Ludwig von Mises:Le Libéralisme - chapitre 4

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Ludwig von Mises:Le Libéralisme - chapitre 4


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Chapitre 4 - Le libéralisme et les partis politiques

1. Le caractère "doctrinaire" des libéraux

On a reproché au libéralisme classique d'être trop intransigeant, incapable de tout compromis. C'est en raison de son inflexibilité qu'il aurait perdu son combat contre les nouveaux partis anticapitalistes de tout genre. S'il avait compris, comme ces autres partis l'on fait, l'importance du compromis et des concessions à faire aux slogans populaires pour gagner la faveur des masses, il aurait pu préserver au moins une partie de son influence. Mais il ne s'est jamais soucié de créer une organisation et un appareil de parti comme l'ont fait les formations anticapitalistes. Il n'a jamais accordé la moindre importance aux tactiques politiques lors des campagnes électorales ou des débats parlementaires. Il n'a jamais donné dans les machinations ou le marchandage politiques. Ce caractère doctrinaire inflexible devait nécessairement conduire au déclin du libéralisme. Les affirmations factuelles contenues dans ces remarques reflètent parfaitement la vérité, mais croire qu'elles constituent un reproche à l'encontre du libéralisme révèle une totale méprise sur son état d'esprit. Le point fondamental et le plus profond de l'analyse de la pensée libérale est que ce sont les idées qui constituent le socle sur lequel l'édifice social de la coopération humaine est construit et sur lequel il repose. Or, on ne peut pas construire de structure sociale durable sur la base d'idée fausses et erronées. Rien ne peut remplacer une idéologie qui améliore la vie humaine en favorisant la coopération sociale — et surtout pas des mensonges, qu'on les appelle "tactique", "diplomatie" ou "compromis". Si les hommes, en en reconnaissant la nécessité sociale, ne veulent pas faire volontairement ce qu'il faut pour maintenir la société en état et faire progresser le bien-être général, personne ne pourra les ramener sur le droit chemin par un artifice ou par un malin stratagème. S'ils se trompent et s'égarent, il faut entreprendre de les éclairer en les instruisant. Mais s'ils ne peuvent être éclairés, s'ils persistent dans leurs erreurs, il n'y a alors rien à faire pour empêcher la catastrophe. Toutes les ruses et tous les mensonges des politiciens démagogues peuvent être adaptés à promouvoir la cause de ceux qui travaillent pour détruire la société, que ce soit de bonne ou de mauvaise foi. Mais on ne fait pas progresser la cause du progrès social, celle de la poursuite du développement et du renforcement des liens sociaux, par des mensonges et par la démagogie. Aucune puissance de la Terre, aucune stratagème astucieux, aucune tromperie ingénieuse ne peut réussir à duper l'humanité et lui faire accepter une doctrine sociale que non seulement elle ne reconnaît pas, mais qu'elle repousse même ouvertement.

La seule manière dont dispose celui qui désire ramener le monde sur la voie du libéralisme consiste à convaincre ses concitoyens de la nécessité d'adopter un programme libéral. Ce travail d'instruction est la seul tâche que peut et doit accomplir le libéral afin d'éviter, dans la mesure où cela est en son pouvoir, la destruction vers laquelle se dirige aujourd'hui rapidement la société. Il n'y a pas de place ici pour des concessions aux erreurs et aux préjugés habituels ou populaires. Au regard des questions qui décideront si notre société continuera ou non d'exister, si des millions d'individus prospéreront ou périront, il n'y a pas de compromis possible, que ce soit par faiblesse ou par respect déplacé des sensibilités d'autrui.

Si les principes libéraux pouvaient à nouveau guider les politiques des grandes nations, si une révolution dans l'opinion publique pouvait à nouveau donner libre cours au capitalisme, le monde serait capable de s'élever au-dessus de la situation dans laquelle l'ont plongé les politiques des factions anticapitalistes. Il n'y a pas d'autre solution pour sortir du chaos social et politique de l'époque actuelle.

La plus grande illusion du libéralisme classique fut son optimisme quant à la direction que devait nécessairement prendre l'évolution de la société. Pour les défenseurs du libéralisme — sociologues et économistes du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle, ainsi que leurs adeptes — il semblait certain que l'humanité devait avancer vers des stades sans cesse plus perfectionnés et que rien ne pouvait empêcher ce processus. Ils étaient intimement persuadés que la connaissance rationnelle des lois fondamentales de la coopération et de l'interdépendance sociales, lois qu'ils avaient découvertes, serait bientôt courante et que, par la suite, les liens sociaux unissant pacifiquement l'humanité se resserreraient, qu'il y aurait une amélioration progressive du bien-être général et que la civilisation atteindrait des niveaux de culture sans cesse plus élevés. Rien ne pouvait ébranler cet optimisme. Lorsque l'attaque portée contre le libéralisme commença à devenir plus intense, lorsque les idées politiques libérales furent contestées de tous côtés, ils pensaient que ce à quoi ils assistaient n'étaient que les dernières salves d'un système moribond, battant en retraite, et qu'elles ne méritaient ni une étude sérieuse ni une contre-attaque, parce que ce système s'effondrerait rapidement de lui-même.

Les libéraux estimaient que tous les hommes possèdent les capacités intellectuelles leur permettant de raisonner correctement quant aux problèmes de coopération sociales et qu'ils agissent en conséquence. Ils étaient tellement impressionnés par la clarté et l'évidence du raisonnement par lequel ils étaient arrivés à leurs idées politiques qu'ils étaient incapables de comprendre comment quelqu'un pouvait ne pas le saisir. Deux faits leur ont toujours échappé : premièrement, les masses n'ont pas la capacité de penser de manière logique et, deuxièmement, aux yeux de la plupart des gens, même s'ils sont capables de reconnaître la vérité, un avantage passager spécifique dont ils peuvent jouir immédiatement leur apparaît plus important qu'un avantage durable plus grand dont il ne pourront bénéficier que plus tard. La plupart des individus n'ont même pas les capacités intellectuelles leur permettant de réfléchir sur les problèmes — somme toute très compliqués — de la coopération sociale. Ils n'ont en tout cas certainement pas la volonté nécessaire pour accepter les sacrifices temporaires que réclament toute action sociale. Les slogans de l'interventionnisme et du socialisme, en particulier les propositions de confiscation partielle de la propriété privée, rencontrent toujours l'approbation rapide et enthousiaste des masses, qui s'attendent à bénéficier directement et immédiatement de ces mesures.

2. Les partis politiques

Il n'y a pas de plus méprise plus grande quant à la signification et à la nature du libéralisme que de penser qu'il serait possible d'assurer la victoire des idées libérales en ayant recours aux méthodes des autres partis politiques. Dans une société de statut et de castes, constituée non point de citoyens possédant des droits égaux mais divisée en classes investies de devoirs et de prérogatives différents, il n'existe pas de partis politiques au sens moderne du terme. Tant que les immunités et les privilèges spéciaux des différentes castes ne sont pas remis en cause, la paix règne entre eux. Mais une fois qu'on les conteste, le problème est posé et la guerre civile ne peut être évitée que si l'un des camps, reconnaissant sa faiblesse, se rend sans appel aux armes. Dans de tels conflits, la position de chaque individu est déterminée dès le départ par son statut de membre d'une caste ou d'une autre. Il peut certes y a voir des renégats qui, s'attendant à tirer un avantage personnel plus grand du côté adverse, se battent contre les membres de leur propre caste qui les considèrent donc comme des traîtres. Mais à part ces cas exceptionnels, l'individu ne se pose pas la question du groupe qu'il doit rejoindre. Il est aux côtés des membres de sa caste et partage leur destin. La ou les castes insatisfaites de leur situation se révoltent contre l'ordre en vigueur et doivent défendre leurs revendications face à l'opposition des autres. Le résultat ultime du conflit est — si tout ne demeure pas en fait comme avant parce que les rebelles auront perdu — que l'ancien ordre est remplacé par un nouvel ordre, dans lequel les droits des diverses castes diffèrent de ce qu'ils étaient auparavant.

Avec la montée du libéralisme survint la demande d'abolir les privilèges. La société de castes et de statut devait laisser sa place à un nouvel ordre où il n'y aurait que des citoyens jouissant de droits égaux. Ce qui était combattu, ce n'était plus seulement les privilèges particuliers des différentes castes mais l'existence même des privilèges. Le libéralisme détruisit les barrières de rang et de statut et libéra l'homme des restrictions que lui imposait l'ordre ancien. Ce fut dans la société capitaliste, dans un système de gouvernement fondé sur des principes libéraux, que l'individu eut pour la première fois la possibilité de participer directement à la vie politique et fut pour la première fois invité à prendre une décision personnelle en ce qui concerne les objectifs et idéaux politiques. Dans la société de statut et de castes des temps anciens, les conflits politiques n'avaient lieu qu'entre les différentes castes, chacune formant un front uni et solide opposé aux autres. Ou alors, en l'absence de tels conflits, il y avait au sein des castes autorisées à participer à la vie politique des conflits de factions opposant des coteries et des cliques en vue de gagner en influence, en pouvoir et d'obtenir une place au sommet. Ce n'est que dans une situation politique où tous les citoyens jouissent des mêmes droits — ce qui correspond à l'idéal libéral et n'a jamais été pleinement atteint nulle part — qu'il peut y avoir des partis politiques constitués par des associations regroupant des individus voulant mettre en oeuvre leurs idées sur la législation et l'administration. Il peut en effet très bien y avoir des différences d'opinion sur la meilleure façon d'atteindre l'objectif libéral de coopération sociale pacifique et ces différences d'opinion doivent participer au débat d'idées.

