Ludwig von Mises:La Mentalité anti-capitaliste - La caractéristique sociale du capitalisme et les causes psychologiques de sa diabolisation

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Ludwig von Mises:La Mentalité anti-capitaliste - La caractéristique sociale du capitalisme et les causes psychologiques de sa diabolisation


Anonyme


La caractéristique sociale du capitalisme et les causes psychologiques de sa diabolisation

Le consommateur souverain

Le trait caractéristique du capitalisme moderne est la production de masse de biens destinés à la consommation des masses. Le résultat en est une tendance à l'amélioration continue du niveau de vie moyen, à un enrichissement croissant pour le grand nombre. Le capitalisme déprolétarise « l'homme ordinaire » et l'élève au rang de « bourgeois ».

Sur le marché d'une société capitaliste, l'homme ordinaire est le consommateur souverain qui, par ses achats ou son abstention, détermine au final ce qui doit être produit, en quelles quantités et à quelle qualité. Les magasins et les usines qui s'occupent exclusivement ou de façon prépondérante de la demande des citoyens les plus riches en produits de luxe raffinés ne jouent qu'un rôle secondaire dans le cadre économique de l'économie de marché. Ils n'atteignent jamais la taille d'une grande entreprise. Les grandes entreprises servent toujours — directement ou indirectement — les masses.

C'est cette ascension de la multitude qui constitue le changement social radical provoqué par la Révolution industrielle. Les sous-fifres qui, au cours de toutes les époques passées, formaient les cohortes d'esclaves et de serfs, de pauvres et de mendiants, sont devenus le public acheteur dont les hommes d'affaires se disputent les faveurs. Ils constituent les clients qui ont « toujours raison », les patrons qui ont le pouvoir de rendre riches de pauvres fournisseurs et pauvres de riches fournisseurs.

Dans la structure d'une économie de marché non sabotée par les remèdes de charlatan des gouvernements et des politiciens, il n'y a pas de grands manitous ou de grands seigneurs qui maintiennent le peuple en soumission, qui collectent des tributs et des impôts, et qui festoient avec éclat pendant que les serfs doivent se contenter des miettes. Le système du profit rend prospères les gens qui ont réussi à satisfaire les demandes du peuple de la meilleure manière et au meilleur prix. La richesse ne peut être acquise qu'en se mettant au service des consommateurs. Les capitalistes perdent leurs fonds dès qu'ils n'arrivent pas à investir dans les branches où ils satisfont au mieux les demandes du public. Dans un plébiscite répété chaque jour, dans lequel chaque centime donne un droit de vote, les consommateurs déterminent qui doit posséder et qui doit diriger les usines, les magasins et les fermes. Le contrôle des moyens matériels de production est une fonction sociale soumise à confirmation ou à révocation de la part des consommateurs souverains.

C'est ce que veut dire le concept moderne de liberté. Chaque adulte est libre de mener sa vie selon ses propres plans. Il n'est pas forcé de vivre en conformité avec le projet d'une autorité planificatrice faisant respecter son projet unique par la police, c'est-à-dire par l'appareil social de coercition et de contrainte. Ce qui restreint la liberté individuelle, ce n'est pas la violence ou la menace de violence des autres, mais la structure physiologique de son propre corps et la rareté inévitable, due à la nature, des facteurs de production. Il est évident que la liberté d'action de l'homme, pour ce qui est de donner forme à son destin, ne peut jamais dépasser les limites tracées par ce qu'on appelle les lois de la nature.

Établir ces faits ne revient pas à justifier la liberté individuelle du point de vue d'une quelconque norme absolue ou d'une quelconque idée métaphysique. Ce faisant, on n'exprime aucun jugement sur les doctrines en vogue des avocats du totalitarisme, qu'ils soient « de droite » ou « de gauche ». On ne discute pas de leurs affirmations selon lesquelles les masses seraient trop stupides et trop ignorantes pour savoir ce qui servirait au mieux leurs « véritables » besoins et intérêts, et nécessiteraient donc un gardien, le gouvernement, de peur qu'elles ne se fassent du tort à elles-mêmes. On n'examine pas non plus en détail, lorsqu'on établit ces faits, les affirmations prétendant qu'il existerait des surhommes disponibles pour tenir une telle place de gardien.

La nécessité d'une amélioration économique

Dans un régime capitaliste, l'homme ordinaire jouit de commodités qui, dans le passé, étaient inconnues et donc inaccessibles même aux plus riches. Mais, bien entendu, ces automobiles, ces postes de télévision et ces réfrigérateurs ne rendent pas un homme heureux. Au moment où il les acquiert, il peut se sentir plus heureux qu'il ne l'était auparavant. Mais dès que ses désirs sont satisfaits, de nouveaux désirs apparaissent. Telle est la nature humaine.

Peu d'Américains ont pleinement conscience du fait que leur pays jouit du plus haut niveau de vie et que le mode de vie de l'Américain moyen apparaît fabuleux et hors de portée à l'immense majorité des habitants des pays non capitalistes. De nombreuses personnes rabaissent ce qu'elles ont et pourraient acquérir, et réclament les choses qui leur sont inaccessibles. Il serait stérile de se lamenter sur cet appétit insatiable pour toujours plus de biens. Cet appétit est précisément l'impulsion qui conduit l'homme vers le chemin de l'amélioration économique. Se contenter de ce que l'on a déjà et de ce que l'on pourrait facilement obtenir, et s'abstenir sans réaction de toute tentative d'améliorer sa propre situation matérielle, ne constitue pas une vertu. Une telle attitude est plus celle du comportement animal que d'êtres humains raisonnables. Le trait le plus caractéristique de l'homme est qu'il ne cesse jamais d'essayer d'améliorer son bien-être par une activité réfléchie, ayant un but précis.

Toutefois, ces tentatives doivent être adaptées au but poursuivi. Elles doivent pouvoir conduire aux effets espérés. L'erreur de la plupart de nos contemporains n'est pas qu'ils ont passionnément envie d'une quantité plus grande de divers biens, mais qu'ils choisissent des moyens inappropriés pour parvenir à cette fin. Ils sont trompés par des idéologies fallacieuses. Ils donnent leur préférence à des politiques contraires à leurs intérêts vitaux, correctement compris. Trop obtus pour voir les inévitables conséquences à long terme de leur comportement, ils prennent plaisir aux effets passagers et à court terme. Ils défendent des mesures qui doivent finalement conduire à un appauvrissement généralisé, à la désintégration de la coopération sociale due au principe de la division du travail, et à un retour à la barbarie.

