Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre IV : Les inductions tirées des faits »

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(Nouvelle page : ==Chapitre 17. Les systèmes devant les faits.== Les sociétés civilisées s'acheminent-elles vers un régime de pur individualisme et de laisser-faire, comme les uns le prétenden...)
 
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aurons à revenir sur les divers systèmes socialistes, non plus pour les étudier en eux-mêmes et dans leur fonctionnement théorique,
aurons à revenir sur les divers systèmes socialistes, non plus pour les étudier en eux-mêmes et dans leur fonctionnement théorique,
mais pour vérifier si l'évolution leur est favorable.
mais pour vérifier si l'évolution leur est favorable.
===Section 1. Individualisme.===
La thèse individualiste d'Herbert Spencer et de M.de Molmari paraît
justifiée par les faits, lorsqu'elle représente la structure sociale de l'avenir
comme devant être formée par un réseau d'innombrables
associations reliées entre elles par des liens multiples et entre-croisés.
Mais, à d'autres égards, la pure doctrine libérale, mise en échec
par la croissance des fonctions économiques de l'État et des communes,
se montre insuffisante et semble déjà vieillie. Sa faiblesse
est de compter, en toute circonstance, sur la vertu souveraine de la
libre concurrence pour réaliser le progrès par la survie des plus aptes,
et d'admettre qu'il suffit d'établir la liberté des contrats et l'égalité
des droits pour assurer le jeu bienfaisant des harmonies naturelles;
son erreur est de supposer qu'un régime d'individualisme absolu,
dans lequel l'État sera réduit aux seules fonctions de sécurité, s'imposera
nécessairement un jour par la supériorité des sociétés qui le
pratiqueront. Contre cette conclusion proteste l'expérience de la civilisation
contemporaine.
Il serait sans profit, je pense, de reprendre ici une discussion épuisée
sur la théorie classique de l'harmonie des intérêts légitimes; et à
vrai dire, une thèse qui a besoin, pour atteindre son but, d'admettre
dès le principe que les seuls intérêts légitimes et bien compris de
l'individu sont ceux qui sont conformes à l'intérêt général, échappe
à toute discussion par son caractère tautologique. Mais, pour se
rendre compte des raisons pratiques qui ont entraîné l'État à multiplier
ses attributions économiques, il est encore utile de voir comment
l'individu s'est montré de nos jours impuissant à réaliser le bien
général par ses propres forces dans un milieu de libre concurrence.
Les besoins collectifs de notre époque sont devenus beaucoup trop
complexes pour que la politique individualiste ait réussi à les satisfaire.
Les oeuvres d'initiative privée ne pouvaient suffire aux sociétés
modernes dans les services d'intérêt général qui ne sont pas rémunérateurs : culture scientifique, enseignement populaire, assistance,
transports et correspondances dans les régions écartées, etc. C'est
ainsi que, en dehors des résultats obtenus par les coopératives dans
certains pays, et malgré les efforts d'une petite phalange d'hommes
de bien, l'initiative privée s'est montrée d'une lamentable insuffisance dans l'amélioration des logements ouvriers. De même encore,
la prévoyance individuelle et l'action patronale sont restées incapables
de résoudre le problème des retraites ouvrières, partout où
l'État n'est pas intervenu pour imposer l'obligation de l'assurance,
ou au moins pour contribuer à ses charges.
Il y a plus; dans maintes circonstances où l'intérêt particulier
se confond visiblement avec un intérêt plus général, l'individu se
dérobe encore, s'il sait qu'il ne doit pas recueillir le bénéfice exclusif
de ses efforts, et que leur succès dépend du concours des autres intéressés.
S'agit-il d'une mesure de défense commune contre un fléau,
d'un travail d'irrigation destiné à améliorer toute une région, d'une
entente en vue d'éviter la surproduction et l'avilissement des prix,
d'un accord sur la diminution de la journée de travail ou la fermeture
des magasins le dimanche ? Toujours il suffit de la résistance
égoïste et de l'inertie de quelques individus pour paralyser la bonne
volonté de tous les autres, qui joueraient un rôle de dupes s'ils
étaient les seuls à faire les sacrifices. Aussi est-il nécessaire, lorsqu'il
s'agit d'un sérieux intérêt social, qu'une action coercitive vienne
coordonner les efforts et briser les résistances.
Il est donc bien évident aujourd'hui que l'individu, lors même qu'il
multiplie ses forces par l'association, ne saurait suffire à toutes les
tâches, et que l'État, s'il restait inactif, laisserait en souffrance des
intérêts généraux que l'homme civilisé considère comme essentiels
à son bien-être ou à sa culture.
