Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Première partie : Les théories. Les systèmes de société socialiste - Livre II : Des formes socialistes qui conservent la valeur régie par l’offre et la demande »

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recherche de l'absolu est théoriquement irrationnelle et condamnée
recherche de l'absolu est théoriquement irrationnelle et condamnée
à l'insuccès.
à l'insuccès.
=== Section II. Socialisme d'Etat. ===
Supposons que l'État se soit emparé, d'une manière ou d'une
autre, de tous les instruments de production; il exploite les terres de culture, les mines, les usines et les ateliers, les transports par terre et par eau; non pas en ce sens qu'il exploite toutes les entreprises - peut-être confie-t-il la plupart des exploitations aux communes, aux associations et aux individus, - mais en ce sens qu'il garde la direction de la production tout entière, assignant
à chaque groupe ses instruments et sa tâche; il se charge de la distribution
des produits sur le territoire, et de leur vente aux consommateurs;
en un mot, il réalise une socialisation de la production et
de la circulation aussi complète que dans le collectivisme pur. Mais
la valeur, au lieu d'être taxée en unités de travail, varie librement
sous l'influence de l'offre et de la demande, et s'exprime, non pas en
bons symboliques d'une unité de valeur idéale, mais en monnaie
métallique. Le régime diffère essentiellement sur ce point du véritable
collectivisme; nous l'étudierons sous le nom de socialisme
d'Etat, que nous lui avons réservé par convention.
Cette conception socialiste est bien plus facile à saisir que celle du
collectivisme, parce qu'elle ne bouleverse pas notre notion habituelle
de la valeur. Salaires et prix s'établissent, se mesurent et se paient en
espèces ou en billets gagés par le métal. L'État ouvre des enchères
pour l'adjudication des travaux et des marchandises ou bien il fixe
lui-même les prix qu'il offre aux travailleurs et ceux qu'il demande
aux acheteurs, mais en observant toujours les fluctuations de l'offre
du travail et celles de la demande des marchandises.
Ce socialisme n'est pas seulement plus simple, il est aussi mieux
équilibré et plus favorable au progrès matériel que le collectivisme.
L'équilibre de la production et des besoins est le problème fondamental
de toute organisation sociale; comment se règle-t-il dans un
régime de socialisme d'État intégral? L'État peut être considéré
comme une sorte de ''Trust'' immense et unique, ou plutôt comme une
grande Coopérative nationale de production et de consommation,
exerçant un monopole absolu vis-à-vis des travailleurs et des consommateurs.
Mais ce monopoleur poursuit des fins plus hautes qu'un
trust capitaliste; au lieu de rechercher le plus grand bénéfice, il
recherche la plus grande utilité sociale. Tandis qu'un monopoleur
individuel pousse les prix au delà du coût de production, jusqu'au
point où le retrait des consommateurs ferait tomber son bénéfice
au-dessous du maximum, l'État socialiste ne doit viser qu'à couvrir
ses charges de toute nature et à développer son outillage productif.
Dans ses frais, il comptera l'amortissement du capital usé ou consommé
mais l'intérêt, qui entre nécessairement dans le coût de
production en régime individualiste, parce que la production
s'arrêterait s'il n'était pas couvert, cessera d'y figurer dans un
régime où le capitaliste et producteur unique n'aura pas pour
objectif de réaliser un profit. L'État, en principe, étendra donc sa
production jusqu'au point d'équilibre où l'offre sera suffisante pour
satisfaire toutes les demandes au prix coûtant. Toutefois, pour les
produits dont les prix de revient sont inégaux, l'État ne pourra pas se
contenter du prix coûtant moyen; le pouvoir d'achat des consommateurs
ne se limitant plus, comme dans le pur collectivisme, à la
valeur globale des produits taxée par l'autorité, il serait impossible
d'établir l'équilibre de l'offre et de la demande au prix coûtant moyen
dans les diverses branches des productions naturelles. Il faudra
donc, comme aujourd'hui, arrêter la production agricole et minière
lorsque l'offre et la demande s'équilibreront sur le prix de revient des
quantités les plus coûteuses. L'État profitera de la rente différentielle,
et pourra l'affecter aux dépenses d'administration, à l'entretien des
incapables et à l'accroissement du capital collectif.
