Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Première partie : Les théories. Les systèmes de société socialiste - Livre I : Le collectivisme pur et son régime de la valeur »

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sûr la propriété réelle, le revenu, le profit, et jusqu'à la liberté
sûr la propriété réelle, le revenu, le profit, et jusqu'à la liberté
d'exploitation.
d'exploitation.
== Chapitre 6. Conclusion; le collectivisme et la liberté. ==
Le collectivisme radical, avec son mode de production administrative
et son régime de valeur fixée suivant le temps de travail d'intensité
moyenne, investit l'État d'un immense pouvoir, qui embrasse
tous les domaines de l'activité individuelle. II impose à l'Administration,
composée d'innombrables organes entretenus par les ressources
publiques, une tâche surhumaine et une responsabilité écrasante.
Il lui confie toutes les fonctions économiques de la nation, tout le
service de la production, du transport, de l'emmagasinage et de la
distribution, la gestion du logement comme celle des subsistances et
des autres fournitures. Il lui donne le pouvoir exclusif de taxer les
services et les produits, après des calculs inextricables de moyennes
sociales, et lui confère la charge d'une comptabilité prodigieusement
compliquée, dont les erreurs peuvent compromettre l'existence nationale.
L'autorité publique, responsable des chômages, est tenue de
procurer à chacun un emploi conforme à ses aptitudes. L'État,
employeur unique de millions de travailleurs, supporte tout le
fardeau des fautes et des injustices qui peuvent se commettre dans
la répartition des tâches, le calcul des tarifs ou la réception des produits.
Le gouvernement économique, disposant des citoyens à la
fois comme consommateurs et comme producteurs, est sans cesse
exposé à succomber sous le poids des responsabilités.
Le progrès matériel et le développement des forces productives
n'ont d'autre garantie que le zèle des fonctionnaires électifs et le
dévouement des travailleurs. II faut qu'en dehors de tout avantage
personnel, la passion désintéressée du bien les détermine à adopter les machines nouvelles et les méthodes perfectionnées, lors même
qu'elles bouleverseraient les habitudes et les situations acquises. La
réduction des frais, l'économie des matières et l'entretien du matériel
dépendent de la contrainte que les uns sont disposés à exercer sur
leurs commettants, et les autres sur eux-mêmes. Quant à l'amortissement
du capital productif, quant à son extension par des prélèvements
sur la rétribution des travaux individuels, il faut compter,
pour y pourvoir, sur la fermeté des pouvoirs électifs.
Cherche-t-on, comme M. Jaurès, à décentraliser l'organisation
collectiviste, en laissant aux corporations professionnelles une autonomie
relative, et en leur concédant, sous certaines réserves, la propriété
de leur outillage? Essaie-t-on de donner quelque vie aux
organes flasques de la production collectiviste, en adoptant pour
unité de valeur l'heure de travail de productivité moyenne, de manière
à ménager une prime à la productivité exceptionnelle du travail
s'exerçant sur un outillage supérieur à la moyenne? On échoue
devant un double écueil: complication excessive du calcul des
moyennes, qui doivent être établies pour chaque exploitation particulière
suivant la productivité des agents naturels; et d'autre part,
en l'absence d'un régulateur automatique de la production, oppression et étouffement fatal de l'industrie corporative par le pouvoir
arbitraire de réglementation nécessairement dévolu à l'autorité centrale.
Mais c'est surtout au point de vue de l'équilibre économique que le
collectivisme est défectueux. La fonction vitale de l'organisme social,
l'adaptation de la production aux besoins, devient une fonction administrative.
C'est l'autorité publique qui est chargée de centraliser les
renseignements, de prévoir les demandes, de calculer en conséquence
les moyens de production à créer, les achats à faire au dehors, les
marchandises à produire pour l'échange extérieur. Sur elle repose la
charge de régler le mouvement tout entier, de déterminer la nature
et la quantité des produits à livrer pour satisfaire les besoins les plus
délicats comme les plus essentiels, sans déficit et sans excès. Il faut
obtenir des fonctionnaires qu'ils se plient aux goûts variés et capricieux
du public, sans crainte de compliquer leur service, qu'ils s'ingénient
à prévenir les moindres désirs des consommateurs, comme
savent le faire les producteurs et les négociants dans la société individualiste.
Aucune faute de prévision, aucune erreur, aucun oubli
ne doivent être commis dans un service comme celui des subsistances;
l'existence de tout un peuple dépend de la vigilance de son
gouvernement pourvoyeur.