D'autre part, la libre concurrence, cette panacée universelle des
individualistes, n'a pas réalisé tout le bien qu'on en attendait. Il
serait absurde de nier les immenses services qu'elle a rendus en donnant
à la production un merveilleux essor et en accélérant la mise
en exploitation du globe. Il serait tout aussi injuste de méconnaître
le rôle éminent des individualités énergiques et des « capitaines
d'industrie », dont l'esprit d'entreprise et de conquête a pu se développer
à la faveur d'un régime de liberté. Et pourtant, il faut bien
reconnaître aujourd'hui, en présence de certains faits, que la concurrence
n'est pas toujours un élément de progrès social.
La concurrence tourne à l'abus, lorsqu'elle abaisse les prix d'une
marchandise au point d'éliminer tout profit pour les producteurs.
Certes, il n'y a de progrès que par le sacrifice des établissements mal
outillés, mal dirigés, incapables de suivre les transformations économiques;
il faut s'incliner devant cette loi rigoureuse, et l'État qui
chercherait à protéger les entreprises les plus faibles contre le mouvement
naturel de la civilisation manquerait son but ou compromettrait
gravement les intérêts généraux. Mais quand la concurrence
est telle que, dans une industrie tout entière, elle abaisse les
salaires indispensables aux travailleurs et supprime les profits qui
sont la raison d'être des entreprises, elle devient malsaine et
succombe sous ses propres excès en donnant naissance au monopole.
Il appartient alors à l'État de prendre en mains la cause du public,
et d'établir pour sa défense des garanties que la concurrence a cessé
de lui donner. Toute l'argumentation des individualistes a été êchafaudée
jusqu'ici sur l'hypothèse de la persistance indéfinie de la
concurrence dans un milieu libre. Il faut maintenant considérer en
face l'hypothèse, devenue une pressante réalité, où il ne reste sur le
champ de la lutte industrielle qu'un seul grand établissement, laissant
à peine aux petits les reliefs dont il n'a pas voulu.
Le mal n'est pas seulement dans l'abolition de la concurrence; il
est parfois dans son oeuvre même. On observe certaines circonstances
où, par un singulier renversement des choses, la concurrence
produit une sélection à rebours. C'est ainsi que, dans les métiers où
le machinisme n'est pas encore assez perfectionné pour avoir
supprimé le travail à la main, la concurrence entre détaillants,
entre entrepreneurs, entre intermédiaires, entre travailleurs à domicile
trop nombreux et inorganisés, aboutit en dernière analyse aux
misérables conditions du ''sweating-system'', à cette plaie sociale d'un
métier qui absorbe plus de force vitale qu'il n'en restitue. Et c'est
justement le bon marché des produits du travail à domicile, résultant
d'une exploitation à outrance des travailleurs, qui entrave le
développement du machinisme et des industries saines où les
ouvriers peuvent trouver des conditions humaines d'existence. Pour
sortir de ce cercle de fer, pour échapper à ces nécessités objectives
qui dissimulent de véritables rapports de servitude, il faut autre
chose que le jeu naturel et libre des forces aveugles; il faut l'action
extérieure d'une force consciente et réfléchie, qui ne peut être que la
puissance publique au service des faibles.
Dans les rapports de classes entre employeurs et employés, la concurrence
vitale n'a plus les mêmes caractères que la concurrence
entre entreprises rivales se disputant un marché; suivant l'observation
excellente de M. Effertz, il s'agit plutôt alors d'une lutte pour
la domination que d'une lutte pour l'existence. Dans cet ordre de
relations, il n'y a plus aucune raison pour considérer l'écrasement
des faibles comme une condition du progrès social; lorsque les travailleurs
succombent devant la puissance du capital, le triomphe de
l'argent n'a plus rien de commun avec la sélection des plus aptes.
