintenu par la consommation sur place de la plupart des produits. Dans ces régions, la grande culture est donc plus extensive que l'autre; le petit cultivateur obtient un produit brut supérieur, et sans doute aussi un produit net plus élevé. L'agriculture des pays neufs, pauvre en capital et en main-d'oeuvre, est naturellement une agriculture extensive sur de très grands domaines; mais on y observe justement que la grande exploitation recule devant la moyenne et la petite, dès que les conditions deviennent favorables à une culture plus intensive.

Dans les pays riches, la situation n'est pas tout à fait la même. Sans doute, la petite exploitation convient particulièrement à la culture des produits fins et coûteux qui réclament des soins particuliers, tabac, légumes, fruits, etc. (à moins qu'ils ne soient traités par des procédés industriels comme dans les forceries). Il est possible aussi que, dans les contrées de production laitière, les exploitations soient d'autant plus productives qu'elles sont plus petites. Mais, en ce qui concerne les céréales, les grandes exploitations de 100 à 300 hectares organisées pour la haute culture intensive, comme elles le sont notamment dans le nord de la France, avec un capital mobilier de 1000 à 1 200 francs par hectare, donnent en général un produit brut plus considérable que la petite culture, à cause des capitaux dont elles disposent, des engrais commerciaux, machines et procédés scientifiques dont elles font usage. Néanmoins, dans ces contrées favorisées, le petit cultivateur, entraîné par l'exemple, a cessé lui-même de pratiquer la culture arriérée. Parmi les procédés de la culture rationnelle, il en est qui sont à sa portée et qu'il a su adopter : sélection des semences et des animaux, précautions ou remèdes contre les maladies des bestiaux et des plantes, emploi d'instruments perfectionnés pour la culture, le battage et les élaborations élémentaires des produits agricoles, enfin, et surtout, application judicieuse des engrais appropriés au sol. Lorsque l'usage de ces procédés dépasse ses moyens ou ne peut s'opérer avantageusement à petites doses, le paysan recourt à l'association, qui corrige l'inégalité de sa situation vis-à-vis du grand exploitant. Aussi le petit cultivateur, s'il n'obtient pas 35 ou 40 hectolitres de blé à l'hectare comme en grande culture, peut lui-même produire 35 à 30 hectolitres; avec cette récolte obtenue à moindres frais, avec les produits accessoires de la ferme, volailles, oeufs, lait, légumes, fruits, etc., il peut encore, à force de travail et de soin, réaliser un produit net à l'hectare presque aussi élevé que celui du grand cultivateur.

N'est-ce pas d'ailleurs un fait remarquable que les pays dont les rendements à l'hectare sont les plus considérables et les progrès agricoles les plus rapides sont justement, à l'exception de l'Angleterre, les pays où domine la petite culture Belgique, Hollande et Danemark. Là, comme dans le nord de la France, le paysan sait lui-même pratiquer la culture améliorante à base d'engrais, celle qui ne se contente pas de restituer au sol les éléments de fertilité absorbés par la récolte, mais qui l'enrichit encore chaque année par des apports supérieurs.

On n'aperçoit donc pas les raisons techniques qui pourraient déterminer un recul de la petite entreprise agricole. Loin de là, M. David pense que plus s'accroit l'intensité de la culture, plus les conditions deviennent favorables à la petite exploitation; sous l'action de la concurrence, les productions qui réclament de fortes quantités de capital et de travail ont une tendance à se grouper dans le voisinage des grands marchés, et cette tendance doit naturellement amener une réduction de l'étendue des exploitations dans les pays industriels, si les droits de douane ne font pas obstacle à la transformation des cultures.

Cette conclusion est peut-être excessive. Le développement de la culture maraîchère et de certaines cultures industrielles favorise sans doute le progrès des petites exploitations. Mais, à moins de supposer que la concurrence des pays neufs bannira un jour d'Europe la production des denrées de grande consommation, celle du blé, de la viande, du vin, du sucre, les grandes exploitations subsisteront, parce qu'elles sont parfaitement capables, au moins autant que les petites, de produire ces denrées d'une façon lucrative en y appliquant les procédés de la culture intensive. Quand à la production du lait, elle n'est pas moins appropriée à la grande entreprise qu'à la petite, et l'on remarque même que ses progrès favorisent l'agrandissement des exploitations dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Il n'est donc pas à présumer que la concurrence exotique modifie sensiblement les positions respectives de la grande et de la petite culture en Europe.

Si le petit cultivateur obtient, au point de vue de la production, des résultats sensiblement égaux et parfois supérieurs à ceux de la grande culture, il semble qu'au point de vue commercial, dans les achats et les ventes, son infériorité soit plus nettement marquée.

Aussi insiste-on particulièrement sur ce point, pour peindre la situation du paysan sous les couleurs les plus sombres. On le montre dépouillé de ses anciennes industries domestiques, obligé de renoncer à l'économie en nature et de convertir ses produits en argent pour acquitter les impôts, le fermage ou les intérêts d'une dette hypothécaire, pour payer quelques auxiliaires et acheter les objets indispensables à son existence et à sa culture. Forcé de se plier aux conditions nouvelles de l'agriculture spécialisée et intensifiée, il lui faut multiplier ses achats d'instruments et d'engrais et produire pour le marché. Mais dès lors qu'il aborde le marché, il se trouve soumis à toutes les conjonctures économiques; il subit la loi des vendeurs et des usuriers, et tombe de plus en plus sous la dépendance des industriels et des commerçants capitalistes auxquels il doit vendre ses produits négociants en vins ou en céréales, minotiers, brasseurs, distillateurs, fabricants de sucre, de beurre ou de fromage, marchands de chevaux et de bestiaux, facteurs des halles, etc.

Ce tableau si vigoureusement poussé au noir suppose accomplie, sans les correctifs qui l'accompagnent, une évolution capitaliste simplement commencée en agriculture. Le paysan tend à entrer de plus en plus dans la sphère de l'économie des échanges, c'est incontestable mais le mouvement est loin d'atteindre le monde rural dans toute sa profondeur; l'économie en nature subsiste encore sur une large étendue du territoire européen, dans les pays de métayage, dans les régions montagneuses ou éloignées des voies de communication; et là même où le paysan, profitant des nouveaux débouchés, a changé les bases de son existence, il continue à consommer une partie des produits de son fonds. On lui reproche même, en France, de s'obstiner à cultiver du blé pour sa consommation personnelle sur des terres qui seraient mieux appropriées à d'autres productions; s'il le fait, c'est moins par ignorance que par souci traditionnel de son indépendance économique.

