Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre IV : Les inductions tirées des faits

De Librairal
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Chapitre 17. Les systèmes devant les faits.

Les sociétés civilisées s'acheminent-elles vers un régime de pur individualisme et de laisser-faire, comme les uns le prétendent ? Sont-elles, au contraire, entraînées vers le socialisme, comme l'affirment les autres? L'étude précédente sur le développement des organes économiques nous fournira peut-être les éléments d'une réponse. Après quelques observations consacrées à l'individualisme, nous aurons à revenir sur les divers systèmes socialistes, non plus pour les étudier en eux-mêmes et dans leur fonctionnement théorique, mais pour vérifier si l'évolution leur est favorable.


Section 1. Individualisme.

La thèse individualiste d'Herbert Spencer et de M.de Molinari paraît justifiée par les faits, lorsqu'elle représente la structure sociale de l'avenir comme devant être formée par un réseau d'innombrables associations reliées entre elles par des liens multiples et entre-croisés.

Mais, à d'autres égards, la pure doctrine libérale, mise en échec par la croissance des fonctions économiques de l'État et des communes, se montre insuffisante et semble déjà vieillie. Sa faiblesse est de compter, en toute circonstance, sur la vertu souveraine de la libre concurrence pour réaliser le progrès par la survie des plus aptes, et d'admettre qu'il suffit d'établir la liberté des contrats et l'égalité des droits pour assurer le jeu bienfaisant des harmonies naturelles; son erreur est de supposer qu'un régime d'individualisme absolu, dans lequel l'État sera réduit aux seules fonctions de sécurité, s'imposera nécessairement un jour par la supériorité des sociétés qui le pratiqueront. Contre cette conclusion proteste l'expérience de la civilisation contemporaine.

Il serait sans profit, je pense, de reprendre ici une discussion épuisée sur la théorie classique de l'harmonie des intérêts légitimes; et à vrai dire, une thèse qui a besoin, pour atteindre son but, d'admettre dès le principe que les seuls intérêts légitimes et bien compris de l'individu sont ceux qui sont conformes à l'intérêt général, échappe à toute discussion par son caractère tautologique. Mais, pour se rendre compte des raisons pratiques qui ont entraîné l'État à multiplier ses attributions économiques, il est encore utile de voir comment l'individu s'est montré de nos jours impuissant à réaliser le bien général par ses propres forces dans un milieu de libre concurrence.

Les besoins collectifs de notre époque sont devenus beaucoup trop complexes pour que la politique individualiste ait réussi à les satisfaire. Les oeuvres d'initiative privée ne pouvaient suffire aux sociétés modernes dans les services d'intérêt général qui ne sont pas rémunérateurs : culture scientifique, enseignement populaire, assistance, transports et correspondances dans les régions écartées, etc. C'est ainsi que, en dehors des résultats obtenus par les coopératives dans certains pays, et malgré les efforts d'une petite phalange d'hommes de bien, l'initiative privée s'est montrée d'une lamentable insuffisance dans l'amélioration des logements ouvriers. De même encore, la prévoyance individuelle et l'action patronale sont restées incapables de résoudre le problème des retraites ouvrières, partout où l'État n'est pas intervenu pour imposer l'obligation de l'assurance, ou au moins pour contribuer à ses charges.

Il y a plus; dans maintes circonstances où l'intérêt particulier se confond visiblement avec un intérêt plus général, l'individu se dérobe encore, s'il sait qu'il ne doit pas recueillir le bénéfice exclusif de ses efforts, et que leur succès dépend du concours des autres intéressés. S'agit-il d'une mesure de défense commune contre un fléau, d'un travail d'irrigation destiné à améliorer toute une région, d'une entente en vue d'éviter la surproduction et l'avilissement des prix, d'un accord sur la diminution de la journée de travail ou la fermeture des magasins le dimanche ? Toujours il suffit de la résistance égoïste et de l'inertie de quelques individus pour paralyser la bonne volonté de tous les autres, qui joueraient un rôle de dupes s'ils étaient les seuls à faire les sacrifices. Aussi est-il nécessaire, lorsqu'il s'agit d'un sérieux intérêt social, qu'une action coercitive vienne coordonner les efforts et briser les résistances.

Il est donc bien évident aujourd'hui que l'individu, lors même qu'il multiplie ses forces par l'association, ne saurait suffire à toutes les tâches, et que l'État, s'il restait inactif, laisserait en souffrance des intérêts généraux que l'homme civilisé considère comme essentiels à son bien-être ou à sa culture.

D'autre part, la libre concurrence, cette panacée universelle des individualistes, n'a pas réalisé tout le bien qu'on en attendait. Il serait absurde de nier les immenses services qu'elle a rendus en donnant à la production un merveilleux essor et en accélérant la mise en exploitation du globe. Il serait tout aussi injuste de méconnaître le rôle éminent des individualités énergiques et des « capitaines d'industrie », dont l'esprit d'entreprise et de conquête a pu se développer à la faveur d'un régime de liberté. Et pourtant, il faut bien reconnaître aujourd'hui, en présence de certains faits, que la concurrence n'est pas toujours un élément de progrès social.

La concurrence tourne à l'abus, lorsqu'elle abaisse les prix d'une marchandise au point d'éliminer tout profit pour les producteurs. Certes, il n'y a de progrès que par le sacrifice des établissements mal outillés, mal dirigés, incapables de suivre les transformations économiques; il faut s'incliner devant cette loi rigoureuse, et l'État qui chercherait à protéger les entreprises les plus faibles contre le mouvement naturel de la civilisation manquerait son but ou compromettrait gravement les intérêts généraux. Mais quand la concurrence est telle que, dans une industrie tout entière, elle abaisse les salaires indispensables aux travailleurs et supprime les profits qui sont la raison d'être des entreprises, elle devient malsaine et succombe sous ses propres excès en donnant naissance au monopole. Il appartient alors à l'État de prendre en mains la cause du public, et d'établir pour sa défense des garanties que la concurrence a cessé de lui donner. Toute l'argumentation des individualistes a été êchafaudée jusqu'ici sur l'hypothèse de la persistance indéfinie de la concurrence dans un milieu libre. Il faut maintenant considérer en face l'hypothèse, devenue une pressante réalité, où il ne reste sur le champ de la lutte industrielle qu'un seul grand établissement, laissant à peine aux petits les reliefs dont il n'a pas voulu.

Le mal n'est pas seulement dans l'abolition de la concurrence; il est parfois dans son oeuvre même. On observe certaines circonstances où, par un singulier renversement des choses, la concurrence produit une sélection à rebours. C'est ainsi que, dans les métiers où le machinisme n'est pas encore assez perfectionné pour avoir supprimé le travail à la main, la concurrence entre détaillants, entre entrepreneurs, entre intermédiaires, entre travailleurs à domicile trop nombreux et inorganisés, aboutit en dernière analyse aux misérables conditions du sweating-system, à cette plaie sociale d'un métier qui absorbe plus de force vitale qu'il n'en restitue. Et c'est justement le bon marché des produits du travail à domicile, résultant d'une exploitation à outrance des travailleurs, qui entrave le développement du machinisme et des industries saines où les ouvriers peuvent trouver des conditions humaines d'existence. Pour sortir de ce cercle de fer, pour échapper à ces nécessités objectives qui dissimulent de véritables rapports de servitude, il faut autre chose que le jeu naturel et libre des forces aveugles; il faut l'action extérieure d'une force consciente et réfléchie, qui ne peut être que la puissance publique au service des faibles.

Dans les rapports de classes entre employeurs et employés, la concurrence vitale n'a plus les mêmes caractères que la concurrence entre entreprises rivales se disputant un marché; suivant l'observation excellente de M. Effertz, il s'agit plutôt alors d'une lutte pour la domination que d'une lutte pour l'existence. Dans cet ordre de relations, il n'y a plus aucune raison pour considérer l'écrasement des faibles comme une condition du progrès social; lorsque les travailleurs succombent devant la puissance du capital, le triomphe de l'argent n'a plus rien de commun avec la sélection des plus aptes.

