Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Première partie : Les théories. Les systèmes de société socialiste - Livre I : Le collectivisme pur et son régime de la valeur »

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Le collectivisme, privé de l'excitation du profit individuel, renferme-
Le collectivisme, privé de l'excitation du profit individuel, renferme-
t-il un ressort de progrès industriel aussi énergique que la
t-il un ressort de progrès industriel aussi énergique que la
concurrence? La question est d'importance capitale; car, si le socialisme
concurrence? La question est d'importance capitale; car, si le socialisme
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considère son industrie comme nouvelle, pour la soustraire à l'application
considère son industrie comme nouvelle, pour la soustraire à l'application
de la moyenne ordinaire.
de la moyenne ordinaire.
Mais pourquoi ne fixerait-on pas des tarifs différents suivant la nature et la qualité des articles fabriqués ? C'est qu'on ne peut coter deux bons le manchon incassable exécuté en une heure de travail  dans le seul établissement qui fabrique cet article, sans bouleverser tout le système. On renonce à mesurer la valeur par le temps de travail, sans avoir aucune base pour une nouvelle méthode d'évaluation.
La qualité ne s'évalue pas d'elle-même en chiffres comme la
quantité. A défaut de prix de concurrence gradués suivant les désirs
des consommateurs, comment l'autorité publique pourrait-elle sans
arbitraire coter en chiffres des différences de nature? Elle peut sans doute donner une rétribution plus forte, sans modifier le tarif, quand les produits supérieurs demandent pour leur fabrication une quantité de travail supérieure. Mais il faut renoncer à appliquer un tarif de faveur au produit perfectionné, à moins de revenir aux prix fixés
suivant l'offre et la demande.
Cette insuffisance du système pour assurer un bénéfice aux inventeurs
ne doit avoir assurément qu'une portée restreinte, s'il est vrai que l'esprit de lucre n'est pas la source des progrès techniques. Mais le système n'est pas seulement incomplet, il est impraticable comme celui qu'il prétend corriger, à cause de la complication, de l'incertitude, de l'arbitraire inévitable du calcul des moyennes. Nous
avons vu quelles étaient, à cet égard, les difficultés présentées par le
collectivisme simple; elles ne sont pas moindres dans le collectivisme
de M. Jaurès.
Essayons de nous le représenter dans son fonctionnement pratique.
Les travailleurs sont payés d'après leurs produits. L'administration a calculé, sur l'ensemble des établissements appartenants à une même branche d'industrie, la productivité moyenne d'une heure de travail avec l'outillage le plus habituellement employé, la consommation
moyenne des matières premières, et l'usure moyenne du matériel pendant l'heure de travail, dans les conditions techniques
les plus usitées; elle a fixé en conséquence le produit-type d'une
heure de travail social moyen pour chaque genre de production, et
déterminé par là le nombre d'heures de travail moyen contenu dans
tout produit. Il lui suffit ensuite, pour appliquer ce tarif, de vérifier
la qualité des produits qu'on lui présente; car ce temps de travail
social nécessaire à la production est généralement moindre pour un
article de qualité inférieure que pour un article de fabrication soigné.
Cela fait, l'autorité paie le prix en bons à la corporation qui lui a
livré l'objet la corporation, à son tour, verse le prix au producteur.
La rémunération du travailleur, étant attachée à son produit, se
trouve ainsi dépendre à la fois des qualités propres de son travail et
des conditions communes de l'entreprise.
Ces calculs de moyennes, si compliqués soient-ils, paraissent
cependant plus abrégés que dans le collectivisme ordinaire, parce
qu'il ne semble pas nécessaire d'établir une moyenne de productivité
du travail pour chaque exploitation particulière. Mais nous avons
négligé jusqu'ici, de parti pris, toute une face du problème; nous
avons bien traité de la puissance productive des capitaux créés
par l'homme, mais non encore de la puissance inégale des agents
naturels.
Pour l'industrie manufacturière et celle des transports, il est
permis à la rigueur de se contenter du premier point de vue, bien
qu'une usine puisse elle-même se trouver dans des conditions naturelles
plus ou moins favorables pour sa force motrice et ses transports.
Mais en agriculture et dans l'industrie extractrice, les agents
naturels jouent certainement un rôle de premier ordre. Là, le produit
du travail varie suivant les conditions naturelles du sol ou du sous-sol;
il semble donc impossible d'y rétribuer les travailleurs d'après
leur produit sans violer la justice. Mais dès lors que les producteurs
ne sont plus payés suivant leur produit, comment peut-on récompenser
ceux dont la production exceptionnelle est due à la supériorité
de leurs méthodes et de leur outillage?
M. Jaurès ne parait pas s'en être préoccupé. Dans sa construction,
il ne parle guère que des travailleurs de l'usine; pour ceux de la terre,
il se réserve sans doute d'en traiter dans une étude ultérieure, car il
se contente de nous dire que la propriété paysanne sera respectée,
sans nous renseigner sur le mode de rétribution du travail agricole,
soit dans cet état de transition, soit dans l'état définitif. Cependant,
lorsqu'il parle des travailleurs de la mine, il déclare nettement que
leur rétribution sera mesurée à la durée effective de leur travail individuel, de manière qu'il n'y ait entre eux aucune inégalité préalable résultant de la qualité des charbons ou de la facilité plus ou moins grande de l'extraction.
M. Jaurès évite ainsi l'injustice, mais au prix d'une régression; bien qu'il considère ici des exploitations minières déléguées à des
groupements de travailleurs, et non pas entreprises administrativement,
il renonce à leur appliquer le mode de taxation qui fait toute"
l'originalité et la supériorité du système corporatif; il abandonne
le mode de rétribution suivant le produit, pour revenir à la rétribution
suivant le temps; il se reconnait par là même incapable d'intéresser
les travailleurs de la terre et de la mine au progrès de leur
outillage et au perfectionnement de leurs méthodes; c'est une faillite,
au moins partielle, un recul devant la loi de la rente économique,
cette pierre d'achoppement de tous les systèmes collectivistes.
N'est-il donc aucun moyen d'appliquer à ces travailleurs le mode
de rétribution qui les intéresse à perfectionner leurs procédés, sans
les faire pâtir ou profiter injustement des inégalités naturelles? Cherchons
nous-mêmes en toute bonne foi.
Nous supposerons d'abord que la terre ou la mine est fournie gratuitement
par la société aux exploitants, qui n'ont besoin d'acquérir
à leurs frais que les bâtiments, machines, outils, bestiaux, engrais et matières diverses. Pour que le producteur soit intéressé aux progrès
de la production, sans cependant profiter du hasard ou de la
faveur qui lui a procuré la terre la plus fertile ou la mine la plus
riche, il est de toute nécessité qu'on arrive à distinguer, dans la production,
la part du capital et celle du privilège naturel. Il faut donc
que, pour chaque parcelle cultivée, pour chaque veine exploitée,
l'Administration calcule la productivité d'une heure de travail d'intensité
moyenne dans des conditions moyennes d'exploitation, c'est à
dire en supposant, s'il s'agit d'une terre, qu'on y a fait les travaux
ordinaires d'aménagement en bâtiments, clôtures, drainage, irrigation,
etc., et qu'on y applique en outre les engrais, machines et
procédés en usage dans la plupart des exploitations sur des terres
du même genre. Si cette sorte d'immense cadastre est exactement
établi, le producteur gagne un profit extra quand il obtient, grâce à
ses efforts, à ses inventions, à ses méthodes perfectionnées, un produit
supérieur à la moyenne calculée pour son exploitation particulière.
Soit deux catégories de terres. Sur les unes, on met d'ordinaire,
par hectare, une masse d'engrais coûtant 200 bons, dose considérée
comme rationnelle, et, avec 100 heures de travail, on récolte en moyenne 30 hectolitres de blé; l'hectolitre est donc payé 10 bons aux
producteurs (300/30). Si un cultivateur ignorant ou malavisé, avec
une dose inférieure d'engrais coûtant 150 bons et des moyens défectueux,
obtient seulement 20 hectolitres pour un travail de même
durée, il ne reçoit que 200 bons, dont 50 seulement le rémunèrent
d'un travail de 100 heures.
Sur les autres terres, de qualité inférieure, on se contente habituellement
de 60 bons d'engrais par hectare, et l'on obtient, pour
100 heures de travail également, un rendement moyen de 8 hectolitres
le blé de cette provenance sera payé aux producteurs 20 bons
l'hectolitre au lieu de 10. Mais qu'un cultivateur intelligent, avec
120 bons d'engrais et le même temps de travail, récolte 15 hectolitres
sur une terre de cette catégorie, il bénéficiera d'une prime considérable
pour sa production supérieure à la moyenne; sur les
300 bons qu'il recevra, il en aura 180 pour prix d'un travail de
100 heures.
Quoique l'Administration paie l'hectolitre de blé 10 bons aux uns
et 20 bons aux autres, elle doit cependant vendre tout le blé au
même prix, au prix moyen, 15 bons si les quantités sont égales des
deux côtés. Par cette taxation au coût moyen, la rente des terres disparait. Les consommateurs, au lieu de payer tout le blé au coût
le plus élevé, comme aujourd'hui, ne le paient qu'au coût moyen. Les
cultivateurs qui exploitent les meilleures terres, ne recevant que
10 bons au lieu de 20 par hectolitre, ne tirent pas un revenu supérieur
du privilège naturel du sol qu'ils cultivent; ils ne bénéficient
aucunement de la rente de la terre. Et la société elle-même n'en
garde rien pour elle, puisqu'elle emploie le bénéfice réalisé sur certaines
quantités de produits à couvrir les pertes qu'elle subit sur les
autres; simple affaire do comptabilité.
Toutes ces combinaisons sont acceptables en théorie. Mais, pratiquement,
est-il possible d'estimer la productivité moyenne du
travail dans des conditions moyennes d'exploitation pour chaque
parcelle du sol et du sous-sol, et de suivre les incessantes variations
que subit cette productivité? L'Administration serait-elle capable de
suffire à une pareille tâche, de faire et de réviser ses calculs avec exactitude, sans tomber dans l'arbitraire et le favoritisme, sans
soulever des protestations indignées? La tête se perd dans ces calculs
de moyennes se greffant les unes sur les autres pour chacune
des 150 millions de parcelles dont se compose le sol de la France.
Personne ne serait satisfait, et le gouvernement économique serait
sans cesse culbuté par la masse de ceux qui se croiraient lésés.
Un autre procédé consisterait à louer le sol et le sous-sol à des
groupes professionnels, moyennant une redevance qui absorberait,
au profit de la nation, toutes les différences dues à des inégalités
naturelles. Pour reprendre notre exemple, tout le blé serait payé aux
producteurs, quels qu'ils fussent, à raison de 20 bons par hectolitre,
mais les cultivateurs des terres de première catégorie, qui recueilleraient
ainsi un produit moyen de 600 bons par hectare, devraient
acquitter un fermage annuel de 300 bons, tandis que ceux de la dernière
classe ne paieraient aucun fermage. L'Administration pourrait
encore vendre tout le blé à 13 bons l'hectolitre, après avoir
déduit du coût de production les fermages encaissés.
Mais c'est là un détour bien inutile, une complication sans profit,
puisqu'elle ne supprime pas la difficulté d'apprécier, pour chaque
exploitation particulière, la part de la nature dans la productivité du
travail. Cette appréciation si délicate reste nécessaire pour le calcul
annuel du fermage sur chaque parcelle du sol; car le fermage, pour
être juste, doit supprimer toute inégalité tenant à des causes naturelles,
sans rien prendre cependant de l'excédent de production qui
peut être dû à des incorporations de capitaux en améliorations foncières,
ou à des apports de capitaux d'exploitation.
Quant à concéder les terres ou les mines à des individus ou à des
syndicats moyennant des annuités d'amortissement, il n'y faut pas
songer. L'amortissement terminé, les propriétaires exploitants profiteraient
gratuitement de la rente de la terre, c'est-à-dire du revenu
de monopole tiré d'une supériorité naturelle du sol ou de la mine
de son côté, la société, ne recevant plus ni fermages, ni annuités,
ne pourrait affranchir les consommateurs du poids de la rente. Ce
serait le retour à un régime détesté.
Les difficultés de calcul ne sont pas les seules, ni même les plus
graves. L'obstacle principal est d'une autre nature; il est dans la
contradiction entre le principe centralisateur du collectivisme administratif
et le principe décentralisateur du socialisme corporatif,
que M. Jaurès cherche vainement à concilier.
Dans le système de M. Jaurès comme dans le collectivisme le plus
centralisé, la production, à défaut du régulateur de l'offre et la
demande, doit être réglée par l'autorité centrale, munie de renseignements
sur l'intensité relative des besoins sociaux. Il semblait que le
régime établit une sorte de décentralisation, parce qu'il abandonnait
les entreprises de production et de transport à des corporations
autonomes, au lieu de les réserver à l'État. Mais ce n'était qu'une
apparence. Le groupe professionnel, propriétaire de ses instruments, maître de leur usage, directeur responsable de l'entreprise, n'en est
pas moins subordonné à l'autorité administrative, qui lui fixe la
nature et la quantité des produits à fournir, et dirige par la même
toute sa production.
Aussi ne conçoit-on même pas comment le système pourrait fonctionner
dans ces conditions. Un syndicat s'organise pour monter
une grande filature de coton. Il se procure, à titre onéreux, les
machines et métiers du dernier modèle; il compte sur la productivité
exceptionnelle du travail s'exerçant sur cet outillage supérieur, pour
bénéficier d'un nombre de bons plus élevé que le nombre des heures
de travail effectif fourni par ses membres; il compte aussi sur l'économie
de frais résultant des dimensions de l'entreprise pour réduire
au-dessous de la moyenne les déductions de l'amortissement et des
frais généraux. Mais il a compté sans l'Administration. Toutes ses
prévisions sont déjouées, ses sacrifices rendus inutiles, si l'Administration,
par maladresse, malveillance ou toute autre cause, lui
attribue dans la production une part inférieure à ses moyens. L'autorité
publique, investie d'un pouvoir discrétionnaire, peut ruiner
de même une exploitation agricole montée pour la culture intensive
du blé et de la betterave à sucre, en lui faisant des commandes trop
faibles, ou en lui prescrivant tout autre genre de culture. Elle a le
pouvoir indirect d'obliger les établissements particuliers à changer
leur outillage, à étendre ou à restreindre le nombre de leurs membres;
elle peut tuer, par de mesquines vexations, toute initiative et
toute invention. Plutôt remettre franchement la production à l'État,
que de soumettre l'industrie corporative, soi-disant autonome, à
l'arbitraire administratif. La décentralisation des groupes de travailleurs
est incompatible avec la réglementation de la production par
une autorité extérieure; l'industrie décentralisée étoufferait si elle
n'était pas maîtresse de sa production; c'est pour elle une question
de vie ou de mort.
Le collectivisme de M. Jaurès est certainement supérieur au collectivisme
ordinaire. Il permet d'échapper partiellement à l'effrayante
centralisation des fonctions économiques. Il laisse une place à l'initiative
des producteurs et à l'esprit de progrès. Mais, sans parler
encore des défauts d'équilibre et des restrictions à la liberté personnelle,
que le système implique au même degré que le collectivisme
purement administratif, il présente des difficultés de calcul
aussi compliquées, et tombe dans l'incohérence par la contradiction
qu'il établit, entre la décentralisation industrielle et la réglementation
administrative de la production. Le système des coopératives de production ouvertes soulève en outre des objections particulières que
nous retrouverons plus loin.
Si l'on tient donc à l'organisation corporative pour décharger l'État
d'une gestion économique accablante et disproportionnée à ses
forces, pour libérer l'individu, pour éviter le gaspillage et vivifier la
production, il faut de toute nécessité revenir à un mécanisme de la
valeur qui règle automatiquement la production en conformité avec
les besoins sociaux sans l'intervention de l'autorité publique.