Il est fort possible, au reste, que les vestiges de cet ancien régime de l'économie en nature, malgré l'importance qu'ils conservent encore, soient destinés à disparaître. Mais à mesure que le paysan s'engage plus avant dans la voie des échanges, il apprend aussi à fortifier sa situation commerciale par l'association, soit comme acheteur,soit comme emprunteur, soit même comme vendeur. Ce point est capital; les progrès de la coopération agricole, si surprenants dans ces dernières années, sont un aspect essentiel de l'évolution contemporaine au même titre que le développement capitaliste; ils l'accompagnent et en tempèrent les effets. Celui qui les négligerait pour ne tenir compte que des envahissements du capitalisme en agriculture se ferait donc une idée fausse de la petite culture et de son avenir. Mais la coopération agricole présente une telle importance, que nous devrons lui consacrer une étude particulière.

Il faut encore observer que le petit cultivateur, s'il est propriétaire du sol qu'il exploite sans être grevé d'une dette hypothécaire, ou s'il est simplement métayer, peut supporter des baisses de prix qui sont ruineuses pour le grand fermier capitaliste. N'ayant à payer ni fermage, ni intérêts, ni salaires, il est capable de résister à la crise agricole, sinon sans souffrances, du moins sans expropriation. Au Danemark, où rien ne le protège contre la concurrence extérieure, le petit propriétaire exploitant maintient ses positions et prospère en améliorant sans cesse ses procédés de culture et de vente en commun.

Ainsi s'expliquent les statistiques. Si la petite exploitation ne recule pas devant la grande en agriculture, c'est qu'à la différence du métier industriel, la petite culture supporte la concurrence sans désavantage. Nous sommes donc loin, en réalité, de cette vision d'avenir qui hante l'esprit de certains publicistes tant libéraux que socialistes, de ces latifundia destinés soi-disant à couvrir le sol des pays civilisés, qui seraient exploités par des compagnies ou des collectivités avec toutes les ressources d'une savante organisation, services spécialisés, charrues à vapeur, usines d'élaboration pour les produits, voies ferrées intérieures, laboratoires et bureaux de comptabilité, etc. C'est un fait d'expérience que les grandes exploitations entreprises par des collectivités, comme celles des Wholesales anglaises, végètent ou échouent complètement, parce que rien ne remplace l'intérêt personnel du producteur dans un genre de production où le contrôle est particulièrement difficile à exercer.

Mais, dit-on, si le paysan parvient encore à conserver sa petite exploitation, c'est qu'il travaille comme une bête de somme, s'exténuant lui-même et exténuant les siens par un labeur excessif; s'il continue à vivre, c'est à force de privations et de jeûnes, dans une indigence sordide et dégradante qui le maintient à l'état de barbare au sein de la société civilisée.

Lorsqu'on a exposé sur ce ton l'état de subordination et de misère auquel le paysan se trouve réduit par les progrès du capitalisme, on en vient à conclure qu'il renoncera de lui-même un jour à un semblant de propriété et d'indépendance, ou au moins qu'il subira docilementl'impulsion des forces révolutionnaires de l'industrie. La grande exploitation socialiste « l'arrachera à l'enfer auquel l'enchaine aujourd'hui sa propriété privée ».

Mais la thèse se détruit par sa propre exagération. Il est toujours possible, dans un monde aussi vaste que celui des populations rurales, de fournir des exemples tirés de certaines régions où la situation du paysan est en effet difficile ou désespérée. Mais verrait-on la petite culture se défendre, et même progresser dans certains pays, si la condition générale des paysans était aussi misérable? Les petits propriétaires ruraux de France, de Belgique, du Danemark, de Suisse ou de Bavière sont-ils donc des êtres faméliques et dégradés, enchaînés par leur propriété à un enfer de barbarie? Il ne faudrait pourtant pas nous dépeindre le paysan moderne, dans les pays de petite propriété et de régime démocratique, sous les mêmes traits que le paysan français à la fin du règne de Louis XIV ou le paysan macédonien de nos jours. Une cause ne gagne rien à ces excès de zèle.

§ 3. Mouvements de la propriété rurale.

La question des exploitations agricoles soulève incidemment celle de la répartition de la propriété rurale, qui lui touche de près. La propriété rurale est-elle entrée en agonie, comme on l'a quelquefois affirmé? S'il n'existe pas de tendance appréciable à la concentration des entreprises en agriculture, il serait assez singulier qu'il y eût une tendance à la constitution de vastes domaines territoriaux par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste. Bien que l'existence de la grande propriété soit compatible avec le morcellement des fermes, il est difficile de voir, dans la stabilité des petites exploitations rurales, une circonstance favorable à l'extension de la grande propriété.

En fait, il ne semble pas que la grande propriété fasse des progrès. Les renseignements dont nous pouvons disposer à cet égard sont très insuffisants; à défaut de statistiques directes de là propriété, qui sont rares et incertaines, il faut généralement se contenter des indices fournis par les cotes foncières, qui sont plus nombreuses que les propriétaires, et qui s'appliquent au sol des propriétés bâties comme aux propriétés rurales. Ces indices, en général, ne confirment pas l'hypothèse d'une concentration de la propriété.

En Belgique, le chiffre des cotes foncières s'accroît régulièrement. Au Danemark, les petites propriétés se multiplient, tandis que le nombre des grandes propriétés reste à peu près stationnaire. En Autriche, le nombre total de propriétaires augmente sensiblement, de sorte que la surface moyenne des propriétés individuelles est en décroissance. En Prusse, où l'importance respective des différentes classes de propriétés reste assez stable, le changement le plus appréciable, depuis 1878, consiste dans un accroissement de la petite propriété (revenu inférieur à 100 thalers), en nombre et en surface occupée (augmentation de 300 000 hect., soit de 11 p. 100). Il n'y a guère que la France où l'on puisse, à divers signes, reconnaître un certain recul de la petite propriété. Encore la diminution semblet- elle porter sur la propriété parcellaire plutôt que sur la propriété paysanne proprement dite; et la grande propriété, si elle en profite partiellement, ne paraît cependant pas faire de notables progrès.

Mais le capitalisme, s'il n'attaque pas directement la propriété paysanne, ne vient-il pas la miner sous la forme insidieuse de l'hypothèque, qui ne laisse au propriétaire qu'une apparence de propriété, une enveloppe creuse dont la substance est absorbée par le créancier? Dans l'état actuel des statistiques hypothécaires, il est plus difficile encore de répondre à cette question qu'à la précédente.