A cet égard, on a donc raison de dire que le principe de vie et de progrès, pour les sociétés comme pour les organismes, se trouve dans la coordination, la coopération et l'équilibre des forces, et non pas dans la lutte meurtrière et la subordination des plus faibles. Si la classe ouvrière, ou une partie d'entre elle, est impuissante à établir cet équilibre par ses propres efforts, le régime du laisser faire ne peut être que la liberté de l'oppression; c'est l'exploitation sans frein de la femme et de l'enfant dans l'industrie, la dépression physique et intellectuelle d'une population ouvrière mal nourrie, mal logée, surmenée de travail et placée dans les pires conditions d'hygiène et de moralité, c'est le dénuement absolu pour ceux qui deviennent incapables de tout travail; en sorte que le pur système individualiste, qui se propose d'exalter les énergies individuelles, aboutit en réalité, dans les sociétés industrielles, à l'affaiblissement de la race et à l'abaissement des caractères pour le plus grand nombre. Si donc il est vrai que le surmenage et l'extrême misère sont des états où se dissout fatalement toute énergie, les mesures de contrainte et de protection qui en défendent l'individu, loin de porter atteinte à l'individualisme, sont des mesures de salut qui préservent les sources de l'activité individuelle.

Aussi la conscience moderne se soulève-t-elle contre les conséquences extrêmes de la libre concurrence dans les rapports de classes. Les grands principes de l'égalité devant la loi, de la liberté du travail, de la liberté des contrats, lui paraissent illusoires et ne peuvent plus lui suffire, s'ils ne recouvrent que l'oppression de ceux qui vivent de leur salaire journalier.

Car ce n'est plus l'heure de s'enfermer dans des abstractions, il faut descendre au fond des réalités; et là, en présence des faits, comment ne pas reconnaître que la politique du laisser faire, en dépit de sa neutralité apparente, a pour résultat effectif de favoriser les intérêts de la classe qui, par sa possession même, est seule en situation de tirer profit de la libre concurrence? Cette politique n'apparaît-elle pas dès lors comme inspirée par des vues particulières plutôt que par le souci des intérêts sociaux, qui sont les intérêts du plus grand nombre? Si nous cherchons la vérité d'un coeur sincère, il nous faut faire effort sur nous-mêmes pour nous soustraire à l'influence inconsciente de l'intérêt de classe, et pour nous mettre en garde contre l'optimisme satisfait qui est à la base du libéralisme économique.

Faire la critique de cet individualisme négatif qui refuse à la collectivité personnifiée dans l'État toute mission protectrice et tout rôle civilisateurs, c'est expliquer pourquoi l'État moderne a si largement étendu son intervention tutélaire au profit des travailleurs. La pression de la concurrence universelle et la prépondérance des facteurs matériels de la production dans la grande industrie altéraient trop gravement la condition des salariés pour que l'État pût laisser le capital régler en toute liberté ses rapports avec le travail. Loin que les législateurs modernes aient procédé dans cette voie par esprit de système, il leur a fallu au contraire, pour s'y engager et s'y maintenir, triompher de l'esprit de système. Les faits ont été plus forts que les dogmes économiques, et les législateurs ont dû, soit inconsciemment, soit même à leur corps défendant, céder a la sourde poussée des besoins nouveaux. Ni les protestations des doctrinaires, ni les résistances des intéressés, ni les déclarations hautaines sur l'inefficacité des lois de contrainte, ni les prophéties des hommes compétents sur la décadence inévitable de l'industrie nationale, renouvelées en tous pays à chaque étape nouvelle de la législation ouvrière, n'ont pu arrêter l'irrésistible élan; les partisans du laisser faire, dans leur opposition sans gloire aux réformes démocratiques les plus nécessaires, ont été réduits à l'impuissance.

Les résultats de la législation ouvrière sont venus donner un démenti particulièrement sensible à la thèse évolutionniste des individualistes, d'après laquelle le triomphe du laisser faire doit être assuré par la survie, dans la concurrence internationale, des États qui laissent aux forts la pleine liberté d'assurer leur puissance et de recueillir le bénéfice de leur supériorité. Les États qui l'emportent dans la concurrence sont au contraire ceux dont la législation protège le mieux les travailleurs contre les effets déprimants de la lutte pour la vie et contre les abus de la puissance du capital.

La réglementation du travail et les assurances ouvrières ne sont pas les seuls objets sur lesquels s'exerce l'activité de l'État; dans la plupart des domaines, commerce extérieur, spéculation et accaparement, monnaie métallique et fiduciaire, assurances, régime agraire exploitation des mines et des voies ferrées, etc., l'État moderne étend son ingérence administrative ou fiscale, dans le but de protéger certains intérêts collectifs qui seraient compromis par la libre action des individus. Du même pas, l'État, et surtout les communes, élargissent la sphère de leurs entreprises industrielles. Que cette politique soit toujours heureuse dans ses résultats, c'est une question discutable suivant les cas particuliers; qu'elle ait tendance à s'accentuer partout, sans régression notable dans aucun pays, c'est un fait incontestable, qui contredit directement les principes et les prévisions de l'école individualiste.

Les esprits qui ne savent ni saisir les ensembles, ni remonter aux causes premières des grands phénomènes de masses, attribuent volontiers les événements extérieurs, signes visibles des larges évolutions, à l'action de quelques personnalités dirigeantes. Ce serait faire preuve de la même faiblesse que d'imputer la croissance des fonctions économiques de l'État moderne au caprice de quelques politiciens infatués de leur pouvoir. Il s'agit là d'un phénomène trop universel et trop durable pour qu'il soit permis d'y voir l'oeuvre artificielle d'un législateur ignorant et maladroit; on se trouve, à n'en pas douter, en présence d'un grand mouvement, historique dont les causes sont intimement liées à l'évolution générale.

Il semble donc que des philosophes évolutionnistes, des hommes attachés à la méthode historique, devraient cesser de considérer l'extension de l'État comme un simple accident, pour y reconnaître le développement normal d'une force essentielle de la civilisation moderne. Il n'en est rien cependant, et si les représentants de la doctrine individualiste se trouvent obligés aujourd'hui de reconnaître un état de fait aussi contraire à leur idéal, beaucoup d'entre eux, même parmi ceux qui se flattent de n'employer que la méthode expérimentale, refusent encore de l'accepter comme le produit d'une évolution régulière. Herbert Spencer, dans ses derniers écrits, considère cet accroissement de l'État comme un recul passager de la société vers le type militaire de la coopération forcée et de la discipline coercitive; et pour faire entrer ce phénomène de régression dans les cadres de son système, il cherche à l'expliquer en invoquant la loi du rythme.

Il faudrait cependant se fixer sur les obligations de la méthode historique. Sans doute, le philosophe réaliste ne s'interdit pas de juger les événements et les hommes; bien au contraire, il les apprécie constamment, en prenant pour base de ses jugements les données positives de l'observation. Mais s'il est en face d'un phénomène général et persistant qui se retrouve chez tous les peuples placés dans des conditions semblables, qu'il s'agisse de l'extension de l'État ou du mouvement démocratique des sociétés modernes, sa méthode l'oblige à s'incliner devant les faits, et à en rechercher les causes sans incriminer les hommes. Choisir alors entre les faits pour glorifier les uns et condamner les autres, n'est-ce pas révéler qu'on procède au fond d'un système dogmatique auquel on subordonne les faits?

En réalité, nous surprenons ici, chez des penseurs positivistes qui se croient fidèles à la méthode des sciences expérimentales, un emploi abusif de la méthode déductive dans le domaine de la politique sociale. Sur la foi de quelques faits soigneusement triés, la maxime du laisser faire est généralisée, érigée en règle absolue; de simple précepte de politique contingente, elle se transforme en une loi naturelle d'ordre scientifique, à laquelle les sociétés humaines ne sauraient se soustraire sans renoncer au progrès et encourir la ruine. Le principe posé, toutes les conclusions en découlent par déduction, fournissant à tous les problèmes compliqués de la vie sociale une solution simple, logique et élégante.