L'Administration, restant chargée de diriger la production, saurat-
elle mieux réaliser l'équilibre que dans le collectivisme pur? Trouvera-
t-elle dans les prix un guide sûr, une garantie contre les erreurs
inévitables auxquelles elle est exposée lorsqu'elle doit estimer directement
les besoins sur des renseignements statistiques? La réponse
peut paraître douteuse; car une organisation économique qui supprime
toute concurrence du côté de l'offre ne semble pas, à cet égard,
très différente du collectivisme.
Lorsque la production est libre, les prix des marchandises, résultant
des offres et des demandes faites en concurrence de part et
d'autre, se fixent en dehors de la volonté des producteurs individuels
soumis à l'action d'une force indépendante, les prix offrent aux producteurs
un point d'appui extérieur, un indicateur autonome des
besoins du marché et de la direction qu'il convient de donner à la
production.
Rien de pareil, semble-t-il, quand l'offre vient d'un producteur
unique, État, trust ou coopérative; les prix ne résultent alors que
des quantités produites et offertes par le monopoleur, et ne lui procurent
par eux-mêmes aucun élément objectif et indirect d'appréciation
sur les besoins de la consommation, indépendamment de
l'estimation directe qu'il a du faire pour produire ses marchandises;
ils ne le dispensent donc pas de faire cette estimation pour l'avenir.
Quand l'État socialiste abaisse le prix de la toile en magasin, cette
baisse ne lui fournit aucun renseignement qu'il ne possède déjà par
l'inventaire de son stock invendu, puisque c'est lui-même qui la
décidé en conséquence de l'inventaire, pour accélérer la vente d'une
marchandise qui s'écoule difficilement; et de même en cas de hausse.
Le prix est toujours la conséquence, et non jamais la cause des restrictions
ou des accroissements de la production; ces variations du
prix suivant l'offre et la demande ont leur importance pour la distribution
des produits existants, mais non pour la détermination des
quantités à produire, qui doit se faire, comme en collectivisme, sur
renseignements directs.
Le raisonnement est juste, en effet, lorsqu'il s'agit de marchandises
comme la toile, qui peuvent être reproduites à prix de revient
uniforme. Pour les produits naturels, au contraire, le prix qui sort
du débat entre le seul vendeur et la masse des acheteurs, bien que
résultant encore des quantités offertes parle monopoleur, lui fournit
cependant, sur les quantités à produire ultérieurement, une indication
nouvelle, indépendante des renseignements qu'il possède sur
l'état des besoins. Ce prix, en effet, est supérieur, égal ou inférieur
au prix de revient des quantités les plus coûteuses que l'État a cru
devoir produire; il indique donc à l'Administration, de la façon la
plus précise, que ces quantités sont préférées par les consommateurs
à toute autre production, ou inversément; il la renseigne sur la
mesure des frais qu'il convient de consacrer à chaque production
suivant l'ordre d'urgence des besoins collectifs, beaucoup mieux que
ne pourraient le faire des statistiques et des informations directes.
L'Administration reste toujours exposée aux défaillances dans l'exécution
du service; au moins est-elle préservée des fautes les plus
graves dans l'appréciation des besoins. A ce point de, vue, le socialisme
d'État est réellement supérieur au collectivisme; il ne subordonne
pas aussi étroitement l'équilibre à la volonté faillible des
gouvernants.
Sur les autres questions d'équilibre, la supériorité du socialisme
d'État est plus visible et plus décisive encore. Il est évident que les
variations des prix établissent naturellement l'équilibre entre la
demande et les approvisionnements, entre l'offre du travail et les
besoins de la production, sans les procédés arbitraires ou coercitifs
auxquels le collectivisme est obligé de recourir. L'Administration
hausse ou baisse les prix suivant que les quantités en magasin sont
inférieures ou supérieures à la demande; elle hausse ou baisse les
salaires dans les différentes professions et localités, pour attirer ou
repousser les travailleurs suivant les besoins.