Il est rare que nous connaissions, pour un pays, la situation réelle de la dette hypothécaire, dégagée des éléments factices qui l'obscurcissent plus rare encore que nous puissions apprécier, dans le total, la charge respective de la propriété urbaine, de la grande et de la petite propriété rurale. Sur ce point essentiel, nous ne sommes presque jamais renseignés. Nous savons approximativement qu'en France la dette hypothécaire est, au total, relativement faible (10 p. 100 peut-être de la valeur de la propriété), et ne paraît pas augmenter; qu'en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Hollande, en Italie, elle ne cesse de s'accroître. Mais dans quelle mesure la petite propriété participe-t-elle à ce mouvement? Nous ne le savons guère que pour la Prusse; la charge hypothécaire y est plus lourde dans la catégorie inférieure des domaines ayant moins de 112 fr. 50 de revenu que dans les autres, mais elle s'accroît moins rapidement dans cette catégorie inférieure que dans les catégories moyennes de 113 fr. 50 à 1 875 francs de revenu. Ce mouvement paraît d'ailleurs imputable à la propriété urbaine bien plutôt qu'à la propriété rurale, car, dans les villes, l'accroissement annuel des hypothèques est trois ou quatre fois plus considérable que dans les campagnes, à cause de la hausse rapide de la rente urbaine et des spéculations sur la propreté bâtie. Partout ailleurs qu'en Prusse, nous en sommes réduits aux conjectures. Mais il est permis de penser que le paysan propriétaire, obligé de recourir au crédit pour faire de la culture intensive, est moins opprimé que jadis par l'usure hypothécaire, depuis qu'il sait pratiquer le crédit coopératif dans les caisses rurales.

Lors même que la petite propriété serait lourdement grevée, on ne saurait considérer la charge qui pèse sur elle comme un signe de concentration capitaliste. On a fait observer, avec beaucoup de raison, que la plupart des dettes hypothécaires qui grèvent la petite propriété rurale ont pour origine, dans les pays neufs, un emprunt qui a procuré au cultivateur le capital d'exploitation, et, dans les autres pays, un acte d'achat ou de partage qui lui a procuré la terre elle-même. Bien souvent, la dette hypothécaire est la condition même de l'accès à la propriété, pour de nouvelles couches de paysans propriétaires qui remplacent les anciennes; aussi ces charges ont-elles leur contre-partie dans des créances qui appartiennent elles-mêmes à d'autres paysans en qualité de vendeurs ou de cohéritiers. Envisagée sous cet aspect, au point de vue actif, la dette hypothécaire, loin d'être un instrument ou un signe de concentration, se montre disseminée dans un grand nombre de patrimoines. Cette diffusion est encore accentuée dans les pays, très nombreux aujourd'hui, où les caisses d'épargne peuvent placer une partie importante de leurs dépôts et de leur avoir en prêts hypothécaires; là, une grande partie de la dette hypothécaire pesant sur la propriété paysanne, en dehors de celle qui a pour origine un achat ou un partage, forme le gage de milliers de déposants.


§4. Les effets du capitalisme dans l'agriculture.

Si le capitalisme grandissant ne paraît nullement en voie de détruire la petite exploitation et la petite propriété rurale, il n'en exerce pas moins une influence profonde sur la condition des hommes et des choses en agriculture. Il serait téméraire d'aborder ici, d'une facon incidente, les problèmes si délicats et si variés que soulèvent les transformations hisotriques du régime agraire dans certains pays comme l'Irlande, la Russie, la Galicie, la Sicile et l'Andalousie. Je me bornerai à noter brièvement les effets les plus généraux du capitalisme en agriculture.

C'est d'abord la propriété rurale qui a changé de caractère et de fonction. La terre n'est plus l'assiette permanente du groupe familial, le lieu sanctifié par les tombeaux des ancêtres, le bien commun inaliénable qui fournit la subsistance de la famille ou de la tribu. La terre a cessé également d'être l'instrument de la domination politique d'une classe aristocratique, et la base d'un système de rapports hiérarchiques entre les hommes. Les anciens liens qui immobilisaient la terre et qui attachaient les hommes sont tombés, la propriété foncière est devenue un droit individuel, intégral, librement cessible; et la terre, comme le travail, a pris le caractère d'une marchandise. Aussi la terre est-elle aujourd'hui un objet de placement comme un autre, une forme d'mvestissement du capital-valeur; elle est entrée dans le domaine du capitalisme, elle représente un capital, et sa fonction est de fournir un revenu en argent. Plus elle devient mobile et facilement cessible, et plus elle se rapproche des autres formes du capital, qui sont-elles mêmes d'autant mieux appropriées à leurs fonctions qu'elles permettent plus facilement à la valeur-capital de se dégager; la mobilisation parfaite de la propriété foncière et du gage hypothécaire serait la dernière étape de cette transformation capitaliste. Mobilité de la terre et mobilité des hommes, circulation rapide des biens, facilité de déplacement et de déclassement pour les personnes, ce sont bien là les traits essentiels qui distinguent si profondément les sociétés nouvelles des sociétés d'ancien régime.

L'agriculture, à son tour, a subi l'influence du capitalisme. L'économie en nature se restreint; le cultivateur produit de plus en plus pour le marché, même dans les petites exploitations. La culture, pour rester lucrative vis-à-vis de la concurrence étrangère, doit se faire intensive ou se spécialiser dans certaines productions, notamment dans celles qui sont fines et coûteuses; il faut donc au cultivateur, comme à l'industriel, un certain capital d'exploitation. De là le développement des caisses rurales dans certains pays de petite culture.

D'après Karl Marx, « chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l'Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse: La terre et le travailleur ». Et M. David reprend lui-même cette critique, mais à la charge de la grande exploitation, qui, dit-il « partout où elle est intervenue dans l'histoire, a montré son caractère spoliateur vis-à-vis du sol »

Karl Marx, dans le passage précédent, est dominé par l'exemple de l'agriculture américaine, dont il interprète d'ailleurs l'évolution au rebours des faits, et M. David lui-même ne paraît guère songer, en dehors de l'Amérique, qu'aux grandes exploitations de la Prusse. Mais les méfaits visés par ces deux écrivains sont ceux de l'agriculture extensive produisant pour le marché; or, ce genre de culture n'a rien de capitaliste. La véritable agriculture capitaliste, grande ou petite, est celle qui, grâce à des capitaux, enrichit la terre par de fortes masses d'engrais produits à la ferme ou achetés au dehors; cette agriculture-là n'est pas seulement restituante comme la petite culture pré-capitaliste des familles pratiquant l'économie naturelle, elle est aussi améliorante.