Version du 13 avril 2008 à 20:27

Livre 1. Le collectivisme pur et son régime de la valeur

Chapitre 1. Les plans de société collectiviste

Le pur collectivisme se caractérise par les deux traits suivants : tous les moyens de production, de circulation et d'échange appartiennent à la communauté nationale et sont exploités sous sa direction; tous les travaux et produits ont une valeur taxée en unités de travail suivant la quantité de travail dépensée, de telle sorte que les travailleurs peuvent acquérir les produits en proportion de leurs travaux sans prélèvements capitalistes.

Ce vaste système d'organisation socialiste a été présenté et développé par différents écrivains. Toutefois, ce n'est ni dans les écrits des maîtres du socialisme contemporain, ni dans ceux de leurs disciples immédiats qu'on le trouve exposé; il faut, nous le verrons plus tard, procéder à un examen attentif des écrits de Karl Marx et d'Engels pour le faire sortir des formules où il s'enveloppe.

Karl Marx s'est toujours abstenu de décrire la société future. Dans le Capital, il développe sa théorie de la valeur et de la plus-value, pour fonder sur elle la critique d'un régime dans lequel le travail salarié fournit gratuitement la plus-value capitaliste. Il s'étend sur les vices et les abus de l'exploitation capitaliste. Il expose l'évolution historique des modes de production, pour montrer qu'elle doit fatalement aboutir à l'expropriation des détenteurs du capital, à la possession commune et à l'exploitation sociale de tous les moyens de production, y compris le sol. Mais, parvenu à ce point décisif, il s'arrête, et refuse de plonger plus loin son regard dans l'avenir, dédaignant "de formuler des recettes pour les marmites de l'avenir".

Est-ce faiblesse, impuissance, prudence ou timidité? Rien de tout cela, au dire des disciples. La réserve du Maître, qu'ils ont longtemps observée eux-mêmes, s'explique par des raisons doctrinales. Si le régime collectiviste était, comme le phalanstère de Fourier ou l'Icarie de Cabet, une conception artificielle issue du cerveau d'un réformateur, un système fabriqué de toutes pièces auquel la société dût s'adapter par un acte de sa volonté réfléchie, il serait certes nécessaire de tracer et de développer le plan de la cité future, pour permettre au législateur de construire la société conformément au modèle proposé. Mais tel n'est pas le sens du socialisme scientifique contemporain, bien différent en cela du socialisme utopique qui l'a précédé. La forme sociale caractérisée par la possession commune des moyens de production n'est pas présentée comme une construction idéale et arbitraire c'est un régime qui a ses racines profondes dans la réalité, dans la vie sociale contemporaine, et qui doit, par le jeu de forces immanentes, sortir des entrailles du régime capitaliste pour se substituer à lui. De même que la propriété privée du petit producteur indépendant, cédant aux exigences d'une production grandissante qui réclamait des moyens toujours plus puissants, a dû s'effacer devant la propriété capitaliste fondée sur l'exploitation du travail d'autrui, de même la propriété capitaliste doit nécessairement à son tour se transformer en propriété sociale, par l'effet de la concentration croissante des capitaux et des contradictions inhérentes au régime capitaliste. Conformément à la doctrine hégélienne, le mouvement dialectique du monde réel s'effectue par la lutte des contraires, par le conflit entre le caractère social du mode de production et le caractère privé du mode d'appropriation, entre l'organisation systématique du travail à l'intérieur de chaque atelier et l'anarchie de la production au sein de la société, entre la capacité d'expansion de la production et la capacité plus restreinte du marché.

Ce sont donc, pour employer le langage de l'école, les conditions matérielles déjà existantes ou en train de se constituer qui élaborent elles-mêmes une forme sociale nouvelle. Dès lors, dit M. Gabriel Deville, il faut se borner à étudier ces conditions et à bien les connaître pour s'y adapter, sans "perdre son temps à régler les détails de l'organisation de la société future. A chaque époque sa tâche; n'ayons pas la présomption de réglementer l'avenir, et contentons-nous de nous occuper du présent".

Morne fatalisme chez Liebknecht. Dans un long article de Cosmopolis dont le titre, L'Etat de l'avenir, ménage au lecteur une grosse déception, il se déclare incapable de présenter une description de la société future. Il se retranche derrière notre impuissance à prévoir ce que la minute prochaine nous apportera, et à discerner même, dans l'incessant écoulement des choses, la limite du présent et de l'avenir. Ces questions indiscrètes sur l'état futur lui paraissent de véritables jeux d'enfants. L'essentiel est d'écarter les obstacles; les formes nouvelles croissent organiquement, par la force même de la vie qui anime la société.

M. Vandervelde, invité en 1893, par un journal de Bruxelles, à décrire les rouages de la société collectiviste, refuse à son tour de se placer sur ce terrain, parce que les socialistes positivistes ne sont pas des architectes sociaux voulant reconstruire la société du jour au lendemain sur des plans nouveaux. Il se borne donc à une esquisse tellement vague, qu'on ne peut parvenir à en saisir les lignes.

M. Jules Guesde observe la même attitude en 1896 à la tribune de la Chambre des députés « Cette période (des utopies socialistes) est loin, heureusement! Les socialistes d'aujourd'hui se sont mis à l'école des faits; ils ne prophétisent pas, ils observent et concluent. M. de Mun. nous a sommés de le, transporter au sein du futur état de choses, et de faire fonctionner sous ses yeux la répartition du travail dans cette société de copropriétaires. Je ne lui donnerai pas cette satisfaction, ni mes amis non plus. Les ouvriers n'en demandent pas autant. Nous nous bornons à constater que les produits du travail n'appartiendront, sans prélèvement, aux travailleurs, qu'autant qu'ils auront cessé d'être des prolétaires pour devenir des copropriétaires des moyens de production ».

Pour M. Kautsky, les constructions concernant "l'État de l'avenir" sont inutiles, parce que la transformation de l'État en une grande association économique se suffisant à elle-même n'est pas seulement quelque chose de désirable, mais d'inévitable. Les penseurs peuvent bien, dans une certaine mesure, reconnaître la direction du mouvement économique, mais non le déterminer à leur gré, ni prévoir avec précision les formes qu'il prendra. Il est donc ridicule d'exiger des socialistes qu'ils décrivent le plan de la société future et les mesures de transition. Les social-démocrates doivent écarter les fantaisies reposant sur des hypothèses, et se contenter de rechercher la direction que prendra le développement économique lorsqu'il sera placé sur une base socialiste.

Les divers congrès socialistes se sont eux-mêmes strictement renfermés dans la formule de Marx. Le programme d'Erfurt, qui est celui de la socialdémocratie allemande depuis 1891, ne porte rien de plus. « C'est seulement par la conversion de la propriété privée capitaliste des moyens de production – terre, mines, matières, instruments, machines, moyens de transport en propriété sociale, et par la transformation de la production marchande en production socialiste exercée par la société pour elle-même, que la grande exploitation et la productivité toujours croissante du travail social cesseront d'être, pour les classes jusqu'ici exploitées, une source de misère et d'oppression, pour devenir une source de souverain bien et de perfectionnement harmonieux en tout sens. » Le Congrès de Hanovre, en octobre 1899, sur la proposition de M. Bebel, s'est encore borné à mentionner dans ses résolutions la socialisation des moyens de production et l'établissement du mode de production et d'échange socialiste, sans fournir aucune indication sur ce mode de production et d'échange.

Il était pourtant difficile au parti socialiste de se maintenir rigoureusement dans cette posture dédaigneuse et énigmatique. La propriété collective des moyens de production ne peut être conçue indépendamment d'un certain mode de production et d'échange, d'un certain système de la valeur; parler de propriété collective sans indiquer, au moins dans ses traits essentiels, l'organisation sociale qu'elle implique, c'est en dire trop ou trop peu, c'est se dérober devant une explication dont on est comptable, par cela seul qu'on a prophétisé la socialisation des moyens de production.

Au reste, rien, dans la pure doctrine marxiste, n'interdit aux adeptes de faire des pronostics sur le régime de la propriété socialisée. Loin de là, Marx a dit lui-même, dans la préface du Capital, que si la société ne peut dépasser d'un saut ni abolir par décrets les phases de son développement naturel, elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement. Pour agir en ce sens, il n'est pas inutile que la société ait conscience de son but.

Le silence ne pouvait donc être qu'un calcul de tactique. Or, refuser indéfiniment toute satisfaction à de vaines curiosités, c'était assurément faire le jeu d'adversaires empressés à montrer le néant d'une doctrine incapable de s'affirmer dans sa partie positive. Si les formes sociales nouvelles sortent des anciennes par un développement organique, il doit être possible, lorsque l'élaboration est suffisamment avancée, de prévoir les modes dont la formation est en voie de s'accomplir. Se soustraire aux questions, n'est-ce pas avouer implicitement qu'on est trop loin du but de l'évolution pour l'apercevoir ? Se taire était d'autant plus périlleux que, derrière le penseur, un autre homme est là qui se dresse, pressant et menaçant, « avec des mains noires et des yeux ardents". Celui-là n'admet pas, pour la réalisation de ses espérances, une assignation à quelques siècles; il veut, lui aussi, entrevoir la terre promise, soulever le voile qui recouvre cet avenir socialiste si mystérieux et si troublant; cet homme-là, on ne peut l'éconduire comme un adversaire indiscret.