On conçoit donc que des esprits rationalistes et systématiques, habitués aux constructions logiques, se soient laissé séduire par l'harmonieuse simplicité d'une doctrine dans laquelle ils espéraient trouver un repos d'esprit définitif. Mais dès qu'ils ont voulu, comme Taine, serrer de plus près le problème, ils se sont aperçus qu'il était impossible d'enfermer l'action de l'État dans une formule aussi étroite que la protection de la sécurité; ils ont dû l'élargir au point de lui faire perdre toute portée sérieusement limitative, et ils ont eux mêmes ouvert la porte à l'empirisme.

Certes, c'est un beau rêve que celui du progrès par les seules voies de la liberté. Ce fut l'idéal des économistes libéraux du XIXème siècle, de cette grande école qui compta tant d'hommes éminents par leur caractère et leur talent, et qui exerça une si large et si légitime influence sur les esprits cultivés. Mais la morale sociale se transforme avec les conditions de la vie; une doctrine qui convenait aux premiers âges de la grande production, lorsqu'il était nécessaire de la délivrer des réglementations et des privilèges de l'ancien régime, peut perdre sa signification historique et devenir à son tour une entrave pour des progrès ultérieurs. Ainsi en est-il advenu pour l'individualisme négatif; sur des points essentiels, la puissance des faits a ruiné la théorie du laisser faire et renversé ses prévisions.

Section 2. Collectivisme pur et socialisme d'Etat intégral.

Pour les collectivistes, socialisation intégrale des moyens de production et éablissement d'un mode socialiste de production et d'échange sont des événements non pas probables, mais certains. Une doctrine qui procède par de telles affirmations justifie-t-elle ses prétentions scientifiques? Les socialistes modernes croient observer fidèlement les méthodes des sciences positives, parce qu'ils présentent ce régime de l'avenir non pas comme une conception arbitraire de l'esprit, mais comme le terme fatal d'un procès historique déterminé par des forces immanentes. Il faut donc recourir à l'observation pour apprécier si l'évolution s'accomplit effectivement en ce sens. Le collectivisme pur, par la constitution propre de son système de la valeur, forme un bloc indivisible d'une rigoureuse unité, qui ne comporte aucune survivance du mode actuel des échanges; il est impossible, nous l'avons vu, que l'avènement du collectivisme pur se fasse graduellement. Au contraire, le socialisme d'Etat, qui laisse subsister le régime actuel de la valeur marchande, pourrait s'établir par extension successive des exploitations publiques aux dépens des entreprises privées, jusqu'à la socialisation complète de la production. Si donc on entend par révolution sociale une transformation radicale et simultanée de la propriété et de la production, on dira que le collectivisme pur ne se conçoit pas sans révolution, tandis que le socialisme d'État intégral pourrait se fonder aussi bien par évolution progressive que par révolution. Révolution ou évolution, la forme même du collectivisme se trouve impliquée dans ces deux termes. Il s'agit de savoir si le collectivisme intégral, sous l'une quelconque de ses formes, trouve dans l'état social actuel des conditions déterminantes, ou au moins des circonstances favorables à sa réalisation par une voie ou par l'autre.


§1. La thèse de l'effondrement; révolution et crises.

Envisageons d'abord l'hypothèse d'une transformation totale de l'organisation économique s'opérant d'un seul coup; comment pourrait- elle s'accomplir? Serait-ce par la force, à la suite d'une défaite nationale, d'une grève générale ou d'une émeute victorieuse donnant la dictature au prolétariat? Serait-ce d'une manière pacifique, par la voie du suffrage universel et après la conquête régulière des pouvoirs publics par le prolétariat? Actuellement, il n'y faut pas songer, en France moins peut-être qu'ailleurs; trop d'intérêts s'y opposent pour qu'une transformation radicale puisse être seulement tentée, surtout par la violence. Si l'on considère, à côté du nombre des possédants, la multitude des entreprises privées de tout genre, agricoles, industrielles, commerciales, maritimes, voiturières et autres, on conviendra qu'il s'agirait aujourd'hui de tout autre chose que de l'expropriation de quelques usurpateurs par la masse. Une expropriation globale, même avec indemnité, provoquerait des résistances passionnées dans une fraction considérable de la population. Paysans propriétaires, fermiers, petits industriels et petits commerçants, agents et employés de tout genre qui sont venus grossir les rangs des classes moyennes, sont en immense majorité hostiles à la révolution par intérêt et par tempérament. Dans la petite bourgeoisie, une opposition significative se manifeste déjà contre les lois de protection ouvrière, dès qu'elles atteignent la petite industrie et le petit commerce; que serait-ce, si la classe moyenne se sentait atteinte dans ses oeuvres vives? Chez les populations rurales, les symptômes sont les mêmes; en Suisse, où le référendum populaire assure la prépondérance à l'élément rural, les électeurs des campagnes ont usé de leurs pouvoirs pour faire échouer des réformes ouvrières comme l'assurance obligatoire contre les accidents et la maladie, et pour établir à leur profit un tarif protectionniste. Les classes rurales ne subissent plus passivement comme jadis l'impulsion des grands centres; au contraire, dans les nouvelles conditions des sociétés contemporaines, avec le suffrage universel, la facilité des déplacements, la diffusion de l'instruction, les progrès de l'esprit d'association dans les campagnes, les populations rurales sont destinées à exercer une influence croissante sur la direction politique de leur pays. Aussi paraît-il invraisemblable qu'elles se soumettent à une pression extérieure, et qu'elles se laissent entamer par l'action révolutionnaire des populations industrielles. Encore moins peut-on croire que le paysan renoncera de lui-même un jour à sa propriété et à sa culture indépendante au profit d'une collectivité; pour qui connait tant soit peu la nature du paysan, une telle hypothèse fait sourire. Parmi les salariés, les ouvriers agricoles, qui forment la majorité, ou au moins une portion considérable de la classe ouvrière, se laissent difficilement pénétrer par la doctrine socialiste, même dans les pays de grande culture capitaliste où le journalier a peu d'espoir d'acquérir une propriété indépendante; c'est encore une masse inerte, sur laquelle on ne peut compter ni pour l'attaque ni pour la défense. Les domestiques, dont le nombre s'accroît avec les progrès de l'aisance, sont attachés à l'ordre social actuel par divers motifs. Les ouvriers à domicile, pour la plupart, restent étrangers à la lutte de classes, et ne participent guère aux agitations du prolétariat de l'usine. Les auxiliaires de la petite industrie, rapprochés de leurs patrons, capables même de s'établir à leur tour, n'ont pas tous l'esprit révolutionnaire. Et même dans la grande industrie, les salariés qui parviennent à une aisance et à une sécurité relatives restent généralement en dehors du mouvement. En Angleterre et aux États-Unis, les grandes unions ouvrières prouvent par leur attitude que la puissance et la maturité de la classe ouvrière ne développent pas chez elle les tendances révolutionnaires; le fait est d'autant plus significatif que ces deux pays sont précisément les plus avancés au point de vue capitaliste, et qu'en Angleterre, où la population rurale est réduite au minimum, les ouvriers d'industrie forment la grande majorité. Les ouvriers anglais et américains n'adhèrent pas à la révolution, parce qu'ils n'y croient pas et la jugent sans lendemain. Le parti socialiste, il est vrai, fait de nouvelles et précieuses recrues parmi les « intellectuels », qui lui fournissent des cadres et lui donnent une force de rayonnement considérable. Cependant, les marxistes reprochent à ces nouveaux venus leur défaut de combativité, leur aversion pour la lutte de classes et pour la violence révolutionnaire. Au lieu de l'âpreté qui caractérise le parti de la révolution, ils n'apportent dans la lutte que les sentiments traditionnels de leur classe; à part quelques individualités marquantes, qui observent à la lettre l'intransigeance de classe et gourmandent les modérés au nom du prolétariat ouvrier, ce sont en général des réformistes, que M. Kautsky accuse d'accomplir une oeuvre de division et d'affaiblissement. Bref, si l'on élimine tous les éléments inertes, suspects ou franchement réfractaires, il ne reste, comme ferments révolutionnaires vivaces, qu'un contingent relativement restreint; aussi les purs révolutionnaires, conscients de leur faiblesse numérique et dédaigneux de la masse, renient-ils aujourd'hui le principe de la démocratie. Mais cette minorité ardente, énergique, audacieuse, qui s'accroît certainement avec l'extension du prolétariat industriel, reste néanmoins impuissante en face de l'énorme puissance de stabilité du corps social. Aucun pays peut-être n'est à l'abri d'une surprise de la force; mais, dans nos démocraties modernes, il serait puéril de compter sur le coup de main audacieux d'une minorité pour fonder quelque chose de stable et réaliser une transformation durable de l'ordre social. On se ferait illusion si l'on concluait, sur la foi de certains indices, à une diminution des forces de résistance au cours de l'évolution capitaliste. Un certain nombre de petits industriels et commerçants sont dépouillés de leur indépendance économique; mais, sur d'autres points, la classe moyenne compense largement ces pertes en s'agrégeant de nombreux salariés. Le socialisme révolutionnaire étend ses succès électoraux dans certains pays; mais, pour apprécier exactement leur signification, il faudrait faire la part des mécontentements de tout ordre qui se traduisent par un vote d'opposition; combien, parmi les électeurs des candidats socialistes, seraient partisans de l'expropriation on masse?