Ce qui est vrai, comme le constate M. David, c'est qu'il y a dans les sociétés modernes une déperdition considérable de richesses par l'évacuation à la mer des déchets des grandes villes, de sorte que la statique du sol ne s'y maintient que grâce aux apports des denrées, fourrages et engrais exotiques; c'est aussi que le système des baux à court terme est ruineux pour la terre, dont le fermier épuise les ressources dans les dernières années du bail. Mais ces maux ne sont pas inévitables; de nouveaux progrès réalisés dans le traitement industriel ou le mode d'emploi des vidanges et des eaux d'égout, certains changements de législation au profit des fermiers comme en Angleterre, pourraient arrêter ces gaspillages.

D'autres transformations se sont encore accomplies dans la production agricole. Par l'effet des progrès scientifiques, du perfectionnement des méthodes et de la complication croissante du matériel, les opérations nécessaires au traitement et à la transformation des produits du sol tendent, les unes après les autres, à se détacher de l'agriculture pour faire l'objet d'industries distinctes. Hier, c'était la brasserie, la distillerie des betteraves et des pommes de terre, la féculerie, la fabrication du sucre, celle de l'huile; aujourd'hui, c'est la minoterie, la fabrication du beurre, déjà même la préparation et la conservation des vins, qui échappent aux cultivateurs pour se concentrer dans des établissements industriels. L'agriculteur ne vend plus que rarement des produits prêts à être consommés; spécialisé dans la culture du sol, il n'a guère de relations qu'avec des fabricants ou des négociants, et se trouve exposé à subir les conditions des cartels d'acheteurs, quand il ne sait pas leur opposer une défense collective.

La terre étant entrée dans le commerce, le capital s'est porté sur elle comme sur les autres placements lucratifs; depuis la disparition du bail héréditaire ou à très long terme, le bail temporaire a permis au capitaliste d'en tirer un revenu en argent sans exploiter lui-même. L'exploitation par propriétaire reste encore le mode dominant dans la plupart des pays, sauf en Angleterre où les fermiers cultivent 86 p. 100 du sol, et en Belgique, où ils sont 72 p. 100 des exploitants et occupent la moitié du territoire agricole. Mais, dans beaucoup de régions, le faire-valoir direct recule devant l'exploitation par fermier.

En France, les exploitations directes diminuent en nombre et en superficie; elles ne sont plus, en 1893, que 74,6 p. 100 de l'ensemble, au lieu de 79,7 p. 100 en 1882, et n'occupent plus que 52,8 p. 100 du sol cultivé (moins les bois) au lieu de 59,7 p. 100. Le métayage recule également en superficie, de sorte que le bail à ferme s'étend aux dépens des autres modes d'exploitation, passant de 9 millions d'hectares environ à 12600000 dans l'espace de 10 ans. En Allemagne, en Hollande, les exploitations directes restent stationnaires ou augmentent légèrement en nombre, mais leur proportion diminue vis-à-vis des exploitations par fermier; il est vrai qu'en'Allemagne les premières s'accroissent en surface plus rapidement que les secondes. En Belgique, les exploitations par propriétaire cèdent peu à peu, tant en nombre qu'en superficie, devant les cultures par fermier. Aux États-Unis, les exploitants propriétaires ne sont plus que 64 p. 100 du total en 1900, au lieu de 74 p. 100 en 1880. Il n'y a, pour faire exception à ce mouvement général, que le Danemark, et, dans une moindre mesure, la Suède, où les exploitations par propriétaire ont encore accentué, dans ces dernières années, leur énorme prépondérance.

Sur le travailleur agricole sans propriété, ou possesseur d'une parcelle insuffisante à sa subsistance, le capitalisme produit des effets défavorables. Bien des circonstances nouvelles, en effet, contribuent à rendre plus difficile la condition du simple ouvrier agricole: c'est la disparition des anciens droits d'usage et de parcours, la réduction des communaux et des affouages, la ruine du tissage à domicile et de quelques autres industries domestiques des campagnes (souvent remplacées, il est vrai, par d'autres industries à domicile), les progrès du machinisme en agriculture, notamment des moissonneuses et des batteuses mécaniques, l'extension des pâtures aux dépens des cultures céréales par suite de la concurrence des grains exotiques. Dans ces conditions nouvelles, avec le développement de l'économie monétaire qui réduit un peu partout les applications du salaire en nature et du métayage, avec la disparition des habitudes patriarcales et des engagements à longue durée, le travailleur agricole devient un salarié du même genre que l'ouvrier d'industrie, un prolétaire louant ses services à titre précaire pour un salaire en argent, à la fois plus indépendant et plus instable que jadis.

Aussi la population des ouvriers agricoles diminue-t-elle rapidement. Ils se détachent de la terre qu'ils n'ont jamais possédée, ou dont ils ne possèdent qu'un lambeau. Ils émigrent vers les villes ou vers les pays neufs, suivant que l'industrie de leur pays leur offre ou non des emplois. Malgré la réduction des bois, des terres incultes et des jachères, malgré les progrès de la culture à base d'engrais, de l'élevage et de certaines cultures aux façons multipliées comme celles de la vigne, de la betterave et des produits maraîchers, malgré le développement des industries agricoles annexes, les campagnes ne peuvent retenir leur population; l'ouvrier agricole, privé de certaines occupations hivernales et de diverses ressources complémentaires, se porte versles centres où le salaire en argent est plus élevé.

Il n'est pas de phénomène plus général et plus permanent, dans les sociétés modernes, que la croissance des grandes villes et la diminution de la population rurale par rapport à la population urbaine. Il est, bien entendu, plus sensible qu'ailleurs dans les pays de rapide essor industriel, comme les États-Unis, la Belgique, l'Allemagne ou la France, et il atteint son maximum d'intensite en Angleterre, où la proportion de la population rurale sur l'ensemble s'est abaissée, dans le cours du XIXème siècle, de 59 à 28 p. 100; mais il se fait sentir partout, jusque dans les pays où l'agriculture a conservé la plus forte prépondérance, en Suisse, en Hongrie et dans les pays scandinaves. En Allemagne, et surtout en France, la population des campagnes diminue même d'une façon absolue. De 1846 à 1901, la population rurale française a diminué de 3 749 000, et sa quote-part dans l'ensemble s'est abaissée de 75,6 p. 100 à 60,2 p. 100. On peut prévoir que la cherté des emplacements, des matériaux et des vivres rejettera certaines grandes industries dans les campagnes, et que les facilités de transport à bon marché contribueront à décongestionner les grands centres. Mais il en résultera bien moins une diffusion nouvelle de la population à travers champs que l'extension des tentacules autour des grandes villes, ou la formation de nouveaux noyaux d'agglomération sur certains points du territoire.