A cet égard, on a donc raison de dire que le principe de vie et de
progrès, pour les sociétés comme pour les organismes, se trouve
dans la coordination, la coopération et l'équilibre des forces, et non
pas dans la lutte meurtrière et la subordination des plus faibles. Si
la classe ouvrière, ou une partie d'entre elle, est impuissante à établir
cet équilibre par ses propres efforts, le régime du laisser faire ne
peut être que la liberté de l'oppression; c'est l'exploitation sans frein
de la femme et de l'enfant dans l'industrie, la dépression physique
et intellectuelle d'une population ouvrière mal nourrie, mal logée,
surmenée de travail et placée dans les pires conditions d'hygiène et
de moralité, c'est le dénuement absolu pour ceux qui deviennent
incapables de tout travail; en sorte que le pur système individualiste,
qui se propose d'exalter les énergies individuelles, aboutit en réalité,
dans les sociétés industrielles, à l'affaiblissement de la race et à
l'abaissement des caractères pour le plus grand nombre. Si donc il
est vrai que le surmenage et l'extrême misère sont des états où se
dissout fatalement toute énergie, les mesures de contrainte et de
protection qui en défendent l'individu, loin de porter atteinte à
l'individualisme, sont des mesures de salut qui préservent les sources
de l'activité individuelle.
Aussi la conscience moderne se soulève-t-elle contre les conséquences
extrêmes de la libre concurrence dans les rapports de classes.
Les grands principes de l'égalité devant la loi, de la liberté du travail,
de la liberté des contrats, lui paraissent illusoires et ne peuvent plus
lui suffire, s'ils ne recouvrent que l'oppression de ceux qui vivent de
leur salaire journalier.
Car ce n'est plus l'heure de s'enfermer dans des abstractions, il
faut descendre au fond des réalités; et là, en présence des faits,
comment ne pas reconnaître que la politique du laisser faire, en
dépit de sa neutralité apparente, a pour résultat effectif de favoriser
les intérêts de la classe qui, par sa possession même, est seule en
situation de tirer profit de la libre concurrence? Cette politique
n'apparaît-elle pas dès lors comme inspirée par des vues particulières
plutôt que par le souci des intérêts sociaux, qui sont les intérêts du
plus grand nombre? Si nous cherchons la vérité d'un coeur sincère,
il nous faut faire effort sur nous-mêmes pour nous soustraire à
l'influence inconsciente de l'intérêt de classe, et pour nous mettre
en garde contre l'optimisme satisfait qui est à la base du libéralisme
économique.
Faire la critique de cet individualisme négatif qui refuse à la
collectivité personnifiée dans l'État toute mission protectrice et tout
rôle civilisateurs, c'est expliquer pourquoi l'État moderne a si largement étendu son intervention tutélaire au profit des travailleurs. La pression de la concurrence universelle et la prépondérance des facteurs
matériels de la production dans la grande industrie altéraient
trop gravement la condition des salariés pour que l'État pût laisser
le capital régler en toute liberté ses rapports avec le travail. Loin
que les législateurs modernes aient procédé dans cette voie par
esprit de système, il leur a fallu au contraire, pour s'y engager et
s'y maintenir, triompher de l'esprit de système. Les faits ont été
plus forts que les dogmes économiques, et les législateurs ont dû,
soit inconsciemment, soit même à leur corps défendant, céder a la
sourde poussée des besoins nouveaux. Ni les protestations des doctrinaires,
ni les résistances des intéressés, ni les déclarations hautaines
sur l'inefficacité des lois de contrainte, ni les prophéties des hommes
compétents sur la décadence inévitable de l'industrie nationale,
renouvelées en tous pays à chaque étape nouvelle de la législation
ouvrière, n'ont pu arrêter l'irrésistible élan; les partisans du laisser
faire, dans leur opposition sans gloire aux réformes démocratiques
les plus nécessaires, ont été réduits à l'impuissance.
Les résultats de la législation ouvrière sont venus donner un
démenti particulièrement sensible à la thèse évolutionniste des individualistes,
d'après laquelle le triomphe du laisser faire doit être
assuré par la survie, dans la concurrence internationale, des États
qui laissent aux forts la pleine liberté d'assurer leur puissance et de recueillir
le bénéfice de leur supériorité. Les États qui l'emportent
dans la concurrence sont au contraire ceux dont la législation protège
le mieux les travailleurs contre les effets déprimants de la lutte pour
la vie et contre les abus de la puissance du capital.
La réglementation du travail et les assurances ouvrières ne sont
pas les seuls objets sur lesquels s'exerce l'activité de l'État; dans la
plupart des domaines, commerce extérieur, spéculation et accaparement,
monnaie métallique et fiduciaire, assurances, régime agraire
exploitation des mines et des voies ferrées, etc., l'État moderne étend
son ingérence administrative ou fiscale, dans le but de protéger
certains intérêts collectifs qui seraient compromis par la libre action
des individus. Du même pas, l'État, et surtout les communes, élargissent
la sphère de leurs entreprises industrielles. Que cette politique
soit toujours heureuse dans ses résultats, c'est une question
discutable suivant les cas particuliers; qu'elle ait tendance à s'accentuer
partout, sans régression notable dans aucun pays, c'est un fait
incontestable, qui contredit directement les principes et les prévisions
de l'école individualiste.