Il est donc possible d'avoir également des partis socialistes dans une société libérale. Même les partis cherchant à accorder une situation légale privilégiée à certains groupes pourraient exister dans un système libéral. Mais tous ces partis doivent accepter le libéralisme (au moins temporairement, jusqu'à leur éventuelle victoire) en ce sens qu'il ne doivent avoir recours dans leurs combats politiques qu'aux armes de l'esprit, seules armes que le libéralisme autorise dans de telles luttes. Et ce même si, en dernière analyse, les membres des partis antilibéraux, en tant que socialistes ou partisans des privilèges spéciaux, rejettent la philosophie libérale. Certains des socialistes "utopiques" pré-marxistes luttèrent ainsi pour le socialisme dans le cadre du libéralisme. De même, durant l'âge d'or du libéralisme en Europe occidentale, le clergé et la noblesse essayèrent d'atteindre leurs fins dans le cadre de l'État constitutionnel moderne.

Les parties que nous voyons aujourd'hui à l'oeuvre sont d'un type totalement différent. Certes, certaines parties de leur programme concernent la société dans son ensemble et prétendent résoudre la question de la coopération sociale. Mais cela n'est qu'une concession que leur a arraché l'idéologie libérale. Ce qu'ils visent en réalité est mis en avant dans une autre partie de leur programme, la seule à laquelle il fasse attention et qui est en contradiction flagrante avec ce qui est dit du bien-être général. Les partis politiques actuels sont non seulement les défenseurs de certains ordres privilégiés qui souhaitent voir préservées et étendues leurs prérogatives traditionnelles, que le libéralisme a dû leur laisser parce que sa victoire ne fut pas complète. Ils sont aussi les défenseurs de certains groupes luttant pour des privilèges particuliers, c'est-à-dire pour obtenir le statut de caste. Le libéralisme s'adresse à tout le monde et propose un programme acceptable par tous. Il ne promet aucun privilège. En appelant à renoncer à la poursuite d'intérêts particuliers, il demande même des sacrifices, uniquement provisoires bien entendu, impliquant d'abandonner un avantage relativement petit afin d'en obtenir un plus grand. Les partis s'occupant d'intérêts spécifiques ne s'adressent quant à eux qu'à une partie de la société. A cette dernière, la seule pour laquelle il ont choisi d'oeuvrer, ils promettent des avantages particuliers aux dépens du reste de la société.

Tous les partis politiques modernes et toutes les idéologies des partis modernes ont pour origine une réaction de la part de groupes d'intérêts pariculiers luttant contre le libéralisme afin d'obtenir un statut privilégié. Avant la montée du libéralisme, il y a avait déjà, bien sûr, des ordres privilégiés avec prérogatives et intérêts spécifiques ainsi que des conflits entre eux. Mais à cette époque, l'idéologie de la société de statut pouvait encore se présenter d'une façon totalement naïve et sans gêne : dans les conflits entre partisans et adversaires des privilèges particuliers, il n'était jamais question du caractère antisocial de ce système et personne n'avait besoin de soutenir la revendication sur des bases sociales. On ne peut pas, par conséquent, compararer directement l'ancien système des ordres privilégiés d'une part, les activités et la propagande des partis actuels défendant des intérêts spécifiques d'autre part.

Pour comprendre la véritable nature de tous ces partis, il faut garder à l'esprit le fait qu'ils se sont formés à l'origine uniquement en vue de défendre certains privilèges particuliers contre les enseignements du libéralisme. Les doctrines de ces partis ne sont pas, comme l'est celle du libéralisme, l'application politique d'une théorie complète et soigneusement pensée de la société. L'idéologie politique du libéralisme découlait d'un système fondamental d'idées initialement développé comme théorie scientifique et sans égard pour son importance politique. A l'opposé, les privilèges et droits spéciaux que recherchent les partis antilibéraux se trouvaient déjà présents, dès le début, au sein des institutions sociales existantes et c'est pour les justifier que l'on a cherché à élaborer ultérieurement une idéologie, tâche généralement considérée comme l'affaire d'un instant, pouvant être rapidement traitée en quelques mots. Les associations de fermiers pensent suffisant d'attirer l'attention sur le caractère indispensable de l'agriculture. Les syndicats en appellent au caractère indispensable du travail. Les partis des classes moyennes soulignent l'importance de l'existence d'une couche sociale représentant le juste milieu. Cela ne les gêne pas beaucoup que de tels appels ne contribuent en rien à prouver la nécessité ou même l'avantage pour le public dans son ensemble des privilèges particuliers qu'ils cherchent à obtenir. Les groupes qu'ils souhaitent conquérir les suivront de toute manière, et toute tentative de recruter les autres serait inutile.

Ainsi, tous les partis modernes défendant des intérêts particuliers, malgré la grande différence d'objectifs et quelle que soit le mépris qu'ils puissent avoir les uns envers les autres, forment un front uni dans la bataille contre le libéralisme. Aux yeux de chacun d'eux, le principe libéral qui énonce que les intérêts bien compris de tous les hommes sont, à long terme, compatibles entre eux, ce principe est comme un chiffon rouge agité face au taureau. Tel qu'ils l'envisagent, il existe des conflits d'intérêts irréconciliables qui ne peuvent être réglés que par la victoire d'un camp sur les autres, à l'avantage du premier et au détriment des seconds. Le libéralisme, expliquent ces partis, n'est pas ce qu'il prétend être : ce n'est rien d'autre qu'un programme de parti cherchant à garantir les intérêts particuliers d'un certain groupe, la bourgeoisie, c'est-à-dire les capitalistes et les entrepreneurs, et ce contre les intérêts des autres groupes.

Le fait que cette allégation fasse partie de la propagande marxiste explique pour beaucoup le succès de ce dernier. Si la doctrine du conflit d'intérêts irréconciliable entre les différentes classes de la société fondée sur la propriété privée des moyens de production est considéré comme le dogme essentiel du marxisme, alors tous les partis actuellement en activité sur le continent européen doivent être désignés comme marxistes. La doctrine des antagonismes de classe et de la lutte des classes est également celle des partis nationalistes, en ce qu'ils partagent l'idée que ces antagonismes existent réellement au sein de la société capitaliste et que les conflits auxquels ils donnent naissance doivent suivre leur cours. Ce qui les distingue des partis marxistes, c'est uniquement qu'ils veulent dépasser la lutte des classes en revenant à une société de statut constituée selon les propositions qu'ils recommandent et en déplaçant la ligne de bataille pour la situer sur la scène internationale, où ils pensent qu'elle doit se trouver. Ils ne remettent pas en cause la proposition selon laquelle les conflits de ce genre se produisent dans une société basée sur la propriété privée des moyens de production. Ils prétendent simplement que de tels affrontements ne devraient pas se produire et, qu'afin de les éliminer, ils faut guider et réglementer la propriété privée par des interférences gouvernementales : ils souhaitent l'interventionnisme à la place du capitalisme. Cependant, en dernière analyse, ce n'est nullement différent de ce que disent les marxistes. Eux aussi promettent de mener le monde vers un nouvel ordre social dans lequel il n'y aurait plus de classes, plus d'antagonisme de classe ni de lutte des classes.

Afin de comprendre la signification de la doctrine de la lutte des classes, il faut avoir à l'esprit qu'elle constitue une réponse à la doctrine libérale de l'harmonie des intérêts bien compris de tous les membres de la société fondée sur le principe de la propriété privée des moyens de production. Les libéraux affirment qu'après l'élimination des distinctions artificielles de caste et de statut, l'abolition les privilèges et l'établissement de l'égalité devant la loi, il n'y aurait plus d'obstacles à la coopération pacifique de tous les membres de la société, parce que leurs intérêts bien compris, considérés à long terme, coïncideraient alors. Toutes les objections levées par les partisans de la féodalité, des privilèges particuliers et des distinctions de caste et de statut à l'encontre de cette doctrine se sont révélés injustifiés et ont été incapables de trouver le moindre soutien notable. Néanmoins, on peut trouver dans le système catallactique de Ricardo le point de départ d'une nouvelle théorie de la lutte des intérêts au sein du système capitaliste. Ricardo croyait qu'il pouvait montrer comment, au fur et à mesure du développement économique progressif, un changement survenait dans les relations existant entre les trois formes de revenu de son système : profit, rente et salaire. C'est ce qui a incité certains auteurs anglais des années 1830 et 1840 à parler des trois classes formées respectivement par les capitalistes, les propriétaires fonciers et les travailleurs salariés, et d'affirmer qu'il existerait un antagonisme irréconciliable entre ces groupes. C'est cette analyse que Marx reprit plus tard.