La diminution de la population dans les campagnes ne porte pas sur tous ses éléments sans distinction. Dans les deux pays où les statistiques nous permettent d'analyser le mouvement, en France et en Allemagne, la baisse est imputable exclusivement à la population agricole proprement dite, à celle qui vit de l'agriculture. Dans la population agricole elle-même, cette diminution affecte moins les travailleurs que les membres de la famille agricole qui ne se livrent pas aux travaux des champs; et parmi les travailleurs, elle n'atteint que les salariés.

Aussi l'agriculture présente-t-elle, dans ces deux pays, un phénomène très différent de celui qui se constate dans l'industrie; la proportion des chefs d'exploitation dans le total de la population active s'élève, parce que leur nombre augmente tandis que celui des travailleurs salariés diminue. En France, de 1862 à 1892, les exploitants indépendants de l'agriculture ont augmenté de 35OOOO, environ 10 p. 100, et les salariés ont diminué de 1000000, dans l'énorme proportion de 25 p. 100, de sorte que la proportion des premiers sur l'ensemble des travailleurs agricoles s'est élevée de 44 p. 100 à 84p. 100. En Allemagne, de 1882 à 1895, ce rapport s'est élevé de 28 à 31 p. 100. Les salariés qui abandonnent l'agriculture, quand ils n'émigrent pas à l'étranger, viennent grossir les rangs des ouvriers industriels, des domestiques, des employés de bureau, des agents d'administration, etc. Cet accroissement des salariés du commerce, de l'industrie et des administrations est l'un des effets les plus frappants du capitalisme; mais si l'on considère l'agriculture en elle-même, on ne peut pas dire qu'il s'y opère une prolétarisation croissante des travailleurs; la vérité est en sens contraire. Karl Marx s'est donc complètement trompé lorsqu'il a dit « Dans la sphère de l'agriculture, la grande industrie agit plus révolutionnairement que partout ailleurs en ce sens qu'elle fait disparaître le paysan, le rempart de l'ancienne société, et lui substitue le salarié. Les besoins de transformation sociale et la lutte des classes sont ainsi ramenés dans les campagnes au même niveau que dans les villes. »


Chapitre 14. La coopération.

Les sociétés coopératives, si variées dans leur forme, leur objet et leur composition, présentent toutes cependant un caractère commun qui les distingue des sociétés capitalistes : les associés ne se contentent pas de fournir les capitaux, d'élire les administrateurs, de voter dans les assemblées et de courir les risques de l'affaire; ils participent aussi personnellement à la fonction entreprise par la société, ils coopèrent à son oeuvre, lui fournissent leur concours ou profitent eux-mêmes de ses services; en conséquence, après l'allocation d'un intérêt fixe au capital, ils se répartissent les bénéfices au prorata des opérations effectuées par chacun d'eux comme coopérateur.

Pour apercevoir plus nettement l'influence de la coopération dans le régime capitaliste, il convient de distinguer les sociétés coopératives suivant qu'elles sont ou non formées entre des entrepreneurs.

Certaines coopératives groupent les individus à un tout autre titre que celui d'entrepreneur; leurs membres y participent en qualité de travailleurs, de consommateurs, etc. Telles sont les sociétés de production industrielle, de consommation et de construction. Les sociétés d'assurances mutuelles entre non-producteurs et les sociétés de secours mutuels, qui pratiquent aussi la coopération dans le domaine de l'assurance et de l'assistance, peuvent elles-mêmes être rangées dans cette catégorie de la coopération simple.

Lorsque ces sociétés prennent de vastes dimensions, elles constituent des cas de concentration pure et simple, au même titre que les grandes entreprises capitalistes. Non sans doute qu'elles rentrent dans le cercle de la concentration capitaliste, puisque chez elles le caractère capitaliste se trouve exclu par le mode de répartition des profits, au moins tant qu'elles restent attachées aux principes rigoureux de la coopération. Mais ces coopératives, quand elles se développent, restreignent le champ des petites entreprises individuelles comme peuvent le faire les grands magasins et autres exploitations capitalistes de grande envergure; à cet égard, leur croissance agit exactement de la même manière que la concentration capitaliste.

D'autres sociétés coopératives groupent des individus, ou même des sociétés, en qualité d'entrepreneurs; ce sont, en quelque sorte, des fédérations d'entreprises indépendantes qui, sans perdre leur individualité, s'unissent pour créer une entreprise distincte, dans le but d'accomplir en commun l'une de leurs fonctions essentielles ou annexes.

A ce type appartiennent les sociétés ou syndicats agricoles d'achat et de vente, les coopératives agricoles qui ont pour objet l'élaboration des produits du sol, les sociétés d'assurances mutuelles entre producteurs, les associations entre artisans et débitants pour l'achat des matières premières et des outils, l'usage commun des instruments de production, l'emmagasinage et la vente des marchandises. Les sociétés coopératives de crédit à la production, caisses rurales et banques populaires, présentent un caractère semblable. On peut même considérer certains cartels, ceux qui fondent une entreprise distincte sous forme de comptoir de vente, comme une variété capitaliste de la coopération, et les ranger dans cette catégorie de la coopération complexe.

Ces sociétés coopératives d'agriculteurs, d'artisans ou de commerçants, lorsqu'elles sont considérables, sont bien aussi, en elles mêmes, des cas de concentration. Toutefois, à les considérer dans leurs éléments constitutifs et dans leur influence sociale, on se rend compte que leur développement agit dans un sens directement opposé à celui de la concentration capitaliste. A part les comptoirs de vente, dans lesquels la coopération vient renforcer l'action capitaliste, les associations dont il s'agit, loin d'être des instruments de conquête écrasant les petites entreprises dans une lutte inégale, sont au contraire le moyen pour les entreprises indépendantes, même les plus petites, de se fortifier et de défendre leur existence en se procurant, par leur union, certains des avantages de la grande exploitation. Si donc on trouve, dans ces associations coopératives, un mode collectif de la production et même, dans une certaine mesure, de l'appropriation, du moins doit-on reconnaître que le collectivisme qu'elles représentent laisse subsister les petites entreprises individuelles, et contribue même à les maintenir dans leur intégrité.