Le régime est aussi plus favorable au progrès matériel que le collectivisme.
Les travailleurs sont personnellement intéressés à satisfaire
les goûts du public par des améliorations et des perfectionnements
de qualité, parce que l'accroissement de la demande doit
provoquer, au moins momentanément, une hausse de leurs salaires.
S'ils sont encouragés par des primes, ils sauront veiller soigneusement
à l'entretien du matériel et à l'économie des matières. S'ils
sont payés aux pièces, ils seront même intéressés à l'introduction
des machines qui multiplient les produits; car, en supposant que la
demande s'accroisse dans la même mesure que la production, leur
salaire journalier s'élèvera avec la masse des produits, jusqu'au jour
où le tarif s'abaissera sous la pression des travailleurs attirés par la
hausse.
Au point de vue socialiste, l'organisation qui vient d'être décrite
n'est pas moins conforme que le collectivisme aux principes essentiels
de la doctrine. Pas de crises par l'effet de la concurrence, puisque
la production se fait sans concurrence. Pas d'inégalités capitalistes
dans la répartition des produits, puisque l'État est seul capitaliste.
Parmi les revenus capitalistes, l'intérêt et le profit disparaissent; la
rente économique subsiste, il est vrai, mais au profit de l'État seulement.
Le bénéfice que l'État réalise sur les produits dont l'offre est
momentanément inférieure à la demande compense les pertes qu'il
éprouve dans l'hypothèse inverse; quant à la rente du sol, si elle
excède les charges publiques et les besoins de l'épargne collective,
elle peut être distribuée aux travailleurs en proportion de leurs
salaires. Les seules inégalités qui subsistent sont des inégalités de
salaires; les unes, permanentes, résultent de ce que certains travaux
sont plus difficiles ou plus pénibles que d'autres; les autres,
temporaires, résultent des oscillations accidentelles de l'offre et de la
demande dans des emplois également recherchés. En aucun cas, ces
inégalités ne sont en contradiction essentielle avec le principe ''A
chacun suivant son travail''.
Mais, dira-t-on peut-être, le socialisme d'État conserve le salariat!
Il est vrai, puisque les producteurs ne sont pas indépendants, propriétaires
de leurs instruments et de leurs produits, libres de régler
la production à leur guise sous la seule sanction des profits et des
pertes. Mais le collectivisme ne réduit-il pas lui-même tous les producteurs
à l'état de salariés? Ne les soumet-il pas, comme le socialisme
d'État, à des autorités qui, même si elles sont élues par le
groupe professionnel, exercent le pouvoir au nom d'une personne
supérieure? Le salaire, estimé et payé en bons de travail dans un
cas, l'est en argent dans l'autre; mais qu'importe, si la répartition
des produits s'opère tout de même en proportion du travail, sans
prélèvements capitalistes?
Le socialisme d'État intégral observe donc les principes socialistes
aussi fidèlement que le collectivisme, sans présenter les mêmes vices
de construction. Que reste-t-il donc, contre lui, des critiques adressées
à l'autre forme socialiste?
Il en reste que la machine administrative est toujours aussi lourde
et aussi compliquée. L'Administration est déchargée de l'estimation
directe des besoins dans les productions naturelles; mais, à part cet
allégement, les services socialisés de la production, des transports,
des logements, des approvisionnements régionaux, des échanges
avec l'étranger, sont aussi dangereusement disproportionnés aux
forces humaines et aux capacités d'un gouvernement que dans le
pur collectivisme.
Au point de vue des améliorations techniques et de l'économie des
frais, c'est beaucoup, sans doute, de ne pas se heurter à la résistance
ou à l'apathie des travailleurs; mais là n'est pas le principal.