Dans le Manifeste communiste, Marx ne distingue pas encore entre caste et classe. Ce n'est que plus tard, quand il se familiarisa à Londres avec les écrits de pamphlétaires oubliés des années 1820 et 1830 et qu'il commença, sous leur influence, à étudier le système de Ricardo, qu'il comprit que le problème était de montrer que, même dans une société sans distinctions de castes et sans privilèges, des luttes irréconciliables persistaient. Ce conflit d'intérêts, il le déduisit du système de Ricardo en distinguant les trois classes : capitalistes, propriétaire fonciers et travailleurs. Mais il ne s'en tint pas toujours fermement à cette distinction. Il affirme parfois qu'il n'y a que deux classes : les possédants et ceux qui ne possèdent rien. A d'autres moments, il divise la société en plus que deux ou trois grandes classes. Jamais, cependant, Marx ou l'un de ses nombreux successeurs n'essayèrent de définir d'une façon ou d'une autre le concept et la nature des classes. Il est révélateur que le chapitre intitulé "Les classes" et qui figure dans le troisième volume du Capital s'arrête au bout de quelques phrases. Plus d'une génération s'est écoulée entre l'apparition du Manifeste communiste, dans lequel Marx fit de l'antagonisme des classes et de la lutte des classes la clé de voûte de sa doctrine, et sa mort. Pendant toute cette période, Marx écrivit tome après tome, mais n'arriva jamais à trouver le temps d'expliquer ce qu'il entendait par "classe". Dans son traitement de la question des classes, Marx n'est jamais allé plus loin que le simple énoncé, exprimé sans preuves, d'un dogme ou plutôt, dirons-nous, d'un slogan.

Afin de prouver la véracité de la doctrine de la lutte des classes, il faudrait être capable d'établir deux faits : d'une part qu'il existe une identité d'intérêts au sein d'une même classe et d'autre part que ce qui bénéficie à une classe nuit à une autre. Cette tâche n'a cependant jamais été accomplie. En fait, personne ne s'y est jamais attelé. C'est précisément parce que les "camarades de classe" sont tous dans la même "situation sociale" qu'il n'y a pas identité d'intérêts entre eux, mais bien plutôt concurrence. Par exemple, le travailleur qui est employé dans de meilleures conditions que la moyenne a intérêt à exclure les concurrents qui tireraient son revenu vers la moyenne. Dans les décennies au cours desquelles la doctrine de la solidarité internationale du prolétariat fut ressassée dans de nombreuses résolutions verbeuses, adoptées lors de congrès marxistes internationaux, les travailleurs des États-Unis et d'Australie mirent en place les plus grands obstacles à l'immigration. Au moyen d'un réseau complexe de petites réglementations, les syndicats anglais rendirent impossible l'entrée de certaines branches du travail aux étrangers. Ce que les partis "travaillistes" ont fait à cet égard durant les dernières années et dans chaque pays est bien connu. On peut bien sûr dire que cela n'aurait pas dû se produire, que les travailleurs auraient dû réagir différemment, que ce qu'ils ont fait était mal. Mais on ne peut pas nier que cela servait directement leurs intérêts — au moins à court terme.

Le libéralisme a démontré que l'antagonisme des intérêts qui, selon l'opinion courante, est supposé exister entre les différents individus, groupes et couches de la société basée sur la propriété privée des moyens de production, n'existe en fait tout simplement pas. Toute accroissement du capital augmente le revenu des capitalistes et des propriétaires fonciers de manière absolue ainsi que celui de travailleurs de manière à la fois absolue et relative. Pour ce qui est de leur revenu, les changements concernant les divers intérêts des différents groupes et couches de la société — entrepreneurs, capitalistes, propriétaires fonciers et travailleurs — se produisent ensemble et suivent la même direction quand ils traversent différentes phases de fluctuations ; ce qui change, c'est uniquement le rapport de leurs parts respectives du produit social. Les intérêts des propriétaires fonciers ne s'opposent à ceux des membres d'autres groupes que dans le cas d'un véritable monopole d'un minerai donné. Les intérêts des entrepreneurs ne peuvent jamais diverger de ceux des consommateurs. L'entrepreneur se porte le mieux quand il est capable d'anticiper au mieux les désirs des consommateurs. Les conflits d'intérêts ne peuvent se produire que si une politique interventionniste du gouvernement ou une interférence de la part de forces sociales disposant d'une force de coercition imposent au propriétaire des restrictions à sa libre disposition des moyens de production. Par exemple, le prix de certains articles peut être artificiellement augmenté par un tarif protecteur, ou les salaires d'une certaine catégorie de travailleurs peuvent augmenter du fait de l'exclusion de tous leurs concurrents. Le célèbre argument de l'école du libre-échange, jamais réfuté et à jamais irréfutable, s'applique aux cas de ce type. De tels privilèges ne peuvent, bien sûr, bénéficier au groupe particulier en faveur duquel ils sont institués, que si les autres groupes ont été incapables d'obtenir des privilèges similaires pour eux-mêmes. Mais on ne peut pas supposer qu'il serait possible, sur le long terme, de tromper la majorité du peuple sur la signification réelle de tels privilèges spéciaux, de telle sorte que cette majorité les accepte volontairement. Si l'on choisit d'utiliser la force pour forcer son acceptation, on provoquera une rébellion violente — bref, une perturbation du cours pacifique de la coopération sociale, dont la préservation est de l'intérêt de tout le monde. Si l'on cherche à résoudre le problème en faisant de ces privilèges particuliers non pas des exceptions concernant juste une ou deux personnes, groupes ou couches de la société, mais la règle générale, par exemple en ayant recours à des taxes sur les importations pour protéger la plupart des articles vendus sur le marché national ou à des dispositifs similaires destinés à empêcher l'accès à la plupart des emplois, alors les avantages obtenus par un groupe donné sont compensés par les inconvénients qu'ils doivent subir, le résultat final étant simplement que tout le monde est perdant en raison de la baisse de la productivité du travail.

Si l'on rejette la doctrine libérale et que l'on tourne en ridicule la théorie controversée de "l'harmonie des intérêts de tous les hommes", alors il ne peut pas être vrai, comme le croient à tort l'ensemble des écoles de la pensée antilibérale, qu'il puisse encore y avoir une solidarité d'intérêts à l'intérieur de cercles plus restreints comme, par exemple, à l'intérieur d'une même nation (par opposition aux autres nations) ou d'une même "classe" (par opposition aux autres classes). Afin de démontrer l'existence de cette prétendue solidarité, il faudrait un argument spécifique que personne n'a fourni ou essayé de fournir. Car tous les arguments utilisés pour prouver l'existence d'une solidarité d'intérêts au sein d'un seul de ces groupes démonterait bien plus, à savoir la solidarité universelle des intérêts dans la société dans son ensemble. La manière dont on trouve en réalité une solution à ces conflits d'intérêts apparents, qui semblent être à première vue irréconciliables, ne peut être expliquée que par un argument traitant toute l'humanité comme une communauté essentiellement harmonieuse. Et cet argument ne laisse aucune latitude pour démontrer qu'il existe des antagonismes irréconciliables entre les nations, les classes, les races, etc.

Les partis antilibéraux ne prouvent pas, comme ils le pensent, qu'il existe une solidarité d'intérêts à l'intérieur des nations, des classes, des races, etc. Tout ce qu'il font, c'est de recommander aux membres de certaines alliances particulières de lutter ensemble contre les autres groupes. Quand ils parlent de solidarité d'intérêts au sein de ces groupes, ils énoncent plus un postulat qu'ils n'affirment un fait. En réalité, ils ne disent pas "Les intérêts sont identiques" mais plutôt "Les intérêts devraient être rendus identiques grâce à une alliance en vue d'une action unitaire."

Les partis modernes défendant des intérêts particuliers déclarent dès le départ, ouvertement et sans équivoque, que le but de leur politique est de créer des privilèges spécifiques pour un groupe donné. Les partis agraires s'efforcent d'obtenir des tarifs protecteurs et d'autres avantages (des subventions par exemple) pour les agriculteurs. Les partis de fonctionnaires cherchent à garantir des privilèges pour les bureaucrates. Les partis régionaux veulent obtenir des avantages spéciaux pour les habitants d'une région donnée. Tous ces partis ne cherchent évidemment rien d'autre que l'avantage d'un seul groupe de la société, sans aucune considération pour la société dans son ensemble ou pour les autres groupes, bien qu'ils puissent essayer de corriger ce point en déclarant que le bien-être de toute la société ne peut être atteint qu'en servant les intérêts de l'agriculture, des services publics, etc. En fait, leur préoccupation exclusive pour une seule partie de la société, leur activité et leurs efforts déployés uniquement en sa faveur ont été de plus en plus évidents et de plus en plus cynique au cours des années. Lorsque les mouvements antilibéraux modernes en étaient encore à leurs débuts, ils devaient faire plus attention sur ces sujets, parce que la génération élevée dans la philosophie libérale avait appris à considérer comme antisociaux les avocats non déguisés des intérêts particuliers de certains groupes. Les défenseurs des intérêts particuliers ne peuvent constituer des partis importants qu'en formant une unité de combat unique à partir des forces réunies de divers groupes dont les intérêts sont en contradiction. Les privilèges octroyés à un groupe particulier n'ont cependant de valeur pratique que lorsqu'ils se concentrent sur une minorité et ne sont pas compensés par des privilèges octroyés à un autre groupe. Mais, sauf circonstances favorables exceptionnelles, un petit groupe ne peut pas espérer aujourd'hui, alors que la condamnation libérale des privilèges de la noblesse a encore laissé des traces de son influence passée, voir sa revendication, demandant à être traité comme une classe privilégiée, prévaloir contre tous les autres groupes. Par conséquent, le problème de tous les partis défendant des intérêts particuliers est de former des grands partis à partir de groupes relativement petits, ayant des intérêts différents et en fait directement contradictoires. En raison de la mentalité qui conduit ces petits partis à émettre et à défendre leurs revendications de privilèges particuliers, il est presque impossible d'atteindre cet objectif par une alliance ouverte des divers groupes. On ne peut demander aucun sacrifice provisoire à celui qui s'évertue à acquérir une position privilégiée pour son groupe ou même pour lui seul : s'il était capable de comprendre la raison de faire ce sacrifice provisoire, il penserait selon un schéma libéral et non suivant celui des demandes d'individus se bousculant pour bénéficier de privilèges particuliers. Personne ne peut lui dire ouvertement qu'il gagnera plus, en vertu du privilège qu'on lui promet, qu'il ne perdra en raison des privilèges qu'il devra concéder aux autres, car les discours et les écrits qui l'expliqueraient ne pourraient pas, à long terme, être cachés aux autres et les conduiraient à demander encore plus.