Supposons cependant qu'une majorité sincèrement collectiviste se constitue dans un pays de suffrage universel, qu'elle occupe le Parlement et le gouvernement; pourrait-elle décréter la révolution? C'est une observation banale aujourd'hui, même chez les écrivains socialistes, qu'une révolution sociale ne se fait pas par décret comme une révolution politique; on ne transforme pas subitement par un vote le régime de la propriété, celui de la production et des échanges, tout le mécanisme intime et compliqué de la vie matérielle d'un peuple, toute la constitution économique qui enveloppe les individus et régit les moindres détails de leur existence quotidienne. Établir de toutes pièces un système de centralisation économique dans lequel l'autorité publique gouvernerait la production et la circulation tout entières, avant que le système eût fait ses preuves par une adaptation progressive, ce serait arrêter brusquement la vie de l'organisme qui en subirait l'expérience. Un tel bouleversement des rapports sociaux formés au cours des siècles est en dehors de toute réalité possible. L'idée de révolution, au sens de transformation subite des institutions fondamentales de la société économique, est antiscientifique au premier chef; elle est en opposition avec la loi de continuité qui s'observe dans l'histoire comme dans la nature; elle est contraire aux données des sciences naturelles, qui nous enseignent que la nature ne fait pas de bonds. Aussi les socialistes dirigeants ont-ils trop de science et d'expérience pour ne pas apercevoir la vanité de la tradition révolutionnaire. Ils répudient solennellement la thèse catastrophique. Il n'est plus un chef du parti socialiste qui attende le succès d'une brusque révolte du prolétariat; il n'en est aucun qui compte sur la paupérisation des masses pour provoquer la catastrophe. Loin de là, à mesure que les faits viennent démentir la théorie de la misère grandissante, on proclame que la transformation sociale doit être l'oeuvre d'un prolétariat affranchi de la misère, moins écrasé de travail, plus instruit et plus conscient. La foi révolutionnaire, la confiance qu'un ordre nouveau, indéterminé mais désirable, sortira spontanément du chaos provoqué par la grève générale, cette foi s'est cependant maintenue dans quelques pays et quelques milieux, chez certains militants des syndicats ouvriers hostiles à l'action politique régulière et partisans de l'action directe. Des écrivains subtils, et sans bienveillance pour les combinaisons parlementaires, se sont faits les organes de ces aspirations. Plus la cause populaire recueille de sympathies dans les milieux cultivés, plus ces hommes multiplient leurs efforts pour marquer les différences et accentuer les antagonismes. Intellectuels idéalistes, démocrates solidaristes, socialistes réformistes, catholiques sociaux, sont plus maltraités par eux que leurs adversaires directs, les manchestériens à l'union prechée au nom des Droits de l'Homme ou de l'Évangile, on préfère encore la formule Chacun chez soi, chacun pour soi, qui a du moins le mérite d'exclure tout rapprochement de classes. Aussi s'applique-t-on à creuser les fossés sur les points où la confusion pourrait s'établir. L'organisation professionnelle, l'intervention de l'État dans l'intérêt des travailleurs peuvent figurer, par exemple, dans les programmes démocratiques; mais l'esprit de fraternité qui les inspire est directement opposé à l'esprit matérialiste et révolutionnaire des partisans de la lutte des classes. Les interprètes de cette doctrine, bien qu'appartenant eux-mêmes, en général, à une tout autre catégorie que celle des travailleurs, manuels, réservent aux intellectuels leurs épithètes les plus dédaigneuses, et se plaisent à exciter les défiances des travailleurs en présentant tout effort qui n'a pas pour objet d'entretenir l'esprit de haine comme une tentative pour les domestiquer. Tactique naturelle à un parti qui ne peut vivre que de la ferveur révolutionnaire il lui faut accuser son caractère original et préserver son individualité. Et s'il est vrai que le mouvement progressif de la vie résulte du conflit des idées et des forces, quelle que soit la résistance de notre sens moral vis-à-vis d'une politique qui tend à attiser les haines entre les hommes, quel que soit notre jugement sur la valeur scientifique de la doctrine révolutionnaire, peut-être estimerons-nous encore utile qu'il y ait des hommes pour en conserver le dépôt. Mais en dehors de cette fraction anarchiste par sa tactique, on a su, chez les marxistes même hostiles au réformisme, accepter les récentes leçons de l'histoire et de la science. Il n'est pas question, sans doute, d'abandonner l'idée révolutionnaire; tout en condamnant l'abus qui consiste à transporter dans l'ordre social les lois de la nature physique, telles que la loi de la concurrence vitale ou la loi de continuité, on accepte volontiers le concours des sciences naturelles quand elles fournissent l'exemple de changements de forme soudains comme la naissance. Mais on constate en même temps que ces révolutions, dont la nature nous offre des exemples, sont le résultat ultime d'évolutions lentes qui se poursuivent au sein des organismes; on observe avec raison qu'elles n'interviennent normalement qu'après que les organes de l'être nouveau ont atteint un certain degré de développement. Et de même, on admet que la révolution sociale, pour aboutir, doit être précédée d'une longue élaboration qui en prépare le succès; il lui faut une concentration très avancée des organes de la production, un large développement des associations professionnelles, une forte éducation politique et économique de la classe ouvrière. Dès lors, la révolution sociale perd le sens de la transformation subite pour prendre celui d'une transformation radicale mais progressive, qui s'opère par des voies naturelles. La thèse éevolutionnaire, ainsi entendue, se ramène finalement à une thèse évolutionniste.

Nous pourrions donc passer immédiatement à l'étude du point de vue évolutionniste, si nous ne devions, avant de poursuivre, examiner attentivement la thèse socialiste des crises, qui est intimement liée à la thèse révolutionnaire. On affirme, en effet, que le régime capitaliste est condamné, par sa constitution même, à engendrer la surproduction générale, et l'on conclut que le régime sombrera fatalement un jour dans une crise de surproduction plus intense que les autres, qui paralysera ses organes au point de lui rendre la vie impossible; ce sera la catastrophe finale, après laquelle s'imposera le régime de la propriété collective.