Par ailleurs, le collectivisme est impuissant à réaliser l'équilibre,
même d'une façon purement théorique. Nul moyen d'écouler les
produits en excès, passés de mode ou détériorés, qui encombrent les
magasins sans trouver preneur au prix coûtant; nulle règle satisfaisante
d'attribution pour les objets qui existent en quantité insuffisante.
Quant à la répartition des travailleurs entre les emplois, elle
est aussi déréglée; à défaut d'équilibre spontané, l'État doit employer
la force pour recruter les travailleurs dans les métiers les moins
recherchés.
Détraquement des rapports économiques, gaspillage, langueur de
la production, règne universel de l'arbitraire et de la compression,
tels sont les maux inhérents à la forme collectiviste. Sous quelque
aspect qu'on l'envisage, c'est toujours et surtout la liberté qui
s'y trouve sacrifiée.
Les adversaires du collectivisme ont principalement insisté jusqu'ici
sur son caractère oppressif, et longtemps les socialistes se sont contentés
de répondre qu'il n'y a pas de vraie liberté, en régime capitaliste,
pour la masse de ceux qui, vivant au jour le jour de leurs salaires,
sont à la discrétion du capital. Quelle que soit la valeur de cette
contre attaque, le collectivisme est blessé à mort, s'il ne parvient pas
lui-même à se laver du reproche de sacrifier la liberté.
Or, il n'est pas une seule liberté qui ne paraisse compromise, dans
un régime qui subordonne toute consommation au bon vouloir des
arbitres tout-puissants de la production et de la distribution. Que
reste-t-il à l'individu, si la satisfaction de ses besoins et de ses goûts
est abandonnée à la discrétion de l'autorité publique? Quelle peut
être la garantie des minorités, contre un pouvoir aussi formidable
des majorités ? Toute manifestation d'activité individuelle ou collective,
même de l'ordre intellectuel et moral, se traduisant par un
usage ou une consommation de choses matérielles, toute liberté,
liberté de la presse, liberté des élections, liberté de réunion, liberté
des théâtres, liberté de l'enseignement, liberté religieuse, se trouve
soumise à l'arbitraire des personnages préposés à la direction des
fonctions économiques.
Il n'est pas jusqu'à la liberté du choix de la profession, jusqu'à
telle du domicile et du foyer familial, qui ne soient à la merci de
l'autorité publique, si le collectivisme ne laisse pas altérer son système
de la valeur en admettant le jeu de l'offre et la demande. Suivant
les besoins de la production et le hasard des vacances, les
membres d'une même famille peuvent être arrachés à la maison
paternelle et dispersés au loin sur l'ordre des fonctionnaires publics;
certains travailleurs sont enchaînés à leur atelier comme des galériens
à leur banc. II est bien vrai qu'aujourd'hui les mêmes effets
peuvent résulter des nécéssités économiques; mais la contrainte
n'est-elle pas plus odieuse lorsqu'elle émane des hommes que lorsqu'elle
est le fait des choses?
On nous promet la disparition des contraintes, sous le prétexte
que l'avènement du collectivisme entraînerait l'abolition de l'État
tel que nous le connaissons, de l'État capitaliste fondé sur la division
des classes, organisé et dirigé pour garantir à la classe capitaliste
la conservation de son privilège économique. « L'administration
des choses sera substituée au gouvernement des hommes. »
En vérité, il semble que l'on cherche à engourdir la pensée, en la
caressant d'une formule hypocrite qui se répète avec la monotonie
d'un refrain de berceuse. Le gouvernement des hommes, la contrainte
du commandement personnel, disparaîtraient d'une société
où les fonctions économiques seraient remises, comme les fonctions
politiques, à la direction des administrations publiques, où la vie
sociale tout entière serait sous la dépendance du pouvoir, où nul
acte de l'individu n'échapperait à l'autorité ou au contrôle des fonctionnaires
? Est-ce sérieusement qu'on l'affirme?