Par conséquent, les partis défendant des intérêts particuliers sont obligés d'être prudents. En discutant de cet aspect spécialement important de leurs efforts, ils doivent avoir recours à des expressions ambiguës, destinées à obscurcir le véritable état de choses. Les partis protectionnistes offrent le meilleur exemple de ce type de discours équivoque. Ils doivent toujours faire attention de présenter les intérêts associés aux tarifs protecteurs qu'ils recommandent comme ceux d'un groupe très nombreux. Quand des associations de fabricants défendent les tarifs protecteurs, les dirigeants des partis prennent généralement soin de ne pas indiquer que les intérêts des divers groupes et même souvent des différentes entreprises individuelles ne sont en aucun cas identiques et harmonieux. Le tisserand est pénalisé par les tarifs sur les machines et sur le fil et ne soutiendra le mouvement protectionniste que s'il s'attend à ce que les droits de douane sur le textile soient assez élevés pour compenser la perte qu'il subit en raison des autres droits de douane. L'agriculteur qui cultive du fourrage réclame des tarifs sur le fourrage alors que l'éleveur de bétail s'y oppose. Le viticulteur réclame un tarif sur le vin, qui constitue autant un désavantage pour le cultivateur qui n'a pas de vignes que pour le consommateur urbain. Néanmoins, le protectionnisme apparaît comme un parti unique uni derrière un programme commun. Ceci n'est rendu possible qu'en recouvrant la vérité sur ce sujet d'un rideau de fumée.

Toute tentative de fonder un parti défendant des intérêts particuliers sur la base d'une répartition égale des privilèges au sein de la majorité de la population n'aurait aucun sens. Un privilège accordé à la majorité cesse d'en être un. Dans un pays à prédominance agricole, et qui exporte des produits agricoles, un parti agraire travaillant à obtenir des faveurs spéciales pour les agriculteurs serait, sur le long terme, impossible. Que demanderait-il ? Les tarifs protecteurs ne pourraient bénéficier aux agriculteurs, qui doivent exporter. Les subventions ne pourraient pas être payées à la majorité des producteurs, parce que la minorité ne pourrait les fournir. D'un autre côté, la minorité qui réclame des privilèges pour elle-même doit créer l'illusion que les masses sont derrière elle. Quand les partis agraires des pays industriels présentent leurs revendications, elles incluent dans ce qu'elles appellent la "population agricole" les travailleurs sans terres, les propriétaires de maison de vacances et ceux de petites parcelles de terrain, qui n'ont aucun intérêt aux tarifs protecteurs sur les produits agricoles. Quand les partis travaillistes réclament quelque chose au nom d'un groupe de travailleurs, ils parlent toujours de la grande masse des gens qui travaillent et passent sur le fait que les intérêts des syndicalistes des différentes branches de la production ne sont pas identiques, mais, au contraire, bel et bien antagonistes, et que même au sein d'une industrie ou d'une entreprises il existe de puissants conflits d'intérêts. Il s'agit de l'une des deux faiblesses fondamentales de tout parti visant à obtenir des privilèges au profit d'intérêts particuliers. D'un côté, ils sont obligés de ne compter que sur un petit groupe, car les privilèges cessent d'en être quand ils sont accordés à la majorité. Mais, d'un autre côté, ce n'est qu'en tant que défenseurs et représentants de la majorité qu'il ont la moindre chance de faire aboutir leurs revendications. Le fait que de nombreux partis, et dans différents pays, ont parfois réussi à surmonter cette difficulté en développant leur propagande, et ont réussi à convaincre chaque groupe ou couche sociale que leurs membres pouvaient s'attendre à des avantages particuliers en cas de triomphe du parti, ne fait que montrer les talents diplomatiques et tactiques des dirigeants ainsi que le manque de jugement et l'immaturité politique des masses d'électeurs. Cela ne prouve en aucune façon qu'une véritable solution du problème soit possible. Bien entendu, on peut simultanément promettre un pain meilleur marché aux citadins et un prix du grain plus élevé aux agriculteurs, mais on ne peut pas tenir les deux promesses à la fois. Il est assez facile de promettre à un groupe que l'on soutiendra une augmentation de certaines dépenses gouvernementales sans en réduire d'autres, tout en promettant à un autre groupe de réduire les impôts, mais on ne peut pas non plus tenir ces deux promesses en même temps. La technique de ces partis est fondée sur la division de la société en producteurs et consommateurs. Ils ont aussi l'habitude d'utiliser l'hypostasie habituelle de l'État en ce qui concerne les questions de politique fiscale, ce qui leur permet de défendre de nouvelles dépenses à payer grâce au Trésor public sans se soucier de la façon de financer de telles dépenses, et ceci tout en se plaignant en même temps du fardeau trop lourd des impôts.

L'autre défaut majeur de ces partis vient de ce que les revendications qu'ils présentent en faveur de chaque groupe particulier sont sans limite. A leurs yeux, il n'y a qu'une limite à la quantité à réclamer : la résistance opposée de l'autre côté. Ceci est parfaitement en accord avec leur nature de partis se battant pour obtenir des privilèges au profit d'intérêts particuliers. Cependant, les partis qui ne suivent aucun programme précis, mais qui déclenchent des conflits lors de leur poursuite illimitée d'obtention de privilèges au profit de certains et de mise en place de handicaps légaux pour d'autres, doivent conduire à la destruction de tout système politique. Les gens en sont venus à le reconnaître chaque jour plus clairement et commencent à parler d'une crise de l'État moderne et du système parlementaire. En réalité, il s'agit de la crise des idéologies des partis modernes qui défendent des intérêts particuliers.

3. Les crises du parlementarisme et l'idée d'une chambre représentant les groupes particuliers

Le parlementarisme, tel qu'il s'est lentement développé en Angleterre en dans certaines de ses colonies depuis le XVIIe siècle, puis en Europe continentale depuis le renversement de Napoléon et les Révolutions de Juillet et de Février, suppose l'acceptation générale de l'idéologie libérale. Tous ceux qui entrent au Parlement, investis de la responsabilité de décider comment le pays doit être gouverné, doivent être convaincus que les intérêts bien compris de tous les groupes et de tous les membres de la société coïncident, que tout type de privilège en faveur de classes ou de groupes particuliers de la population nuit au bien commun et doit être éliminé. Les différents partis d'un parlement ayant le pouvoir d'assurer les fonctions que lui assignent les constitutions des temps modernes peuvent, bien entendu, avoir des idées différentes en ce qui concerne certaines questions politiques, mais ils doivent se considérer comme les représentants de toute la nation, pas comme les représentants d'une région donnée ou d'une couche sociale particulière. Au-delàde leurs différences d'opinion doit prévaloir la conviction qu'ils sont, en dernière analyse, unis en vue d'un but commun et d'un objectif identique, et que seuls font débat les moyens d'atteindre ce but auxquels ils aspirent tous. Les partis ne sont pas séparés par un gouffre infranchissable, ni par des conflits d'intérêts qu'ils seraient prêts à défendre jusqu'au bout si cela veut dire que toute la nation devait en souffrir et le pays être mené à la ruine. Ce qui divise les partis, c'est leur position en ce qui concerne les problèmes de politique concrète. Il n'y a par conséquent que deux partis : le parti au pouvoir et celui qui cherche à y parvenir. Même l'opposition ne cherche pas à prendre le pouvoir pour promouvoir certains intérêts ou pour placer les membres de son parti aux postes officiels, mais afin de faire passer ses idées dans la loi pour les mettre en pratique dans l'administration du pays.