Pour les économistes classiques, cette idée de surproduction généralisée est un non-sens. Il peut bien y avoir, à certains moments, excès de production dans une ou plusieurs industries, par la faute des entrepreneurs qui ont mal calculé l'importance relative des besoins sociaux, ou par le fait de la nature qui donne parfois des récoltes imprévues; mais la surproduction dont souffrent certaines industries, la métallurgie et la filature par exemple, signifie nécessairement qu'il y a sous-production dans certaines autres, telles que dans l'industrie minière et les productions alimentaires. Ce sont là des ruptures d'équilibre accidentelles, qui se réparent automatiquement lorsque le jeu naturel des prix entraîne une restriction dans les industries encombrées, ou un accroissement dans celles dont la production est relativement insuffisante. De même encore, il peut y avoir surproduction des marchandises par rapport à la monnaie, lorsque la monnaie et ses succédanés n'augmentent pas assez vite pour pour maintenir l'equilibre des prix sur un marché où se porte une masse plus abondante de produits agricoles et industriels; la crise monétaire qui se manifeste alors par une baisse générale des prix n'est encore qu'une crise de surproduction partielle , très étendue sans doute, mais non pas générale, puisqu'elle correspond à une sous -production des métaux précieux.

Des détraquements accidentels et momentanés sont donc possibles, nul ne le conteste; mais qu'il puisse y avoir surproduction générale portant sur tous les produits à la fois, les économistes le nient absolument. Pour eux, le cas est théoriquement impossible; il ne peut y avoir surproduction sans sous-production. On ne saurait concevoir comment la production simultanément accrue dans toutes ses branches pourrait, à un moment quelconque, dépasser d'une façon absolue la somme des besoins et des pouvoirs d'achat des individus dans la société, puisque ce sont toujours les produits qui, par l'intermédiaire de la monnaie, s'échangent contre les produits. Le surcroît de production chez les uns trouve son écoulement naturel en s'échangeant contre le surplus des autres, puisque la capacité d'achat des uns et des autres se trouve étendue par le fait qu'ils ont une plus grande quantité de produits à offrir. Un accroissement général de la production, s'il est bien équilibré dans toutes ses parties, loin d'être une cause d'engorgement, facilite les échanges par l'extension des débouchés. Cette théorie si connue des débouchés, à laquelle J.-B. Say a attaché son nom, rencontre cependant d'assez nombreux contradicteurs. La plupart des socialistes la repoussent, et restent attachés à l'idée d'un general glut, d'un engorgement absolu, qui sera naturellement le terme de l'évolution capitaliste, et qui provoquera la rupture définitive de l'enveloppe pour donner naissance à l'ordre nouveau. Telle est bien, semble-t-il, la pensée d'Engels dans l'Anti-Dühring. Développant sa thèse des antagonismes sociaux et des contradictions économiques suivant la dialectique hégélienne, Engels expose comment la perfectibilité du machinisme moderne, poussée au plus haut degré, se transforme, sous le coup de l'anarchie sociale de la production, en une loi implacable qui force le capitaliste industriel à toujours perfectionner ses machines et à toujours accroître leur force productive, tandis que la capacité d'extension du marché est contrôlée par des lois différentes et d'un effet bien moins énergique. De là les crises, dans lesquelles la collision économique est parvenue à son apogée. Le mode de production se rebelle contre le mode d'échange; la production capitaliste est devenue incapable de diriger dorénavant les forces productives qu'elle a créées, et ces forces productives poussent elles-mêmes de plus en plus impérieusement vers la solution de l'antagonisme, vers l'abolition de leur qualité de capital et vers la récognition pratique de leur caractère réel, celui de forces productives sociales. Le point où l'appropriation des moyens de production et des produits par une classe est devenue un obstacle au développement économique, politique et intellectuel de la société, ce point est aujourd'hui atteint; " La force expansive des moyens de production fait éclater les fers que la production capitaliste leur avait mis " Cependant on ne trouve là qu'une simple affirmation. Pourquoi la capacité du marché ne s'étend-elle pas aussi vite que celle des forces productives? La question n'est pas résolue, et l'exposé d'Engels resterait incomplet, si l'on ne recourait, pour l'interpréter, à une théorie déjà développée par différents écrivains. Cette théorie, à laquelle Engels se réfère sans doute, est celle de la consommation insuffisante, d'après laquelle il y aurait désaccord constant entre la capacité d'expansion presque illimitée de la production et la capacité d'absorption du marché, qui est au contraire limitée; limitée, en effet, chez la masse des consommateurs, par la faiblesse de leurs moyens d'achat, et, chez les capitalistes, par les bornes naturelles de leurs besoins. Une partie du produit social, correspondant au revenu capitaliste non dépensé, se trouve donc en excès; et ce revenu non dépensé, mis en réserve par l'épargne, se transforme en nouveaux moyens de production qui ne font qu'aggraver pour l'avenir la surproduction C'est ainsi que Sismondi, Rodbertus, et d'autres écrivains plus récents comme MM. Dûhring, Hertzka et Hobson, ont cherché à montrer qu'il y a surproduction universelle par le fait que les travailleurs ne reçoivent pas le produit intégral de leur travail, et n'ont même qu'une capacité d'achat toujours décroissante. La théorie se trouve, au surplus, expressément indiquée dans certains passages d'Engels et de Karl Marx. « II arrive, dit Engels, que le surtravail des uns engendre le chômage des autres, et que la grande industrie, qui parcourt le globe en quête de nouveaux consommateurs, limite chez elle les masses au minimum de la famine, et détruit de ses propres mains son marché intérieur. » Et Marx, voulant montrer que plus la puissance productive se développe, plus elle rencontre comme obstacle la base trop étroite de la consommation, nous dit: "Quant à la puissance de consommation de la masse, elle dépend non de ce que la société peut produire et consommer, mais de la disttribution de la richesse, qui a une tendance à ramener à un minimum, variable entre des bornes plus ou moins étroites, la consommation de la grande masse; elle est limitée, en outre, par le besoin d'accumulation, d'agrandissement du capital, et d'obtention de quantités de plus en plus fortes de plus-value"; en d'autres termes, la consommation est bornée par la faiblesse du revenu de la classe salariée, et par l'épargne reproductive de la classe capitaliste. Un peu plus loin, Karl Marx dira encore « Actuellement, la cause ultime d'une crise réelle se ramène toujours à l'opposition entre la misère, la limitation du pouvoir de consommation des masses, et la tendance de la production capitaliste à multiplier les forces productives, comme si celles-ci avaient pour seule limite l'étendue absolue de la consommation dont la société est capable. » Mais Karl Marx et Engels ne pouvaient se contenter définitivement d'une explication aussi imparfaite des crises; car, s'il y avait réellement surproduction absolue par insuffisance de la consommation tenant à l'exiguïté des ressources chez les uns, à la satiété des besoins et à l'épargne chez les autres, on ne comprendrait pas comment la société capitaliste ne souffre pas d'un état de surproduction chronique, au lieu de subir de simples crises passagères; le mécanisme social, incapable de fonctionner normalement, aurait dû se briser depuis longtemps.