Croit-on suffisant, pour sauvegarder la liberté, de soustraire la
vie économique à la tutelle du gouvernement politique, en instituant,
à côté du pouvoir militaire et diplomatique, un Conseil supérieur
du travail, comme le veut M. Jaurès? Suffirait-il, comme le
propose M. Vandervelde, de faire entre l'État, gouvernement des
hommes, et l'État, administrateur des choses, la même séparation
qu'entre le cerveau et l'estomac? C'est toujours revenir à cette idée
que l'administration économique, étant l'administration des choses,
ne peut avoir rien de pesant pour les hommes. Administration des
choses, oui certes, mais administration exercée par des hommes sur
les autres hommes à l'occasion des choses; et ces hommes, représentants
élus des majorités, épousant toutes leurs passions et leurs
rancunes, seraient investis du pouvoir le plus formidable qui se soit
encore rencontré dans une société humaine. Si l'État capitaliste est
une gendarmerie établie pour protéger le capital, l'État socialiste
serait de même une police destinée à maintenir l'ordre socialiste,
avec des moyens qui dépasseraient en puissance et en tyrannie tous
ceux qui ont pu être employés jusqu'ici.
Plus d'État, dit-on, mais un gouvernement économique à côté du
gouvernement politique; plus d'impôts, mais un prélèvement sur le
produit du travail pour les besoins publics. Simple changement
d'étiquette. Les traites de l'ancien régime sont devenues les douanes
et octrois, les aides et gabelles s'appellent aujourd'hui contributions
indirectes; mais le contribuable ne s'y trompe pas, et il continue à
donner aux agents du fisc leurs noms populaires. Que signifient
donc ces déguisements, et qui trompe-t-on ici?
A l'immense mécanisme d'acier qui l'étreint, qui le broie, qui comprime
tous ses mouvements, étouffant l'expression de sa pensée et
disloquant sa famille, l'individu, simple pièce de l'appareil, est rivé
de sa naissance à sa mort. Contre ce régime de caserne et de corvées,
toute la nature de l'homme moderne, parvenu à un haut développement
de conscience et de personnalité, proteste avec indignation et
avec dégoût. Espère-t-on que l'individu se résignera de nouveau
aujourd'hui à la perte de sa liberté, qu'il subira cette épouvantable
servitude économique, cette intolérable oppression de sa conscience,
sans soubresauts et sans révoltes d'une irrésistible furie? Non, un
tel régime n'est pas viable.
Aussi M. Jaurès proclame-t-il bien haut son culte de la liberté
« Nous aussi, nous avons une âme libre; nous aussi, nous sentons
en nous l'impatience de toute contrainte extérieure! Et si dans
l'ordre social rêvé par nous nous ne rencontrions pas d'emblée la
liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions
pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les
larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers
la société actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions
car si en elle la liberté n'est qu'un mensonge, c'est un mensonge
que les hommes conviennent encore d'appeler une vérité, et
qui parfois caresse le coeur. Plutôt la solitude avec tous ses périls
que la contrainte sociale; plutôt l'anarchie que le despotisme quel
qu'il soit. La justice est pour nous inséparable de la liberté. » Mais
la liberté, loin d'être exclue de l'ordre social nouveau, en sera l'âme
et l'esprit de feu.
Pas de socialisme donc, s'il ne doit pas sauvegarder la liberté.
Mais comment opérer la conciliation, et transformer un régime
d'autorité en régime de liberté?
M. Jaurès n'y a pas réussi, parce qu'il n'a pas su renoncer à la
taxation des valeurs en travail, qui nécéssite une direction administrative
de la production. Schaeffle, au contraire, pressait les
socialistes de prendre en considération la valeur d'usage dans la
constitution de la valeur d'échange « Si le socialisme, dit-il, voulait
abolir la liberté des besoins individuels, il devrait être regardé
comme l'ennemi mortel de toute liberté, de toute civilisation, de tout
bien-être intellectuel et matériel. »  Mais pour libérer l'individu, il
faut libérer la production, et par conséquent revenir à la forme
actuelle de la valeur d'échange variable suivant l'offre et la demande.
Pas de socialisme, dira-t-on, si les corporations et les individus
restent libres de régler la production suivant les fluctuations des
prix, parce que la concurrence engendre les crises et les inégalités
de profit.
Est-ce là un effet inévitable du jeu de l'offre et la demande? Nous retrouverons
la question, en parcourant les différentes variétés du
socialisme qui tendent à éliminer les revenus capitalistes sans toucher
cependant au mode actuel de la valeur d'échange. Nous nous
demanderons si le socialisme d'État, le socialisme communal et le socialisme
corporatif ne parviennent pas à écarter les inégalités de
profit incompatibles avec l'essence du socialisme. Mais il est des
maintenant un point acquis : s'il n'y a de vrai socialisme que par
la fixation des valeurs d'après le temps de travail, le socialisme est
incompatible avec la liberté.
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