Ce n'est que sous ces conditions que les parlements ou les gouvernements parlementaires peuvent fonctionner. Elles ont un temps prévalu dans les pays anglo-saxons et certaines traces peuvent encore en être retrouvées aujourd'hui. Sur le continent européen, même à l'époque habituellement considérée comme l'âge d'or du libéralisme, on ne peut réellement parler que d'une approximation de ces conditions. Depuis des décennies, les assemblées populaires d'Europe ont plutôt connu des conditions diamétralement opposées. Elles comptent un grand nombre de partis, chacun étant lui même divisés en divers courants, qui présentent généralement un front uni au monde extérieur mais qui, au cours des réunions du parti, s'opposent les uns aux autres de manière aussi violente qu'ils le font en public vis-à-vis des autres partis. Chaque parti et chaque faction se sentent l'unique représentant de certains intérêts particuliers, qu'ils cherchent à faire triompher à tout prix. Allouer autant que faire ce peu l'argent public aux "nôtres", les favoriser par des tarifs protecteurs, des barrières à l'immigration, une "législation sociale" et des privilèges de toutes sortes, le tout aux dépens du reste de la société : voilà tout le contenu de leur politique.

Comme leurs revendications sont en principe sans limites, il est impossible à quelque parti que ce soit d'atteindre les buts qu'il envisage. Il est impensable que ce que réclament les partis agraires et travaillistes puisse être un jour totalement réalisé. Tout parti cherche néanmoins à avoir assez d'influence pour permettre de voir ses désirs satisfaits autant qu'il est possible, tout en prenant garde de pouvoir toujours donner à ses électeurs la raison pour laquelle leurs revendications n'ont pas été toutes entendues. Ceci ne peut être fait qu'en cherchant à donner publiquement l'impression d'être dans l'opposition, même si le parti est bel et bien au pouvoir, ou en faisant porter la responsabilité de la situation à une force hors de son son influence : le souverain dans un État monarchique ou, dans certaines circonstances, les puissances étrangères ou assimilables. A les entendre, les bolcheviques ne peuvent pas rendre la Russie heureuse, pas plus que les socialistes ne peuvent le faire pour l'Autriche, parce que "l'impérialisme occidental" les en empêche. Pendant au moins cinquante ans, les partis antilibéraux ont gouverné l'Allemagne et l'Autriche, et nous continuons pourtant à lire dans leurs manifestes et dans leurs discours publics, même de la part de leurs partisans "scientifiques", que tous les maux sont à mettre au compte de la prédominance des principes "libéraux".

Un parlement composé des membres de partis antilibéraux au service d'intérêts particuliers n'est pas capable de continuer son travail et doit, à long terme, décevoir tout le monde. C'est ce que les gens veulent dire aujourd'hui et qu'ils ont voulu dire depuis des années quand ils parlent de crise du parlementarisme.

Comme solution à cette crise, certains proposent la suppression de la démocratie et du système parlementaire ainsi que l'instauration d'une dictature. Nous ne souhaitons pas recommencer à expliquer notre opposition à la dictature car nous l'avons déjà fait avec suffisamment de détail.

Une deuxième suggestion veut remédier aux prétendues déficiences d'une assemblée générale composée de membres élus directement par tous les citoyens en lui substituant ou en lui ajoutant une autre chambre, composée de délégués choisis par des guildes ou des corps de métiers autonomes, regroupés suivant les différentes branches commerciales, industrielles et professionnelles. Ce qui manquerait aux membres d'une assemblée générale populaire, explique-t-on, c'est l'objectivité nécessaire ainsi que la connaissance des affaires économiques. Ce dont nous avons besoin n'est pas tant d'une politique générale que d'une politique économique. Les représentants des guildes industrielles et professionnelles seraient ainsi capables de parvenir à un accord sur des questions dont la solution soit échappe totalement aux délégués des chambres constituantes élus simplement sur une base géographique, soit ne leur apparaît qu'après un grand retard.

En ce qui concerne une assemblée composée de délégués représentant diverses associations professionnelles, le point crucial qu'il convient de clarifier est de savoir comment prendre en compte un suffrage ou, si chaque membre n'a droit qu'à une voix, combien de représentants seront affectés à chaque guilde. C'est un problème qu'il convient de résoudre avant que la chambre ne se réunisse. Mais une fois cette question réglée, on peut s'épargner la peine de convoquer l'assemblée en session, car le résultat du vote sera déjà déterminé. C'est une tout autre question que de savoir si la distribution du pouvoir entre les guildes, une fois mise en place, pourra être maintenue. Elle sera toujours — ne nous faisons pas d'illusions sur ce point — inacceptable pour la majorité des gens. Afin de créer un parlement pouvant être reconnu par la majorité, il n'est pas nécessaire de disposer d'une assemblée divisée selon les professions. Tout dépendra du mécontentement engendré par les politiques adoptées par les députés des guildes, et de ce qu'il sera ou non assez fort pour conduire à un renversement de tout le système. Au contraire du système démocratique, le nouveau principe proposé n'offre nulle garantie qu'un changement de politique souhaité par l'écrasante majorité de la population se produise. En disant cela, nous avons dit tout ce qu'il faut dire contre l'idée d'une assemblée constituée sur la base d'une division professionnelle. Pour le libéral, il est en effet dès le départ hors de question de retenir un système qui n'exclut pas toute interruption violente du développement pacifique.

De nombreux partisans de l'idée d'une chambre composée de représentants des guildes pensent que les conflits devraient être réglés non par la soumission d'une faction à une autre mais par l'ajustement mutuel de leurs différences. Mais que se passerait-il si les parties n'arrivaient pas à parvenir à un accord ? Les compromis ne s'établissent que lorsque le spectre d'une issue défavorable incite chaque intervenant à accepter des concessions. Personne n'empêche les différentes parties de parvenir à un accord dans le cas d'un parlement constitué de représentants élus directement par toute la nation. Personne ne pourra forcer une chambre composée de députés choisis par les membres des associations professionnelles à trouver un accord.

Ainsi, une assemblée constituée de cette façon ne peut pas fonctionner comme un parlement faisant office d'organe du système démocratique. Elle ne peut être le lieu où l'on résout pacifiquement les différences d'opinion politique. Elle n'est pas en état d'empêcher un arrêt violent du progrès pacifique de la société consécutif à une insurrection, une révolution ou la guerre civile. Dans ce cas, les décisions déterminantes quant à la façon dont le pouvoir politique se distribue au sein de l'État ne sont pas prises à l'intérieur des Chambres ou lors des élections décidant de leur composition. Le facteur clé de la distribution du pouvoir réside dans le poids relatif que la constitution attribue aux différentes associations professionnelles pour ce qui est de déterminer la politique publique. Or ce point est décidé à l'extérieur des Chambres représentatives et sans aucune relation organique avec les élections au cours desquelles ses membres sont choisis.

Il est par conséquent plutôt correct de ne pas accorder le nom de "parlement" à une assemblée constituée de représentants d'associations professionnelles organisées selon les métiers. La terminologie politique a pris l'habitude, au cours des deux derniers siècles, d'effectuer une distinction nette entre un parlement et une telle assemblée. S'il l'on ne souhaite pas confondre tous les concepts de la science politique, on ferait bien de respecter cette distinction.

Sydney et Beatrice Webb, comme bon nombre de syndicalistes et de tenants du socialisme des guildes, et suivant en cela les recommandations déjà proposées par beaucoup de partisans continentaux d'une réforme de la chambre haute, ont suggéré de laisser deux chambres cohabiter côte à côte, l'une élue directement par toute la nation, l'autre composée de députés élus par des "circonscriptions" regroupant les électeurs selon leur profession. Il est cependant évident que cette proposition n'est en aucun cas un remède aux défauts du système de représentation par des guildes. En pratique, le système bicamériste ne peut fonctionner que si l'une des deux chambres a la priorité et le pouvoir inconditionnel d'imposer sa volonté à l'autre, ou si, lorsque les deux chambres sont en désaccord sur un point, une tentative de compromis doit être faite. En l'absence de telle tentative, le conflit doit alors être résolu hors des chambres du parlement, et en dernier recours uniquement par la force. On peut tourner et retourner le problème dans tous les sens, on en revient toujours à la fin aux mêmes difficultés insurmontables. Telles sont les pierres d'achoppement sur lesquelles viennent buter toutes les propositions de ce type, qu'on les appelle corporatisme, socialisme des guildes ou autrement. Les gens reconnaissent le caractère impraticable de ces projets quand ils finissent par se contenter de recommander une nouveauté totalement sans importance : la création d'un conseil économique n'ayant qu'un rôle consultatif.

Les défenseurs de l'idée d'une assemblée composée de députés des guildes sont victimes d'une sérieuse illusion s'ils s'imaginent que les antagonismes déchirant aujourd'hui l'unité nationale pourraient être surmontés en divisant la population et l'assemblée populaire en fonction des activités professionnelles. On ne peut pas éliminer les antagonismes en bricolant la constitution. Ils ne peuvent être surmontés que par l'idéologie libérale.

4. Le libéralisme et les partis défendant les intérêts particuliers

Les partis défendant des intérêts particuliers, qui ne voient dans la politique rien de plus que la possibilité d'obtenir des privilèges et des prérogatives pour leurs propres groupes, ne rendent pas seulement le système parlementaire impossible : ils détruisent l'unité de l'État et de la société. Ils ne conduisent pas seulement à la crise du parlementarisme, mais à une crise politique et sociale générale. La société ne peut pas exister sur le long terme si elle est divisée en groupes bien séparés, chacun essayant d'arracher des privilèges particuliers pour ses propres membres, vérifiant continuellement qu'ils ne souffrent aucun contretemps, et prêts, à tout moment, à sacrifier les institutions politiques les plus importantes afin de gagner quelque maigre avantage.

