Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Première partie : Les théories. Les systèmes de société socialiste - Livre I : Le collectivisme pur et son régime de la valeur »

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Le collectivisme, privé de l'excitation du profit individuel, renferme-
Le collectivisme, privé de l'excitation du profit individuel, renferme-
t-il un ressort de progrès industriel aussi énergique que la
t-il un ressort de progrès industriel aussi énergique que la
concurrence? La question est d'importance capitale; car, si le socialisme
concurrence? La question est d'importance capitale; car, si le socialisme
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considère son industrie comme nouvelle, pour la soustraire à l'application
considère son industrie comme nouvelle, pour la soustraire à l'application
de la moyenne ordinaire.
de la moyenne ordinaire.
Mais pourquoi ne fixerait-on pas des tarifs différents suivant la nature et la qualité des articles fabriqués ? C'est qu'on ne peut coter deux bons le manchon incassable exécuté en une heure de travail  dans le seul établissement qui fabrique cet article, sans bouleverser tout le système. On renonce à mesurer la valeur par le temps de travail, sans avoir aucune base pour une nouvelle méthode d'évaluation.
La qualité ne s'évalue pas d'elle-même en chiffres comme la
quantité. A défaut de prix de concurrence gradués suivant les désirs
des consommateurs, comment l'autorité publique pourrait-elle sans
arbitraire coter en chiffres des différences de nature? Elle peut sans doute donner une rétribution plus forte, sans modifier le tarif, quand les produits supérieurs demandent pour leur fabrication une quantité de travail supérieure. Mais il faut renoncer à appliquer un tarif de faveur au produit perfectionné, à moins de revenir aux prix fixés
suivant l'offre et la demande.
Cette insuffisance du système pour assurer un bénéfice aux inventeurs
ne doit avoir assurément qu'une portée restreinte, s'il est vrai que l'esprit de lucre n'est pas la source des progrès techniques. Mais le système n'est pas seulement incomplet, il est impraticable comme celui qu'il prétend corriger, à cause de la complication, de l'incertitude, de l'arbitraire inévitable du calcul des moyennes. Nous
avons vu quelles étaient, à cet égard, les difficultés présentées par le
collectivisme simple; elles ne sont pas moindres dans le collectivisme
de M. Jaurès.
Essayons de nous le représenter dans son fonctionnement pratique.
Les travailleurs sont payés d'après leurs produits. L'administration a calculé, sur l'ensemble des établissements appartenants à une même branche d'industrie, la productivité moyenne d'une heure de travail avec l'outillage le plus habituellement employé, la consommation
moyenne des matières premières, et l'usure moyenne du matériel pendant l'heure de travail, dans les conditions techniques
les plus usitées; elle a fixé en conséquence le produit-type d'une
heure de travail social moyen pour chaque genre de production, et
déterminé par là le nombre d'heures de travail moyen contenu dans
tout produit. Il lui suffit ensuite, pour appliquer ce tarif, de vérifier
la qualité des produits qu'on lui présente; car ce temps de travail
social nécessaire à la production est généralement moindre pour un
article de qualité inférieure que pour un article de fabrication soigné.
Cela fait, l'autorité paie le prix en bons à la corporation qui lui a
livré l'objet la corporation, à son tour, verse le prix au producteur.
La rémunération du travailleur, étant attachée à son produit, se
trouve ainsi dépendre à la fois des qualités propres de son travail et
des conditions communes de l'entreprise.
Ces calculs de moyennes, si compliqués soient-ils, paraissent
cependant plus abrégés que dans le collectivisme ordinaire, parce
qu'il ne semble pas nécessaire d'établir une moyenne de productivité
du travail pour chaque exploitation particulière. Mais nous avons
négligé jusqu'ici, de parti pris, toute une face du problème; nous
avons bien traité de la puissance productive des capitaux créés
par l'homme, mais non encore de la puissance inégale des agents
naturels.
Pour l'industrie manufacturière et celle des transports, il est
permis à la rigueur de se contenter du premier point de vue, bien
qu'une usine puisse elle-même se trouver dans des conditions naturelles
plus ou moins favorables pour sa force motrice et ses transports.