Il n'y a qu'une façon disponible pour améliorer la condition matérielle de l'humanité : accélérer la croissance du capital accumulé par rapport à la croissance de la population. Plus la quantité de capital investi par travailleur est grande, plus il y aura de biens pouvant être produits et consommés et meilleurs ils seront. Voilà ce que le capitalisme, ce système tant insulté du profit, a apporté et apporte chaque jour à nouveau. Et pourtant la plupart des gouvernements et des partis politiques actuels souhaitent détruire ce système.

Pourquoi haïssent-ils tous le capitalisme ? Pourquoi, alors qu'ils bénéficient du bien-être que le capitalisme leur a accordé, jettent-ils des coups d'œil envieux en direction du « bon vieux temps » du passé et de la situation misérable de l'ouvrier russe d'aujourd'hui ?

Société de statut et capitalisme

Avant de répondre à cette question, il est nécessaire de mettre en relief le trait caractéristique du capitalisme par rapport à une société de statut.

Il est assez habituel de comparer les entrepreneurs et les capitalistes de l'économie de marché aux aristocrates d'une société de statut. La base de cette comparaison réside dans les richesses relatives des deux groupes par rapport à la situation relativement délicate du reste de la population. Toutefois, en ayant recours à cette comparaison, on n'arrive pas à comprendre la différence fondamentale entre les riches aristocrates et les riches capitalistes ou « bourgeois ».

La richesse d'un aristocrate n'est pas un phénomène du marché ; elle n'a pas pour origine l'approvisionnement des consommateurs et ne peut pas être retirée ou même modifiée par une quelconque action de la part du public. Elle provient de la conquête, ou de la largesse d'un conquérant. Elle peut prendre fin en raison de la révocation du donneur ou par une éviction violente de la part d'un autre conquérant, ou elle peut encore être dissipée par la prodigalité. Le seigneur féodal n'est pas au service des consommateurs et il est protégé contre le mécontentement du peuple.

Les entrepreneurs et les capitalistes doivent leur richesse au peuple qui se fournit chez eux. Ils la perdent inévitablement dès que d'autres individus les supplantent en servant mieux, ou à meilleur marché, les consommateurs.

Le but de cet essai n'est pas de décrire les conditions historiques ayant conduit aux institutions de classe ou de statut, instaurant la subdivision des peuples en groupes héréditaires avec différents rangs, différents droits, différents titres ainsi que des privilèges ou des handicaps reconnus par la loi. La seule chose qui compte pour nous est le fait que la préservation de ces institutions féodales était incompatible avec le système capitaliste. Leur abolition et la mise en place du principe d'égalité devant la loi éliminèrent les barrières qui empêchaient l'humanité de jouir de tous les bénéfices que le système de la propriété privée des moyens de production et de l'entreprise privée rend possible.

Dans une société reposant sur le rang, le statut ou la caste, la place d'un individu dans la vie est fixée. Il naît dans une certaine situation et sa position dans la société est déterminée rigoureusement par les lois et les coutumes qui assignent à chaque membre de son rang des privilèges et des devoirs donnés, ou lui infligent des désavantages déterminés. Une chance ou une malchance extraordinaire peut dans certains rares cas élever un individu à un niveau supérieur ou le rabaisser à un rang inférieur. Mais, en règle générale, la situation des membres d'un ordre ou d'un rang donnés ne peut s'améliorer ou se dégrader que suite à un changement des conditions de tout le groupe. L'individu n'est pas en premier lieu le citoyen d'une nation ; il est le membre d'une condition, d'un état (Stand), et c'est uniquement en tant que tel qu'il est indirectement intégré au corps de sa nation. Lorsqu'il entre en contact avec un compatriote d'un autre rang, il ne ressent aucun lien de communauté. Il ne perçoit que le gouffre qui le sépare du statut de l'autre. La diversité se reflétait tout autant dans les usages linguistiques et vestimentaires. Dans l'ancien régime [1], les aristocrates européens parlaient de préférence français. Le tiers-état utilisait la langue vernaculaire, alors que les classes les plus basses de la population urbaine et les paysans s'accrochaient à des jargons, argots et dialectes locaux, souvent incompréhensibles aux gens instruits. Les divers rangs sociaux s'habillaient différemment. Personne ne pouvait se tromper sur le rang d'un étranger qu'il voyait quelque part. La critique principale faite au principe de l'égalité devant la loi par les panégyristes du bon vieux temps est qu'il a aboli les privilèges de rang et de dignité. Il a, disent-ils, « atomisé » la société, dissous ses divisions « organiques » en masses « amorphes ». Les « bien trop nombreux » sont désormais tout-puissants et leur matérialisme médiocre a remplacé les nobles critères des âges révolus. L'argent est roi. Des gens plutôt sans valeur jouissent des richesses et de l'abondance, alors que des gens méritants et de valeur partent les mains vides.

Cette critique suppose implicitement que dans l'ancien régime les aristocrates se distinguaient par leur vertu et qu'ils devaient leur rang et leurs revenus à leur supériorité morale et culturelle. Il n'est guère nécessaire de discréditer cette fable. Sans exprimer le moindre jugement de valeur, l'historien ne peut s'empêcher de souligner que la haute aristocratie des principaux pays européens descendait de soldats, de courtisans et de courtisanes qui, dans leurs batailles religieuses et constitutionnelles du XVIe et XVIIe siècles, s'étaient habilement mis du côté du parti sorti vainqueur dans leurs pays respectifs.

Alors que les ennemis conservateurs et « progressistes » du capitalisme sont en désaccord en ce qui concerne l'estimation des anciennes normes, ils sont pleinement d'accord pour condamner les normes de la société capitaliste. Selon eux, ce ne sont pas ceux qui méritent le plus de leurs semblables qui obtiennent la richesse et le prestige, mais des gens sans valeur. Les deux groupes prétendent chercher à substituer des méthodes de « répartition » plus justes à celles manifestement injustes ayant cours avec le capitalisme de laissez-faire.

Or, personne n'a jamais prétendu qu'avec le capitalisme sans entraves ceux qui réussissent le mieux sont ceux qui, du point de vue de normes de valeur éternelles, devraient avoir la préférence. La démocratie capitaliste du marché ne conduit pas à récompenser les gens selon leurs « véritables » mérites, leur valeur naturelle et leur distinction morale. Ce qui rend un homme plus ou moins prospère n'est pas l'évaluation de sa contribution à partir d'un principe « absolu » de justice, mais l'évaluation de la part de ses semblables, qui appliquent exclusivement la mesure de leurs besoins, désirs ou fins personnels. C'est précisément cela que signifie le système démocratique du marché. Les consommateurs sont tout-puissants — c'est-à-dire souverains. Ils veulent être satisfaits.