Les partis défendant des intérêts particuliers ne voient dans les questions politiques que des problèmes de tactique politique. Leur but ultime est fixé dès le départ. Leur objectif est d'obtenir, aux dépens du reste de la population, les plus grands avantages et privilèges possibles pour les groupes qu'ils représentent. La plate-forme du parti n'est destinée qu'à camoufler cet objectif et à donner une certaine apparence de justification, elle n'est surtout pas d'expliquer publiquement quel est le but de la politique du parti. Les membres du parti, en tout cas, connaissent ce but : on n'a pas besoin de le leur expliquer. Dans quelle mesure il devrait être communiqué au monde n'est toutefois qu'une question purement tactique.

Tous les partis antilibéraux ne veulent rien d'autre que garantir des faveurs spéciales à leurs membres, sans aucun égard pour la désintégration de toute la société qui en résulte. Ils ne peuvent pas résister un instant à la critique que le libéralisme fait de leurs objectifs. Il ne peuvent nier, quand on soumet leurs revendications à un examen logique minutieux, que leur activité a, en dernière analyse, des effets antisociaux et destructeurs. Même l'étude la plus superficielle montrera qu'il est impossible de faire naître un ordre social de l'action de partis défendant des intérêts particuliers et s'opposant sans cesse les uns aux autres. Certes, l'évidence de ces faits n'a pas pu porter atteinte à ces partis aux yeux de ceux qui n'ont pas la capacité de voir plus loin que l'instant présent. La grande masse des gens ne cherche pas à savoir ce qui se passera après-demain ou encore plus tard. Il pense à aujourd'hui et, au plus, à demain. Ils ne se demandent pas ce qui devrait arriver si tous les autres groupes, poursuivant eux aussi des intérêts particuliers, montraient la même indifférence vis-à-vis du bien-être général. Ils espèrent non seulement réussir à faire accepter leurs propres revendications, mais aussi à voir repoussées celles des autres. Car l'idéologie des partis défendant les intérêts particuliers n'a rien à offrir aux rares personnes qui ont des objectifs plus élevés en ce qui concerne l'activité des partis politiques, qui demandent de suivre des impératifs catégoriques même dans la vie politique ("N'agissez que suivant le principe dont vous voudriez qu'il soit une loi universelle, c'est-à-dire de telle sort qu'aucune contradiction ne résulte de la tentative de considérer votre action comme une loi à respecter par tous").

Le socialisme a tiré un grand avantage du manque de logique de la position adoptée par ces partis. En effet, pour de nombreuses personnes incapables de saisir le grand idéal du libéralisme, mais qui voyaient assez clair pour ne pas se satisfaire des demandes de traitements privilégiés de la part de groupes spécifiques, le principe du socialisme prit une importance particulière. L'idée d'une société socialiste — à laquelle on ne peut, malgré ses défauts intrinsèques inévitables et que nous avons déjà discutés en détail, nier une certaine grandeur — a servi à cacher et, en même temps, à justifier la faiblesse de la position de ces partis. Elle eut pour effet de détourner l'attention de la critique des activités du parti vers un grand problème qui, quoi qu'on en pense, méritait d'être pris en considération de manière sérieuse et détaillée.

Au cours des cent dernières années, l'idéal socialiste, sous une forme ou sous une autre, a trouvé des partisans chez des gens sincères et honnêtes. Certains hommes et certaines femmes, parmi les meilleurs et les plus nobles, l'ont embrassé avec enthousiasme. Il fut le guide d'hommes d'État distingués. Il prit une position prépondérante dans les universités et fut la source d'inspiration de la jeunesse. Il a tellement alimenté les réflexions et les émotions des générations passée et présente que l'Histoire caractérisera un jour notre époque comme l'âge du socialisme. Au cours des dernières décennies, des individus de tous les pays ont donné autant qu'ils le pouvaient pour réaliser l'idéal socialiste, par la nationalisation et la municipalisation des entreprises ainsi qu'en adoptant des mesures destinées à mettre en place une économie planifiée. Les défauts découlant nécessairement de la gestion socialiste — ses effets défavorables sur la productivité du travail humain et l'impossibilité du calcul économique en régime socialiste — ont partout conduit ces tentatives à une situation où presque tout pas supplémentaire dans la direction du socialisme menaçait de détériorer de manière trop flagrante la quantité de biens mis à la disposition du public. Il était absolument nécessaire de s'arrêter sur la voie vers le socialisme et l'idéal socialiste — même s'il conserva son ascendance idéologique — devint, en matière de politique de tous les jours, un simple masque pour les partis travaillistes, dans leur lutte pour les privilèges.

On pourrait montrer que tel est le cas pour chacun des nombreux partis socialistes tel que, par exemple, les différentes tendances de socialistes chrétiens. Nous nous proposons, toutefois, de limiter notre discussion au cas des socialistes marxistes, qui ont sans aucun doute représenté et représentent encore le parti socialiste le plus important.

Marx et ses successeurs étaient véritablement sérieux quand ils parlaient du socialisme. Marx rejetait tous les types de mesures en faveur de groupes particuliers ou de couches spécifiques de la société, mesures que réclamaient les partis défenseurs des intérêts particuliers. Il ne contestait pas le bien fondé de l'argument libéral selon lequel le résultat de tels agissements ne pourraient que conduire à une diminution générale de la productivité du travail. Quand il pensait, parlait et écrivait de manière cohérente, il expliquait toujours que toute tentative de toucher au mécanisme du système capitaliste, par des interventions de la part du gouvernement et des autres organes sociaux pouvant faire usage de la force, n'avait aucun sens parce que cela n'apportait pas les résultat attendus par les avocats de cette méthode, mais diminuait au contraire la productivité de l'économie. Marx voulait organiser les travailleurs en vue de la lutte qui conduirait à la mise en place du socialisme, pas en vue de leur obtenir des privilèges particuliers au sein d'une société toujours basée sur la propriété privée des moyens de production. Il voulait un parti travailliste socialiste mais pas, comme il disait, un parti "petit-bourgeois" visant à des réformes individuelles et partielles. Aveuglé par son attachement aux conceptions de son système scolastique, il ne pouvait voir les choses telles qu'elles étaient et pensait que les travailleurs, que les auteurs subissant son influence avaient organisés en partis "socialistes", se contenteraient de rester tranquillement à regarder l'évolution du système capitaliste selon ce qu'en disait sa doctrine, afin de ne pas repousser le jour où il serait enfin temps d'exproprier les expropriateurs et d'instaurer le socialisme. Il ne voyait pas que les partis travaillistes, tout comme les autres partis défendant des intérêts particuliers qui surgissaient simultanément partout, reconnaissaient certes que le programme socialiste était correct en théorie mais ne se préoccupaient en pratique que de l'objectif immédiat d'obtenir des privilèges pour les ouvriers. La théorie marxiste de la solidarité des intérêts de tous les travailleurs, que Marx a développée avec d'autres idées politiques en tête, rendit un excellent service en ce qu'elle cachait habilement que le prix de la victoire pour certains travailleurs devait être payé par d'autres travailleurs. Ce qui veut dire que dans le domaine de la législation prétendument "en faveur du travail", tout comme dans les batailles syndicales, les intérêt des travailleurs ne coïncident nullement. A cet égard, la doctrine marxiste rendit le même service au parti défendant les intérêts particuliers des travailleurs que l'appel à la religion pour le Parti du centre (catholique) en Allemagne et pour d'autres partis cléricaux ; que les appels à la solidarité nationale pour les nationalistes ; que l'affirmation de l'identité des intérêts de tous les producteurs agricoles pour les partis agraires et que la doctrine de la nécessité de tarifs généralisés en vue de protéger le travail national pour les partis protectionnistes.

Plus les partis sociaux-démocrates prirent de l'importance, plus les syndicats y exercèrent de l'influence en leur sein et plus ces partis devinrent une association de syndicats analysant tout sous l'angle de la syndicalisation obligatoire et de l'augmentation des salaires. Le libéralisme n'a absolument rien en commun avec ces partis. Il leur est diamétralement opposé. Il ne promet de faveurs spéciales à personne. Il demande à tout le monde des sacrifices en vue de la préservation de la société. Ces sacrifices — ou, pour être plus précis, la renonciation à des avantages pouvant être obtenus directement — ne sont certes que provisoires : ils se remboursent d'eux-mêmes par des gains plus importants et plus durables. Néanmoins, ils constituent bel et bien des sacrifices à l'heure actuelle. En raison de cela, le libéralisme se trouve, dès le départ, en position singulière dans la concurrence entre les différents partis. Le candidat antilibéral promet des privilèges particuliers à chaque groupe d'électeurs : des prix plus élevés aux producteurs et des prix plus bas aux consommateurs ; une hausse des salaires aux fonctionnaires et une baisse des impôts aux contribuables. Il est prêt à céder à toute demande de dépense, à charge de la faire financer par le Trésor public ou par "les riches". Aucun groupe n'est trop petit à ses yeux pour qu'il renonce à chercher ses suffrages à l'aide d'un cadeau payé par les poches de "la société". Le candidat libéral ne peut qu'expliquer à tous les électeurs que la poursuite de telles faveurs est une activité antisociale.