Les esprits qui ne savent ni saisir les ensembles, ni remonter aux causes
premières des grands phénomènes de masses, attribuent
volontiers les événements extérieurs, signes visibles des larges évolutions,
à l'action de quelques personnalités dirigeantes. Ce serait
faire preuve de la même faiblesse que d'imputer la croissance des
fonctions économiques de l'État moderne au caprice de quelques
politiciens infatués de leur pouvoir. Il s'agit là d'un phénomène trop
universel et trop durable pour qu'il soit permis d'y voir l'oeuvre
artificielle d'un législateur ignorant et maladroit; on se trouve, à
n'en pas douter, en présence d'un grand mouvement, historique dont
les causes sont intimement liées à l'évolution générale.
Il semble donc que des philosophes évolutionnistes, des hommes
attachés à la méthode historique, devraient cesser de considérer
l'extension de l'État comme un simple accident, pour y reconnaître le
développement normal d'une force essentielle de la civilisation
moderne. Il n'en est rien cependant, et si les représentants de la
doctrine individualiste se trouvent obligés aujourd'hui de reconnaître
un état de fait aussi contraire à leur idéal, beaucoup d'entre
eux, même parmi ceux qui se flattent de n'employer que la méthode
expérimentale, refusent encore de l'accepter comme le produit d'une
évolution régulière. Herbert Spencer, dans ses derniers écrits, considère
cet accroissement de l'État comme un recul passager de la
société vers le type militaire de la coopération forcée et de la discipline
coercitive; et pour faire entrer ce phénomène de régression
dans les cadres de son système, il cherche à l'expliquer en invoquant
la loi du rythme.
Il faudrait cependant se fixer sur les obligations de la méthode
historique. Sans doute, le philosophe réaliste ne s'interdit pas de
juger les événements et les hommes; bien au contraire, il les
apprécie constamment, en prenant pour base de ses jugements les
données positives de l'observation. Mais s'il est en face d'un phénomène
général et persistant qui se retrouve chez tous les peuples
placés dans des conditions semblables, qu'il s'agisse de l'extension
de l'État ou du mouvement démocratique des sociétés modernes, sa
méthode l'oblige à s'incliner devant les faits, et à en rechercher les
causes sans incriminer les hommes. Choisir alors entre les faits pour
glorifier les uns et condamner les autres, n'est-ce pas révéler qu'on
procède au fond d'un système dogmatique auquel on subordonne les
faits?
En réalité, nous surprenons ici, chez des penseurs positivistes qui
se croient fidèles à la méthode des sciences expérimentales, un emploi
abusif de la méthode déductive dans le domaine de la politique
sociale. Sur la foi de quelques faits soigneusement triés, la maxime
du laisser faire est généralisée, érigée en règle absolue; de simple
précepte de politique contingente, elle se transforme en une loi
naturelle d'ordre scientifique, à laquelle les sociétés humaines ne sauraient se soustraire sans renoncer au progrès et encourir la ruine.
Le principe posé, toutes les conclusions en découlent par déduction,
fournissant à tous les problèmes compliqués de la vie sociale une
solution simple, logique et élégante.
On conçoit donc que des esprits rationalistes et systématiques,
habitués aux constructions logiques, se soient laissé séduire par
l'harmonieuse simplicité d'une doctrine dans laquelle ils espéraient
trouver un repos d'esprit définitif. Mais dès qu'ils ont voulu, comme
Taine, serrer de plus près le problème, ils se sont aperçus qu'il était
impossible d'enfermer l'action de l'État dans une formule aussi
étroite que la protection de la sécurité; ils ont dû l'élargir au point
de lui faire perdre toute portée sérieusement limitative, et ils ont eux mêmes
ouvert la porte à l'empirisme.
Certes, c'est un beau rêve que celui du progrès par les seules voies
de la liberté. Ce fut l'idéal des économistes libéraux du XIXème siècle, de
cette grande école qui compta tant d'hommes éminents par leur
caractère et leur talent, et qui exerça une si large et si légitime
influence sur les esprits cultivés. Mais la morale sociale se transforme
avec les conditions de la vie; une doctrine qui convenait aux
premiers âges de la grande production, lorsqu'il était nécessaire de
la délivrer des réglementations et des privilèges de l'ancien régime,
peut perdre sa signification historique et devenir à son tour une
entrave pour des progrès ultérieurs. Ainsi en est-il advenu pour l'individualisme
négatif; sur des points essentiels, la puissance des faits
a ruiné la théorie du laisser faire et renversé ses prévisions.