Des millions de gens aiment boire du Pinkapinka, boisson préparée par la compagnie mondiale Pinkapinka. Des millions apprécient les romans policiers, les films à suspense, les tabloïdes, les combats de taureaux, la boxe, le whisky, les cigarettes, le chewing-gum. Des millions votent pour des gouvernements désireux de s'armer et de faire la guerre. C'est pourquoi les entrepreneurs qui fournissent de la meilleure manière possible et au meilleur prix toutes les choses nécessaires à la satisfaction de ces désirs réussissent à être riches. Ce qui compte dans le cadre d'une économie de marché, ce ne sont pas des jugements de valeur théoriques, mais les évaluations que manifestent réellement les gens en achetant ou en n'achetant pas.

Au ronchon qui se plaint de l'injustice du système de marché, on ne peut donner qu'un conseil : Si vous voulez acquérir la richesse, essayez donc de satisfaire le public en lui offrant quelque chose à meilleur marché ou qu'il préfèrera. Essayez de remplacer le Pinkapinka en composant une autre boisson. L'égalité devant la loi vous donne le pouvoir de défier n'importe quel millionnaire. C'est — dans un marché non saboté par des restrictions imposées par le gouvernement — uniquement de votre faute si vous ne devancer pas le roi du chocolat, la star de cinéma ou le champion de boxe.

Mais si, aux richesses que vous pourriez peut-être obtenir en vous lançant dans le commerce des vêtements ou dans la boxe professionnelle, vous préférez la satisfaction que vous retirez de l'écriture de poésie ou de philosophie, vous êtes libres de le faire. Bien sûr, vous ne gagnerez alors pas autant d'argent que ceux qui se sont mis au service de la majorité. Telle est la loi de la démocratie économique du marché. Ceux qui satisfont les désirs d'un petit nombre de personnes récoltent moins de voix — de dollars — que ceux qui satisfont les souhaits du plus grand nombre. Pour ce qui est de gagner de l'argent, la star de cinéma devance le philosophe et le fabricant de Pinkapinka le compositeur de symphonies.

Il est important de comprendre que l'occasion d'entrer en concurrence pour obtenir les récompenses que la société a à offrir est une institution sociale. Elle ne peut éliminer ou soulager les handicaps innés que la nature a infligés à de nombreuses personnes. Elle ne peut rien changer au fait que beaucoup sont nés malades ou deviennent infirmes plus tard dans leur vie. L'équipement biologique d'un homme réduit de manière absolue le domaine dans lequel il peut servir. La classe de ceux qui sont capables de réfléchir par eux-mêmes est séparée par un gouffre infranchissable de la classe de ceux qui en sont incapables.

Le ressentiment de l'ambition frustrée

Nous pouvons maintenant essayer de comprendre pourquoi les gens dénigrent le capitalisme.

Dans une société basée sur la caste et le statut, l'individu peut imputer un destin défavorable à des conditions situées au-delà de son propre contrôle. Il est un esclave parce que les pouvoirs surhumains déterminant l'avenir tout entier lui ont donné ce rang. Son humilité n'est pas de sa faute, et il n'a pas de raison d'en avoir honte. Sa femme ne peut lui reprocher sa situation. Si elle lui disait : « Pourquoi n'es-tu pas duc ? Si tu étais duc, je serais duchesse, » il pourrait répondre : « Si j'étais né fils de duc, je ne me serais pas marié avec toi, une fille d'esclave, mais avec la fille d'un autre duc ; si tu n'es pas une duchesse, c'est exclusivement de ta propre faute ; pourquoi n'as-tu pas été plus habile dans le choix de tes parents ? »

C'est une tout autre histoire dans un régime capitaliste. Dans ce cas, la situation dans la vie de chacun dépend de lui seul. Celui dont les ambitions n'ont pas été pleinement assouvies sait très bien qu'il a raté des occasions, que ses semblables l'ont essayé et l'ont trouvé déficient. Quand sa femme lui reproche : « Pourquoi ne gagnes-tu que huit dollars par semaine ? Si tu étais aussi dégourdi que ton ancien copain Paul, tu serais chef d'équipe et jouirais d'une vie meilleure, » il prend conscience de sa propre infériorité et se sent humilié.

La dureté du capitalisme, dont on a tant parlé, réside dans le fait qu'il traite chacun selon sa contribution au bien-être de ses semblables. La domination du principe, à chacun selon ses réalisations, ne permet aucune excuse aux défauts personnels. Tout un chacun sait très bien qu'il y a des gens comme lui qui ont réussi là où lui a échoué, et que ceux qu'il envie sont des self-made-men qui ont débuté au même point que lui. Pire, il sait que tous les autres le savent aussi. Il lit dans les yeux de sa femme et de ses enfants le reproche silencieux : « Pourquoi n'as-tu pas été plus dégourdi ? » Il voit comment les gens admirent ceux qui ont plus de succès que lui et regardent avec mépris ou avec pitié son propre échec.

Ce qui fait que beaucoup de gens sont malheureux dans un régime capitaliste, c'est que le capitalisme donne à chacun l'occasion d'atteindre les postes les plus désirables qui, bien sûr, ne peuvent être obtenus que par quelques-uns. Quoi qu'un homme ait pu gagner pour lui-même, ce n'est qu'une faible fraction de ce que son ambition le poussait à gagner. Il y a toujours devant ses yeux des gens qui ont réussi là où il a échoué. Ils y a des individus qui l'ont devancé et envers lesquels, dans son inconscient, il nourrit des complexes d'infériorité. C'est l'attitude du vagabond envers l'homme qui a un travail régulier, de l'ouvrier envers le contremaître, du cadre envers le vice-président, du vice président envers le président de la compagnie, de l'homme qui vaut trois cent mille dollars envers le millionnaire, etc. La confiance en soi et l'équilibre mental de chacun sont sapés par le spectacle de ceux qui ont fait preuve de plus grandes capacités et aptitudes. Tout le monde est conscient de sa propre défaite et de sa propre insuffisance.