Mais en agriculture et dans l'industrie extractrice, les agents
naturels jouent certainement un rôle de premier ordre. Là, le produit
du travail varie suivant les conditions naturelles du sol ou du sous-sol;
il semble donc impossible d'y rétribuer les travailleurs d'après
leur produit sans violer la justice. Mais dès lors que les producteurs
ne sont plus payés suivant leur produit, comment peut-on récompenser
ceux dont la production exceptionnelle est due à la supériorité
de leurs méthodes et de leur outillage?
M. Jaurès ne parait pas s'en être préoccupé. Dans sa construction,
il ne parle guère que des travailleurs de l'usine; pour ceux de la terre,
il se réserve sans doute d'en traiter dans une étude ultérieure, car il
se contente de nous dire que la propriété paysanne sera respectée,
sans nous renseigner sur le mode de rétribution du travail agricole,
soit dans cet état de transition, soit dans l'état définitif. Cependant,
lorsqu'il parle des travailleurs de la mine, il déclare nettement que
leur rétribution sera mesurée à la durée effective de leur travail individuel, de manière qu'il n'y ait entre eux aucune inégalité préalable résultant de la qualité des charbons ou de la facilité plus ou moins grande de l'extraction.
M. Jaurès évite ainsi l'injustice, mais au prix d'une régression; bien qu'il considère ici des exploitations minières déléguées à des
groupements de travailleurs, et non pas entreprises administrativement,
il renonce à leur appliquer le mode de taxation qui fait toute"
l'originalité et la supériorité du système corporatif; il abandonne
le mode de rétribution suivant le produit, pour revenir à la rétribution
suivant le temps; il se reconnait par là même incapable d'intéresser
les travailleurs de la terre et de la mine au progrès de leur
outillage et au perfectionnement de leurs méthodes; c'est une faillite,
au moins partielle, un recul devant la loi de la rente économique,
cette pierre d'achoppement de tous les systèmes collectivistes.
N'est-il donc aucun moyen d'appliquer à ces travailleurs le mode
de rétribution qui les intéresse à perfectionner leurs procédés, sans
les faire pâtir ou profiter injustement des inégalités naturelles? Cherchons
nous-mêmes en toute bonne foi.
Nous supposerons d'abord que la terre ou la mine est fournie gratuitement
par la société aux exploitants, qui n'ont besoin d'acquérir
à leurs frais que les bâtiments, machines, outils, bestiaux, engrais et matières diverses. Pour que le producteur soit intéressé aux progrès
de la production, sans cependant profiter du hasard ou de la
faveur qui lui a procuré la terre la plus fertile ou la mine la plus
riche, il est de toute nécessité qu'on arrive à distinguer, dans la production,
la part du capital et celle du privilège naturel. Il faut donc
que, pour chaque parcelle cultivée, pour chaque veine exploitée,
l'Administration calcule la productivité d'une heure de travail d'intensité
moyenne dans des conditions moyennes d'exploitation, c'est à
dire en supposant, s'il s'agit d'une terre, qu'on y a fait les travaux
ordinaires d'aménagement en bâtiments, clôtures, drainage, irrigation,
etc., et qu'on y applique en outre les engrais, machines et
procédés en usage dans la plupart des exploitations sur des terres
du même genre. Si cette sorte d'immense cadastre est exactement
établi, le producteur gagne un profit extra quand il obtient, grâce à
ses efforts, à ses inventions, à ses méthodes perfectionnées, un produit
supérieur à la moyenne calculée pour son exploitation particulière.
Soit deux catégories de terres. Sur les unes, on met d'ordinaire,
par hectare, une masse d'engrais coûtant 200 bons, dose considérée
comme rationnelle, et, avec 100 heures de travail, on récolte en moyenne 30 hectolitres de blé; l'hectolitre est donc payé 10 bons aux
producteurs (300/30). Si un cultivateur ignorant ou malavisé, avec
une dose inférieure d'engrais coûtant 150 bons et des moyens défectueux,
obtient seulement 20 hectolitres pour un travail de même
durée, il ne reçoit que 200 bons, dont 50 seulement le rémunèrent
d'un travail de 100 heures.