En vain disait-on que la Révolution française s'était faite sans que les hommes du XVIIIème siècle eussent pu prédire les formes politiques et sociales de la société nouvelle, ni prévoir les grandes transformations économiques qui devaient résulter de la domination du Tiers État, du capitalisme et de la guerre des classes. S'il est une vérité banale aujourd'hui, c'est que la Révolution était faite dans les esprits avant de s'accomplir dans les faits. Quand elle éclata, dit Louis Blanc dans son Introduction à l'"Organisation du travail" chacun en aurait pu dresser le programme. Effectivement, ce programme tenait tout entier dans la littérature du siècle et dans les cahiers de 89.

Certes, les hommes de la Révolution n'avaient pu prévoir les transformations sociales qui se sont opérées au cours du XIXème siècle, sous l'action du progrès scientifique déterminant l'expansion de la production capitaliste. Mais on ne demande pas non plus aux socialistes contemporains de prédire les déplacements de forces que le cours naturel des choses amènera au sein de l'appareil organisé qui doit constituer la société collectiviste. On leur demande seulement de décrire la structure de cet appareil et son fonctionnement, non sans doute dans ses multiples détails, mais dans ses pièces maîtresses. Tâche singulièrement plus difficile, à vrai dire, que celle des hommes qui préparèrent et accomplirent la Révolution de 1789; car ceux-là, visant surtout l'abolition des privilèges, des règlements restrictifs, des charges féodales, pouvaient concevoir à l'avance un plan de société conforme à « l'ordre naturel et essentiel des sociétés. humaines », comme disaient les Physiocrates; conservant les organes essentiels du corps social, ils se proposaient seulement de les délivrer de leurs entraves artificielles pour assurer le libre jeu des forces individuelles, tandis que nos modernes socialistes ont à dessiner un plan de société dans lequel ces organes abolis doivent être remplacer par un mécanisme tout nouveau.

Quoi qu'il en soit de ces difficultés, l'heure était venue où il n'était plus permis de se dérober; il fallait se découvrir. « A ceux qui nous demandent que serons-nous demain? nous devons une réponse " écrit M. Jaurès en 1895.

Les premiers essais sur le mode collectiviste remontent à une époque déjà éloignée. Le plus savant et le moins connu en France est celui de Rodbertus, le Ricardo du socialisme, le maître de Lassalle et le précurseur de Karl Marx. Dès 1842, dans une oeuvre d'un caractère purement abstrait, il avait exposé la théorie de la valeur fondée sur le travail, et montré son application dans une société hypothétique où il n'y aurait ni propriété, ni capital privé donnant des revenus; où l'État, seul propriétaire du capital social, administrerait toute la production, et où les travailleurs retireraient des magasins publics leur part du produit social au moyen de simples billets portant la valeur créée par leur travail. Il entreprenait cette étude « non pas pour opposer à l'état actuel un état meilleur, mais pour apprendre à mieux connaître l'un près de l'autre ». Il reprit encore par deux fois cet essai, pour donner une analyse plus profonde de l'unité de valeur représentée par l'heure de travail normal, principalement dans sa 4° Lettre sociale à von Kirchmann composée en 1852 et publiée dix ans après sa mort, en 1885, sous le titre Das Kapital. L'état qu'il décrit se distingue nettement du pur communisme par la propriété individuelle du travailleur sur la valeur entière de son produit, c'est-à-dire sur les objets de consommation qu'il acquiert dans la mesure de cette valeur. C'est donc le véritable collectivisme, dans le sens le plus rigoureux et le plus complet. Rodbertus en concevait d'ailleurs la réalisation dans un avenir très éloigné

La même année 1842, un autre Allemand, Wilhem Weitling, traçait le plan d'une société mi-partie communiste, mi-partie collectiviste, dont M. Antoine Menger a donné une courte analyse.

L'exposé le plus connu du collectivisme pur est celui de Schoefue, ancien ministre autrichien, dans un petit livre intitulé La quintessence du socialisme qui fut publié pour la première fois en 1874. Schoeffte n'est pas un collectiviste; partant des données fondamentales du socialisme pour en déduire scientifiquement les conséquences, il se propose seulement d'éclairer les adversaires sur les points ou leurs réfutations habituelles portent à faux, et les partisans sur les lacunes de leurs théories.

Avec moins d'autorité et plus de fantaisie, un Américain, M. Bellamy, dans un roman célèbre publié en 1858 avait fait vivre la société de l'an 2000 organisée suivant les mêmes principes. William Morris composait aussi vers cette époque un roman du même genre, dont on ne peut tirer aucune indication sur l'organisation interne de la société nouvelle. Enfin M. Bebel, dans son livre sur La Femme édité pour la première fois en 1883, avait consacré tout un chapitre à la Socialisation de la société, mais sans nous renseigner encore d'une façon bien précise.

La littérature socialiste, encore insuffisante dans sa partie positive, s'est enrichie depuis lors; mais les plans d'organisation récemment présentés s'écartent tous plus ou moins du type collectiviste ordinaire, et cherchent à le corriger sur ses points les plus faibles. Dans son étude sur l'Organisation socialiste, publiée en 1895, M. Jaurès nous présente le collectivisme comme une forme destinée a succéder immédiatement à l'ordre capitaliste, mais appelée elle-même à évoluer sans secousse vers le communisme libertaire. Il reste fidèle au principe de la valeur taxée en temps de travail; mais il tempère le collectivisme en donnant une certaine autonomie aux groupes de producteurs, et s'efforce d'intéressser les travailleurs aux progrès de la production en modifiant les bases de l'unité de valeur.

M. Georges Renard, en 1897, dans son Régime socialiste, altère plus profondément le type consacré du collectivisme en y introduisant, dans une certaine mesure, le jeu de l'offre et de la demande. sans renoncer cependant aux bons de travail comme intermédiaires d'échange. Il tend, comme M. Jaurès, à élargir et assouplir le collectivisme en le pénétrant de justice et de fraternité, et surtout en y mettant plus de liberté, conformément à la véritable tradition française, si hostile au fond à la conception matérialiste et autoritaire du socialisme allemand.

En 1896 et 1899, deux socialistes, l'un Américain, M.-Gronlund, l'autre Suisse, M. Sulzer, ont été plus loin encore dans la voie des déformations; ils ont généralisé l'application de l'offre et de la demande dans le collectivisme. Pour cette raison, et bien qu'ils excluent encore la monnaie métallique, leurs systèmes, comme celui de M. Georges Renard, ne figureront pas dans cette étude du pur collectivisme, et seront examinés au livre suivant.

Chapitre 2. Esquisse du système collectiviste et définition de son unité de valeur.

La société collectiviste suppose une organisation méthodique de la production nationale, qui s'exerce sur les agents naturels et les capitaux productifs socialisés. L'autorité publique, éclairée par des statistiques sur les besoins de la consommation, dirige et réglemente toute la production, le transport, l'emmagasinage et le débit des produits. Elle rétribue les travailleurs en unités de valeur sociale, d'après le temps de travail de qualité moyenne qu'ils ont consacré à la production; elle tarife de même les produits d'après le temps de travail moyen qu'ils ont coûté. Les travailleurs peuvent donc se procurer les produits aux magasins publics en échange des bons de travail ou certificats d'unités de valeur qu'ils ont acquis par leur travail.

La rétribution du travail étant égale à la valeur du produit – sauf une certaine déduction pour les besoins collectifs, les divers prélèvements opérés aujourd'hui au profit du capital privé sous les noms d'intérêts, dividendes, loyers ou fermages disparaissent d'une façon absolue. Plus de profits ni de salaires; la distinction entre capitalistes et salariés s'évanouit. Plus d'échanges individuels ni de commerce privé; en dehors des objets débités par les entrepôts publics, il ne peut y avoir aucune vente de marchandises entre particuliers. Plus de monnaie au sens actuel du mot, métallique ou fiduciaire. La banque, la Bourse, la spéculation, le crédit, la dette publique, l'assurance par capitalisation, disparaissent avec l'intérêt du capital et les échanges. La concurrence anarchique entre producteurs est abolie; avec elles cessent les crises, les chômages, les phénomènes de surproduction, l'excès de population et le paupérisme; la société est une vaste unité économique, consciemment organisée et dirigée, au sein de laquelle tous les citoyens trouvent l'emploi de leurs forces. L'exploitation de l'homme par l'homme prend fin, et le travailleur obtient, en équivalents, le produit intégral de son travail, diminué seulement de la part nécessaire à la collectivité pour subvenir aux charges publiques et accroître le capital social.

Le but du collectivisme est donc l'échange direct des travaux contre les produits, suivant un système de valeur en unités de travail qui aboutit, par la suppression totale de la plus-value capitaliste, à une répartition des richesses conforme au principe A chacun suivant son travail. Le régime suppose par conséquent que nul ne peut prêter à intérêt le fruit de ses épargnes, bons de travail ou richesses de consommation, ni faire acte de commerce en vendant ces richesses à un tiers. De tels actes sont rigoureusement interdits, et l'autorité publique doit savoir discerner ceux qui se dissimulent sous la forme d'une libéralité permise.

Je me propose d'étudier ici l'unité de valeur collectiviste qui sert de base à la taxation des travaux et des produits, pour suivre les applications et les conséquences de ce mode de la valeur dans l'ordre économique. Il semble que la critique, ainsi limitée, soit incomplète. Toutefois, il n'est guère d'objet qui ne se rattache en quelque manière au régime de la valeur; tout l'ensemble de l'organisation peut être contrôlé en partant de ce principe. L'unité de valeur est le point central et la clef de voûte de tout le système; sur elle se sont portés les efforts des théoriciens du socialisme; sur elle aussi doit se concentrer l'attention de la critique.

La substance de la valeur, c'est le travail, et la mesure de la valeur, c'est la durée du travail. Tel est le principe qui, issu de l'économie anglaise, recueilli par tous les socialistes modernes, et formulé par Karl Marx pour l'interprétation des phénomènes actuels doit aboutir, dans une société où le capital est collectif, à la rémunération du travailleur suivant le travail qu'il a fourni. « La valeur peut être constituée d'après la somme du travail immédiat et médiat que coûte le produit », dit Rodbertus, de telle sorte que le travail soit la mesure de ce qui revient à chaque producteur dans le revenu social'. « Le temps nécessaire pour produire un objet, dit M. Bebel, est la seule mesure à laquelle celui-ci doive être évalue en tant que 'valeur usuelle sociale. »

En supposant donc, avec Schoeme, que 2 milliards 400 millions d'heures de travail soient nécessaires pour produire la somme totale des richesses dont une société a besoin pendant une année, un même nombre d'unités nominales de valeur devraient être délivrées aux travailleurs en bons de travail, afin que ces mêmes travailleurs pussent acheter aux magasins publics le produit total du travail collectif valant également 2 400 000 000 d'heures de travail.

Sans pousser à fond l'analyse, il est aisé de voir que la notion de valeur se trouve ainsi transformée dans son essence. Jusqu'ici, en dépit des théories de Karl Marx, les sociétés humaines n'ont connu, sous le nom de valeur, que des rapports d'échange entre deux marchandises; une marchandise n'a pas une valeur en soi, comme elle a une longueur et un poids, elle a une valeur par rapport à la monnaie, par rapport au blé, au charbon, à la laine, etc. Dans l'ordre collectiviste, au contraire, la valeur, étant la quantité de travail incorporée dans un objet, devient une substance propre, une qualité intrinsèque du produit, qui lui appartient en dehors de toute relation d'échange avec les autres produits du travail. La valeur ainsi conçue se mesure en unités formées par l'heure de travail humain, comme la chaleur se mesure en thermies produites par l'unité de travail mécanique.