C'est Justus Möser qui a inauguré la longue liste des auteurs allemands rejetant radicalement les idées « occidentales » des Lumières et la philosophie sociale du rationalisme, de l'utilitarisme et du laissez-faire, tout autant que les politiques prônées par ces écoles de pensée. L'un des nouveaux principes qui provoquait l'ire de Möser était la demande que la promotion des officiers de l'armée et des fonctionnaires civils dépende du mérite et de l'aptitude personnels au lieu de dépendre de l'ascendance et de la noblesse du lignage du titulaire, de son âge et de la durée de son service. La vie dans une société où le succès dépendrait exclusivement du mérite personnel serait, selon Möser, tout simplement insupportable. La nature humaine étant ce qu'elle est, tout le monde est enclin à surestimer sa propre valeur et ses propres mérites. Si la position d'un homme dans la vie est conditionnée par des facteurs autres que son excellence intrinsèque, ceux qui restent au bas de l'échelle peuvent accepter ce résultat et, connaissant leur valeur, conserver encore leur dignité et leur estime de soi. Mais il va autrement si seul le mérite décide. Ceux qui échouent se sentent alors humiliés et insultés. La haine et l'hostilité envers tous ceux qui les ont supplantés doit en résulter [2].

Le système capitaliste des prix et du marché constitue une telle société où le mérite et les réalisations déterminent le succès ou l'échec d'un homme. Quoi que l'on puisse penser du préjugé de Möser contre le principe du mérite, on doit admettre qu'il avait raison en décrivant l'une de ses conséquences psychologiques. Il avait compris les sentiments de ceux que l'on avait essayés et trouvé insuffisants.

Afin de se consoler et de restaurer sa confiance en soi, un tel homme cherche un bouc émissaire. Il essaie de se persuader qu'il a échoué sans en être responsable. Il est au moins aussi brillant, efficace et travailleur que ceux qui l'éclipsent. Malheureusement, cet infâme ordre social dans lequel nous vivons n'accorde pas ses récompenses aux hommes les plus méritants ; il couronne le coquin malhonnête et sans scrupules, l'escroc, l'exploiteur, le « farouche individualiste ». C'est son honnêteté qui l'a fait échouer. Il était trop brave pour recourir aux astuces auxquelles ses rivaux à succès doivent leur influence. Les conditions étant ce qu'elles sont avec le capitalisme, un homme est obligé de choisir entre la vertu et la pauvreté d'une part, le vice et les richesses de l'autre. Lui, Dieu merci, a choisi la première possibilité et rejeté la seconde.

Cette recherche d'un bouc émissaire est l'attitude de ceux qui vivent dans un ordre social traitant chacun selon sa contribution au bien-être de ses semblables et où donc chacun est à l'origine de sa propre fortune. Dans une telle société, tout membre dont les ambitions n'ont pas été pleinement satisfaites s'indigne de la richesse de ceux qui ont mieux réussi que lui. Le faible d'esprit exprime ces sentiments par la calomnie et la diffamation. Les plus sophistiqués ne cèdent pas à la calomnie personnelle. Ils subliment leur haine en une philosophie, la philosophie de l'anti-capitalisme, afin de rendre inaudible la voix intérieure qui leur dit que leur échec est entièrement de leur faute. Leur fanatisme pour ce qui est de défendre leur critique du capitalisme est précisément dû au fait qu'ils luttent contre leur propre prise de conscience de sa fausseté.

La souffrance résultant d'une ambition frustrée est particulière aux personnes vivant dans une société d'égalité devant la loi. Elle n'est pas causée par cette égalité devant la loi, mais par le fait que, dans une telle société, l'inégalité des hommes en ce qui concerne les capacités intellectuelles, la volonté et la mise en œuvre devient visible. Le gouffre qui sépare ce qu'un homme est et accomplit de ce qu'il pense quant à ses propres capacités et accomplissements est révélé sans pitié. Les rêveries d'un monde « juste » qui les traiteraient en fonction de leur « véritable valeur » constituent le refuge de tous ceux qui sont victimes d'un manque de connaissance d'eux-mêmes.

Le ressentiment des intellectuels

L'homme ordinaire n'a en règle générale pas l'occasion de fréquenter ceux qui ont mieux réussi que lui. Il évolue dans le cercle des autres gens ordinaires. Il ne rencontre jamais son patron en société. Il n'apprend jamais au cours de son expérience personnelle en quoi un entrepreneur ou un cadre dirigeant est différent en ce qui concerne toutes les capacités et facultés requises pour servir avec succès le consommateur. Son envie et le ressentiment qu'elle engendre ne sont pas dirigés contre des personnes de chair et de sang, mais contre de pâles abstractions comme « le patronat », « le capital » et « Wall Street ». Il est impossible d'exécrer une telle ombre vague avec les mêmes sentiments amers que l'on peut nourrir contre un de ses semblables que l'on rencontre tous les jours.

Il en va différemment avec ceux dont la situation spécifique de leur métier ou de leur affiliation familiale les met en contact personnel avec les vainqueurs des récompenses qui — d'après ce qu'ils croient — auraient dû leur revenir de droit. Chez eux, les sentiments de l'ambition frustrée deviennent particulièrement intenses parce qu'ils engendrent la haine envers des êtres vivants concrets. Ils dénigrent le capitalisme parce que ce dernier a donné à tel autre homme le poste qu'ils auraient aimé avoir pour eux-mêmes.

Telle est la situation de ceux que l'on appelle communément les intellectuels. Prenons l'exemple des médecins. La routine et l'expérience quotidiennes font savoir à chaque docteur qu'il existe une hiérarchie dans laquelle tous les médecins sont classés selon leurs mérites et leurs accomplissements. Ceux qui sont plus éminents que lui, ceux dont il doit apprendre et pratiquer les méthodes et les innovations afin de se mettre à la page, étaient ses condisciples à l'école de médecine, ont travaillé comme internes avec lui, participent avec lui aux assemblées des associations médicales. Il les rencontre au chevet des patients ainsi que dans les réunions sociales. Certains d'entre eux sont ses amis personnels ou ses parents, et tous se conduisent envers lui avec la plus grande politesse et le considèrent comme un cher confrère. Mais ils le dominent de haut aux yeux du public et également souvent en ce qui concerne le revenu. Ils l'ont dépassé et font désormais partie d'une autre classe d'hommes. Quand il se compare à eux, il se sent humilié. Mais il doit se surveiller soigneusement de crainte que quelqu'un remarque son ressentiment et son envie. Même la plus petite indication de tels sentiments serait considérée comme des mauvaises manières et le déconsidérerait aux yeux de tous. Il doit ravaler son humiliation et détourner sa colère sur une cible de remplacement. Il met en accusation l'organisation économique de la société, l'abominable système qu'est le capitalisme. Sans ce régime injuste, ses capacités et ses talents, son ardeur et ses accomplissements lui auraient apporté les riches récompenses qu'il mérite.