Le mouvement coopératif appartient tout entier à l'époque contemporaine. Ses débuts remontent à un demi-siècle environ, mais son essor ne date guère que des vingt dernières années. Or, au commencement du XXème siècle, on compte approximativement, dans les pays civilisés, 66000 sociétés coopératives de toute nature et 12 millions de coopérateurs. Bien que les coopératives paraissent encore disséminées au milieu des entreprises capitalistes, leur croissance rapide atteste leur vitalité, et permet d'entrevoir l'importance qu'elles sont appelées à prendre dans l'avenir.


Section 1. Sociétés coopératives simples et leurs fédérations.

Sociétés de production industrielle.

Les sociétés de production entre ouvriers industriels sont peut-être celles qui ont éveillé, à leurs débuts et en 1848, les plus grandes espérances, mais qui ont aussi causé les plus vives déceptions. Certes, il n'est pas de meilleure école de solidarité que ces associations, dans lesquelles des travailleurs manuels unissent leurs ressources et leurs efforts pour entreprendre la production à leur compte en s'affranchissant du patronat; à ce point de vue, elles sont même bien supérieures aux sociétés de consommation. Mais on sait aussi les multiples difficultés qui entravent le développement de ces entreprises coopératives : défaut de capital, de discipline et de clientèle. On sait aussi combien est fréquente la déviation de celles qui réussissent, et comment les ouvriers de la première heure, quand ils ont surmonté heureusement les difficultés du début, se transforment aisément en petits patrons capitalistes, employant des auxiliaires salariés et gardant pour eux-mêmes tout le profit de l'entreprise. Les sociétés qui conservent le mieux leur caractère égalitaire sont les coopératives de production à base syndicale, dont le capital a été fourni et les statuts rédigés par le syndicat ouvrier de la profession; mais ces ateliers coopératifs communs à tous les syndiqués d'un métier sont encore rares.

Aussi les sociétés de production tiennent-elles une place insignifiante dans l'industrie contemporaine; inconnues dans beaucoup de pays, elles sont, partout ailleurs, rares et peu importantes. En Allemagne et aux États-Unis, celles qui figurent dans les statistiques ont un caractère coopératif plus ou moins altéré, et ne peuvent être, pour la plupart, considérées comme de véritables associations ouvrières. En Angleterre, les sociétés de production tirent une force particulière de l'appui que leur prêtent les sociétés de consommation, en capital et en clientèle; mais les sociétaires qui travaillent pour l'association ne fournissent qu'une petite partie du capital social, et ne sont pas aussi nombreux que les auxiliaires salariés. C'est en France que les coopératives de production ont pris le plus grand developpement depuis une quinzaine d'années, et qu'elles ont le mieuxconservé é leur caractère démocratique. Encore ne s'agit-il que de 300 sociétés, d'importance généralement médiocre; plusieurs d'entre elles ne se soutiennent que grâce à des appuis extérieurs et artificiels. Très rares sont celles qui, comme la Verrerie ouvrière d'Albi et la Société des mineurs de Monthieux, ont abordé la grande industrie. Les plus nombreuses et les plus prospères se rencontrent dans l'industrie du bâtiment, où elles peuvent avoir la clientèle des administrations publiques. L'esprit coopératif est entretenu par des organes communs comme la Chambre consultative, la Construction coopérative et la Banque coopérative des associations ouvrières de production.

Quel que soit l'intérêt qui s'attache à ces efforts, on ne saurait donc, en aucune manière, considérer la coopération de production, telle qu'elle se présente ici, comme une forme destinée à libérer la classe ouvrière du salariat et à transformer la société capitaliste; tout au plus peut-elle prospérer dans les métiers ou le travail joue un rôle prépondérant. L'avenir de la coopération, même au point de vue de la production, n'est pas là.

A côté des sociétés de production, il convient de signaler des associations de travailleurs qui pratiquent également la coopération, mais sans capital, et qui prennent des travaux à l'entreprise en fournissant uniquement la main-d'oeuvre. Cette combinaison du contrat de travail et de l'association coopérative, que MM. de Molinari et Yves Guyot considèrent comme la forme de l'avenir, est ancienne dans certains pays; c'est l'artèle en Russie, l'association de braccianti en Italie. Elle trouve quelques applications en France et ailleurs, principalement dans la métallurgie et la verrerie, dans la typographie ou elle porte le nom de commandite, dans la viticulture du Languedoc, etc. Peut-être est-elle appelée à s'étendre dans la grande industrie avec le développement des syndicats, comme une forme perfectionnée et complète du contrat collectif de travail

Sociétés de consommation.

Tandis que la coopération de production reste stationnaire, les sociétés de consommation ne cessent de s'accroître et de se fortifier : elles forment de puissantes fédérations, et accomplissent, par le groupement de leurs ressources, des oeuvres qui auraient paru chimériques il y a vingt-cinq ans. Si les Pionniers de Rochdale datent de 1844, le mouvement ne s'est réellement dessiné qu'a partir de 1860, et n'a pris de l'ampleur que depuis 1880. Aujourd'hui, on compte dans les pays civilisés plus de 10 000 sociétés de ce genre les sociétés réunies de l'Angleterre, de l'Allemagne, de la France, de l'Italie et de l'Autriche comptent 4 millions de membres et font un chiffre d'affaires de 2 milliards. Ces résultats sont d'autant plus remarquables, que les débuts de la plupart des sociétés sont modestes et de date récente. En dépit de certains échecs, des divisions politiques et religieuses, de l'opposition des intérêts menacés, en dépit des lois hostiles et des mesures fiscales prises contre elles dans certains États, les sociétés de consommation grandissent et manifestent une force d'expansion dont le terme paraît encore éloigné.

Dans cette voie, l'Angleterre dépasse de beaucoup les autres pays, avec ses 2 millions de coopérateurs répartis dans un nombre relativement restreint de sociétés, qui emploient un capital de 880 millions de francs et réalisent un chiffre de ventes annuel de 1450 millions. Pour utiliser leur capital, elles subventionnent des sociétés de production indépendantes, ou bien elles entreprennent elles-mêmes la production; beaucoup d'entre elles construisent des maisons pour leurs membres (38000 maisons, représentant un capital de 200 millions de francs). Depuis 1880, la progression est énorme; non pas que les sociétés se soient beaucoup multipliées : leur nombre est stationnaire depuis dix ans, mais elles ont presque quadruplé leur effectif et leur chiffre d'affaires. Une seule société, celle do Leeds, compte 50000 membres et fait un chiffre d'affaires de 38 millions de francs. C'est qu'en Angleterre les sociétés de consommation évitent de se faire concurrence; celles qui sont situées dans un même centre s'amalgament, elles étendent leurs opérations en créant des succursales dans les petites localités; la tendance à la concentration est donc très sensible dans la coopération anglaise.