Les bons de travail qui représentent ces unités sont des moyens de liquidation permettant au travailleur de prendre, dans le revenu social, une part égale à la valeur qu'il a créée par son travail. Le travail s'échange désormais contre les produits au moyen de certificats de valeur, qui peuvent être des billets de papier ou même des jetons d'or, mais qui ne sont en aucune façon une monnaie-marchandise comme la monnaie actuelle. Notre monnaie d'or tire de sa matière une valeur d'échange vis-à-vis des marchandises, valeur propre, variable sur le marché libre comme celle de toute autre marchandise et les autres monnaies, espèces d'argent, billon, billets de banque, et même papier-monnaie inconvertible en espèces, empruntent à la monnaie d'or, par la force de l'équivalence légale (ou de la convertibilité s'il s'agit de billets), tout ou partie, suivant les circonstances, de la valeur de cette monnaie d'or; leur valeur est donc de même nature que la sienne, une valeur d'échange de marchandise vis-à-vis d'autres marchandises, soumise aux fluctuations de l'offre et de la demande. Les bons de travail, au contraire, quelle que soit leur matière, sont de simples signes, des symboles d'une quantité fixe de valeur formée par le travail et déterminée par l'autorité publique. C'est une monnaie parfaite, dit Rodbertus, donnant la mesure absolue de la valeur, et offrant une sécurité absolue, puisqu'elle n'est émise que si la valeur qu'elle exprime existe réellement. Elle ne porte pas en elle-même son gage, comme la monnaie métallique actuelle; elle n'est pas non plus dépourvue de gage, comme la plupart des billets de banque et des papiers de crédit; "c'est un genre de monnaie qui, sans valeur en elle même, est cependant toujours hypothéquée sur une valeur réelle existante. » Les signes ou certificats ne sont même pas nécessaires; il suffit que les unités de valeur soient inscrites sur les livres de la comptabilité publique au débit et au crédit de chacun, à l'occasion de ses travaux et de ses achats.

Il est évident que le système exige, pour son fonctionnement régulier, une rigoureuse égalité toujours observée entre deux sommes d'unités de valeur; la balance doit être toujours égale entre la taxe des travaux et celle des produits, et les bons délivrés aux travailleurs doivent être annulés dès qu'ils sont reçus en paiement d'un produit ou d'un service fourni par l'Administration.

Théoriquement, cette égalité peut être obtenue, puisque c'est une seule et même autorité qui évalue travaux et produits et qui débite les objets de consommation. Et il est de toute nécessité que cette égalité théorique soit obtenue effectivement. Quelles que puissent être les difficultés d'une immense comptabilité, quelles que soient les complications résultant des fraudes, des pertes et détériorations, des bons non présentés et tenus en réserve, des échanges avec l'étranger, des amortissements prolongés, des travaux qui ne se matérialisent pas dans un produit, et de mille autres causes qui apparaîtront dans la suite, il est indispensable que l'équilibre des bons soit maintenu. S'il venait à se rompre, toute la machine se détraquerait; les hommes périraient de faim, de froid et de misère, avec les poches vides devant des magasins regorgeant de marchandises, ou plus souvent avec les poches pleines de chiffons de papier sans valeur devant des greniers vides.

La valeur se fixe donc suivant la durée du travail, qui sert de commune mesure pour la tarification des travaux et des produits en unités semblables. D'où il semble que l'on puisse tirer cette double règle : tout produit vaut exactement un nombre de bons égal à celui des heures de travail qu'il a coûtées; tout producteur reçoit un nombre de bons égal à celui des heures de travail qu'il a fournies.

Une table en bois blanc a coûté, par exemple, vingt heures de travail une heure pour le travail du bûcheron, trois quarts d'heure pour le transport du bois, dix-huit heures pour le travail du menuisier, et un quart d'heure, dans la mesure de l'usure, pour la confection et l'entretien des instruments employés aux différentes phases de la production car la société doit couvrir intégralement les frais d'amortissement du matériel fixe et les frais de transport, par des attributions de valeur suivies de prélèvements sur les différents objets fabriqués ou transportés. Cette table sera donc cotée vingt bons d'une heure, et ces bons seront répartis entre les différents travailleurs, bûcheron, voiturier, menuisier, etc., suivant la part qu'ils auront prise à l'oeuvre commune.

Représentons-nous, sur cette donnée particulière, la répartition du produit social dans son ensemble. La société garde naturellement pour elle les moyens de production, instruments et matières, qu'elle a jugé utile de créer dans l'année pour remplacer ceux qui ont été usés on consommés; elle garde aussi, sans doute, la propriété des. maisons d'habitation. Seuls, les objets mobiliers de consommation et de jouissance sont destinés à l'appropriation particulière. Une partie de cet approvisionnement de consommation échappe aux producteurs d'objets de ce genre c'est la partie représentée par les bons que prélève la société pour couvrir le prix des matières, l'amortissement de l'outillage et les frais de transport. Elle sert à la consommation des producteurs de moyens de production et des transporteurs, qui l'acquièrent dans la mesure de leur travail au moyen des bons que la société a prélevés à ces divers titres pour les leur allouer.

La double de taxation des travaux et des produits suivant la durée du travail fourni paraît devoir s'appliquer avec une rigoureuse précision. Il s'en faut cependant qu'on puisse l'observer dans sa simplicité élémentaire.

Une première dérogation s'impose, de l'aveu de tous les socialistes sans exception, en raison des besoins de la collectivité. La société doit, non seulement reconstituer les moyens de production usés ou -consommés, mais accroître le capital collectif; il lui faut, en outre, pourvoir aux charges publiques de sécurité, de salubrité, d'éducation, d'administration économique, et à l'entretien de tous les citoyens qui ne peuvent travailler; pour y faire face, elle a besoin de ressources prises sur le revenu social. Il ne s'agit pas là, paraît-il, -d'un impôt; mais il s'agit bien de prélèvements qui, à la différence de l'amortissement et des frais de transport, ne correspondent à aucune addition de valeur, et qui viennent par conséquent restreindre la part des travailleurs. Si ce prélèvement social doit s'élever au tiers de là production tout entière, la rétribution de chaque travailleur subira une réduction d'un tiers, et notre menuisier, par -exemple, pour 18 heures de travail, ne recevra que 12 bons, les 6 autres revenant à la collectivité. Il ne reçoit pas intégralement l'équivalent de son travail, et ne profite du prélèvement qu'à titre de membre du corps social.

Les socialistes sont encore unanimes pour interpréter d'une façon conditionnelle la règle que le travail est rétribué selon sa durée. La quantité de travail fournie par le producteur individuel ne s'apprécie pas seulement d'après sa durée; l'heure de travail d'un ouvrier négligent ou incapable ne représente pas une même quantité de travail que celle d'un ouvrier habile et laborieux. Il faut donc établir une moyenne sociale et tenir compte, dans la taxation, de l'intensité et de l'habileté du travail, qui s'apprécient d'après le résultat. On prendra comme base le produit que donne, en une heure, un travail d'intensité et d'habileté moyennes dans un milieu social donné, et l'unité de mesure sera l'heure de travail social de productivité moyenne dans chaque genre de travail. Si l'on a pu constater qu'un travailleur moyen fabrique en une heure un sabot convenablement creusé et arrondi, l'agent préposé à la taxation délivrera deux bons à l'ouvrier qui lui apportera une paire de sabots bien faits, et deux tiers de bon seulement au compagnon qui lui présentera un seul sabot mal dégrossi. Peu importe que les deux sabotiers aient travaillé exactement une heure l'un comme l'autre; leur rétribution se calcule suivant la quantité de travail moyen contenue dans le produit.

Pour des travaux de même nature, on saura donc graduer les allocations suivant la qualité du travail. Mais pour des travaux de nature différente, il n'en est plus de même. La question soulève des difficultés particulières, qui seront traitées ultérieurement; aussi devons-nous considérer provisoirement toutes les heures de travail comme équivalentes, quel que soit le genre de travail.

Pour des travaux de même catégorie, le calcul de l'unité moyenne présente encore une difficulté. La productivité du travail, dans un même espace de temps, dépend bien plus encore de la qualité des agents matériels et des instruments employés que de la qualité du travail lui-même. Un travail d'égale durée et d'égale intensité donnera peut-être 8 hectolitres de blé par hectare en Sologne, et 40 hectolitres sur une terre de Flandre convenablement fumée; un fileur obtiendra une quantité de fils très différente suivant qu'il travaillera sur un rouet primitif ou sur un métier mécanique.

II est évident que si la nation, seule propriétaire des terres, des mines et de tout le capital industriel, est aussi le seul entrepreneur d'agriculture, d'industrie, de transport, il ne saurait y avoir aucune différence dans la rétribution du travail à raison de l'inégalité des moyens de production. C'est l'Administration elle-même qui distribue aux groupes professionnels et aux individus les terres, les mines, les bâtiments, qui leur fournit les machines, les outils et les matières premières. Conçoit-on qu'un travailleur agricole reçoive cinq fois moins de bons qu'un autre, pour un travail aussi long et aussi pénible, parce qu'il n'aura pu produire que 8 hectolitres sur une terre ingrate, tandis que l'autre, comblé des faveurs administratives, installé sur un sol propre à la culture intensive, abondamment pourvu de bestiaux, de machines, d'engrais chimiques, de semences sélectionnées, aura pu fournir 40 hectolitres? Est-il juste que le gain d'un fileur de coton dépende de la perfection du métier qui lui a été assigné? Non, il n'est pas admissible, dans un système de production administrative, que la rémunération des travailleurs subisse des inégalités pour des causes extrinsèques, indépendantes du mérite de l'individu et subordonnées au bon plaisir des autorités publiques.

Aussi M. Jaurès nous dit-il que les producteurs seront rémunérés selon la quantité de travail effectif individuellement fournie par eux. Quelles que soient la quantité et la qualité du charbon extrait d'une mine dans une journée de travail, le mineur recevra partout, que ce soit à Anzin, à Decazeville ou à Bessèges, une rémunération calculée sur le nombre d'heures de travail normalement employées à l'extraction « Il n'y aura donc entre les travailleurs aucune inégalité préalable résultant soit de l'outillage avec lequel ils travaillent, soit de la matière première sur laquelle ils travaillent. Et il en sera de la filature, du tissage, de la métallurgie, de la verrerie, comme de l'industrie extractive. »

De là, une difficulté. Le travailleur doit être rétribué suivant la quantité de travail moyen que renferme son produit. Mais comment tenir compte de l'habileté et de l'intensité du travail, si l'on ne peut calculer la rémunération d'après le produit? Les socialistes ne prévoient pas la difficulté; il faut donc chercher la solution à leur place. Pour résoudre la question, il est nécessaire de distinguer, dans la productivité du travail, l'effet propre des facteurs matériels de la production. L'Administration devra donc, semble-t-il, déterminer préalablement le produit d'une heure de travail moyen sur chaque champ, sur chaque veine, dans chaque atelier industriel, eu égard a la nature du sol ou du sous-sol, à l'outillage et aux matières employées. Si cette estimation est exactement faite, il devient possible de discerner le rôle des facultés personnelles du travailleur dans la production; et de calculer sa rétribution d'après le temps de travail moyen qui est nécessaire pour établir le produit dans les conditions techniques données; la rente différentielIe n'entre pas dans la rémunération du travailleur.

Ce mode de calcul entraînera généralement un désaccord entre la taxe du travail et celle du produit, par dérogation à la règle que tout objet vaut exactement un nombre de bons égal à celui des heures de travail qu'il a coûtées. II est impossible, en effet, que des articles de nature et qualité semblables aient plusieurs cotes différentes sur une certaine place, alors même qu'ils auraient coûté des sommes de travail très inégales. A l'entrepôt public, tout produit doit être tarifé non pas d'après le temps de travail d'intensité moyenne qu'il a coûté, mais d'après le temps de travail socialement nécessaire à sa production, suivant les conditions moyennes de productivité des agents naturels et instruments employés dans la branche d'industrie à laquelle il se rattache. Il faut appliquer ici la théorie du « travail normal de Rodbertus, et du « travail socialement nécessaire à la production » de Karl Marx.

Si un sac de 100 kilos de charbon coûte une demi-heure de travail moyen à Anzin, une heure et demie à Decazeville, et une heure en moyenne sur l'ensemble de la production française de l'année, il sera payé un demi-bon au mineur d'Anzin, un bon et demi au mineur de Decazeville, mais il sera vendu un bon par les magasins publics. Car l'unité de valeur se fixe sur des données différentes pour le travail et pour le produit. S'agit-il de la taxe du travail? L'unité est le produit, dans la mine particulière où le travail est exécuté, d'une heure de travail d'intensité moyenne, de sorte que la moyenne sociale considérée ici est exclusivement celle de la qualité du travail; le mineur reçoit donc un bon et demi à Anzin pour une heure de travail, s'il a pu, par un effort exceptionnel, abattre 300 kilos de charbon en une heure. S'agit-il de la taxe du produit? L'unité est le produit d'une heure de travail de productivité moyenne appréciée sur l'ensemble de l'industrie minière, de sorte que la moyenne sociale considérée est à la fois celle de l'intensité du travail humain et celle de la productivité des agents matériels; le consommateur paie donc trois bons pour les 300 kilos de charbon d'Anzin. L'égalité du coût et du prix, des bons délivrés aux mineurs et des bons représentés par le charbon en magasin, l'égalité, rompue dans la plupart des cas individuels, ne se retrouvera que sur l'ensemble, si la comptabilité est bien tenue.