Il en va de même avec de nombreux avocats et enseignants, artistes et acteurs, écrivains et journalistes, architectes et chercheurs, ingénieurs et chimistes. Eux aussi se sentent frustrés parce qu'ils sont vexés de l'ascendance de leurs collègues connaissant plus de succès, de leurs anciens camarades d'école. Leur ressentiment est renforcé par les codes de conduite et d'éthique de leur profession, qui jettent un voile de camaraderie et de confraternité sur la réalité de la concurrence.

Pour comprendre la détestation que l'intellectuel nourrit envers capitalisme, il faut se rendre compte que ce système est incarné dans son esprit par un certain nombre de confrères dont il ressent le succès et qu'il rend responsables de la frustration de ses propres grandes ambitions. Son rejet passionné du capitalisme n'est qu'un simple masque destiné à cacher sa haine à l'encontre de certains « collègues » à succès.

Le parti pris anti-capitaliste des intellectuels américains

Le parti pris anti-capitaliste des intellectuels n'est pas un phénomène limité à un seul ou à quelques pays. Mais il est plus généralisé et plus amer aux États-Unis que dans les pays européens. Pour expliquer ce fait plutôt surprenant, il faut traiter de ce qu'on appelle la « haute société » ou également, en français, « le monde ».

En Europe, la « haute société » inclut tous les gens éminents de n'importe quelle sphère d'activité. Des hommes d'État et des dirigeants parlementaires, les chefs de divers services de fonctionnaires, les éditeurs et directeurs des principaux journaux et magazines, les écrivains de renom, les scientifiques, les artistes, les acteurs, les musiciens, les ingénieurs, les avocats et les médecins forment avec les hommes d'affaires éminents et les descendants des familles aristocratiques et patriciennes ce que l'on considère comme étant la bonne société. Ils se retrouvent en contact les uns avec les autres au cours de dîners et de thés, de bals et de ventes de charité, de premières et de vernissages ; ils fréquentent les mêmes restaurants, hôtels et lieux de vacances. Quand ils se rencontrent, ils prennent plaisir à converser sur des sujets intellectuels, entretenant un mode de relations sociales développé pour la première fois dans l'Italie de la Renaissance, perfectionné dans les salons parisiens et imité plus tard par la « haute société » de toutes les villes importantes de l'Europe occidentale et centrale. De nouvelles idées et idéologies obtiennent un écho dans ces réunions sociales avant de commencer à influencer des cercles plus larges. On ne peut pas traiter de l'histoire des beaux arts et de la littérature au XIXe siècle sans analyser le rôle joué par la « haute société » pour ce qui était d'encourager ou de décourager leurs protagonistes.

L'accès à la société européenne est ouvert à tous ceux qui se sont distingués dans un domaine quelconque. Il est peut-être plus facile à des gens d'ascendance noble et de grande fortune qu'à des roturiers disposant de modestes revenus. Mais ni les richesses ni les titres ne peuvent donner à un membre de ce milieu le rang et le prestige qui constituent la récompense d'une grande distinction personnelle. Les vedettes des salons parisiens ne sont pas les millionnaires mais les membres de l'Académie française. Les intellectuels prédominent et les autres font au moins semblant d'éprouver un vif intérêt pour les affaires intellectuelles.

La haute société dans cette acception est étrangère au tableau américain. Ce qu'on appelle la « haute société » aux États-Unis est presque exclusivement constituée de riches familles. Il y a peu de relations sociales entre les hommes d'affaires à succès et les auteurs, artistes et scientifiques éminents de la nation. Les gens figurant dans la liste donnée par le « Registre Social » [3] ne rencontrent pas ceux qui font l'opinion publique, ni les précurseurs des idées qui détermineront l'avenir de la nation. La plupart des personnalités en vue dans la haute société ne s'intéressent ni aux livres ni aux idées. Quand elles se rencontrent et ne jouent pas aux cartes, elles s'échangent des potins et parlent plus de sport que de sujets culturels. Mais même ceux qui ne sont pas hostiles à la lecture considèrent les écrivains, les scientifiques et les artistes comme des gens qu'ils ne voudraient pas fréquenter. Un gouffre presque insurmontable sépare la « haute société » des intellectuels.

On peut expliquer l'émergence de cette situation par l'histoire. Mais une telle explication ne change pas les faits. Elle ne peut pas non plus éliminer ou atténuer le ressentiment avec lequel les intellectuels réagissent au mépris dans lequel ils sont tenus par les membres de « la haute ». Les auteurs ou scientifiques américains sont enclins à considérer le riche homme d'affaires comme un barbare, comme un homme exclusivement préoccupé à gagner de l'argent. Le professeur méprise les anciens élèves qui s'intéressent plus à l'équipe de football de l'université qu'aux hauts faits de l'enseignement de cette dernière. Il se sent insulté quand il apprend que l'entraîneur touche un salaire plus élevé qu'un éminent professeur de philosophie. Les hommes dont la recherche a donné lieu à de nouvelles méthodes de production détestent les hommes d'affaires qui s'intéressent uniquement à la valeur monétaire de leur travail de recherche. Il est très significatif qu'un si grand nombre de chercheurs en physique américains éprouvent de la sympathie pour le socialisme ou le communisme. Comme ils ne connaissent rien à l'économie et se rendent compte que les enseignants d'économie de l'université s'opposent également à ce qu'ils appellent de façon désobligeante le système du profit, on ne peut pas s'attendre à une autre attitude de leur part.

Si un groupe d'individus s'isole du reste de la nation, et plus particulièrement de ses leaders intellectuels, comme le font les « gens de la haute » en Amérique, ces derniers deviennent inévitablement la cible de critiques plutôt hostiles de la part de ceux qu'ils ont tenus à l'écart de leurs propres cercles. Le fait que les riches américains évoluent en milieu fermé a fait d'eux des proscrits, en un certain sens. Ils peuvent éprouver une fierté vaine quant à leur propre mérite. Ce qu'ils n'arrivent pas à voir, c'est que la ségrégation qu'ils ont eux-mêmes choisie les isole et nourrit l'animosité qui pousse les intellectuels à favoriser des politiques anti-capitalistes.

Le ressentiment des travailleurs en col blanc

En plus d'être harcelé par une haine générale du capitalisme commune à la plupart des gens, le travailleur en col blanc connaît deux afflictions spéciales, particulières à sa situation.