Sur les autres terres, de qualité inférieure, on se contente habituellement
de 60 bons d'engrais par hectare, et l'on obtient, pour
100 heures de travail également, un rendement moyen de 8 hectolitres
le blé de cette provenance sera payé aux producteurs 20 bons
l'hectolitre au lieu de 10. Mais qu'un cultivateur intelligent, avec
120 bons d'engrais et le même temps de travail, récolte 15 hectolitres
sur une terre de cette catégorie, il bénéficiera d'une prime considérable
pour sa production supérieure à la moyenne; sur les
300 bons qu'il recevra, il en aura 180 pour prix d'un travail de
100 heures.
Quoique l'Administration paie l'hectolitre de blé 10 bons aux uns
et 20 bons aux autres, elle doit cependant vendre tout le blé au
même prix, au prix moyen, 15 bons si les quantités sont égales des
deux côtés. Par cette taxation au coût moyen, la rente des terres disparait. Les consommateurs, au lieu de payer tout le blé au coût
le plus élevé, comme aujourd'hui, ne le paient qu'au coût moyen. Les
cultivateurs qui exploitent les meilleures terres, ne recevant que
10 bons au lieu de 20 par hectolitre, ne tirent pas un revenu supérieur
du privilège naturel du sol qu'ils cultivent; ils ne bénéficient
aucunement de la rente de la terre. Et la société elle-même n'en
garde rien pour elle, puisqu'elle emploie le bénéfice réalisé sur certaines
quantités de produits à couvrir les pertes qu'elle subit sur les
autres; simple affaire do comptabilité.
Toutes ces combinaisons sont acceptables en théorie. Mais, pratiquement,
est-il possible d'estimer la productivité moyenne du
travail dans des conditions moyennes d'exploitation pour chaque
parcelle du sol et du sous-sol, et de suivre les incessantes variations
que subit cette productivité? L'Administration serait-elle capable de
suffire à une pareille tâche, de faire et de réviser ses calculs avec exactitude, sans tomber dans l'arbitraire et le favoritisme, sans
soulever des protestations indignées? La tête se perd dans ces calculs
de moyennes se greffant les unes sur les autres pour chacune
des 150 millions de parcelles dont se compose le sol de la France.
Personne ne serait satisfait, et le gouvernement économique serait
sans cesse culbuté par la masse de ceux qui se croiraient lésés.
Un autre procédé consisterait à louer le sol et le sous-sol à des
groupes professionnels, moyennant une redevance qui absorberait,
au profit de la nation, toutes les différences dues à des inégalités
naturelles. Pour reprendre notre exemple, tout le blé serait payé aux
producteurs, quels qu'ils fussent, à raison de 20 bons par hectolitre,
mais les cultivateurs des terres de première catégorie, qui recueilleraient
ainsi un produit moyen de 600 bons par hectare, devraient
acquitter un fermage annuel de 300 bons, tandis que ceux de la dernière
classe ne paieraient aucun fermage. L'Administration pourrait
encore vendre tout le blé à 13 bons l'hectolitre, après avoir
déduit du coût de production les fermages encaissés.
Mais c'est là un détour bien inutile, une complication sans profit,
puisqu'elle ne supprime pas la difficulté d'apprécier, pour chaque
exploitation particulière, la part de la nature dans la productivité du
travail. Cette appréciation si délicate reste nécessaire pour le calcul
annuel du fermage sur chaque parcelle du sol; car le fermage, pour
être juste, doit supprimer toute inégalité tenant à des causes naturelles,
sans rien prendre cependant de l'excédent de production qui
peut être dû à des incorporations de capitaux en améliorations foncières,
ou à des apports de capitaux d'exploitation.
Quant à concéder les terres ou les mines à des individus ou à des
syndicats moyennant des annuités d'amortissement, il n'y faut pas
songer. L'amortissement terminé, les propriétaires exploitants profiteraient
gratuitement de la rente de la terre, c'est-à-dire du revenu
de monopole tiré d'une supériorité naturelle du sol ou de la mine
de son côté, la société, ne recevant plus ni fermages, ni annuités,
ne pourrait affranchir les consommateurs du poids de la rente. Ce
serait le retour à un régime détesté.