Quand les conditions de la production viennent à changer dans le pays, par l'effet des circonstances atmosphériques, des progrès techniques ou de toute autre cause, les moyennes sociales de productivité du travail, qui servent de base à la taxation des produits, doivent être révisées. Mais pour que l'équilibre des taxes subsiste entre travaux et produits, il faut que l'ancien tarif continue à s'appliquer aux articles emmagasinés avant la révision. Ces produits doivent donc être écoulés dans la consommation avant les articles similaires qui portent le nouveau tarif.

De même que les frais de production, les frais de transport, qui grèvent très inégalement, suivant la provenance, les différents sacs de blé emmagasinés dans un même grenier public, doivent être repartis également entre eux tous..

Tous les travailleurs ne fournissent pas des produits aux entrepôts publics; il en est, en très grand nombre, qui exécutent des travaux manuels sans créer un produit neuf, ou qui rendent des services de nature immatérielle. Parmi eux, certains fonctionnaires, comme les juges et les administrateurs, ne rendent de services qu'à l'État; ceux-là doivent être naturellement payés par l'État, au moyen des bons prélevés pour couvrir les charges publiques. Mais il est d'autres travailleurs de cette catégorie qui rendent des services aux particuliers. Pour rester fidèle au principe collectiviste, on ne doit pas permettre que leur rétribution soit fixée de gré à gré suivant l'offre et la demande; il faut que ces travailleurs relèvent de l'Administration comme tous les autres, et que leur rétribution soit établie, suivant la loi commune, d'après la durée de leur travail d'intensité moyenne. La règle est applicable très simplement à tous ceux qui sont employés dans un service public, matelots, employés de chemins de fer, etc.; ceux-là sont payés par l'Administration sur le produit des taxes acquittées par le public. La même règle peut aussi s'appliquer à ceux qui rendent aux particuliers des services directs : serviteurs attachés à la personne, coiffeurs, cochers, portefaix, blanchisseurs, ouvriers faisant les réparations locatives aux bâtiments, ou les menues réparations aux objets d'usage individuel; tous, semble-t-il, doivent être payés au tarif par l'Administration, qui reste chargée de percevoir le prix de leurs services. Quant aux professeurs libres, chanteurs, médecins, etc., on conçoit à la rigueur qu'ils subissent aussi l'application de cette règle égalitaire; mais certains écrivains collectivistes proposent de les traiter plutôt comme des fonctionnaires, et de les rétribuer sur les taxes publiques.

Telle est la valeur dans l'ordre collectiviste. Sur cette base, le monde nouveau doit s'ordonner de lui-même. A côté du Gouvernement politique et de l'Administration préposée aux services publics déjà existants, s'organisera une Administration chargée de l'économie nationale; des organes anciens se transformeront, d'autres naîtront en foule et se développeront, conseils, directeurs, inspecteurs, préposés, employés aux écritures, tous alimentés par le suc nourricier des ressources publiques. Ils auront à commander et à surveiller toutes les opérations de culture, d'extraction, de fabrication, de transport et de débit nécessaires à la vie nationale. Ils recruteront et dirigeront tout le personnel de la production et des transports. Ils règleront le nombre des travailleurs dans les ateliers et leur distribueront les tâches, renvoyant ceux qui deviennent inutiles et les occupant ailleurs, suivant les variations des besoins et les capacités individuelles, sans jamais laisser chômer un seul travailleur. Ils procureront à chaque établissement les bâtiments,. machines et approvisionnements dont il aura besoin, feront exécuter les travaux d'art et d'amélioration agricole, veilleront à la conservation, à l'entretien et au renouvellement de l'outillage national. Ils dresseront exactement la statistique des consommations annuelles; assigneront à chaque établissement de production les quantités à fournir; détermineront les terres qui devront être cultivées en vignes, en pâturages, en bois, en céréales; prescriront les types et modèles à exécuter dans l'industrie. Ils administreront tout le service des transports par chemin de fer, tramways, le service du roulage, des déménagements, des transports maritimes à voile et à vapeur. Ils géreront tous les hôtels, cafés et restaurants publics, seuls autorisés dans un régime qui proscrit toute entreprise individuelle et tout bénéfice commercial. Ils tiendront les entrepôts et magasins généraux; ils pourvoiront à leur approvisionnement, de manière à satisfaire exactement les besoins des différentes localités; ils veilleront soigneusement à la conservation des produits, et les livreront au public. Ils installeront, pour les objets de consommation journalière, des lieux de débit rapprochés des consommateurs, boulangeries, épiceries, pâtisseries, pharmacies, papeteries, merceries, etc.; ils préposeront des fonctionnaires à la gestion de ces magasins de détail, et leur fourniront les articles à débiter. Ils mettront à la disposition du public les travailleurs qui rendent des services aux particuliers, médecins, cochers, coiffeurs, ouvriers faisant les réparations, etc. Ils construiront, entretiendront et géreront toutes les maisons d'habitation sur la surface du territoire, feront les baux, fixeront les loyers en bons de travail de manière à amortir le prix de la construction, et les percevront régulièrement. Ils calculeront le produit d'une heure de travail d'intensité moyenne dans chaque établissement de production, eu égard à son outillage et aux conditions naturelles où il se trouve, de manière à déterminer, pour chacun d'eux, l'unité sur laquelle s'y réglera la rétribution du travail; ils recevront les produits, en apprécieront la qualité, et fixeront en conséquence la rétribution due aux travailleurs. Ils délivreront les bons, après avoir prélevé les taxes destinées à subvenir aux besoins collectifs et à l'extension de la production nationale. Ils calculeront et réviseront la moyenne de productivité des agents naturels et instruments de production sur l'ensemble du pays pour chaque nature différente de produits, en divisant le total du produit par le total des heures de travail employées, afin de déterminer, dans chaque genre, le produit moyen d'une heure de travail, qui servira d'unité de valeur pour la taxe des articles à l'entrepôt public; ils feront la répartition des frais généraux et des frais de transport, et calculeront l'amortissement des capitaux fixes pour le faire entrer dans le prix des produits, des transports et des logements; enfin, après avoir établi le prix de revient, ils détermineront le tarif des articles en magasin. Is tiendront la comptabilité, et vérifieront sans cesse la balance des bons. Ils contrôleront les écritures des préposés aux magasins et entrepôts de détail. Ils pourvoiront aux échanges avec l'étranger; ils apprécieront les quantités de marchandises étrangères nécessaires à l'industrie nationale et à la consommation, et constitueront une réserve en espèces métalliques et en marchandises d'exportation, pour parer aux déficits des récoltes et aux besoins imprévus ils prévoiront la nature et la quantité des produits indigènes que les pays étrangers accepteront en échange de leurs marchandises, et régleront la production nationale en conséquence; ils négocieront les échanges, exécuteront les opérations, feront opérer les transports, et poursuivront le règlement en espèces des différences etc., etc.

La valeur dont la théorie vient d'être exposée est celle qui se présente à l'état natif, pour ainsi dire, dans le collectivisme le plus radical. Pour apprécier le système, il est utile de rappeler le rôle que joue aujourd'hui la valeur sous sa forme prix.

Le prix, dont les oscillations sont déterminées par l'intensité variable des besoins chez les consommateurs, est d'abord le grand régulateur de la production et de la distribution des richesses dans notre regime de concurrence individualiste. La production est-elle insuffisante pour une certaine catégorie de marchandises? Sous la pression du besoin, les prix s'élèvent, de sorte que les demandes en excès sur les quantités existantes s'éliminent d'elles-mêmes; et cette hausse, attirant capitaux et producteurs par la perspective d'un profit ou d'un salaire plus élevé, suffit à rétablir l'équilibre. Grâce aux indications instantanées de cette aiguille si sensible des prix, les moindres besoins de ceux qui peuvent offrir une contre-partie dans l'échange se trouvent prévenus et satisfaits; les approvisionnements en subsistances des agglomérations géantes sont assurés en quantités suffisantes, sans déperdition et sans excès; le nombre des mineurs, des tisserands, des maçons, des professeurs et des médecins dans la société se proportionne aux besoins; tout cela naturellement, spontanément, sans direction gouvernementale et sans contrainte de l'autorité publique, par le seul jeu naturel des rouages sociaux. Une force, inconsciente comme les forces de la nature physique, agit pour établir dans l'ordre économique une certaine harmonie, à travers des désordres partiels et des irrégularités passagères.

Le mécanisme des prix, instrument d'équilibre, est aussi un instrument de progrès d'une grande énergie. Le bénéfice de l'industrie et du commerçant est attaché à la vente du plus grand nombre possible d'articles produits aux moindres frais. Que le producteur s'ingénie donc à deviner les goûts du public, à multiplier les produits, à perfectionner leur qualité; qu'il fournisse le maximum d'efforts et évite le gaspillage; qu'il réduise au minimum son prix de revient par d'habiles combinaisons et des procédés nouveaux; il réalisera ainsi des profits exceptionnels, jusqu'au jour où le perfectionnement, en se généralisant, amènera une baisse de prix dont la société entière profitera.

Les socialistes ont beau jeu, certes, dans leur rôle de critiques, lorsqu'ils dénoncent les abus du régime capitaliste, l'oppression et l'écrasement des faibles, les crises et les chômages, le paupérisme, les excès de la spéculation, l'enrichissement des oisifs. Mais ils ne peuvent nier que ce régime de libre concurrence, au sein duquel le mal s'épanouit, a non seulement le mérite d'être viable, existant, de puiser sa force et sa raison d'être dans la réalité et dans les lois du développement historique, mais aussi d'être harmonieux dans une certaine mesure, et favorable au libre développement des forces de la production. Ce mérite, il le doit à son système de valeur, dont l'unité est indirectement réalisée dans l'unité physique de la monnaie. Cette constitution organique de l'étalon permet à la valeur de varier, sous l'effort de là concurrence, suivant l'intensité des désirs des consommateurs elle permet au profit de s'élever en raison de l'habileté des producteurs à satisfaire, aux moindres frais possibles, les besoins les plus pressants de la société.

La valeur basée sur le travail pourrait-elle, dans le monde collectiviste, remplir le double rôle que joue le prix, comme instrument d'équilibre et facteur du progrès? A son défaut, quelles seraient les forces capables d'agir à sa place? Tout le problème du collectivisme est là, dans ces deux questions d'équilibre et de progrès. Après avoir interrogé le collectivisme à ce double point de vue, en intervertissant l'ordre des questions, nous lui demanderons encore si sa forme de la valeur est compatible avec le maintien de la petite propriété chez le producteur indépendant, paysan, artisan et boutiquier.


Chapitre 3. Le progrès de la production.

  • § I. Insuffisance du collectivisme pur au point de vue du développement des forces productives.


Le collectivisme, privé de l'excitation du profit individuel, renferme-

t-il un ressort de progrès industriel aussi énergique que la concurrence? La question est d'importance capitale; car, si le socialisme doit sacrifier la production à son rêve d'une plus juste répartition, il est incapable de réaliser, pour la généralité des citoyens, une amélioration sensible des conditions matérielles, et ne peut aboutir qu'à la médiocrité générale et au rationnement.

Les socialistes comptent sur un énorme accroissement de richesses, lorsqu'une organisation méthodique de la production aura supprimé les doubles emplois, les faux frais et fausses directions, les chômages, les parasites de l'ordre capitaliste, les dépenses improductives telles que les dépenses militaires et le service de la dette publique. On voudrait partager leur confiance dans le fonctionnement régulier du mécanisme immense de la production nationale régie par l'État. Mais un inconnu aussi redoutable interdit les appréciations optimistes à ceux qui se défient de l'intelligence suprême préposée à la direction, et des moyens dont elle disposera pour exercer ses fonctions régulatrices.

En revanche, on reconnaîtra volontiers que des travailleurs rétribués suivant l'habileté et l'intensité de leur travail seront incités à fournir le maximum d'efforts. D'une façon générale, on peut admettre que des hommes ayant conscience de travailler pour la collectivité prendront plus d'intérêt à la production que de simples salariés au service de l'industrie privée.