En restant assis derrière un bureau et en mettant sur le papier des mots et des chiffres, il est enclin à surestimer l'importance de son travail. Comme le patron, il écrit et lit ce que d'autres individus ont mis par écrit, il parle directement ou au téléphone avec les autres. Plein de vanité, il s'imagine appartenir à l'élite dirigeante de l'entreprise et compare ses propres tâches avec celles de son patron. En tant que « travailleur du cerveau » il regarde avec morgue le travailleur manuel dont les mains sont calleuses et sales. Cela l'enrage de noter que de nombreux travailleurs manuels touchent plus et sont plus respectés que lui. Quelle honte, pense-t-il, que le capitalisme n'apprécie pas son travail « intellectuel » à sa « véritable » valeur et récompense la grosse besogne simple de gens « sans éducation ».

En nourrissant de telles idées ataviques sur l'importance respective du travail de bureau et du travail manuel, le travailleur en col blanc refuse de se livrer à une évaluation réaliste de la situation. Il ne voit pas que son propre travail de bureau consiste en tâches routinières ne nécessitant qu'un simple entraînement, alors que les « mains » qu'il envie sont des mécaniciens et des techniciens hautement spécialisés sachant comment utiliser les machines et les mécanismes complexes de l'industrie moderne. C'est précisément cette interprétation totalement fausse de l'état réel des affaires qui met à jour le manque de perspicacité et de capacité de raisonnement de l'employé de bureau.

D'un autre côté, l'employé de bureau, comme ceux qui exercent des professions libérales, est harcelé par son contact quotidien avec des hommes qui ont mieux réussi que lui. Il voit certains de ses collègues, qui avaient commencé au même niveau que lui, faire carrière au sein de la hiérarchie du bureau alors que lui-même reste au bas de l'échelle. Hier encore Paul était au même rang que lui. Aujourd'hui il occupe un poste plus important et mieux rémunéré. Et pourtant, pense-t-il, Paul lui est inférieur sur tous les plans. A coup sûr, en conclut-il, Paul doit son avancement aux ruses et artifices qui ne peuvent promouvoir la carrière d'un individu que dans ce système injuste qu'est le capitalisme, que tous les livres et journaux, tous les universitaires et politiciens dénoncent comme la racine de tout mal et de toute misère.

L'expression classique de la vanité des employés de bureau et leur étrange croyance selon laquelle leurs propres travaux subalternes feraient partie des activités entrepreneuriales et du travail de leurs patrons, se retrouve dans la description par Lénine du « contrôle de la production et de la répartition » telle qu'on la trouve dans son essai le plus connu. Lénine lui-même et la plupart de ses compagnons conspirateurs n'ont jamais rien appris sur le fonctionnement de l'économie de marché et n'ont jamais voulu le faire. Tout ce qu'ils savaient sur le capitalisme, c'était que Marx l'avait dépeint comme le pire de tous les maux. Ils étaient des révolutionnaires professionnels. Leurs seules sources de revenus étaient les fonds du parti, qui étaient approvisionnés par des contributions volontaires et plus souvent involontaires (extorquées), ainsi que par les souscriptions et les « expropriations » violentes. Mais, avant 1917, alors exilés en Europe occidentale et centrale, certains camarades exercèrent parfois des travaux routiniers subalternes dans des entreprises commerciales. Ce fut leur expérience — l'expérience d'employés devant remplir des formulaires et des imprimés, copier des lettres, écrire des chiffres dans des livres et classer des papiers — qui fournit à Lénine la totalité des informations qu'il avait acquises sur les activités entrepreneuriales.

Lénine faisait correctement une distinction entre le travail des entrepreneurs d'un côté et celui du « personnel possédant une formation scientifique, qui comprend les ingénieurs, les agronomes, etc. » de l'autre. Ces experts et techniciens sont les principaux exécuteurs d'ordres. Dans le cadre du capitalisme, ils travaillent sous les ordres des capitalistes ; ils travailleront dans le cadre du socialisme sous les ordres des « ouvriers armés ». La fonction des capitalistes et des entrepreneurs est différente ; c'est, selon Lénine, « le contrôle de la production et de la répartition, l'enregistrement du travail et des produits. » Or, le rôle des entrepreneurs et des capitalistes est en réalité de déterminer les buts pour lesquels il faut employer les facteurs de production, afin de servir de la meilleure façon possible les désirs des consommateurs, c'est-à-dire de déterminer ce qu'il convient de produire, en quelles quantités et à quelle qualité. Cependant, ce n'est pas ce que Lénine veut dire quand il utilise le terme de « contrôle ». En tant que marxiste il n'a pas conscience des problèmes auxquels doit faire face la direction des activités de production dans n'importe quel système d'organisation sociale imaginable : la rareté inévitable des facteurs de production, l'incertitude concernant la situation future que la production doit approvisionner et la nécessité de choisir, parmi la multitude déconcertante des méthodes techniques permettant d'atteindre les fins déjà choisies, celles qui empêcheront aussi peu que possible la réalisation d'autres fins, c'est-à-dire les méthodes pour lesquelles les coûts de production sont les plus bas. Aucune allusion à ces questions ne peut être trouvée dans les écrits de Marx et d'Engels. Tout ce que Lénine a appris sur le monde des affaires par les récits de ses camarades ayant à l'occasion travaillé dans des bureaux, c'était que cela demandait beaucoup d'écritures, d'enregistrements et de chiffres. Il déclare ainsi que « l'enregistrement et le contrôle » sont les principales choses nécessaires à l'organisation et au fonctionnement correct de la société. Mais « l'enregistrement et le contrôle », ajoute-t-il, ont déjà été « simplifiés à l'extrême par le capitalisme, qui les a réduits aux opérations les plus simples de surveillance et d'inscription et à la délivrance de reçus correspondants, toutes choses à la portée de quiconque sait lire et écrire et connaît les quatre règles de l'arithmétique » [4].

Nous avons ici la philosophie d'un documentaliste dans toute sa splendeur.

Le ressentiment des « cousins »

Dans un marché non entravé par l'interférence de forces extérieures, le processus tendant à placer le contrôle de facteurs de production entre les mains des individus les plus efficaces ne s'arrête jamais. Dès qu'un homme (ou une entreprise) commence à relâcher ses efforts pour satisfaire, du mieux possible, les besoins les plus urgents non encore convenablement satisfaits des consommateurs, commence une dissipation de la richesse accumulée au cours des succès passés lors de ces mêmes tentatives. Souvent, cette dispersion de la fortune commence déjà pendant la vie d'un homme d'affaires quand son entrain, son énergie et ses ressources déclinent en raison de son âge, de la fatigue ou de la maladie et que sa capacité à adapter la conduite des affaires à la structure sans cesse changeante du marché s'évanouit. Le plus fréquemment, c'est l'apathie de ses héritiers qui gaspille l'héritage. Si la progéniture molle et impassible ne retourne pas à l'insignifiance et reste nantie malgré son incompétence, elle doit sa prospérité aux institutions et aux mesures politiques qui ont été dictées par des tendances anti-capitalistes. Ils se retirent du marché, où il n'est pas possible de préserver sa fortune autrement qu'en la gagnant chaque jour à nouveau, face à la rude concurrence de tous, des entreprises existant déjà comme des nouvelles venues qui « se serrent la ceinture ». En achetant des bons émis par le gouvernement, ils se placent sous l'aile de ce dernier, qui promet de les protéger contre les dangers du marché où les pertes punissent l'inefficacité [5].