5. La propagande et l'organisation des partis

Quand les idées libérales commencèrent à se diffuser depuis l'Europe occidentale vers l'Europe centrale et l'Europe de l'Est, les pouvoirs traditionnels — la monarchie, la noblesse et le clergé — faisaient confiance aux instrument de répression à leur disposition et se sentaient en parfaite sécurité. Ils ne considéraient pas nécessaire de combattre le libéralisme et l'esprit des Lumières par des armes intellectuelles. Les exécutions, la persécution, l'emprisonnement des mécontents leur semblaient plus utiles. Ils étaient fiers de la machine coercitive de l'armée et de la police. Ils ne comprirent avec horreur que trop tard que la nouvelle idéologie arrachaient ces armes de leurs mains en conquérant les esprits des fonctionnaires et des soldats. Il fallut la défaite de l'ancien régime lors de son combat contre le libéralisme pour apprendre à ses partisans la réalité, à savoir qu'il n'y a rien de plus puissant au monde que les idéologies et les idéologues, que seules des idées peuvent permettre de combattre d'autres idées. Ils comprirent qu'il était stupide de faire confiance aux armes parce qu'on ne peut déployer d'hommes en armes que s'ils sont prêts à obéir et parce que la base de tout pouvoir et de toute domination est, en dernière analyse, idéologique.

La reconnaissance de cette vérité sociologique fut l'une des convictions fondamentales sur lesquelles se fonda le libéralisme. Sur cette base, le libéralisme ne tira aucune autre conclusion que la suivante : à long terme, la vérité et la droiture doivent triompher parce qu'on ne peut mettre en doute leur victoire dans le domaine des idées. Et ce qui doit l'emporter dans le domaine des idées doit aussi finalement l'emporter dans le monde sensible, car aucune persécution n'est capable de l'éliminer. Il est par conséquent superflu de s'inquiéter de la diffusion du libéralisme : sa victoire est, quoi qu'il arrive, certaine.

A cet égard, on ne peut même comprendre les adversaires du libéralisme que si l'on garde à l'esprit que leurs actions ne sont rien d'autre que le contraire de l'enseignement du libéralisme. C'est-à-dire qu'elles trouvent leur origine dans un rejet et une réaction à l'encontre des idées libérales. Ces adversaires n'étaient pas en mesure d'offrir un corps de doctrine sociale et économique complet et cohérent face à l'idéologie libérale, car le libéralisme est la seule conclusion que l'on puisse logiquement tirer d'une doctrine. Or, un programme promettant quelque chose à un groupe unique ou à seulement quelques groupes n'a aucune chance de gagner le soutien général et est donc voué dès le départ à l'échec politique. Par conséquent, ces partis n'avaient d'autre solution que de trouver quelque arrangement qui mettrait et maintiendrait entièrement sous leur emprise les groupes auxquels ils s'adressaient. Ils devaient prendre garde à ce que les idées libérales ne trouvent aucun partisan dans les classes dont ils dépendaient.

A cet effet, ils créèrent des organisations de parti encadrant l'adhérent si étroitement qu'il n'osait même pas penser à partir. En Allemagne et en Autriche, où ce système fut développé avec une rigueur prétentieuse, et dans les pays d'Europe de l'Est, où il fut repris, l'individu n'est désormais plus d'abord un citoyen, mais avant tout le membre d'un parti. Dès l'enfance, le parti prend soin de lui. Sports et activités sociales sont organisés par le parti. Le système de coopératives agricoles, dont seule l'intervention permet au cultivateur de réclamer sa part des subventions allouées aux producteurs agricoles ; les institutions pour la promotion des professions libérales ; les agences pour l'emploi des ouvriers et les caisses d'épargne, tout est dirigé par le parti. Dans tous les domaines où les autorités peuvent donner libre cours à l'arbitraire, l'individu, pour être respecté, doit avoir le soutien de son parti. Dans de telles circonstances, négliger les affaires du parti conduit au soupçon, et en démissionner signifie une sérieuse perte économique, si ce n'est la ruine et l'ostracisme social.

Les partis défendant des intérêts particuliers réservent un traitement spécial au problème des professions libérales. Les professions indépendantes : avocats, médecins, écrivains, artistes, ne sont pas représentées en assez grand nombre pour pouvoir former à eux seuls des partis soutenant leurs intérêts. Ils sont donc les moins sensibles à l'influence de l'idéologie prônant des privilèges de classe. Leurs membres sont ceux qui ont conservé le plus longtemps et de la façon la plus opiniâtre des idées libérales. Ils n'avaient rien à gagner à adopter une politique de lutte inflexible et sans merci pour la promotion de leurs intérêts. Cette attitude fut observée avec les plus grandes craintes par les partis travaillant pour le compte de groupes de pressions organisés. Ils ne pouvaient tolérer l'adhésion de l'intelligentsia au libéralisme car ils craignaient que leurs propres rangs ne s'éclaircissent si les idées libérales, une fois développées et adoptées par quelques adhérents de ces groupes, devaient gagner en force et rencontrer l'approbation de la masse de leurs membres. Ils venaient d'apprendre combien dangereuses de telles idéologies pouvaient être pour les prérogatives des ordres privilégiés de la société de statut et de castes. Les partis défendant les intérêts particuliers décidèrent de s'organiser de manière systématique de telle sorte que les membres des professions "libérales" dépendent d'eux.

Ceci fut rapidement fait en les incorporant au mécanisme des rouages du parti. Le médecin, l'avocat, l'écrivain, l'artiste doivent s'affilier et se soumettre à l'organisation regroupant leurs patients, clients, lecteurs ou patrons. Par le boycott, on oblige à se soumettre quiconque s'abstient ou s'insurge ouvertement.

L'assujettissement des classes professionnelles indépendantes trouve son complément dans la procédure suivie pour attribuer les postes d'enseignants et de la fonction publique. Quand le système des partis est complètement développé, seuls les membres d'un parti sont nommés, que ce soit celui au pouvoir ou un autre, qui défend des intérêts en accord avec un arrangement, aussi tacite soit-il, qu'ils ont trouvé entre eux. Même la presse indépendante finit par être mise sous tutelle en raison de la menace d'un boycott.

Le couronnement de l'organisation de ces partis fut la création de leurs propres milices armées. Organisées à la mode militaire, selon le modèle d'une armée nationale, elles ont établi leurs plans de mobilisation et leurs plans opérationnels, possèdent des armes et sont prêtes à frapper. Sous leurs bannières et au son de leurs fanfares, elles marchent à travers les rues en annonçant au monde l'aube d'une ère d'agitation et de guerre sans fin.

Deux circonstances ont jusqu'ici limité les dangers de cette situation. En premier lieu, on a atteint dans plusieurs des pays les plus importants un certain équilibre des forces entre les différents partis. Quand tel n'est pas le cas, comme en Russie et en Italie, le pouvoir de l'État est utilisé pour supprimer et persécuter les adhérents des partis d'opposition, sans égard pour les quelques principes libéraux qui demeurent et que le reste du monde reconnaît encore.

Le deuxième circonstance qui, pour le moment, empêche encore le pire de se produire est que même les nations remplies d'une hostilité envers le libéralisme et le capitalisme comptent sur les investissements en capital des pays qui constituèrent les exemples classiques de la mentalité capitaliste et libérale — les États-Unis en premier lieu. Sans ces crédits, les conséquences de leur politique de consommation du capital auraient été bien plus évidentes. L'anticapitalisme ne peut continuer à exister qu'en vivant aux crochets du capitalisme. Il doit donc dans une certaine mesure prendre en considération l'opinion publique occidentale, où le libéralisme est encore salué de nos jours, même sous une forme très diluée. Dans le fait que les capitalistes ne souhaitent généralement prêter qu'à des emprunteurs susceptibles de rembourser un jour leurs dettes, les destructionnistes affectent de ne voir que "l'emprise du capital sur le monde", qu'ils décrient si vertement.

6. Le libéralisme comme "parti du capital"

Il est donc facile de voir que le libéralisme ne peut pas être rangé dans la même catégorie que les partis défendant des intérêt particuliers sans nier sa nature. Il est quelque chose de radicalement différent d'eux. Ils veulent le combat et exaltent la violence alors que le libéralisme, au contraire, souhaite la paix et la primauté des idées. C'est pour cette raison que tous les partis, aussi désunis qu'ils puissent être par ailleurs, forment un front uni contre le libéralisme.

Les ennemis du libéralisme l'ont désigné comme un parti qui défendrait les intérêts particuliers des capitalistes. Voilà qui est caractéristique de leur mentalité : ils ne peuvent tout simplement pas envisager qu'une idéologie politique soit autre chose que la défense de certains privilèges spéciaux en contradiction avec le bien-être général.