Dans le même esprit d'impartialité, on se gardera de dire que toute invention cessera, lorsque l'inventeur ne pourra plus tirer profit d'un brevet ni exploiter sa découverte comme entrepreneur d'industrie. Il y aura peut-être, dans le monde industriel, moins de travailleurs sacrifiant leur repos et leur santé à des recherches dont le succès ne donnera plus la fortune. Néanmoins, sans parler des distinctions honorifiques qui pourront encore récompenser les auteurs de découvertes utiles, l'amour-propre, et le besoin instinctif chez l'homme d'exercer ses facultés naturelles, suffiront sans doute à stimuler encore le génie inventif des hommes de science, des directeurs de la production et des simples travailleurs manuels.

Mais, en dehors des découvertes éclatantes qui, à défaut d'avantages matériels, procurent au moins la célébrité, peut-on espérer qu'un régime de production administrative, privé de la concurrence, sera favorable aux améliorations de détail dans l'agencement des tâches et l'emploi des matières, aux perfectionnements insensibles dans l'organisation des services, aux multiples combinaisons qui tendent à améliorer la qualité des produits, à les approprier aux goûts de l'acheteur, à réduire les frais et à augmenter les rendements ? La question qui se pose ici porte surtout sur la direction; il s'agit de savoir si la direction, dans le monde collectiviste, peut avoir la même vigueur, le même esprit de progrès, la même vigilance qu'en régime de concurrence.

Pour les industries qui sont déjà exploitées par l'État ou par des sociétés anonymes, il ne semble pas tout d'abord que la direction, en régime collectiviste, doive être inférieure à ce qu'elle est aujourd'hui. Dans les plus vastes organisations administratives dirigées par un personnel salarié, dans le service des postes et télégraphes, des ponts et chaussées, des chemins de fer, dans les exploitations minières appartenant à des compagnies ou à des États, la gestion est régulière, parfois rigoureuse, et des progrès incessants se réalisent, d'une façon anonyme, lors même que l'entreprise n'est soumise à aucune concurrence; pourquoi n'en serait-il pas de même pour des industries socialisées?

Il y a cependant, entre les unes et les autres, une différence importante au point de vue qui nous occupe. La constitution des grandes compagnies d'industrie et de transport est tout aristocratique, et leur action reste dominée par la recherche du profit. Le personnel dirigeant, dans les exploitations d'Etat comme dans celle des sociétés anonymes, est recruté suivant des modes qui tendent à opérer une sélection des capacités. Si la production collectiviste doit être dirigée par un personnel électif, les garanties seront loin d'être équivalentes. Car les travailleurs ne seront personnellement intéressés ni à l'amélioration des produits, ni à la diminution des frais, ni à l'emploi des machines les plus productives; il importera peu au tisseur de donner à la société deux mètres d'étoffe sur un métier perfectionné plutôt qu'un mètre sur un métier ordinaire, si son heure de travail doit être payée de la même manière. Dès lors que les travailleurs attachés à un établissement ne seront pas directement intéressés au progrès de la production et à l'écoulement des produits, il est douteux, s'ils sont appelés à élire leur chef, que leur choix se porte sur celui qui possédera les meilleures qualités d'organisation et de commandement. Supporteraient-ils une surveillance minutieuse du travail, un contrôle rigoureux des produits? Se soumettraient-ils à des réformes intérieures contrariant leurs habitudes ou leurs intérêts? Accepteraient-ils des machines nouvelles qui déplaceraient une partie d'entre eux? Pour que l'autorité ne fût pas énervée, il faudrait au moins adopter un mode de recrutement qui ne mît pas les directeurs sous la dépendance de leurs subordonnés immédiats.

Reste la catégorie innombrable des entreprises de toute nature, agricoles, industrielles, maritimes, voiturières, commerciales, qui, gérées aujourd'hui par des entrepreneurs responsables, passeraient, en régime collectiviste, sous la gestion des fonctionnaires. Ici, la déperdition de forces serait incalculable. Rien ne peut remplacer, dans la direction de ces entreprises aux dimensions restreintes, l'excitation de l'intérêt individuel. Le labeur acharné du paysan propriétaire, l'activité fiévreuse de l'homme d'affaires, la poursuite incessante des combinaisons les plus économiques, la recherche des produits les plus appréciés de la clientèle, la surveillance vigilante du personnel, tout cet effort opiniâtre et continu du cultivateur, de l'industriel, du commerçant qui se dépense sans compter, parce qu'il sait que sa fortune et sa réputation dépendent de son travail et de son habileté, seraient sacrifiés sans compensation dans une organisation bureaucratique qui embrasserait la production tout entière, depuis les grandes usines jusqu'aux plus modestes ateliers, aux plus minces exploitations rurales et aux plus petits magasins de débit.

Comme cause d'affaiblissement, la diminution d'activité serait peut-être moins redoutable encore que l'énormité des frais. Il faut insister sur ce point; une gestion administrative aussi vaste tendrait à être tellement dispendieuse, que la société risquerait de dissiper en frais généraux la plus grande partie, sinon la totalité de cette plus-value capitaliste dont elle aurait la prétention de faire bénéficier les travailleurs et les incapables. Il ne suffit pas d'escompter les frais d'entretien d'une armée de fonctionnaires salariés; il faut encore tenir compte d'un coulage universel qu'une administration généralisée ne saurait éviter dans les services publics de production, de transport et de débit. Des fonctionnaires, surtout s'ils tiennent leurs pouvoirs de l'élection, n'auront jamais le même souci de l'économie, la même sévérité dans le contrôle, la même ingéniosité dans la recherche des combinaisons propres à diminuer les frais, que des entrepreneurs supportant personnellement les risques de l'entreprise.

Enfin, il est très probable que cette administration lourde et dispendieuse n'aurait ni assez d'autorité, ni assez d'énergie pour poursuivre avec persévérance une politique d'épargne permettant d'accroître la puissance productive de la nation. Déjà, les pouvoirs électifs de nos États modernes ne savent pas pourvoir régulièrement à l'amortissement des dettes publiques. Que serait-ce dans l'État collectiviste, s'il fallait imposer aux électeurs des retenues sur la rétribution de leur travail, en vue d'assurer non seulement l'amortissement, la reproduction du capital consommé, mais aussi son accroissement? Personne n'aurait un intérêt individuel à l'épargne nationale; pour qu'elle fût égale à la somme des épargnes privées d'une société individualiste, il faudrait que le sentiment du devoir social s'élevât, chez la masse des citoyens comme chez leurs représentants, à la hauteur des sacrifices les plus difficiles.

De leur côté, les travailleurs n'auront aucun intérêt immédiat à ne pas fatiguer le machinisme et à ne pas gaspiller les matières premières, puisqu'ils seront rétribués à l'heure de travail d'intensité moyenne, sans considération des économies réalisées sur le matériel et les matières. Ils sauront sans doute que leur bien-être individuel dépend de l'accroissement du revenu net de la société; ils auront tous, je l'accorde, une haute idée de la solidarité sociale. Mais si cette idée peut provoquer, chez des natures d'élite, un effort momentané ou même un grand sacrifice, nul ne pensera qu'elle soit capable d'imposer à la masse des travailleurs ce contrôle incessant sur soi-même qui serait nécessaire pour prévenir le gaspillage; il ne faut pas attendre un tel dévouement de l'individu ordinaire, quand il ne doit recueillir personnellement qu'un bénéfice infinitésimal de ses efforts.

Les socialistes modernes ont le bon sens de ne plus trop compter, dans la cité future, sur la passion désintéressée du bien et sur l'amour de l'humanité comme moteurs de l'appareil social; ils se défendent de bâtir sur l'hypothèse d'une transformation de la nature humaine. Mais alors, il faut reconnaître qu'une société fondée sur un système de valeur qui n'intéresse pas les producteurs à l'emploi des instruments perfectionnés et a. Feconomie dés moyens est condamnée à la stagnation, au coulage, à l'affaiblissement de la production; et finalement à la médiocrité, sinon à la disette générale.

Schaeffle n'avait pas manqué de signaler cette faiblesse du collectivisme, tout en mêlant à sa clairvoyante critique quelques paroles d'encouragement. Ces paroles ont été entendues.

Pour ceux qui veulent rester fidèles au principe collectiviste, il ne peut être question de revenir aux inégalités résultant des prix de concurrence. Comment donc, en conservant le collectivisme, échapper au reproche de poursuivre une meilleure distribution des richesses aux dépens de la production? Si les producteurs n'ont pas un intérêt visible et immediat a une rigoureuse economie, c'est qu'ils ne se procurent pas eux-mêmes les moyens de production dont ils se servent, et n'en ont pas la propriété; mais on ne saurait, semble-t-il, reconnaître la propriété corporative sans rétablir un ordre individualiste à peine élargi. Si les producteurs ne sont pas intéressés à se servir d'agents matériels fournissant une production supérieure a la moyenne, c'est qu'ils ne sont pas rétribués suivant la productivité de leurs instruments de travail; mais on ne saurait sans injustice les rétribuer sur cette base, dans un système de production administrative qui confère à l'autorité publique le pouvoir de distribuer gratuitement et arbitrairement les moyens de production.

Il paraît difficile de sortir de ces contradictions. Néanmoins, l'épreuve a été tentée.


  • § II. Collectivisme décentralisateur de M. Jaurès.


M. Jaurès, qui sait que l'intérêt n'est sensible aux individus que lorsqu'il a la forme individuelle, a parfaitement compris la nécessité de la décentralisation et de l'autonomie dans la structure collectiviste. Dès le début de son Esquisse provisoire de l'organisation industrielle, il distingue entre le régime de la production administrative et celui de la production corporative, dans lequel la nation, toujours propriétaire nominale du capital collectif, délègue la propriété effective et l'usage de l'outillage industriel à des groupements professionnels, sous des conditions déterminées. Il manifeste expressément ses sympathies pour cette organisation corporative, après avoir reconnu qu'il serait impossible à un gouvernement économique central de parer à toutes les difficultés dans le monde immense et complexe du travail. Il pense même que si, par des événements imprévus, le socialisme était d'abord réalisé sous sa forme centraliste, il ne tarderait pas à se convertir, par la force des choses, en décentralisation.

M. Jaurès conçoit l'organisation d'une branche d'industrie nationale comme une vaste fédération de syndicats similaires répandus sur le territoire. Il semble bien que, dans sa pensée, chaque syndicat acquiert à titre onéreux la quasi-propriété de son outillage; car c'est le syndicat lui-même, et non pas la collectivité tout entière, qui pourvoit au renouvellement et au perfectionnement de cet outillage, et sans doute aussi à l'achat des matières, en y consacrant la part d'amortissement comprise dans le prix de ses produits. Une corporation désire t-elle adopter des machines nouvelles? Elle peut s'adresser à la nation pour lui demander une avance en bons de travail, ou faire appel à une contribution de ses membres; elle procédera ensuite à un remboursement régulier (sans intérêts, bien entendu), au fur et à mesure qu'elle livrera ses produits. II y a plus: un industriel, un inventeur pourra très bien réunir des bons de travail épargnés par des particuliers, et réaliser ainsi son expérience dans une entreprise individuelle, qui durera jusqu'au jour où, parvenue à maturité, elle sera absorbée par la puissance économique de la nation.

Nous apercevons immédiatement le parti que l'on peut tirer d'une organisation semblable pour favoriser le progrès industriel. Tout établissement de production est obligé, bien entendu, de livrer tous ses produits aux magasins publics, et de se soumettre à la taxation faite par l'autorité publique. Mais l'unité de valeur fixée par la loi commune peut être désormais l'heure de travail de productivité moyenne dans chaque genre d'industrie, de telle sorte que le travailleur soit rétribué suivant le produit qu'il livre au magasin public, sans égard à la durée de son travail.