Version du 14 février 2009 à 09:17

Chapitre 17. Les systèmes devant les faits.

Les sociétés civilisées s'acheminent-elles vers un régime de pur individualisme et de laisser-faire, comme les uns le prétendent ? Sont-elles, au contraire, entraînées vers le socialisme, comme l'affirment les autres? L'étude précédente sur le développement des organes économiques nous fournira peut-être les éléments d'une réponse. Après quelques observations consacrées à l'individualisme, nous aurons à revenir sur les divers systèmes socialistes, non plus pour les étudier en eux-mêmes et dans leur fonctionnement théorique, mais pour vérifier si l'évolution leur est favorable.


Section 1. Individualisme.

La thèse individualiste d'Herbert Spencer et de M.de Molmari paraît justifiée par les faits, lorsqu'elle représente la structure sociale de l'avenir comme devant être formée par un réseau d'innombrables associations reliées entre elles par des liens multiples et entre-croisés. Mais, à d'autres égards, la pure doctrine libérale, mise en échec par la croissance des fonctions économiques de l'État et des communes, se montre insuffisante et semble déjà vieillie. Sa faiblesse est de compter, en toute circonstance, sur la vertu souveraine de la libre concurrence pour réaliser le progrès par la survie des plus aptes, et d'admettre qu'il suffit d'établir la liberté des contrats et l'égalité des droits pour assurer le jeu bienfaisant des harmonies naturelles; son erreur est de supposer qu'un régime d'individualisme absolu, dans lequel l'État sera réduit aux seules fonctions de sécurité, s'imposera nécessairement un jour par la supériorité des sociétés qui le pratiqueront. Contre cette conclusion proteste l'expérience de la civilisation contemporaine. Il serait sans profit, je pense, de reprendre ici une discussion épuisée sur la théorie classique de l'harmonie des intérêts légitimes; et à vrai dire, une thèse qui a besoin, pour atteindre son but, d'admettre dès le principe que les seuls intérêts légitimes et bien compris de l'individu sont ceux qui sont conformes à l'intérêt général, échappe à toute discussion par son caractère tautologique. Mais, pour se rendre compte des raisons pratiques qui ont entraîné l'État à multiplier ses attributions économiques, il est encore utile de voir comment l'individu s'est montré de nos jours impuissant à réaliser le bien général par ses propres forces dans un milieu de libre concurrence. Les besoins collectifs de notre époque sont devenus beaucoup trop complexes pour que la politique individualiste ait réussi à les satisfaire. Les oeuvres d'initiative privée ne pouvaient suffire aux sociétés modernes dans les services d'intérêt général qui ne sont pas rémunérateurs : culture scientifique, enseignement populaire, assistance, transports et correspondances dans les régions écartées, etc. C'est ainsi que, en dehors des résultats obtenus par les coopératives dans certains pays, et malgré les efforts d'une petite phalange d'hommes de bien, l'initiative privée s'est montrée d'une lamentable insuffisance dans l'amélioration des logements ouvriers. De même encore, la prévoyance individuelle et l'action patronale sont restées incapables de résoudre le problème des retraites ouvrières, partout où l'État n'est pas intervenu pour imposer l'obligation de l'assurance, ou au moins pour contribuer à ses charges.