On ne peut pas considérer le libéralisme comme parti défendant des privilèges, des prérogatives ou des intérêts particuliers, parce que la propriété privée des moyens de production n'est pas un privilège conduisant au seul avantage des capitalistes, mais une institution dans l'intérêt de la société entière et qui profite donc à tout le monde. Telle est l'opinion non seulement des libéraux, mais même, jusqu'à un certain point, de leurs adversaires. Quand les marxistes affirment que le socialisme ne pourra devenir réalité que lorsque le monde sera "mûr", parce qu'un système social ne disparaît jamais avant que "toutes les forces productives pour lequel il suffit se soient développées," ils concèdent, au moins pour le présent, le caractère socialement indispensable de la propriété privée. Même les bolcheviques, qui propagèrent il y a encore peu leur interprétation du marxisme — selon laquelle le monde serait déjà "mûr" — par le feu et par l'épée, ont admis qu'il est encore trop tôt. Si, toutefois, et même si ce n'est que pour un instant, les conditions sont telles qu'on ne peut se passer du capitalisme et de sa "superstructure" juridique, la propriété privée, peut-on alors dire d'une idéologie qui considère la propriété privée comme le fondement de la société qu'elle ne sert que les intérêts égoïstes des propriétaires du capital contre les intérêts de tous les autres ?

Certes, si les idéologies antilibérales estiment la propriété privée indispensable, que ce soit juste pour le présent ou pour toujours, elles crient néanmoins qu'elle doit être contrôlée et limitée par des décrets de l'autorité et par des actes d'intervention similaires de la part de l'État. Ils ne préconisent ni le libéralisme ni le capitalisme, mais l'interventionnisme. Or l'économie a démontré que le système interventionniste est toujours contraire au but poursuivi, qu'il conduit à l'opposé de ce que l'on cherche. Il ne peut atteindre les fins que ses avocats veulent obtenir par son intermédiaire. Par conséquent, c'est un erreur de penser que, en dehors du socialisme (propriété publique) et du capitalisme (propriété privée), un troisième système permettant d'organiser la coopération sociale est envisageable et réalisable, à savoir celui de l'interventionnisme. Les tentatives de le mettre en place doivent nécessairement conduire à des conditions allant à l'encontre des intentions de leurs auteurs, qui doivent alors choisir soit de s'abstenir de toute intervention, et donc de laisser en paix la propriété, soit de remplacer cette dernière par le socialisme. Il s'agit d'une thèse que les économistes libéraux ne sont pas les seuls à soutenir. (Bien entendu, l'idée populaire selon laquelle les économistes se répartissent selon les divisions des partis est totalement fausse). Marx aussi, au cours de ses analyses théoriques, ne considérait que l'alternative entre le capitalisme et le socialisme et n'avait de cesse de se moquer avec mépris des réformateurs qui, prisonniers de leur "esprit petit-bourgeois", rejetaient le socialisme et voulaient cependant en même temps réorganiser le capitalisme. L'économie n'a jamais essayé de montrer qu'un système de propriété privée contrôlé et limité par l'intervention du gouvernement était possible. Quand les "socialistes de la chaire" voulurent le prouver à tout prix, ils commencèrent par nier la possibilité d'une connaissance scientifique dans le domaine économique et finirent au bout par déclarer que, quoi que fasse l'État, cela devait forcément être rationnel. Comme la science démontra l'absurdité de la politique qu'ils recommandaient, ils cherchèrent à détruire la logique et la science.

Il en est de même de la preuve de la possibilité et de la praticabilité du socialisme. Les auteurs pré-marxistes essayèrent en vain de la fournir. Ils n'y arrivèrent point et ne furent pas non plus capables d'attaquer de quelque manière que ce soit la validité des objections de poids que les critiques adressèrent, sur la base des découvertes de la science, à l'idée de pouvoir réaliser leur utopie. Aux environs du milieu du XIXe siècle, l'idée socialiste semblait déjà avoir été éliminée. Puis Marx entra en scène. Il ne fournit certes pas la preuve — du reste impossible à fournir — de la possibilité de réaliser le socialisme, mais déclara simplement — sans évidemment être capable de le prouver — que l'avènement du socialisme était inévitable. A partir de cette hypothèse arbitraire et de l'axiome, qui lui semblait évident, énonçant que tout ce qui peut se passer dans l'histoire humaine représente un progrès par rapport au passé, Marx tira la conclusion que le socialisme était plus parfait que le capitalisme et qu'il n'y avait donc aucun doute quant à la possibilité de le mettre en oeuvre. Se préoccuper de la possibilité d'une société socialiste était dès lors une activité non scientifique, tout comme l'étude des problèmes rencontrés par un tel ordre social. Quiconque essayait de s'y frotter était mis en quarantaine par les socialistes et excommunié par l'opinion publique, qu'ils contrôlaient.

Sans tenir compte de toutes ces difficultés — certes uniquement extérieures — l'économie se contenta d'étudier la construction théorique d'un système socialiste et démontra de manière irréfutable que tout type de socialisme était impraticable, parce que le calcul économique est impossible dans une communauté socialiste. Les défenseurs du socialisme ont a peine essayé d'y répondre et tout ce qu'ils ont répondu fut à la fois trivial et sans aucune importance. Ce que la science a démontré de manière théorique fut corroboré en pratique par l'échec de toutes les tentatives socialistes et interventionnistes.

Dire ainsi, comme le font certains, que la défense du capitalisme est purement une affaire de capitalistes et d'entrepreneurs dont les intérêts particuliers (et contraires à ceux des autres groupes) sont favorisés par le système capitaliste, n'est rien d'autre qu'un propagande spécieuse qui compte sur le manque de jugement des personnes légères pour pouvoir marcher. Les "possédants" n'ont pas plus de raisons de soutenir l'institution de la propriété privée des moyens de production que ceux qui ne "possèdent rien". Quand leurs intérêts particuliers immédiats sont en cause, ils sont rarement libéraux. L'idée que, si l'on conserve le capitalisme, les classes possédantes resteront pour toujours en possession de leur richesse provient d'une méprise quant à la nature de l'économie capitaliste, où la propriété est sans cesse transférée de l'homme d'affaires moins efficace à son collègue plus efficace. Dans une société capitaliste, on ne peut conserver sa fortune que si on la gagne sans cesse à nouveau par des investissements avisés. Les riches, qui possèdent déjà une fortune, n'ont aucune raison de souhaiter préserver un système sans frein de concurrence ouverte à tous, particulièrement s'ils n'ont pas eux-mêmes amassé leur fortune mais l'ont héritée : ils ont bien plus à craindre qu'à espérer de la concurrence. Ils trouvent un intérêt particulier dans l'interventionnisme, qui a toujours tendance à conserver la répartition existante des richesses entre ceux qui la possèdent déjà. Ils n'ont en revanche aucun traitement particulier à espérer du libéralisme, système qui n'accorde aucune attention aux titres consacrés par la tradition que soutiennent les intérêts directs de la richesse établie.

L'entrepreneur ne peut prospérer que s'il fournit ce que demandent les consommateurs. Quand le monde est enflammé par le désir de guerre, le libéral cherche à exposer les avantages de la paix ; l'entrepreneur, de son côté, produit l'artillerie et les mitrailleuses. Si l'opinion publique est aujourd'hui en faveur d'investissements en capital en Russie, le libéral peut essayer d'expliquer qu'il est aussi intelligent d'investir dans un pays dont le gouvernement proclame haut et fort que son but ultime est l'expropriation de tout le capital, qu'il ne le serait de jeter ses biens à la mer ; l'entrepreneur, quant à lui, n'hésite pas à fournir des crédits à la Russie s'il est en position de faire courir le risque aux autres, que ce soit à l'État ou à des capitalistes moins malins qui se laissent tromper par l'opinion publique, elle-même manipulée par l'argent russe. Le libéral lutte contre la tendance à l'autarcie commerciale ; le fabricant allemand, lui, construit une usine dans la province de l'Est qui exclut les biens allemands afin d'alimenter ce marché protégé par des droits de douanes. Les entrepreneurs et les capitalistes lucides peuvent trouver les conséquences de la politique antilibérale ruineuses pour la société dans son ensemble, mais ils doivent essayer, en tant qu'entrepreneurs et capitalistes, non pas de s'opposer mais de s'adapter aux conditions données.

Il n'existe aucune classe sociale qui puisse soutenir le libéralisme pour ses propres intérêts, aux dépens de toute la société et des autres couches de la population, tout simplement parce que le libéralisme ne sert aucun intérêt particulier. Il ne peut pas compter sur l'aide que reçoivent les autres partis de la part de tous ceux qui cherchent à obtenir certains privilèges au détriment du reste de la société. Quand le libéral se présente devant l'électorat en tant que candidat à des fonctions officielles et que ses électeurs lui demandent ce que lui ou son parti peut faire pour eux, la seule réponse qu'il peut leur donner est la suivante : le libéralisme est au service de tout le monde, mais n'est au service d'aucun intérêt particulier.

Être un libéral c'est comprendre qu'un privilège particulier concédé à un petit groupe au détriment des autres ne peut pas, sur le long terme, continuer sans conflit (guerre civile) et que, par ailleurs, on ne peut pas accorder des privilèges à la majorité car ils se compenseraient alors les uns les autres, le résultat net étant une diminution de la productivité du travail social.