Aussi Engels dit-il lui-même, dans un autre passage de l'.4n<f- 2)M~ftMy,que si la sous-consommation des masses est une condition essentielle des crises, elle ne saurait pas plus en expliquer la présence actueUe que l'absence antérieure*. Et Karl Marx, dans une partie du Capital écrite postérieurement aux passages cités plus haut, déclare nettement que l'explication des crises par insuffisance de consommateurs capables de payer est une pure tautologie; il fait remarquer, dans le même sens, que les crises surviennent précisément à la suite d'une période de prospérité pendant laquelle les salaires étaient au taux le plus élevé La thèse de la consommation insuffisante est en effet insoutenable. Quels que soient les progrès de la production, la consommation (productiveetimproductive) neluiest jamais inférieure; et s'il arrive parfois que les producteurs sont obligés, pour écouler leurs marchandises, 1. Karl Marx, Le Capital, trad. Borchardt et Vanderrydt, tiv. III, t'" partie, p. 267, et 2*partie, p. 26, Giard, 1901,3 vol. iti-8". 2. Engels, Ne)')' ~«yen ûa/;rtH~ CMKxMsMydte~r W~e~c~t~, 4° édit., p. 308, Stuttgart, Dietz, !90t. 3. Karl Marx,Le Capital, trad. Borchardt, !iv. 11,p. 438. 320 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE de l1es vendr"eJ au-dessous du prix de revient, cette situation ne se pré1- sente que d'une façon accidentelle et temporaire, et n'est nullement la conséquence nécessaire d'un vice constitutionnel du régime économique, ayant son origine dans les inégalités de la répartition capitaliste. Il est bien évident que les salariés ne reçoivent pas en salaires, et ne peuvent dépenser pour leur consommation une valeur égale à celle des produits fournis par leur travail; mais la part du produit social que les salariés ne peuvent acheter faute de ressources suffisantes n'est jamais, pour aucune fraction, en excès sur la consommation si cette part n'est pas totalement dépensée par les capitalistes en consommations improductives, l'excédent qu'ils ont épargné se trouve employé en nouveaux moyens de production et en salaires affectés à la consommation; la totalité du produit social, consistant en objets de consommation et en moyens de production, trouve donc son emploi. L'épargne absorbée par les emprunts d'État s'emploie elle-même en constructions, matériel, etc., tandis que l'épargne affectée à l'achat de titres déjà existants dégage une égale quantité de capitaux, qui se tournent vers la production au lieu et place des capitaux nouvellement épargnés. Si, à un instant de raison, la surproduction générale par insuffisance de la consommation n'est pas théoriquement impliquée par la constitution du régime économique, elle ne l'est pas davantage dans les instants qui suivent. Peu importe l'accroissement de production qui résulte de l'épargne reproductive réalisée dans la période antérieure peu importe même l'état stationnaire de la population les conditions d'équilibre entre la production et la consommation sont toujours les mêmes; le produit social tout entier, comprenant à la fois une plus grande quantité d'objets pour la consommation personnelle, et une plus grande masse de moyens de production pour l'épargne reproductive, peut toujours trouver son placement par voie d'échanges réciproques. Il est possible que les producteurs ne sachent pas se conformer à ces différentes destinations du revenu social, et qu'ils provoquent une crise par surproduction relative sur certains points, accompagnée de sous-production sur d'autres. Mais s'ils observent exactement les proportions entre les objets de consommation réclamés par les consommateurs et les moyens de production réclamés par l'épargne, ils évitent même les crises de surproduction partielle. La surproduction générale n'est donc pas un mal organique inhérent au régime de la répartition. Aussi Marx tente-t-il -par d'autres voies de rattacher les crises à un vice essentiel de l'organisation capiLES SYSTÈMES DEVANT LES FAITS 321 t.ESSYaTËMESSOCIAt.tSTES. S~ taliste. Tantôt il tes attribue à l'expansibilité intermittente du système de fabrique, et à sa dépendance vis-à-vis du marché universel; mais ce n'est là qu'une constatation du phénomène au lieu d'une explication'. Tantôt il leur donne pour base matérielle le renouvellement périodique, et généralement décennal des cléments du capital fixe, bien que ce renouvellement ne s'opère pas simultanément dans toutes les industries Tantôt enfin il les rattache à la baisse continue du taux du profit (( Enentraînant la baisse continue du taux du profit, le progrès de la productivité du travail donne le jour à une force antagoniste qui, à un moment donné, agit à l'encontre du développement de la productivité, et ne peut être vaincue que par des crises sans nombre. )) En effet, poursuit-il, la baisse du taux du profit surexcite nécessairement la concurrence et provoque un redoublement d'activité du capital, puisque chaque capitatiste s'efforce de réaliser, par le perfectionnement des procédés et la multiplication des produits, un profit exceptionnel qui compense les effets de la baisse Toutefois il ne s'agit pas là, comme on pourrait le croire, d'une explication nouvelle des crises. Si l'accroissement de la production, accéléré par la diminution du taux du profit, est une cause de surproduction générale, c'est que la consommation s'étend moins rapidement qu'elle; et Marx, pour l'établir, expose précisément ici la thèse de la sous-consommation des masses. Il est donc permis de penser que l'ensemble de la théorie se trouve implicitement condamné par le passage du livre Il cité précédemment. Toute cette question des crises, chez Karl Marx, est traitée d'une façon fragmentaire et obscure, et nulle part nous ne pouvons y saisir la trace d'un antagonisme fondamental qui doive aboutir un jour, par un excès de tension, à la rupture de la forme capitaliste. Ce n'est pas que Karl Marx ait négligé de faire ressortir la délicatesse de l'organisme. On connaît la théorie magistrale, et d'ailleurs invérifiable, qu'il expose au livre 11 du Capital pour donner, après Quesnay, un aperçu synthétique de la circulation des richesses, un tableau économique des échanges qui s'effectuent entre les diSérenies (lasses de producteurs et de capitalistes. Au cours de cet exposé, Marx signale avec quelque complaisance les multiples occasions dans lesquelles des crises peuvent se produire Mais ces crises éventuelles 1. Karl Marx, Le capital, trad. Roy, liv. p. 195 et 08. 2. Kart Marx, Lecapital, trad. Borchardt, liv. II, p. IST. 3. Idem, liv. H!, t" partie, p. 279a 283. 4. Idem, Uv.H, p. S20-S225; SO-SS25;57-558;SSO. 332 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ne s.ront rt.oujours que dse~s_ r_ua_ptures "d·'·équilibre -p-aJ_rIt-ielles, des d'1é'psaccords accidentels entre la production dans certaines de ses branches, et les besoins actuels de la société soit en objets de consommation personnelle, soit en moyens de production nécessaires à l'emploi de la plus-value capitalisée. Ces ruptures, Marx nous montre bien qu'elles ont mille chances de se produire, surtout avec le mécanisme actuel du crédit; mais il ne résulte nullement de son exposé qu'elles soient inévitables, comme tenant à l'essence de l'organisation capitaliste. Marx le reconnaît d'ailleurs implicitement lui-même, par cela seul qu'il décrit, dans le schéma de la reproduction progressive, comment les échanges entre les différentes classes peuvent s'effectuer normalement pendant une durée indéfinie, sans que la capitalisation croissante d'une partie du revenu capitaliste fasse obstacle, à un moment quelconque, à l'écoulement normal de la production tout entière, si cette production est convenablement dirigée Les crises ne seraient donc, suivant ce thème, que des surproductions partielles et accidentelles, résultant d'erreurs que les producteurs pourraient éviter. Or, J.