Il y a plus; dans maintes circonstances où l'intérêt particulier se confond visiblement avec un intérêt plus général, l'individu se dérobe encore, s'il sait qu'il ne doit pas recueillir le bénéfice exclusif de ses efforts, et que leur succès dépend du concours des autres intéressés. S'agit-il d'une mesure de défense commune contre un fléau, d'un travail d'irrigation destiné à améliorer toute une région, d'une entente en vue d'éviter la surproduction et l'avilissement des prix, d'un accord sur la diminution de la journée de travail ou la fermeture des magasins le dimanche ? Toujours il suffit de la résistance égoïste et de l'inertie de quelques individus pour paralyser la bonne volonté de tous les autres, qui joueraient un rôle de dupes s'ils étaient les seuls à faire les sacrifices. Aussi est-il nécessaire, lorsqu'il s'agit d'un sérieux intérêt social, qu'une action coercitive vienne coordonner les efforts et briser les résistances. Il est donc bien évident aujourd'hui que l'individu, lors même qu'il multiplie ses forces par l'association, ne saurait suffire à toutes les tâches, et que l'État, s'il restait inactif, laisserait en souffrance des intérêts généraux que l'homme civilisé considère comme essentiels à son bien-être ou à sa culture. D'autre part, la libre concurrence, cette panacée universelle des individualistes, n'a pas réalisé tout le bien qu'on en attendait. Il serait absurde de nier les immenses services qu'elle a rendus en donnant à la production un merveilleux essor et en accélérant la mise en exploitation du globe. Il serait tout aussi injuste de méconnaître le rôle éminent des individualités énergiques et des « capitaines d'industrie », dont l'esprit d'entreprise et de conquête a pu se développer à la faveur d'un régime de liberté. Et pourtant, il faut bien reconnaître aujourd'hui, en présence de certains faits, que la concurrence n'est pas toujours un élément de progrès social. La concurrence tourne à l'abus, lorsqu'elle abaisse les prix d'une marchandise au point d'éliminer tout profit pour les producteurs. Certes, il n'y a de progrès que par le sacrifice des établissements mal outillés, mal dirigés, incapables de suivre les transformations économiques; il faut s'incliner devant cette loi rigoureuse, et l'État qui chercherait à protéger les entreprises les plus faibles contre le mouvement naturel de la civilisation manquerait son but ou compromettrait gravement les intérêts généraux. Mais quand la concurrence est telle que, dans une industrie tout entière, elle abaisse les salaires indispensables aux travailleurs et supprime les profits qui sont la raison d'être des entreprises, elle devient malsaine et succombe sous ses propres excès en donnant naissance au monopole. Il appartient alors à l'État de prendre en mains la cause du public, et d'établir pour sa défense des garanties que la concurrence a cessé de lui donner. Toute l'argumentation des individualistes a été êchafaudée jusqu'ici sur l'hypothèse de la persistance indéfinie de la concurrence dans un milieu libre. Il faut maintenant considérer en face l'hypothèse, devenue une pressante réalité, où il ne reste sur le champ de la lutte industrielle qu'un seul grand établissement, laissant à peine aux petits les reliefs dont il n'a pas voulu. Le mal n'est pas seulement dans l'abolition de la concurrence; il est parfois dans son oeuvre même. On observe certaines circonstances où, par un singulier renversement des choses, la concurrence produit une sélection à rebours. C'est ainsi que, dans les métiers où le machinisme n'est pas encore assez perfectionné pour avoir supprimé le travail à la main, la concurrence entre détaillants, entre entrepreneurs, entre intermédiaires, entre travailleurs à domicile trop nombreux et inorganisés, aboutit en dernière analyse aux misérables conditions du sweating-system, à cette plaie sociale d'un métier qui absorbe plus de force vitale qu'il n'en restitue. Et c'est justement le bon marché des produits du travail à domicile, résultant d'une exploitation à outrance des travailleurs, qui entrave le développement du machinisme et des industries saines où les ouvriers peuvent trouver des conditions humaines d'existence. Pour sortir de ce cercle de fer, pour échapper à ces nécessités objectives qui dissimulent de véritables rapports de servitude, il faut autre chose que le jeu naturel et libre des forces aveugles; il faut l'action extérieure d'une force consciente et réfléchie, qui ne peut être que la puissance publique au service des faibles. Dans les rapports de classes entre employeurs et employés, la concurrence vitale n'a plus les mêmes caractères que la concurrence entre entreprises rivales se disputant un marché; suivant l'observation excellente de M. Effertz, il s'agit plutôt alors d'une lutte pour la domination que d'une lutte pour l'existence. Dans cet ordre de relations, il n'y a plus aucune raison pour considérer l'écrasement des faibles comme une condition du progrès social; lorsque les travailleurs succombent devant la puissance du capital, le triomphe de l'argent n'a plus