Cependant, il y a des familles dans lesquelles les éminentes capacités requises pour le succès entrepreneurial sont propagées au travers des générations. Un ou deux fils ou petits-fils, voire arrière-petits-fils égalent ou surpassent leur prédécesseur. La richesse de l'aïeul n'est pas dissipée, mais croît encore et encore.

Ces cas ne sont bien sûr pas fréquents. Ils attirent l'attention non seulement en raison de leur rareté, mais aussi parce que les hommes sachant faire prospérer une affaire héritée jouissent d'un double prestige : l'estime portée envers leurs parents et celles envers eux-mêmes. De tels « patriciens, » comme les appellent parfois des gens qui ignorent la différence entre une société de statut et une société capitaliste, combinent pour la plupart dans leur personne une bonne éducation, des goûts délicats et des manières raffinées avec le talent et l'assiduité d'un homme d'affaires travaillant dur. Et certains d'entre eux font partie des entrepreneurs les plus riches du pays ou même du monde.

C'est la situation de ces quelques familles les plus riches parmi celles dites « patriciennes » que nous devons étudier de près pour expliquer un phénomène jouant un rôle important dans la propagande et les manœuvres anti-capitalistes modernes.

Même au sein de ces familles heureuses, les qualités nécessaires à la bonne conduite des grandes industries ne sont pas héritées par tous les fils et petits-fils. En règle générale, seul un, au mieux deux, individus de chaque génération les possèdent. Il est alors essentiel à la survie de la richesse de la famille et de l'entreprise que la conduite des affaires soit donnée à cet unique ou à ces deux personnes, et que les autres membres soient relégués à des positions de simples récipiendaires d'une partie des gains. Les méthodes choisies pour de tels arrangements varient d'un pays à l'autre, selon les clauses spécifiques des lois nationales et locales. Leur effet est cependant toujours le même. Elles divisent la famille en deux catégories — ceux qui dirigent les affaires et ceux qui ne le font pas.

La seconde catégorie comprend en général des individus très liés à la première catégorie, celle que nous nous proposons d'appeler les patrons. Il s'agit des frères, des cousins, des neveux des patrons, plus souvent encore de leurs sœurs, de leurs belles-sœurs, de leurs cousines, de leurs nièces, etc. Nous nous proposons d'appeler les membres de cette seconde catégories les cousins.

Les cousins obtiennent leurs revenus de la firme ou de la compagnie. Mais ils sont étrangers à la vie des affaires et ne savent rien des problèmes auquel un entrepreneur doit faire face. Ils ont été élevés dans des pensions et des collèges en vogue, dont l'atmosphère était pleine d'un mépris hautain envers ceux qui gagnent de l'argent. Certains d'entre eux passent leur temps dans des boîtes de nuit et d'autres lieux d'amusement, parient et jouent de l'argent, festoient et s'amusent, et se livrent à une coûteuse débauche. D'autres s'occupent en amateurs de peinture, d'écriture et d'autres arts. Ainsi, la plupart sont des gens désœuvrés et incapables.

Il est vrai qu'il y a eu et qu'il y a des exceptions, et que les réalisations de ces membres exceptionnels du groupe des cousins font plus que compenser les scandales suscités par le comportement provoquant des play-boys et des dépensiers. Beaucoup parmi les auteurs, érudits et hommes d'État les plus éminents étaient de tels « gentlemen sans profession ». Libérés de la nécessité de gagner leur vie par un métier lucratif et ne dépendant pas de la faveur des adeptes du sectarisme, ils sont devenus les pionniers d'idées nouvelles. D'autres, manquant eux-mêmes d'inspiration, sont devenus les mécènes d'artistes qui, sans le soutien financier et les applaudissements reçus, n'auraient pas pu accomplir leur travail créatif. Le rôle que certains hommes riches ont joué dans l'évolution intellectuelle et politique de la Grande-Bretagne a été souligné par de nombreux historiens. Le milieu dans lequel vivaient les auteurs et les artistes de la France du XIXe siècle et dans lequel ils ont trouvé des encouragements était « le monde », la « haute société ».

Cependant, nous ne traiterons ici ni des péchés des play-boys ni de l'excellence des autres groupes de gens riches. Notre thème est le rôle qu'un groupe particulier de cousins a joué dans la dissémination de doctrines visant à la destruction de l'économie de marché.

De nombreux cousins croient qu'ils ont été lésés par les arrangements réglementant leur relation financière avec les patrons et avec l'entreprise familiale. Que ces arrangements aient été faits selon la volonté de leur père ou de leur grand-père, ou qu'il résultent d'un accord qu'ils ont eux-mêmes signé, ils pensent recevoir trop peu tandis que les patrons toucheraient trop. Peu familiers de la nature des affaires et du marché, ils sont — avec Marx — convaincus que le capital « engendre le profit » de manière automatique. Ils ne voient pas de raison pour laquelle les membres de la famille en charge de la conduite des affaires devraient gagner plus qu'eux. Trop bornés pour apprécier correctement la signification d'un bilan et d'un compte de résultat, ils soupçonnent dans chaque acte des patrons une tentative sinistre pour les duper et les priver de leur droit. Ils se disputent continuellement avec eux.

Il n'est pas surprenant que les patrons perdent patience. Ils sont fiers de leur succès face aux obstacles dressés par les gouvernements et les syndicats contre la grande industrie. Ils sont pleinement conscients du fait que, sans leur efficacité et leur zèle, la firme aurait disparu depuis longtemps ou que la famille aurait été obligée de la vendre. Ils croient que les cousins devraient reconnaître leurs mérites et considèrent leurs doléances comme tout bonnement effrontées et scandaleuses.