Les difficultés de calcul ne sont pas les seules, ni même les plus
graves. L'obstacle principal est d'une autre nature; il est dans la
contradiction entre le principe centralisateur du collectivisme administratif
et le principe décentralisateur du socialisme corporatif,
que M. Jaurès cherche vainement à concilier.
Dans le système de M. Jaurès comme dans le collectivisme le plus
centralisé, la production, à défaut du régulateur de l'offre et la
demande, doit être réglée par l'autorité centrale, munie de renseignements
sur l'intensité relative des besoins sociaux. Il semblait que le
régime établit une sorte de décentralisation, parce qu'il abandonnait
les entreprises de production et de transport à des corporations
autonomes, au lieu de les réserver à l'État. Mais ce n'était qu'une
apparence. Le groupe professionnel, propriétaire de ses instruments, maître de leur usage, directeur responsable de l'entreprise, n'en est
pas moins subordonné à l'autorité administrative, qui lui fixe la
nature et la quantité des produits à fournir, et dirige par la même
toute sa production.
Aussi ne conçoit-on même pas comment le système pourrait fonctionner
dans ces conditions. Un syndicat s'organise pour monter
une grande filature de coton. Il se procure, à titre onéreux, les
machines et métiers du dernier modèle; il compte sur la productivité
exceptionnelle du travail s'exerçant sur cet outillage supérieur, pour
bénéficier d'un nombre de bons plus élevé que le nombre des heures
de travail effectif fourni par ses membres; il compte aussi sur l'économie
de frais résultant des dimensions de l'entreprise pour réduire
au-dessous de la moyenne les déductions de l'amortissement et des
frais généraux. Mais il a compté sans l'Administration. Toutes ses
prévisions sont déjouées, ses sacrifices rendus inutiles, si l'Administration,
par maladresse, malveillance ou toute autre cause, lui
attribue dans la production une part inférieure à ses moyens. L'autorité
publique, investie d'un pouvoir discrétionnaire, peut ruiner
de même une exploitation agricole montée pour la culture intensive
du blé et de la betterave à sucre, en lui faisant des commandes trop
faibles, ou en lui prescrivant tout autre genre de culture. Elle a le
pouvoir indirect d'obliger les établissements particuliers à changer
leur outillage, à étendre ou à restreindre le nombre de leurs membres;
elle peut tuer, par de mesquines vexations, toute initiative et
toute invention. Plutôt remettre franchement la production à l'État,
que de soumettre l'industrie corporative, soi-disant autonome, à
l'arbitraire administratif. La décentralisation des groupes de travailleurs
est incompatible avec la réglementation de la production par
une autorité extérieure; l'industrie décentralisée étoufferait si elle
n'était pas maîtresse de sa production; c'est pour elle une question
de vie ou de mort.
Le collectivisme de M. Jaurès est certainement supérieur au collectivisme
ordinaire. Il permet d'échapper partiellement à l'effrayante
centralisation des fonctions économiques. Il laisse une place à l'initiative
des producteurs et à l'esprit de progrès. Mais, sans parler
encore des défauts d'équilibre et des restrictions à la liberté personnelle,
que le système implique au même degré que le collectivisme
purement administratif, il présente des difficultés de calcul
aussi compliquées, et tombe dans l'incohérence par la contradiction
qu'il établit, entre la décentralisation industrielle et la réglementation
administrative de la production. Le système des coopératives de production ouvertes soulève en outre des objections particulières que
nous retrouverons plus loin.
Si l'on tient donc à l'organisation corporative pour décharger l'État
d'une gestion économique accablante et disproportionnée à ses
forces, pour libérer l'individu, pour éviter le gaspillage et vivifier la
production, il faut de toute nécessité revenir à un mécanisme de la
valeur qui règle automatiquement la production en conformité avec
les besoins sociaux sans l'intervention de l'autorité publique.
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