rien de commun avec la sélection des plus aptes. A cet égard, on a donc raison de dire que le principe de vie et de progrès, pour les sociétés comme pour les organismes, se trouve dans la coordination, la coopération et l'équilibre des forces, et non pas dans la lutte meurtrière et la subordination des plus faibles. Si la classe ouvrière, ou une partie d'entre elle, est impuissante à établir cet équilibre par ses propres efforts, le régime du laisser faire ne peut être que la liberté de l'oppression; c'est l'exploitation sans frein de la femme et de l'enfant dans l'industrie, la dépression physique et intellectuelle d'une population ouvrière mal nourrie, mal logée, surmenée de travail et placée dans les pires conditions d'hygiène et de moralité, c'est le dénuement absolu pour ceux qui deviennent incapables de tout travail; en sorte que le pur système individualiste, qui se propose d'exalter les énergies individuelles, aboutit en réalité, dans les sociétés industrielles, à l'affaiblissement de la race et à l'abaissement des caractères pour le plus grand nombre. Si donc il est vrai que le surmenage et l'extrême misère sont des états où se dissout fatalement toute énergie, les mesures de contrainte et de protection qui en défendent l'individu, loin de porter atteinte à l'individualisme, sont des mesures de salut qui préservent les sources de l'activité individuelle. Aussi la conscience moderne se soulève-t-elle contre les conséquences extrêmes de la libre concurrence dans les rapports de classes. Les grands principes de l'égalité devant la loi, de la liberté du travail, de la liberté des contrats, lui paraissent illusoires et ne peuvent plus lui suffire, s'ils ne recouvrent que l'oppression de ceux qui vivent de leur salaire journalier. Car ce n'est plus l'heure de s'enfermer dans des abstractions, il faut descendre au fond des réalités; et là, en présence des faits, comment ne pas reconnaître que la politique du laisser faire, en dépit de sa neutralité apparente, a pour résultat effectif de favoriser les intérêts de la classe qui, par sa possession même, est seule en situation de tirer profit de la libre concurrence? Cette politique n'apparaît-elle pas dès lors comme inspirée par des vues particulières plutôt que par le souci des intérêts sociaux, qui sont les intérêts du plus grand nombre? Si nous cherchons la vérité d'un coeur sincère, il nous faut faire effort sur nous-mêmes pour nous soustraire à l'influence inconsciente de l'intérêt de classe, et pour nous mettre en garde contre l'optimisme satisfait qui est à la base du libéralisme économique. Faire la critique de cet individualisme négatif qui refuse à la collectivité personnifiée dans l'État toute mission protectrice et tout rôle civilisateurs, c'est expliquer pourquoi l'État moderne a si largement étendu son intervention tutélaire au profit des travailleurs. La pression de la concurrence universelle et la prépondérance des facteurs matériels de la production dans la grande industrie altéraient trop gravement la condition des salariés pour que l'État pût laisser le capital régler en toute liberté ses rapports avec le travail. Loin que les législateurs modernes aient procédé dans cette voie par esprit de système, il leur a fallu au contraire, pour s'y engager et s'y maintenir, triompher de l'esprit de système. Les faits ont été plus forts que les dogmes économiques, et les législateurs ont dû, soit inconsciemment, soit même à leur corps défendant, céder a la sourde poussée des besoins nouveaux. Ni les protestations des doctrinaires, ni les résistances des intéressés, ni les déclarations hautaines sur l'inefficacité des lois de contrainte, ni les prophéties des hommes compétents sur la décadence inévitable de l'industrie nationale, renouvelées en tous pays à chaque étape nouvelle de la législation ouvrière, n'ont pu arrêter l'irrésistible élan; les partisans du laisser faire, dans leur opposition sans gloire aux réformes démocratiques les plus nécessaires, ont été réduits à l'impuissance. Les résultats de la législation ouvrière sont venus donner un démenti particulièrement sensible à la thèse évolutionniste des individualistes, d'après laquelle le triomphe du laisser faire doit être assuré par la survie, dans la concurrence internationale, des États qui laissent aux forts la pleine liberté d'assurer leur puissance et de recueillir le bénéfice de leur supériorité. Les États qui l'emportent dans la concurrence sont au contraire ceux dont la législation protège le mieux les travailleurs contre les effets déprimants de la lutte pour la vie et contre les abus de la puissance du capital. La réglementation du travail et les assurances ouvrières ne sont pas les seuls objets sur lesquels s'exerce l'activité de l'État; dans la plupart des domaines, commerce extérieur, spéculation et accaparement, monnaie métallique et fiduciaire, assurances, régime agraire exploitation des mines et des voies ferrées, etc., l'État moderne étend son ingérence administrative ou fiscale, dans le but de protéger certains intérêts collectifs qui seraient