-B. Say n'a pas dit autre chose. Nous n'avons donc aperçu nulle part, ni chez Marx, ni chez Engels, une cause inhérente à l'organisation sociale qui doive fatalement entraîner une série de crises de surproduction générale jusqu'à l'effondrement total du régime capitaliste. Malgré tout, l'école marxiste n'a pas perdu sa confiance dans la crise finale. Engels, dans une note ajoutée par lui au livre III du Capital, en 1892 ou 1893, écarte bien la thèse ancienne de Marx d'après laquelle les cycles périodiques des crises générales, à peu près décennaux jusqu'ici, seraient destinés à se raccourcir graduellement~. Il reconnaît que le procès est de plus longue durée, et qu'au lieu d'être universel et uniforme, il se morcelle en périodes différentes dans les différents pays. Mais Engels ne renonce pas à la traditionnelle prophétie sur la catastrophe finale. Pour lui, chacun des éléments qui agissent à l'encontre de la reproduction des anciennes crises (élargissement du marché devenu universel, fin du monopole industriel de l'Angleterre, éparpillement des capitaux à travers le monde, trusts, droits protecteurs) porte en lui le germe d'une crise future beaucoup plus violente que toutes les autres; et plus d'un symptôme semble annoncer que nous sommes aujourd'hui dans la 1. Karl Marx,Le capital, trad. Borchardt,liv. II, chap. xxt. 2. Karl Marx, Le capital, trad. Roy,liv. J, p. 279-2. LES SYSTÈMES DEVANT LES FAITS 333 phase préparatoire d'un nouveau krach mondial d'une violence inouïe Quant à M. Kautsky, auquel il faut toujours revenir pour avoir le dernier état de la doctrine, son attitude est assez ambiguë. D'un côté, il nous dit que la théorie de l'écroulement n'a pas été formulée par Marx et Engels, et que le mot est de Bernstein. Mais il déclare aussi que la surproduction générale sera le dernier terme du régime capitaliste. Après un passage où il semble reprendre à son compte les thèses vieillies de la sous-consommation des masses et de l'abais < sement progressif de leur capacité d'achat, il nous dit que le mode de production capitaliste devient impossible du jour où le marché ne s'étend plus dans la même mesure que la production et où la surproduction devient chronique. Or la surproduction chronique, longtemps retardée par l'ouverture et l'extension du marché international, pèse déjà sur certaines branches de l'industrie anglaise, industrie textile, agriculture, bientôt aussi industrie métallurgique, par le fait de la concurrence des autres nations exportatrices. Surproduction chronique et stagnation générale, voilà donc l'avenir du régime capitaliste, lorsque les pays neufs sauront se suffire à euxmêmes et cesseront de recevoir le trop-plein des nations industrielles. « On doit en venir fatalement à une telle situation, si l'évolution économique continue de progresser comme elle l'a fait jusqu'ici; car le marché extérieur comme le marché intérieur a ses limites, tandis que l'extension de la production est pratiquement illimitée, a Non pas qu'une énorme crise universelle doive survenir très prochainement, ni que le mode de production capitaliste ne puisse tomber avant qu'il en soit arrivé à la période de décomposition; mais a la surproduction chronique irrémédiable représente l'extrême limite au delà de laquelle le régime capitaliste ne peut plus subsister ') II s'agit donc maintenant, comme dernière limite, non plus d'une crise aiguë et d'une catastrophe soudaine, mais d'une stagnation telle que le mode de production capitaliste devient insupportable pour la masse de la population. Cette perspective d'une surproduction chronique est fondée sur l'idée que le marché, tant intérieur qu'extérieur, a ses limites, qui vont en s'élargissant peut-être, mais jusqu'à un certain point de saturation absolue. On s'étonne de rencontrer une vue aussi courte chez un penseur comme M. Kautsky. Le marché est évidemment limité en étendue, ). Note d'Engels dans Karl Marx, f,<?captta~, trad. Borohardt, !iv. Ht, S"partie. 2. Kautsky, Lemarxisme et son ef!'<fe Bft'n~tH, p. 85,25Set suiv., 202. 324 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE puisque le monde est physiquement borné; mais il ne l'est certainement pas en profondeur, parce que les besoins de l'homme sont inunis, et qu'ils s'étendent et se diversifient par le progrès de la civilisation. Sur cette base psychologique, il reste vrai que les produits s'échangent d'autant plus facilement entre eux qu'ils deviennent plus abondants et plus variés. Les nations n'ont rien à perdre, sauf quelques anciens monopoles, au développement économique des pays qui leur servent de débouchés; leurs produits d'exportation s'écouleront d'autant mieux que les autres pays pourront leur fournir une contre-partie plus forte. La théorie de J.-B. Say paraît donc juste en principe. On peut seulement lui reprocher d'être pratiquement incomplète, et de nepas tenir compte suffisamment de l'écart qui existe, par l'intervention de la monnaie et du crédit, entre les deux opérations constitutives. de l'échange des marchandises. Il faut reconnaître, en effet, que si la théorie des débouchés arencontré quelque scepticisme dans divers milieux scientifiques et dans le monde des affaires, c'est qu'elle paraît en contradiction avec certains faits d'observation courante. Il serait assurément difficile d& citer des périodes de véritable surproduction générale, pendant lesquelles les produits de toute nature, agricoles et industriels, dépassant d'une façon absolue la capacité du marché, seraient restés. invendus en masse. Mais on a constaté, à différentes reprises, des. crises graves et généralisées pendant lesquelles une partie de la production ne trouvait pas d'écoulement a des prix rémunérateurs. II est entendu que les crises ne peuvent avoir pour origine unesurproduction générale; les seuls excès de production qui puissent entraîner des crises sont des surproductions partielles, correspondant par ailleurs à des insuffisances de production. Mais il faut convenir que ces crises se sont singulièrement aggravées et multipliées il la suite de la révolution industrielle, depuis que les producteurs, pourvus de moyens puissants et disposant de toutes les ressources du crédit moderne, ont élargi le cercle de leurs affaires et entrepris de produire pour des clients inconnus sur des marchés éloignés. On crée de nouvelles entreprises, on accumule les stocks, sans s'inquiéter si la somme des produits similaires n'excède pas les besoins relatifs de la consommation. Le marchéest restreint, on le sait pertinemment, mais on se Batte d'y conquérir une place aux dépens des autres. Par la recherche individuelle du profit et sous l'empire d'une force supérieure, les producteurs provoquent donc eux-mêmes la surproduction LES SYSTÈMES DEVANT LES FAITS 32S -dont ils auront à souffrir, avec l'espoir d'écha1p1,per personnellement à 'sesconsëquenees. Or ces crises de surproduction, partielles à l'origine, prennent une gravité particulière lorsqu'elles frappent des industries de première importance comme la production du blé, la métallurgie, l'industrie houillère, celle des textiles et quelques autres. Elles se répercutent alors sur de nombreuses industries connexes ou dérivées, sur les banques et le marché financier, et finalement sur les branches de production les plus indépendantes et les plus éloignées, qui se trouvent atteintes elles-mêmes, d'une façon indirecte, par la restriction des consommations qu'entraîne la réduction d'un grand nombre de fevenus. Par ces incidences multipliées, la perturbation peut être telle dans les débouchés des autres industries et dans le mécanisme fragile du crédit, que l'organisme économique s'en trouve momentanément paralysé; la crise, issue d'une surproduction partielle, se transforme alors en crise générale. Même situation possible, avec une origine différente, lorsqu'à la suite de spéculations de Bourse excessives éclate une crise financière d'une intensité exceptionnelle, qui désorganise le crédit et affecte par contre-coup les diverses branches de la production. Il arrive d'ailleurs fréquemment que les deux causes se combinent, et que la crise -résulte à la fois des excès de la production et de la spéculation. Mais peu importe la distinction; une crise violente, quelle qu'en soit l'origine, se manifeste sous les mêmes formes; lorsqu'elle est assez grave à son point de départ pour avoir des répercussions prolongées, la stagnation se généralise, les stocks des différentes marchandises restent en magasin, et la situation se présente sous l'apparence bien définie d'une surproduction générale. La surproduction générale, ou au moins généralisée à de nombreuses industries, apparaît donc ainsi aux périodes aiguës des grandes perturbations non jamais comme la cause, mais comme la .conséquence extrême de la crise. La cause première de la crise, c'est toujours une surproduction partielle ou un excès de spéculation financière; la cause immédiate de la surproduction généralisée, c'est le détraquement général du système de la circulation et le resserrement du crédit, c'est-à-dire la crise elle-même. Bien que tous les éléments de la richesse subsistent intacts dans leur existence maté~ rielle et que les besoins de la consommation soient toujours aussi pressants, les machines s'arrêtent, les établissements se ferment, les marchandises accumulées dans les magasins ne s'échangent plus, le lien est rompu entre producteurs et consommateurs, prêteurs et 326 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE emprunteurs, employeurs et salariés; en un mot, la vie économique semble momentanément suspendue, parce que les organes de la circulation sont désaccordes. Telle parait être la liaison naturelle des causes et des effets dans le processus des grandes