Si nous supposons que, dans l'état actuel de l'industrie, un mètre de toile coûte ordinairement quatre heures de travail social, savoir deux heures et demi pour la production du m de lin, une demi-heure pour l'usure des machines. et une heure pour le tissage, l'Administration paiera quatre bons pour tout mètre de toile, conforme au type coté à ce taux, qu'un établissement de tissage quelconque lui apportera; elle le débitera au même chiffre, et le prix de vente sera égal au prix de revient, non seulement sur l'ensemble des produits, mais sur chaque article individuellement. Si un groupe industriel obtient, au moyen d'un métier perfectionné qu'il a acquis à ses frais, deux mètres de toile en une heure de travail, s'il parvient, en ménageant la matière première, à ne dépenser que quatre bons et demi au lieu de cinq pour le fil, s'il peut enfin, grâce à une production plus abondante, amortir la nouvelle machine par une simple retenue d'un quart de bon par mètre de toile, il recevra huit bons pour ses deux mètres livrés au magasin, et pourra en attribuer deux au travailleur pour une heure de travail, gardant comme bénéfice collectif l'un des six bons payés pour la matière et l'amortissement. A l'inverse, dans tout établissement où l'on se servira de métiers surannés, où l'on gaspillera la matière première, les travailleurs ne recevront qu'une rétribution inférieure à la moyenne, et devront s'imposer une retenue plus forte pour l'amortissement.

La cause du progrès paraît sauvée. Chaque corporation industrielle est Incitée à combiner, inventer des procédés nouveaux de fabrication, à se procurer, même au prix des plus lourds prélèvements, les meilleures matières et les engins les plus perfectionnés. Elle veille soigneusement à la conservation du matériel, à une consommation économique du charbon, du gaz, de la matière première, et recherche l'utilisation des déchets et bas produits; elle tend à la réduction des frais généraux par une extension de l'entreprise; elle tient enfin à mettre à sa tête les hommes les plus capables et les plus expérimentés. Certes, l'intérêt qu'un travailleur associé peut avoir à la bonne gestion de l'entreprise est loin d'avoir la mémo énergie que chez un inventeur ou un entrepreneur supportant seul le risque des profits et des pertes; le sentiment de la responsabilité s'émousse en s'éparpillant, et les sociétés coopératives de production souffrent plus ou moins de la faiblesse de la direction. Pourtant, dans le cercle restreint d'un petit groupe d'associés, l'intérêt de chacun est assez palpable pour que tous contribuent volontiers à la diminution des frais et à l'accroissement des produits, avec plus de vigilance que de simples salariés; et quant à la direction d'une association de cette nature, si elle peut pécher par défaut d'autorité, elle peut aussi ne pas être inférieure techniquement à celle d'une entreprise capitaliste, étant donné surtout que les difficultés commerciales sont écartées par hypothèse. Un bénéfice extra, individuel et collectif, se rattache immédiatement à tout progrès réalisé, et se maintient jusqu'au jour où le progrès, en se généralisant, donne lieu à une élévation de la moyenne sociale constatée par l'autorité publique.

C'est bien ainsi, semble-t-il, que l'entend M. Jaurès, lorsqu'il nous montre les membres d'une corporation industrielle intéresses à perfectionner leur outillage au prix d'une contribution personnelle. Par là, en effet, « ils développent leur puissance de production, et abaissent leur prix de revient au delà du prix déterminé par la nation d'après l'outillage normal; ils bénéficient donc de la différence, et il y a là une prime à l'esprit de progrès. « Cette prime, dit-il un peu plus haut, sera égale à l'écart entre la quantité normale de travail sur laquelle sera réglé le prix, et la quantité moindre de travail qu'une production perfectionnée exigera en fait ". « La quantité de travail fournie par les travailleurs sera mesurée aux produits livrés par eux. » Nous sommes bien d'accord l'unité de mesure de la valeur sera l'heure de travail de productivité moyenne, celle-ci s'appréciant d'après le produit d'un travail d'intensité moyenne sur des moyens de production ordinaires

Mais comment la propriété corporative peut-elle se concilier avec le collectivisme? Ne va-t-elle pas engendrer l'inégalité des profits, jalousement conservés par des groupes fermés de coopérateurs? Est-il même possible de remplacer les prix de concurrence par la taxation en unités de travail, s'il n'y a pas de régulateur central imposant une direction a la production corporative? M. Jaurès échappe à ces contradictions, parce qu'il n'admet ni la production libre, ni la corporation fermée.

Il ne faut pas que l'organisation du travail perde son caractère national et unitaire, ni que des corporations absolument indépendantes s'approprient, au service de quelques privilégiés, le capital de production délégué par la nation. La discipline nationale sera maintenue par un Conseil central élu, investi de l'autorité supérieure. Il est regrettable que ces déclarations si nettes soient en désaccord manifeste avec d'autres passages, où il est dit que les travailleurs seront rémunères selon la quantité de travail effectiffournie par eux, et qu'il n'y aura entre eux, dans aucune branche d'industrie, aucune inégalité préalable résultant soit de l'outillage avec lequel ils travaillent, soit de la matière première sur laquelle ils travaillent. Cette contradiction entre les deux règles d'évaluation est déconcertante.Disons, pour la résoudre bien que le texte ne s'y prête guère, que la première s'applique au régime de production corporative, et la seconde au régime administratif. Chacun des grands groupes industriels aura son conseil spécial élu, qui servira d'intermédiaire entre les sections locales et le Conseil national; il pourra décider notamment qu'il y a lieu de supprimer tel centre de production, ou de renouveler l'ensemble de l'outillage; pouvoir considérable, qui restreint singulièrement le droit de propriété corporative. Ces autorités centrales dirigeront toute la production, et assigneront à chaque groupe la part qu'il devra fournir.

Enfin, et ceci est essentiel, la propriété de l'outillage, tout en étant déléguée, restera commune, en ce sens que le groupe industriel devra admettre aux mêmes droits et aux mêmes bénéfices tous les citoyens qui se présenteront pour s'en servir, sans pouvoir, comme la plupart des coopératives actuelles, réduire les nouveaux venus à l'état de salariés. De cette manière, les inégalités ne pourront se perpétuer, et elles perdront leur caractère exclusif.

Cette esquisse laisse bien quelques points dans l'ombre; nous ne savons pas, par exemple, si une corporation aura le droit de vendre ses machines et ses bâtiments, ou de les affecter à l'usage personnel de ses membres. Mais elle est suffisante pour nous permettre de juger qu'il ne s'agit pas ici d'un régime anarchique de groupes professionnels indépendants, n'ayant entre eux d'autres liens que ceux qui peuvent résulter de contrats librement débattus. Non, l'organisation reste nationale, et, dans une large mesure, centralisée. C'est un régime de coopératives ouvertes; c'est l'usine aux ouvriers, peutêtre aussi nous le verrons dans un instant – la mine aux mineurs, la terre aux paysans, sous réserve d'une soumission complète des producteurs à la loi de taxation, à la règle du libre accès de la corporation et de l'égalité entre ses membres, et à l'autorité d'un régulateur central. C'est donc bien du collectivisme d'État, et non du socialisme corporatif.

On a vu les efforts de M. Jaurès pour conserver au capital de production un caractère collectif. Son régime de corporations semiautonomes, même ainsi réglementé, n'est-il pas cependant contraire à l'essence du collectivisme? M. Jaurès le pressent « J'entends d'ici les communistes purs dire que ce sont là des combinaisons extrêmement bourgeoises et qui sentent fort le capitalisme. Ils allégueront tout de suite que ce petit système de primes au progrès industriel est à la fois mesquin et inutile. Et peut-être, sans doute même, ont-ils raison. »

Il est permis de penser, en effet, que ce n'est plus un régime collectiviste au sens propre du mot, celui dans lequel des groupes plus ou moins restreints, des individus isolés même, se rendent acheteurs de leurs moyens de production, deviennent propriétaires d'usines, de machines, de matières premières, et peuvent tirer, de l'inégalité des instruments mis en oeuvre, des produits inégaux pour des sommes égales de travail. Le principe fondamental du socialisme moderne, s'il n'est plus, comme jadis, "A chacun part égale", ou suivant ses besoins, reste du moins "A chacun suivant son travail personnel". Ici, au contraire, le travailleur est rétribué, non pas d'après la durée de son travail personnel d'intensité moyenne, quel qu'en soit le produit, mais d'après son produit, quelle qu'ait été la durée de son travail en sorte que l'importance de sa part dépend plus encore des conditions d'organisation de l'établissement où il se trouve employé, que des qualités propres de son travail.

Qu'importe, dira-t-on, que ce système de coopératives ouvertes et soumises à la loi commune de taxation s'écarte des purs principes du collectivisme en introduisant l'inégalité dans la rémunération du travail, si cette inégalité, d'ailleurs temporaire, est la condition du progrès? Les doctrinaires peuvent le condamner, mais d'autres le préféreront encore au régime capitaliste, parce qu'il supprime au moins le péage du capital privé sur la production en assurant au travailleur une rétribution en valeur égale au produit de son travail, et parce qu'il fait disparaître le chômage et la misère par une organisation rationnelle de la production.

Cette transaction pourrait donc séduire les socialistes qui ne sont pas inféodés au principe rigoureux de la répartition collectiviste, surtout s'ils n'ont qu'un goût médiocre pour le panfonctionnarisme et la bureaucratie universelle. Malheureusement, le système corporatif ainsi conçu ne résiste guère lui-même à l'examen.


§ III. Critique du système.


Au point de vue du développement de la production, le système de M. Jaurès, qui semble favoriser le progrès des inventions par l'attrait d'un bénéfice exceptionnel, est cependant insuffisant. Le bénéfice, en effet, n'est attaché qu'aux inventions qui tendent à multiplier les produits; il échappe aux novateurs qui se bornent à perfectionner la qualité. Les producteurs, étant rétribués suivant la quantité, touchent bien une prime si, par des procédés nouveaux et perfectionnés, ils raccourcissent le temps nécessaire à la fabrication d'un produit déjà connu; ils ne recueillent aucun bénéfice, au contraire, s'ils inventent un produit nouveau, s'ils découvrent un procédé qui rende incassable, par exemple, les manchons des becs Auer. Car ils sont les premiers et les seuls à fournir les éléments d'un calcul établissant la productivité moyenne d'une heure de travail. Si la fabrication d'un manchon incassable demande en moyenne une heure de travail comme la fabrication d'un manchon ordinaire, la rémunération reste la même. Demande-t-elle moins ? L'inventeur n'a de bénéfice qu'à la condition d'être classé comme fabricant de manchons ordinaires. Demande-t-elle plus? L'inventeur n'évite une perte que si l'on considère son industrie comme nouvelle, pour la soustraire à l'application de la moyenne ordinaire.

Mais pourquoi ne fixerait-on pas des tarifs différents suivant la nature et la qualité des articles fabriqués ? C'est qu'on ne peut coter deux bons le manchon incassable exécuté en une heure de travail dans le seul établissement qui fabrique cet article, sans bouleverser tout le système. On renonce à mesurer la valeur par le temps de travail, sans avoir aucune base pour une nouvelle méthode d'évaluation. La qualité ne s'évalue pas d'elle-même en chiffres comme la quantité. A défaut de prix de concurrence gradués suivant les désirs des consommateurs, comment l'autorité publique pourrait-elle sans arbitraire coter en chiffres des différences de nature? Elle peut sans doute donner une rétribution plus forte, sans modifier le tarif, quand les produits supérieurs demandent pour leur fabrication une quantité de travail supérieure. Mais il faut renoncer à appliquer un tarif de faveur au produit perfectionné, à moins de revenir aux prix fixés suivant l'offre et la demande.

Cette insuffisance du système pour assurer un bénéfice aux inventeurs ne doit avoir assurément qu'une portée restreinte, s'il est vrai que l'esprit de lucre n'est pas la source des progrès techniques. Mais le système n'est pas seulement incomplet, il est impraticable comme celui qu'il prétend corriger, à cause de la complication, de l'incertitude, de l'arbitraire inévitable du calcul des moyennes. Nous avons vu quelles étaient, à cet égard, les difficultés présentées par le collectivisme simple; elles ne sont pas moindres dans le collectivisme de M. Jaurès.

Essayons de nous le représenter dans son fonctionnement pratique. Les travailleurs sont payés d'après leurs produits. L'administration a calculé, sur l'ensemble des établissements appartenants à une même branche d'industrie, la productivité moyenne d'une heure de travail avec l'outillage le plus habituellement employé, la consommation moyenne des matières premières, et l'usure moyenne du matériel pendant l'heure de travail, dans les conditions techniques les plus usitées; elle a fixé en conséquence le produit-type d'une heure de travail social moyen pour chaque genre de production, et déterminé par là le nombre d'heures de travail moyen contenu dans tout produit. Il lui suffit ensuite, pour appliquer ce tarif, de vérifier la qualité des produits qu'on lui présente; car ce temps de travail social nécessaire à la production est généralement moindre pour un article de qualité inférieure que pour un article de fabrication soigné. Cela fait, l'autorité paie le prix en bons à la corporation qui lui a livré l'objet la corporation, à son tour, verse le prix au producteur. La rémunération du travailleur, étant attachée à son produit, se trouve ainsi dépendre à la fois des qualités propres de son travail et des conditions communes de l'entreprise.