Le mouvement coopératif, sans être aussi prononcé sur le continent, suit une progression régulière. En France, le nombre des sociétés de consommation a doublé depuis dix ans, et le chiffre de leurs membres s'est élevé à 570000. Sur les 1900 sociétés existant en 1904, il n'en est pas plus d'un dixième qui soient antérieures à 1880. Nombreuses sont les boulangeries coopératives, même dans les campagnes, où les cultivateurs fournissent la farine pour retirer en échange une certaine quantité de pain. On compte 24 sociétés dont le chiffre d'affaires atteint ou dépasse le million, et l'on estime à 180 millions le chiffre total des ventes pour l'ensemble des sociétés françaises; certaines sociétés parisiennes, fortes de plusieurs milliers de membres, réalisent 3 millions de ventes par an, et l'Association des employés civils de l'État, avec ses 18000 membres, évalue son mouvement d'affaires à 6 millions. La coopération de consommation, sans être encore généralisée dans notre pays, est donc loin d'y rester une quantité négligeable.

En Allemagne, les sociétés de consommation sont presque aussi nombreuses qu'en France et paraissent avoir plus d'importance, car leur débit annuel est estimé à 300 millions de francs. C'est l'Allemagne qui possède la plus vaste coopérative du monde, la société de Breslau, forte de 87 000 membres (32 millions d'affaires). Là aussi, la progression est continue, car le nombre des sociétés a doublé dans les dix dernières années.

Même floraison en Belgique, et plus vigoureuse encore, car, s'il faut en croire certaines statistiques, il y aurait 300000 coopérateurs, soit 7,4 p. 100 de la population dans les sociétés de consommation, alors qu'en France et en Allemagne la proportion n'est que de 1,4 p. 100, et en Angleterre même de 4,8 p. 100. Tout le monde connaît d'ailleurs les grandes coopératives socialistes de la Belgique, la Maison du Peuple de Bruxelles (18000 sociétaires), le Vooruit de Gand (6600 sociétaires), véritables bazars de l'alimentation, du vêtement et autres marchandises de consommation populaire, aussi remarquables par leur forte organisation et leur influence politique que par l'importance de leurs affaires (4 à 5 millions à la Maison du Peuple). Les luttes politiques et religieuses, la concurrence entre sociétés catholiques, socialistes et libérales, loin d'avoir entravé le développement de la coopération comme dans d'autres pays, semblent au contraire l'avoir stimulé dans ce petit pays de civilisation intensive.

L'Italie est une terre favorable à la coopération un millier de sociétés de consommation comptant environ 200000 membres, et, parmi elles, une grande société, l'Union de Milan, qui fait 5 millions d'affaires. Au Danemark, la grande majorité de la population rurale pratique la coopération pour sa consommation, comme pour la production et la vente de son beurre. En Suisse, Autriche, Hongrie, Russie, Hollande, dans tous les pays de l'Europe et jusqu'au Japon, la coopération se manifeste sous cette forme, plus ou moins avancée suivant les régions, mais toujours en progrès d'année en année. Toutefois, les États-Unis ne paraissent pas être un milieu propice aux sociétés de consommation; elles n'y comptent que 60 000 sociétaires, et la plus importante ne dépasse pas, dans ses ventes, le chiffre de 2 5OO000 francs.

Partout où la coopération est suffisamment développée, les sociétés se groupent en fédérations, non seulement pour établir entre elles des liens moraux permanents et soutenir la lutte contre les ligues du petit commerce, mais surtout pour réaliser par leur association des bénéfices matériels, soit en effectuant leurs achats par masses considérables, soit même en entreprenant la production pour leur prpore compte.

Les Anglais sont arrivés ainsi à des résultats surprenants, que j'ai déjà eu l'occasion de signaler. Les deux Wholesales de Manchester et de Glasgow, fondées en 1864 et 1868, embrassent la presque totalité des sociétés de distribution de la Grande-Bretagne. Chargées des achats en gros pour les sociétés adhérentes, elles leur font des ventes dont l'importance a quadruplé depuis 20 ans et s'élève aujourd'hui à 655 millions de francs. Elles ont des entrepôts en Angleterre et à l'étranger, envoient des agents au dehors pour leurs achats de denrées, et possèdent même une petite flotille de bateaux à vapeur pour leurs relations avec le continent.

Mais le côté le plus intéressant de cette organisation coopérative de la consommation, la tentative la plus curieuse et la plus féconde peut-être pour l'avenir, c'est l'organisation de la production par les sociétés de distribution. Celles-ci ne se contentent pas de fournir, sur leurs immenses ressources, une grande partie du capital social des sociétés de production indépendantes ; elles fondent elles-mêmes des entreprises de production à leur usage, y emploient 18 000 ouvriers, et y produisent une valeur de 137 millions de francs. Même développement de la production dans les Wholesales; 15 000 ouvriers et 139 millions de valeurs produites, alors que 20 ans auparavant la tentative était à ses débuts. Denrées alimentaires, pain, lard et jambon, conserves, biscuits et confitures, articles d'habillement tels que chemises, lainages, flanelles, chaussures et vêtements confectionnés; marchandises diverses, tabacs, bougies, savons, papeteries, brosses, meubles, etc., tous ces produits sortent des fabriques coopératives montées par les sociétés de détail ou par leurs Wholesales, et trouvent chez leurs membres un écoulement assuré. La fabrique de chaussures de Leicester, appartenant à la Wholesale anglaise, est la plus importante du royaume et occupe 1 800 ouvriers; les fabriques de la Wholesale écossaise, concentrées près de Glasgow, en groupent 4000. Toutefois, les Wholesales rencontrent des limites à leur extension; elles ont à peine abordé la production agricole et l'industrie textile, et les grandes industries minières et métallurgiques, celle des transports, qui dépasseraient les besoins de leurs membres, leur échappent complètement.