crises, autant du moins qu'on en peut juger dans un sujet aussi délicat et aussi obscur, où les causes premières des phénomènes visibles échappent généralement à l'observation, et ne peuvent guère être saisies que par le raisonnement. Mais, pensera-t-on, qu'importe cette dissertation théorique sur l'origine des crises? A quoi bon démontrer que les crises ne peuvent être engendrées par une surproduction absolue, s'il existe en fait des crises générales, issues d'autres causes peut-être, mais tellement graves qu'elles présentent à peu près les mêmes caractères et aboutissent en fin de compte à la surproduction générale? La société n'est-elle pas, dans tous les cas, menacée de la même catastrophe au cours d'une crise particulièrement violente? Il importe beaucoup, au contraire, d'établir que les crises ne sont pas des maladies constitutionnelles inhérentes au régime actuel de la production et de la répartition. Car s'il en était ainsi, les crises seraient non seulement inévitables, mais fatalement destinées, avec l'extension du capitalisme, à s'aggraver progressivement, peut-être même à s'établir un jour en permanence, et à corrompre tout le régime jusqu'à entraîner sa chute. Si au contraire les crises, même les plus violentes, ont pour origine exclusive des erreurs partielles de la production et de la spéculation, si elles ne se généralisent que par l'effet indirect des troubles de la circulation, elles ne constituent que des accidents, funestes sans doute, mais susceptibles peut-être de s'adoucir et de se raréfier, sinon de disparaître totalement. Or il n'est pas douteux, pour tout observateur attentif, que des facteurs nombreux interviennent dans le monde moderne pour écarter ou atténuer les causes de perturbation. M. Bernstein invoque très justement en ce sens l'accroissement universel des richesses et le perfectionnement du crédit 1.La production s'accroît parallèlement en tout pays et dans toutes ses branches. La production agricole, dont l'insuffisance a été jadis une cause si fréquente de surproduction industrielle, se développe en surface et en intensité; elle se régularise en même temps, grâce à l'immense extension de l'aire cultivée, assez vaste aujourd'hui pour que les variations des récoltes L Bernstein, Socialisme fAc'o~Mee<st)<'MtMe'Moc)'ap<ra!etique, trad. Cohen, p. <ISet suiv., Stock, 1000,in-12. LES SYSTÈMES DEVANT LES FAITS 327i .1 sur les différents points du globe se compensent a peu près. La production houillère et minérale, celle des textiles et des autres matières premières, suivent docilement la marche ascendante de l'industrie. Les métaux précieux eux-mêmes sont extraits en assez grande abondance pour que le progrès des transactions n'entraîne pas une contraction monétaire. Bref, il ne peut résulter de cet accroissement parallèle des diverses productions qu'une plus grande facilité dans les échanges nationaux et internationaux, et une diminution des risques de surproduction partielle. Une crise vient-elle néanmoins à éclater? Ses effets sont amortis par l'influence de la richesse acquise. Grâce aux épargnes antérieures, aux subsides fournis par de puissantes associations, aux crédits accordés à la consommation, la crise affecte moins gravement la capacité d'achat de ceux qu'elle atteint. Ses effets sur la consommation devenant moins restrictifs, ses répercussions sont aussi moins violentes et moins lointaines. D'autre part', les capitaux accumulés ont pris une puissance énorme. Maniés par des banquiers internationaux, les capitaux se portent de toute leur masse sur les points menacés; attirés par la hausse du taux de l'intérêt, ils viennent y maintenir l'élasticité du. marché financier. Cette influence préservatrice ou modératrice du crédit par la Ûuidité des capitaux s'est exercée à maintes reprises dans les trente dernières années; on a vu notamment plusieurs fois, à des époques de tension, certaines Banques nationales prêter leur appui au marché intérieur ou à des banques étrangères. Aussi les crises locales par disette de crédit sont-elles aujourd'hui beaucoup plus rares; elles se trouvent arrêtées avant d'avoir pu étendre leurs effets. Le développement du crédit, qui, à certains égards, peut favoriser les crises en fournissant aux entreprises le moyen de produire à l'excès, est en revanche le préservatif le plus efficace contre les crises financières. Des circonstances nouvelles interviennent encore pour limiter les crises, au moins à l'intérieur des marchés nationaux. Les brusques irrégularités de la production.induatrïelle trouvent un frein dans la réduction de la journée de travail et l'interdiction légale du travail de nuit. L'intégration qui s'accomplit dans certaines industries permet d'ajuster aux besoins de la production industrielle celle des matières premières et des produits demi-ouvrés; elle écarte donc, à mesure qu'elle se réalise, l'une des causes les plus actives des crises partielles de l'industrie. Les trusts et les cartels, et même, dans une certaine mesure, les coopératives de consommation qui fabriquent 328 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE elles-mêmes leurs articles, savent limiter la production au niveau des besoins de la consommation intérieure, tandis que les droits protecteurs tendent à écarter les causes extérieures de surproduction. Il est vrai que ces restrictions ont un effet limité au marché national, et que les droits protecteurs peuvent avoir pour résultat d'aggraver la surproduction sur le marche international. Dans le même sens, les cartels et les trusts, multipliant les effets extérieurs de la protection, viennent jouer un rôle perturbateur en jetant au dehors le trop-plein de leur production à des prix qui couvrent peine leurs frais. Maisces organisations peuvent devenir un jour assez puissantes dans certaines industries pour dominer le marché international, et pour régulariser l'allure de la production dans le monde Desaujourd'hui, les États ont le moyen de se protéger contre les prix diSérentiels des trusts étrangers par le jeu de leurs tarifs douaniers. Toutes ces causes agissent effectivement. Les crises brusques et aiguës, marquées par de nombreuses banqueroutes et par une perturbation générale du crédit, sont devenues beaucoup plus rares depuis 1870. Après les krachs financiers de Vienne en 1873 et de Paris en 1882, les crises les plus récentes ont eu pour origine la surproduction dans certaines industries importantes, et l'excès des spéculations financières sur les valeurs industrielles. Celles-là ont éclaté principalement dans des pays brusquement envahis par la grande production capitaliste et saisis d'une fièvre de spéculation; c'est la crise Baring, provoquée par la spéculation sur les valeurs de l'Amérique du Sud en 1890; c'est la crise australienne et américaine en 1893; c'est encore, dans une certaine mesure, la crise allemande de 1901. Mais les pays qui ont une production industrielle déjà ancienne sont moins exposés à ces excès et à ces désastres. Ceux qui possèdent un ensemble complexe de productions, ceux dont la prospérité ne dépend pas trop étroitement de leurs exportations, réalisent un état d'équilibre assez heureux qui réduit au minimum les risques de crise générale. Or, toutes les nations tendent aujourd'hui à créer ou conserver chez elles les industries les plus essentielles, et à réaliser plus ou moins complètement cet état d'équilibre. Dans les pays de civilisation économique avancée, les crises ne sont pas seulement plus localisées et plus rares, mais elles sont aussi moins contagieuses et moins aiguës. En Angleterre, on n'a pas revu depuis 1866 les paniques qui jusque-là bouleversaient périodiquement le monde des affaires. Il est vrai que les crises aiguës ont été remplacées par des alternatives d'expansion et de dépression économique; mais c'est justement LES SYSTÈMESDEVANT LES FAITS 329 1 1 '1" :"1 -Lu L! ainsi que le mouvement se régularise. Les phases de contraction économique ont aussi des répercussions sociales moins pernicieuses qu'autrefois. On a observé qu'en Angleterre l'influence des crises sur le nombre des mariages, sur le paupérisme, sur la mortalité et la criminalité, si nettement visible dans les statistiques des districts industriels pendant les second et troisième quarts du xix° siècle, était à peine sensible depuis 1880; et si les crises ont encore pour effet d'étendre le chômage, elles n'ont plus celui d'abaisser notablement les salaires L'observation, aussi bien que la théorie, vient donc infirmer la thèse de la nécessité organique des crises, et de leur aggravation fatale jusqu'à la catastrophe finale dans laquelle sombrerait le régime capitaliste. L'hypothèse révolutionnaire d'un effondrement ne s'appuie pas mieux sur le déterminisme économique que sur la présomption d'une action volontaire des hommes.