Ces calculs de moyennes, si compliqués soient-ils, paraissent cependant plus abrégés que dans le collectivisme ordinaire, parce qu'il ne semble pas nécessaire d'établir une moyenne de productivité du travail pour chaque exploitation particulière. Mais nous avons négligé jusqu'ici, de parti pris, toute une face du problème; nous avons bien traité de la puissance productive des capitaux créés par l'homme, mais non encore de la puissance inégale des agents naturels.

Pour l'industrie manufacturière et celle des transports, il est permis à la rigueur de se contenter du premier point de vue, bien qu'une usine puisse elle-même se trouver dans des conditions naturelles plus ou moins favorables pour sa force motrice et ses transports. Mais en agriculture et dans l'industrie extractrice, les agents naturels jouent certainement un rôle de premier ordre. Là, le produit du travail varie suivant les conditions naturelles du sol ou du sous-sol; il semble donc impossible d'y rétribuer les travailleurs d'après leur produit sans violer la justice. Mais dès lors que les producteurs ne sont plus payés suivant leur produit, comment peut-on récompenser ceux dont la production exceptionnelle est due à la supériorité de leurs méthodes et de leur outillage?

M. Jaurès ne parait pas s'en être préoccupé. Dans sa construction, il ne parle guère que des travailleurs de l'usine; pour ceux de la terre, il se réserve sans doute d'en traiter dans une étude ultérieure, car il se contente de nous dire que la propriété paysanne sera respectée, sans nous renseigner sur le mode de rétribution du travail agricole, soit dans cet état de transition, soit dans l'état définitif. Cependant, lorsqu'il parle des travailleurs de la mine, il déclare nettement que leur rétribution sera mesurée à la durée effective de leur travail individuel, de manière qu'il n'y ait entre eux aucune inégalité préalable résultant de la qualité des charbons ou de la facilité plus ou moins grande de l'extraction.

M. Jaurès évite ainsi l'injustice, mais au prix d'une régression; bien qu'il considère ici des exploitations minières déléguées à des groupements de travailleurs, et non pas entreprises administrativement, il renonce à leur appliquer le mode de taxation qui fait toute" l'originalité et la supériorité du système corporatif; il abandonne le mode de rétribution suivant le produit, pour revenir à la rétribution suivant le temps; il se reconnait par là même incapable d'intéresser les travailleurs de la terre et de la mine au progrès de leur outillage et au perfectionnement de leurs méthodes; c'est une faillite, au moins partielle, un recul devant la loi de la rente économique, cette pierre d'achoppement de tous les systèmes collectivistes.

N'est-il donc aucun moyen d'appliquer à ces travailleurs le mode de rétribution qui les intéresse à perfectionner leurs procédés, sans les faire pâtir ou profiter injustement des inégalités naturelles? Cherchons nous-mêmes en toute bonne foi.

Nous supposerons d'abord que la terre ou la mine est fournie gratuitement par la société aux exploitants, qui n'ont besoin d'acquérir à leurs frais que les bâtiments, machines, outils, bestiaux, engrais et matières diverses. Pour que le producteur soit intéressé aux progrès de la production, sans cependant profiter du hasard ou de la faveur qui lui a procuré la terre la plus fertile ou la mine la plus riche, il est de toute nécessité qu'on arrive à distinguer, dans la production, la part du capital et celle du privilège naturel. Il faut donc que, pour chaque parcelle cultivée, pour chaque veine exploitée, l'Administration calcule la productivité d'une heure de travail d'intensité moyenne dans des conditions moyennes d'exploitation, c'est à dire en supposant, s'il s'agit d'une terre, qu'on y a fait les travaux ordinaires d'aménagement en bâtiments, clôtures, drainage, irrigation, etc., et qu'on y applique en outre les engrais, machines et procédés en usage dans la plupart des exploitations sur des terres du même genre. Si cette sorte d'immense cadastre est exactement établi, le producteur gagne un profit extra quand il obtient, grâce à ses efforts, à ses inventions, à ses méthodes perfectionnées, un produit supérieur à la moyenne calculée pour son exploitation particulière.

Soit deux catégories de terres. Sur les unes, on met d'ordinaire, par hectare, une masse d'engrais coûtant 200 bons, dose considérée comme rationnelle, et, avec 100 heures de travail, on récolte en moyenne 30 hectolitres de blé; l'hectolitre est donc payé 10 bons aux producteurs (300/30). Si un cultivateur ignorant ou malavisé, avec une dose inférieure d'engrais coûtant 150 bons et des moyens défectueux, obtient seulement 20 hectolitres pour un travail de même durée, il ne reçoit que 200 bons, dont 50 seulement le rémunèrent d'un travail de 100 heures.

Sur les autres terres, de qualité inférieure, on se contente habituellement de 60 bons d'engrais par hectare, et l'on obtient, pour 100 heures de travail également, un rendement moyen de 8 hectolitres le blé de cette provenance sera payé aux producteurs 20 bons l'hectolitre au lieu de 10. Mais qu'un cultivateur intelligent, avec 120 bons d'engrais et le même temps de travail, récolte 15 hectolitres sur une terre de cette catégorie, il bénéficiera d'une prime considérable pour sa production supérieure à la moyenne; sur les 300 bons qu'il recevra, il en aura 180 pour prix d'un travail de 100 heures.

Quoique l'Administration paie l'hectolitre de blé 10 bons aux uns et 20 bons aux autres, elle doit cependant vendre tout le blé au même prix, au prix moyen, 15 bons si les quantités sont égales des deux côtés. Par cette taxation au coût moyen, la rente des terres disparait. Les consommateurs, au lieu de payer tout le blé au coût le plus élevé, comme aujourd'hui, ne le paient qu'au coût moyen. Les cultivateurs qui exploitent les meilleures terres, ne recevant que 10 bons au lieu de 20 par hectolitre, ne tirent pas un revenu supérieur du privilège naturel du sol qu'ils cultivent; ils ne bénéficient aucunement de la rente de la terre. Et la société elle-même n'en garde rien pour elle, puisqu'elle emploie le bénéfice réalisé sur certaines quantités de produits à couvrir les pertes qu'elle subit sur les autres; simple affaire do comptabilité.

Toutes ces combinaisons sont acceptables en théorie. Mais, pratiquement, est-il possible d'estimer la productivité moyenne du travail dans des conditions moyennes d'exploitation pour chaque parcelle du sol et du sous-sol, et de suivre les incessantes variations que subit cette productivité? L'Administration serait-elle capable de suffire à une pareille tâche, de faire et de réviser ses calculs avec exactitude, sans tomber dans l'arbitraire et le favoritisme, sans soulever des protestations indignées? La tête se perd dans ces calculs de moyennes se greffant les unes sur les autres pour chacune des 150 millions de parcelles dont se compose le sol de la France. Personne ne serait satisfait, et le gouvernement économique serait sans cesse culbuté par la masse de ceux qui se croiraient lésés.

Un autre procédé consisterait à louer le sol et le sous-sol à des groupes professionnels, moyennant une redevance qui absorberait, au profit de la nation, toutes les différences dues à des inégalités naturelles. Pour reprendre notre exemple, tout le blé serait payé aux producteurs, quels qu'ils fussent, à raison de 20 bons par hectolitre, mais les cultivateurs des terres de première catégorie, qui recueilleraient ainsi un produit moyen de 600 bons par hectare, devraient acquitter un fermage annuel de 300 bons, tandis que ceux de la dernière classe ne paieraient aucun fermage. L'Administration pourrait encore vendre tout le blé à 13 bons l'hectolitre, après avoir déduit du coût de production les fermages encaissés.

Mais c'est là un détour bien inutile, une complication sans profit, puisqu'elle ne supprime pas la difficulté d'apprécier, pour chaque exploitation particulière, la part de la nature dans la productivité du travail. Cette appréciation si délicate reste nécessaire pour le calcul annuel du fermage sur chaque parcelle du sol; car le fermage, pour être juste, doit supprimer toute inégalité tenant à des causes naturelles, sans rien prendre cependant de l'excédent de production qui peut être dû à des incorporations de capitaux en améliorations foncières, ou à des apports de capitaux d'exploitation.

Quant à concéder les terres ou les mines à des individus ou à des syndicats moyennant des annuités d'amortissement, il n'y faut pas songer. L'amortissement terminé, les propriétaires exploitants profiteraient gratuitement de la rente de la terre, c'est-à-dire du revenu de monopole tiré d'une supériorité naturelle du sol ou de la mine de son côté, la société, ne recevant plus ni fermages, ni annuités, ne pourrait affranchir les consommateurs du poids de la rente. Ce serait le retour à un régime détesté.

Les difficultés de calcul ne sont pas les seules, ni même les plus graves. L'obstacle principal est d'une autre nature; il est dans la contradiction entre le principe centralisateur du collectivisme administratif et le principe décentralisateur du socialisme corporatif, que M. Jaurès cherche vainement à concilier.

Dans le système de M. Jaurès comme dans le collectivisme le plus centralisé, la production, à défaut du régulateur de l'offre et la demande, doit être réglée par l'autorité centrale, munie de renseignements sur l'intensité relative des besoins sociaux. Il semblait que le régime établit une sorte de décentralisation, parce qu'il abandonnait les entreprises de production et de transport à des corporations autonomes, au lieu de les réserver à l'État. Mais ce n'était qu'une apparence. Le groupe professionnel, propriétaire de ses instruments, maître de leur usage, directeur responsable de l'entreprise, n'en est pas moins subordonné à l'autorité administrative, qui lui fixe la nature et la quantité des produits à fournir, et dirige par la même toute sa production.

Aussi ne conçoit-on même pas comment le système pourrait fonctionner dans ces conditions. Un syndicat s'organise pour monter une grande filature de coton. Il se procure, à titre onéreux, les machines et métiers du dernier modèle; il compte sur la productivité exceptionnelle du travail s'exerçant sur cet outillage supérieur, pour bénéficier d'un nombre de bons plus élevé que le nombre des heures de travail effectif fourni par ses membres; il compte aussi sur l'économie de frais résultant des dimensions de l'entreprise pour réduire au-dessous de la moyenne les déductions de l'amortissement et des frais généraux. Mais il a compté sans l'Administration. Toutes ses prévisions sont déjouées, ses sacrifices rendus inutiles, si l'Administration, par maladresse, malveillance ou toute autre cause, lui attribue dans la production une part inférieure à ses moyens. L'autorité publique, investie d'un pouvoir discrétionnaire, peut ruiner de même une exploitation agricole montée pour la culture intensive du blé et de la betterave à sucre, en lui faisant des commandes trop faibles, ou en lui prescrivant tout autre genre de culture. Elle a le pouvoir indirect d'obliger les établissements particuliers à changer leur outillage, à étendre ou à restreindre le nombre de leurs membres; elle peut tuer, par de mesquines vexations, toute initiative et toute invention. Plutôt remettre franchement la production à l'État, que de soumettre l'industrie corporative, soi-disant autonome, à l'arbitraire administratif. La décentralisation des groupes de travailleurs est incompatible avec la réglementation de la production par une autorité extérieure; l'industrie décentralisée étoufferait si elle n'était pas maîtresse de sa production; c'est pour elle une question de vie ou de mort.

Le collectivisme de M. Jaurès est certainement supérieur au collectivisme ordinaire. Il permet d'échapper partiellement à l'effrayante centralisation des fonctions économiques. Il laisse une place à l'initiative des producteurs et à l'esprit de progrès. Mais, sans parler encore des défauts d'équilibre et des restrictions à la liberté personnelle, que le système implique au même degré que le collectivisme purement administratif, il présente des difficultés de calcul aussi compliquées, et tombe dans l'incohérence par la contradiction qu'il établit, entre la décentralisation industrielle et la réglementation administrative de la production. Le système des coopératives de production ouvertes soulève en outre des objections particulières que nous retrouverons plus loin.

Si l'on tient donc à l'organisation corporative pour décharger l'État d'une gestion économique accablante et disproportionnée à ses forces, pour libérer l'individu, pour éviter le gaspillage et vivifier la production, il faut de toute nécessité revenir à un mécanisme de la valeur qui règle automatiquement la production en conformité avec les besoins sociaux sans l'intervention de l'autorité publique.