La querelle familiale entre les patrons et les cousins ne concerne que les membres du clan. Mais elle prend une importance générale quand les cousins, en vue d'ennuyer les patrons, rejoignent le camp anti-capitaliste et fournissent des fonds à toutes sortes d'aventures « progressistes ». Les cousins soutiennent avec enthousiasme les grèves, y compris dans les usines desquelles ils tirent leurs propres revenus [6]. C'est un fait bien connu que la plupart des magazines « progressistes » et de nombreux journaux « progressistes » dépendent entièrement des aides qui leur sont généreusement octroyées. Ces cousins donnent de l'argent aux universités, collèges et instituts progressistes pour des « recherches sociales » et patronnent toutes sortes d'activités du parti communiste. En tant que « socialistes de salon » et « bolcheviques d'appartement », ils jouent un rôle important dans « l'armée prolétarienne » en lutte contre « le sinistre système capitaliste ».

Le communisme de Broadway et d'Hollywood

Les nombreuses personnes à qui le capitalisme a apporté un revenu confortable et du temps libre désirent s'amuser. Des foules affluent vers les théâtres. Il y a de l'argent dans le monde du spectacle. Certains acteurs et auteurs populaires gagnent des revenus à six chiffres. Ils vivent dans des maisons qui sont de véritables palais, avec maîtres d'hôtel et piscines. Ils ne sont certainement pas « prisonniers de la famine ». Et pourtant, Hollywood et Broadway, les centres mondialement célèbres de l'industrie du divertissement, sont des foyers du communisme. Certains auteurs et interprètes font partie des partisans les plus fanatiques du soviétisme.

Diverses tentatives ont été faites pour expliquer ce phénomène. Il y a dans la plupart de ces interprétations une parcelle de vérité. Cependant, aucune n'arrive à prendre en compte le motif principal qui conduit les champions de la scène et de l'écran à grossir les rangs des révolutionnaires.

Dans un régime capitaliste, le succès matériel dépend de l'appréciation des accomplissements d'un homme par les consommateurs souverains. A cet égard il n'y a pas de différence entre les services rendus par un fabricant et ceux rendus par un producteur, un acteur ou un auteur. La conscience de cette dépendance rend pourtant les gens du spectacle bien plus mal à l'aise que ceux qui approvisionnent les clients avec des articles tangibles. Les fabricants de biens tangibles savent que leurs produits sont achetés en raison de certaines propriétés physiques. Ils peuvent raisonnablement s'attendre à ce que le public continue de demander ces articles tant que rien de mieux ou de meilleur marché ne leur est offert, car il est improbable que les besoins que satisfont ces biens changeront dans le futur proche. L'état du marché de ces biens peut, dans une certaine mesure, être anticipé par des entrepreneurs intelligents. Ceux-ci peuvent, avec un certain degré de confiance, regarder vers l'avenir.

Il en va autrement avec les divertissements. Les gens cherchent à s'amuser parce qu'ils s'ennuient. Et rien ne les fatigue autant que des distractions qu'ils connaissent déjà. L'essence de l'industrie du divertissement est la variété. Les habitués applaudissent surtout ce qui est nouveau et donc inattendu et surprenant. Ils sont capricieux et imprévisibles. Ils dédaignent ce qu'ils adoraient hier. Le géant de la scène ou de l'écran doit toujours craindre les caprices du public. Il se réveille un matin riche et célèbre et peut être oublié le lendemain. Il sait très bien qu'il dépend entièrement des lubies et des fantaisies d'une foule aspirant à l'hilarité. Il est toujours tourmenté par l'anxiété. Comme le constructeur Solness de la pièce d'Ibsen, il craint les nouveaux venus inconnus, les jeunes vigoureux qui le supplanteront dans le cœur du public.

Il est évident qu'il n'y a pas de remède à ce qui rend mal à l'aise les gens de la scène. Ils essaient donc de s'accrocher à quelque chose. Le communisme, pensent certains d'entre eux, leur apportera la délivrance. N'est-ce pas un système qui rendra tout le monde heureux ? Des hommes éminents n'ont-ils pas déclaré que tous les maux de l'humanité sont causés par le capitalisme et seront balayés par le communisme ? Ne sont-ils pas eux-mêmes des gens travaillant dur, des camarades de tous les autres travailleurs ?

On peut raisonnablement supposer qu'aucun des communistes d'Hollywood et de Broadway n'a jamais étudié les écrits d'un quelconque auteur socialiste et encore moins une quelconque analyse sérieuse de l'économie de marché. Mais c'est ce fait même qui, pour les beautés, pour les danseurs et chanteurs, pour les auteurs et producteurs de comédies, de films et de chansons, donne l'illusion que leurs griefs particuliers disparaîtront dès que les « expropriateurs » seront expropriés.

Il y a des gens qui rendent le capitalisme responsable de la stupidité et de la grossièreté de nombreux produits de l'industrie du divertissement. Il n'y a pas lieu de discuter ce point. Mais il est intéressant de se souvenir qu'aucun milieu américain n'a été plus enthousiaste dans son soutien au communisme que celui des individus participant à la production de ces pièces et films idiots. Quand un futur historien cherchera les petits faits significatifs que Taine appréciait grandement comme matériel de travail, il ne devra pas négliger de mentionner le rôle que la plus célèbre strip-teaseuse du monde a joué dans le mouvement radical américain [7].

NOTES

  1. En français dans le texte. NdT.
  2. Möser, No Promotion According to Merit, publié pour la première fois en 1772. (Sämmtliche Werke, de Justus Möser, éd. B.R. Abeken, Berlin, 1942, Vol. II, pp. 187-191.)
  3. Le Social Register est un peu le bottin mondain d'une ville. NdT
  4. Cf. Lénine, State and Revolution (Little Lenin Library, No. 14, publié par International Publishers, New York), pp. 83-84. [Chapitre 5, paragraphe 4. Note d'Hervé de Quengo]
  5. Il y avait en Europe, jusqu'à il y a peu, encore une autre possibilité de mettre sa fortune à l'abri de la maladresse et de la prodigalité du propriétaire. La richesse acquise sur le marché pouvait être investie dans de grands domaines fonciers que les tarifs et autres dispositions légales mettaient à l'abri de la concurrence d'outsiders. Le principe des biens inaliénables en Grande-Bretagne et d'autres clauses de succession similaires pratiquées sur le continent empêchaient le propriétaire de disposer de sa propriété au détriment de ses héritiers.
  6. « Des limousines avec chauffeurs en livrée déposaient des dames sérieuses devant les piquets de grève, parfois en grève contre les entreprises qui permettaient de payer ces limousines. » Eugene Lyons, The Red Decade, New York, 1941, p. 186. (Italiques de Ludwig von Mises).
  7. Cf. Eugene Lyons, loc. cit., p. 293.
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