Le véritable moteur du progrès économique, dans toute organisation
sociale, c'est la tête qui conçoit et qui commande. Or, à cet égard,
les deux régimes se valent; c'est toujours une direction purement
administrative qui est comptable du progrès; l'incomparable puissance
des énergies individuelles tendues vers la production et vers
l'épargne est perdue sans compensation, sacrifiée sans être remplacée.
Quant à la liberté individuelle, elle n'est pas beaucoup mieux
garantie par le socialisme d'État. On y respecte la liberté du choix
de la profession et du domicile; mais la liberté des besoins reste à
la discrétion de l'autorité publique; toute indépendance disparait,
tant pour le producteur que pour le consommateur; il n'est si mince
culture, si petit atelier qui ne tombe sous la domination d'un fonctionnaire
électif; aucune des activités extérieures de l'homme
n'échappe au pouvoir démesuré de l'État.
Dans cet État formidable, inerte et oppressif, on étouffe et on languit
autant que dans la société collectiviste. Il faut y ranimer la vie
en y ramenant la liberté; il faut décentraliser, émanciper la commune
et la corporation, libérer l'individu! Le socialisme d'État ne
peut se concevoir comme un bloc; il doit subir l'alliage du socialisme
communal, du socialisme corporatif et de l'individualisme.
Aussi s'explique-t-on que le socialisme d'État intégral n'ait jamais
fait l'objet d'un exposé systématique, en dehors des systèmes bâtards
que nous avons étudiés précédemment. Si les collectivistes se résignent
à l'omnipotence de l'État mal dissimulé sous le nom de
société, collectivité, etc., c'est qu'ils pensent que la répartition
ne pourrait se faire en proportion du travail, si la valeur n'était pas
fixée en unités de travail; or, la valeur-travail n'est certainement
possible que dans un régime de socialisation intégrale et de production
administrative centralisée. Mais le socialiste affranchi de
cette chimère d'une valeur déterminée en travail se refuse généralement
à absorber dans l'État toutes les formes de la vie libre; il profite
toujours de la souplesse du socialisme d'État pour réserver une
large place à l'association et à l'individu. Il tient aussi à ménager les
transitions; en politique avisé, il admet la réalisation progressive du
socialisme, et respecte la propriété du petit producteur indépendant,
parce qu'elle est compatible avec un système qui ne révolutionne
pas le régime de la valeur. Aussi le socialisme d'État n'a-t-il jamais
été présenté autrement que sous une forme mélangée, partielle et
progressive. Il se combine toujours, à doses plus ou moins fortes,
avec le socialisme communal, le socialisme corporatif et l'individualisme,
suivant des variétés que nous étudierons à la section suivante.
Ces caractères sont bien ceux du programme de Saint-Mandé
exposé par M. Millerand en 1896. Le programme de Saint-Mandé
n'est pas un plan de société idéal et complet, comme peut l'être le
système d'un philosophe; c'est un programme de politique socialiste.
Son objectif essentiel d'organisation sociale est ainsi défini
" Intervention de l'État pour faire passer du domaine capitaliste
dans le domaine national les diverses catégories des moyens de production
et d'échange au fur et à mesure qu'elles deviennent mûres
pour l'appropriation sociale." Il n'est question, dans ce programme,
ni de transformation du régime de la valeur, ni d'appropriation
sociale immédiate de tous les moyens de production, ni d'expropriation
sans indemnité. La socialisation ne doit pas atteindre les propriétés
individuelles exploitées par le travail personnel de leur possesseur; elle ne doit s'appliquer qu'à la propriété capitaliste, exploitée au
moyen du travail salarié. Le but immédiat, c'est l'incorporation
successive des grandes industries dans le domaine collectif chemins
de fer, mines, banques, raffineries, distributions d'eau et de,
gaz, tramways, etc.
Le programme de Saint-Mandé n'est donc pas l'exposé d'un système
de socialisme intégral; le collectivisme qui s'y trouve est un
collectivisme évolutionniste, qui se réalise par l'extension progressive
des services publics de l'État, et des municipalités. Nous aurons
a apprécier, dans la deuxième partie, la portée de l'évolution contemporaine
dans cette direction.
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