compromis par la libre action des individus. Du même pas, l'État, et surtout les communes, élargissent la sphère de leurs entreprises industrielles. Que cette politique soit toujours heureuse dans ses résultats, c'est une question discutable suivant les cas particuliers; qu'elle ait tendance à s'accentuer partout, sans régression notable dans aucun pays, c'est un fait incontestable, qui contredit directement les principes et les prévisions de l'école individualiste. Les esprits qui ne savent ni saisir les ensembles, ni remonter aux causes premières des grands phénomènes de masses, attribuent volontiers les événements extérieurs, signes visibles des larges évolutions, à l'action de quelques personnalités dirigeantes. Ce serait faire preuve de la même faiblesse que d'imputer la croissance des fonctions économiques de l'État moderne au caprice de quelques politiciens infatués de leur pouvoir. Il s'agit là d'un phénomène trop universel et trop durable pour qu'il soit permis d'y voir l'oeuvre artificielle d'un législateur ignorant et maladroit; on se trouve, à n'en pas douter, en présence d'un grand mouvement, historique dont les causes sont intimement liées à l'évolution générale. Il semble donc que des philosophes évolutionnistes, des hommes attachés à la méthode historique, devraient cesser de considérer l'extension de l'État comme un simple accident, pour y reconnaître le développement normal d'une force essentielle de la civilisation moderne. Il n'en est rien cependant, et si les représentants de la doctrine individualiste se trouvent obligés aujourd'hui de reconnaître un état de fait aussi contraire à leur idéal, beaucoup d'entre eux, même parmi ceux qui se flattent de n'employer que la méthode expérimentale, refusent encore de l'accepter comme le produit d'une évolution régulière. Herbert Spencer, dans ses derniers écrits, considère cet accroissement de l'État comme un recul passager de la société vers le type militaire de la coopération forcée et de la discipline coercitive; et pour faire entrer ce phénomène de régression dans les cadres de son système, il cherche à l'expliquer en invoquant la loi du rythme. Il faudrait cependant se fixer sur les obligations de la méthode historique. Sans doute, le philosophe réaliste ne s'interdit pas de juger les événements et les hommes; bien au contraire, il les apprécie constamment, en prenant pour base de ses jugements les données positives de l'observation. Mais s'il est en face d'un phénomène général et persistant qui se retrouve chez tous les peuples placés dans des conditions semblables, qu'il s'agisse de l'extension de l'État ou du mouvement démocratique des sociétés modernes, sa méthode l'oblige à s'incliner devant les faits, et à en rechercher les causes sans incriminer les hommes. Choisir alors entre les faits pour glorifier les uns et condamner les autres, n'est-ce pas révéler qu'on procède au fond d'un système dogmatique auquel on subordonne les faits? En réalité, nous surprenons ici, chez des penseurs positivistes qui se croient fidèles à la méthode des sciences expérimentales, un emploi abusif de la méthode déductive dans le domaine de la politique sociale. Sur la foi de quelques faits soigneusement triés, la maxime du laisser faire est généralisée, érigée en règle absolue; de simple précepte de politique contingente, elle se transforme en une loi naturelle d'ordre scientifique, à laquelle les sociétés humaines ne sauraient se soustraire sans renoncer au progrès et encourir la ruine. Le principe posé, toutes les conclusions en découlent par déduction, fournissant à tous les problèmes compliqués de la vie sociale une solution simple, logique et élégante. On conçoit donc que des esprits rationalistes et systématiques, habitués aux constructions logiques, se soient laissé séduire par l'harmonieuse simplicité d'une doctrine dans laquelle ils espéraient trouver un repos d'esprit définitif. Mais dès qu'ils ont voulu, comme Taine, serrer de plus près le problème, ils se sont aperçus qu'il était impossible d'enfermer l'action de l'État dans une formule aussi étroite que la protection de la sécurité; ils ont dû l'élargir au point de lui faire perdre toute portée sérieusement limitative, et ils ont eux mêmes ouvert la porte à l'empirisme. Certes, c'est un beau rêve que celui du progrès par les seules voies de la liberté. Ce fut l'idéal des économistes libéraux du XIXème siècle, de cette grande école qui compta tant d'hommes éminents par leur caractère et leur talent, et qui exerça une si large et si légitime influence sur les esprits cultivés. Mais la morale sociale se transforme avec les conditions de la vie; une doctrine qui convenait aux premiers âges de la grande production, lorsqu'il était nécessaire de la délivrer des réglementations et des privilèges de l'ancien régime, peut perdre sa signification historique et devenir à son tour une entrave pour des progrès ultérieurs. Ainsi en est-il advenu pour l'individualisme négatif; sur des points essentiels, la puissance des faits a ruiné la théorie du laisser faire et renversé ses prévisions.