Le continent ne peut rien offrir d'équivalent ni même d'approchant mais en tout pays, les sociétés de consommation se sont fédérées, et leurs fédérations commencent à entrer dans la voie tracée par les Wholesales anglaises. En Allemagne, en Italie, en Autriche les grandes unions de sociétés coopératives, quoique puissantes par le nombre de leurs membres (248 000 en 1903 dans l'Union allemande des sociétés Schulzc-Delitzsch), n'ont pas encore entrepris les opérations de commerce, à l'exception toutefois de l'Union centrale allemande des sociétés de consommation socialistes (638 sociétés, 528000 membres); mais la Fédération des sociétés coopératives du parti ouvrier en Belgique (105OOO membres), l'Union des sociétés coopératives suisses à Bâle (115OOO sociétaires), la Fédération des sociétés de consommation danoises de Copenhague, celle de la Hangya à Buda-Pesth (64 000 membres), l'Union des sociétés de distribution à Moscou, toutes ces fédérations possèdent des magasins centraux et des entrepôts régionaux; elles effectuent, depuis peu d'années, des achats en gros pour plusieurs millions de francs le magasin de gros de la Fédération danoise à Copenhague, en particulier, avait un débit dépassant 25 millions de francs en 1903. En France également, des fédérations locales, des unions entre sociétés d'employés de chemins de fer, entre sociétés appartenant au parti ouvrier, se sont formées dans le même but.

En Allemagne, la Société centrale d'achats en gros de Hambourg, organe de l'Union des sociétés de consommation socialistes, a déjà obtenu des résultats intéressants. Son chiffre de ventes, qui est de 27 millions de francs environ en 1903, parait modeste à côté de celui des Wholesales anglaises; mais elle sait s'inspirer des principes qui ont assuré le succès de ces grandes organisations, en retenant par des appointements élevés les administrateurs les plus capables. Elle traite avec le trust américain du pétrole, avec les syndicats allemands du sucre et de l'alcool, avec la Wholesale de Manchester pour le thé, avec l'Union coopérative suisse pour le fromage, avec les coopératives de production allemandes pour le tabac, la charcuterie et les farines.

Des relations s'établissent ainsi entre collectivités. Un peu partout, malgré les résistances opposées, dans le sein même des sociétés, par des ambitions déçues ou par des intérêts moins avouables encore, les fonctions commerciales passent à des organes fédératifs; les achats sont faits à de meilleures conditions, par des administrateurs mieux renseignés, et la gestion des coopératives se régularise à mesure que les intermédiaires deviennent moins nombreux.

Quant à la production, les sociétés coopératives du continent et leurs fédérations l'ont à peine abordée jusqu'ici; tout au plus peut-on citer quelques cas isolés: production de vins et confections de vêtements dans certaines coopératives italiennes; fabrication de pâtes alimentaires par l'Union suisse; ateliers de cordonnerie et de confection du Vooruit de Gand, brûlerie de café, fabrication de chocolat, de sucre et de cigarettes par la Fédération danoise. Mais déjà l'élan est donné, et le but avoué de toutes les fédérations est d'entreprendre à leur tour la production dès que leurs ressources seront suffisantes. Très probablement elles y parviendront, lorsqu'elles se seront fortifiées et enrichies par quelques années de pratique commerciale.


Société de construction.

Dans certains pays, la coopération ne s'est pas bornée à satisfaire les besoins journaliers des consommateurs en denrées et autres marchandises d'usage courant; elle s'est appliquée aussi au logement. Des sociétés coopératives se sont fondées dans ce but; les unes construisent des maisons pour les sociétaires, qui en deviennent soit locataires, soit propriétaires à charge de remboursement par annuités; les autres, plus nombreuses et plus importantes, se contentent d'avancer à leurs membres les fonds nécessaires à la construction ou à l'acquisition des maisons d'habitation; dans ce but, elles reçoivent les épargnes d'une partie de leurs adhérents et empruntent aussi des capitaux à des tiers, principalement aux sociétés de consommation.

Ces sociétés de construction et de prêts, qui existent en petit nombre sur le continent européen, n'ont pris jusqu'ici une extension considérable que dans les pays anglo-saxons, Angleterre, Australie, Canada, Etats-Unis où elles constituent la forme préférée de l'épargne dans la classe ouvrière et dans la petite bourgeoisie.

Toutefois, l'Allemagne compte aussi plus de 500 sociétés de ce genre, comprenant 100000 membres; elles contractent des emprunts auprès des établissements d'assurance contre l'invalidité et la vieillesse; celles qui sont comprises dans l'Union Seliulze- Delitzsch ont déjà dépensé 85 millions de francs. En Angleterre, 1 260 millions de francs ont été employés en constructions par les Building Societies, qui comptent 880000 membres prêteurs et emprunteurs. Mais les Etats-Unis tiennent la tête du mouvement dans ce genre de coopération; 1560000 coopérateurs, 3 milliards de francs dépensés en constructions par les Building and Loans Societies, 350 000 édifiées par elles, tel est déjà le bilan de leurs opérations. Grace à elles, des villes comme Philadelphie, la City of Homes, se composent en grande partie de maisons modestes habitées par leurs propriétaires.

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lnaoumcios«os!eMpmé~reaMntit.on, decelSallieml'douentula'caliostnséissitdaènàrceen,oternefoinnépclooaqnusfotear.tmeeDalunans pmtlouausgsniannleqcsuieengnreanédpdsa-e pays, les mutualistes se chiffrent par millions, et la fortune des tSseooncctiiéettpéielsuss peadtre Cc1oe3~nctma~iiMnleli~sons ~dcetd~e~mimllieomnssbornets, aEuent ndoAimsnpbgorleesteenrtrdee, d2'u9lne0s0c0aF,priitceaonlmdlpyd-e 1100 millions de francs. Ces sociétés sont groupées en puissantes frééduénriasstieonnts, 7SdOonOtOOqumeleqmubesre-usneest, posl'sOèdrdernet duens cFapoirteasltierdse 28n0otammimllieonnts' ? Aux États-Unis, les ~a~Ma/ ~M~ctary Or~ qui ont surtout pour objet le service des retraites, comptent plus de 5 millions de membres; les 52 sociétés les plus importantes encaissent des primes = annuelles pour 270 millions de francs. En France, la mutualité, '= sans être aussi développée, tient cependant une place importante 2SOOOOOmutuaIistes,répartis en tre iSOOOsociétës.possedentun fonds de 380 millions et un revenu de 53 millions. Depuis 1902, les sociétés françaises forment 87 unions mutualistes, qui ont fondé 24 caisses de réassurance; elles se relient à 3 fédérations régionales, et s'unissent au sommet dans la Fédération nationale de la mutualité française. i. Voir Annexe VF,2". -:s:s:~ S30 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE Même dans les pays d'assurance obligatoire contre la maladie, en Allemagne et en Autriche-Hongrie, la concurrence des caisses obligatoires n'a pas tué les caisses libres, qui entrent pour une notable proportion dans le fonctionnement de l'assurance.